People’s game

Le « People’s game », autrement dit, le sport du Peuple. C’est ainsi que, dès la fin du XIXe siècle, les travailleurs britanniques avaient décidé de baptiser le nouvel art du ballon rond. Il faut dire que si le football - bien que fondé, à l’origine (et comme la plupart des autres sports) par l’aristocratie anglaise - a pu devenir aussi rapidement le sport le plus populaire de la planète, c’est bien, comme le notait l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano, parce que c’était précisément « un sport qui n’exigeait pas d’argent, et qu’on pouvait pratiquer sans autre moyen que l’envie de jouer. Dans les prés, dans les ruelles et sur les plages, les enfants du pays et les émigrés improvisaient des parties avec des ballons fabriqués avec de vieilles chaussettes, bourrées de chiffons ou de papier, et deux pierres en guise de buts ».

Bon, d’accord, nos parties de foot à la « Pierre Rouge » (j’ai connu le bonheur d’y jouer trois fois par semaine pendant plus d’un quart de siècle) se déroulaient toujours avec un vrai ballon et devant de vrais buts. Mais pour le reste, ce légendaire petit stade de quartier (qu’on prenait bien soin de diviser en trois terrains pour permettre au plus grand nombre, notamment le dimanche, de jouer en même temps) se prêtait idéalement à cette appropriation populaire. D’abord, l’ « entrée » y était gratuite (alors qu’à Montpellier, il faut de plus en plus louer des salles spécialisées – 50 € l’heure - si l’on veut encore pouvoir jouer entre amis). Et ensuite le « cocktail sociologique » y était presque invariablement le même : 10% de « Français de souche », 80 % de copains originaires du Maghreb ou d’Afrique noire et le reste, au hasard des rencontres, composé d’étudiants étrangers de passage (Anglais, Vietnamiens, Américains, Polonais etc.). Côté « intégration » et « dialogue des cultures », on aurait donc difficilement pu faire mieux ! Et combien de « jeunes des Cités » (j’ai fini par en connaître, au fil du temps, plusieurs centaines), dont certains, au départ, étaient clairement très border line (comme on dit aujourd’hui), auront su finalement échapper à la délinquance, à la drogue et à toutes les « embrouilles » habituelles, tout simplement parce que ces rendez-vous rituels de la Pierre Rouge leur offraient une occasion en or d’apprendre les règles et de faire société (où l’on voit que le seul plaisir de jouer ensemble peut constituer, à sa façon – et précisément parce que tel n’est pas son but premier – l’équivalent d’un authentique « travail social »).

Quelle mouche a donc piqué l’oligarchie locale pour qu’elle décide ainsi de détruire une structure aussi populaire et aussi essentielle à la vie du quartier des Beaux Arts (dans ma jeunesse, on disait quartier des Abattoirs ; mais on sait que la mairie de gauche a changé ce nom parce qu’elle estimait qu’il faisait vraiment beaucoup trop « peuple ») ? Rien, hélas, qui ne soit conforme à la logique la plus élémentaire. Ou, plus exactement, à cette logique impitoyable du Montpellier Unlimited qui n’est, bien sûr, que le paravent local de la guerre économique mondialisée et du « choc de compétitivité ». Appliquons, en effet, une distinction philosophique élémentaire (elle est « marxiste », mais peu importe ; tous les gens ordinaires, quel que soit leur engagement de cœur, s’y reconnaîtront certainement). Valeur d’usage du stade du Père-Prévost ? Maximale. C’était un espace de gratuité, donc d’intégration possible des jeunes en difficulté. Et aussi, naturellement, un espace de respiration – quelques hectares d’air pur au centre ville – de joie et d’amitié (plus, à l’occasion, une aire de promenade pour les mères de famille et leurs enfants). Valeur d’échange de cet espace ? Forcément nulle. Puisque soustrait, par définition, à cette logique de bétonisation forcenée (« le béton ne ment pas » - telle est, en somme, la devise du pétainisme moderne) et de spéculation immobilière illimitée. Spéculation qui n’hésite jamais à s’avancer, quand il le faut, sous le masque parfois hypocrite du « droit au logement », mais qui constitue surtout l’un des moteurs économiques les plus puissants de l’accumulation du capital, c’est-à-dire de l’enrichissement sans fin de ceux qui sont déjà riches (on l’a bien vu, aux Etats-Unis, avec la crise des subprimes). Un nouvel épisode, en somme, de ce mouvement des enclosures (il avait commencé dans l’Angleterre du XVI ème siècle), qui est au cœur de toute politique libérale moderne, et qui consiste à livrer progressivement à la spéculation privée tous ces espaces encore communs – comme autrefois ces prés communaux en accès libre au bétail des paysans pauvres - où les gens ordinaires pouvaient encore échapper en partie à la cupidité destructrice des nouvelles puissances d’argent.

Il reste que cette singulière logique – reprise quotidiennement en boucle par tous les « experts » des médias officiels – n’a évidemment rien de « naturelle » ni d’inéluctable. C’est à nous tous (et, pour commencer, dans chaque village et dans chaque quartier) qu’il appartient de lui opposer, chaque fois que c’est possible, une toute autre rationalité - infiniment plus juste et plus humaine - fondée sur le primat de la valeur d’usage (un monde réellement respirable et habitable pour tous) plutôt que sur celui de la « valeur d’échange » et le profit illimité de quelques uns. Tel était, d’ailleurs, le vœu profond du bon père Prévost lui-même (un de ces chrétiens à l’ancienne qui aurait volontiers chassé tous les marchands du Temple !). Et la meilleure façon d’honorer aujourd’hui sa mémoire, c’est assurément de tout faire pour soustraire son petit espace convivial – l’un des derniers de ce type à Montpellier - à l’appétit féroce de tous ces marchands de béton qui comptent faire définitivement main basse sur la ville . Il vaudrait donc mieux que la nomenklatura post-frêchienne en prenne conscience assez vite. L’arbitre est encore loin d’avoir sifflé la fin du match !

// Article publié le 10 août 2013 Pour citer cet article : Jean-Claude Michéa , « People’s game », Revue du MAUSS permanente, 10 août 2013 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?People-s-game
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