La philosophie de Bhaskar et le paradigme du don
Ce texte est le quatrième texte d’une série de quatre articles consacrés à la philosophie de Bhaskar. Dans le premier article nous avons montré comment Bhaskar étudie les sciences naturelles pour démontrer la condition de possibilité de la démarche scientifique et arriver à la conclusion que cette condition de possibilité est une structure ontologique du monde. Le second article consistait à expliquer la philosophie des sciences sociales qui découlait de cette ontologie. Le troisième article montrait comment cette philosophie pouvait être appliquée sur le plan empirique grâce aux travaux anthropologiques de Turner. Ce dernier article vise à dégager un paradigme du don des sciences sociales inspiré sur le plan philosophique par le réalisme critique inspiré par Bhaskar, sur le plan économique par l’économie hétérodoxe ou institutionnelle inspirée par Veblen – mais aussi Marx et Keynes - et sur le plan anthropologique par les travaux inspirés par Mauss. Ce quatrième article est plus complexe et plus personnel que les autres articles. Il est probablement moins rigoureux que les autres articles du fait de la difficulté du sujet – le lien entre le paradigme du don et l’éthique de la créativité de Bhaskar qui implique une analyse philosophique de la créativité conçue comme imagination créatrice - mais il ouvre peut-être plus de possibilités. Il nous a cependant semblé que la synthèse entre le paradigme du don et la philosophie de Bhaskar était nécessaire pour conclure ces articles même si cette synthèse n’existe pas encore et elle est actuellement en cours de construction dans l’œuvre de Graeber.
1. La philosophie de Roy Bhaskar et le paradigme théorique du don
Dans cette série d’articles consacrés à la philosophie de Roy Bhaskar, nous avons proposé un cheminement dans l’œuvre de Roy Bhaskar et nous voulons montrer que ce cheminement, aussi escarpé et étrange qu’il puisse paraître, n’a pas pour seule finalité de donner au lecteur le plaisir de contempler des paysages théoriques plus ou moins harmonieux. En effet, dans cette lecture influencée par l’œuvre de Roy Bhaskar, de David Graeber et de Terry Turner, nous cherchons à atteindre un paradigme, un promontoire pour observer le monde, et ce promontoire est le paradigme du don. Plus précisément, nous cherchons à montrer que le cheminement intellectuel de la philosophie de Bhaskar mène au paradigme du don ou du moins à une lecture de ce paradigme. Nous pouvons alors récapituler notre randonnée philosophique. Dans la première étape de notre randonnée, la plus fondamentale et la plus abrupte, nous avons tenté de montrer le geste philosophique qui oriente toute la pensée de Bhaskar et nous avons tenté de convaincre de la manière aussi concise que possible de la portée et de la rigueur révolutionnaire de ce geste [1]. Dans la seconde étape, nous avons situé la pensée de Bhaskar dans le paysage des sciences sociales parmi Marx, Durkheim et Weber afin de situer le modèle transformationnel de la société de Bhaskar. Dans une troisième étape, nous avons indiqué que la philosophie de Bhaskar a été testée avec succès sur le terrain empirique grâce à l’anthropologie de Turner. Arrivé au sommet de notre randonnée bhaskarienne, nous pouvons contempler le paysage, c’est-à-dire nous poser la question qui est, comme l’écrivait Emmanuel Todd dans le titre de son dernier ouvrage : « Où en sommes-nous ? », « Where are we now ? » chantait le regretté David Bowie, c’est la question que nous allons poser, dans le domaine des sciences humaines, grâce à la philosophie de Bhaskar. Enfin, pour conclure ce dernier article, nous proposerons une politique économique destinée à favoriser ce paradigme, ce paradigme partant d’un constat veblenien du risque qu’il y aurait à ce pas s’engager sur ce paradigme de politique économique très concret [2].
La cohérence entre le paradigme du don et la philosophie de Bhaskar doit être comprise selon deux dimensions :
- (i) Dans la philosophie de Bhaskar, l’unité d’analyse n’est ni l’individualisme, ni le holisme mais la relation, le lien. La compatibilité entre les deux modèles tient au fait d’assimiler cette relation au don au sens d’une relation de « donner-recevoir-rendre ». Ainsi, comme l’écrit Caillé : « si l’anti-utilitaire doit l’emporter hiérarchiquement sur l’utile, englober toute fonctionnalité, c’est parce qu’avant même de produire des biens ou des enfants, c’est d’abord le lien social qu’il importe d’édifier. Que le lien social importe plus que le bien, c’est ce qu’affirme le don. [3] ». C’est donc la relation qui transforme l’individu comme chez Piaget et la société comme chez Bhaskar et Turner. Plus précisément, les évènements sociaux sont produits par des mécanismes générateurs – lutte des classes, mythes, conventions, institutions – qui sont eux-mêmes produits par des relations humaines de don par lesquelles on donne, on reçoit et l’on rend via une participation à un mythe, à une convention, à la lutte des classes. La relation du don est alors le moteur qui meut ces mécanismes évolutionnistes et émergentistes qui génèrent les évènements sociaux mais s’il y a émergence d’une strate ontologique à l’autre, par exemple les conventions émergent des mythes dans ce modèle, ce n’est ni l’individu ni la société qui fait émerger la nouvelle convention mais la relation humaine conçue comme don [4]. La philosophie de Bhaskar, comme le paradigme du don, n’est donc ni individualiste, ni holiste mais relationnelle dans un parallélisme entre la société et l’individu. Comme l’écrit encore Caillé : « Le paradigme du don ne prétend justement analyser l’engendrement du lien social ni par le bas – depuis des individus toujours séparés -, ni par le haut – depuis une totalité sociale en surplomb en toujours déjà-là -, mais en quelque sorte depuis son milieu, horizontalement, en fonction de l’ensemble des interrelations qui lient les individus et les transforment en acteurs proprement sociaux. [5] ». Ce paradigme est tout à fait cohérent avec le modèle transformationnel de la philosophie de Bhaskar que nous avons expliqué dans le troisième article et que nous rappelons dans le schéma ci-dessous. Nous nommerons cette dimension le don extérieur par lequel l’individu imagine ce que pense l’autre et sort de la pure maximisation égoïste de ses intérêts par la coordination avec autrui rendue possible par cet acte d’empathie. C’est la dimension qu’Alain Caillé nomme l’aimance.
- (ii) La seconde dimension est plus complexe si bien que cet article tente de l’expliquer par des angles variés pour clarifier cette dimension. Elle tient à l’équivalence entre le rôle central du don dans le paradigme du don et le rôle central de la créativité dans la philosophie de Bhaskar. On rappelle que le mot de créativité n’a été forgé que récemment par le philosophe Whitehead, une des grandes influences de Bhaskar. L’idée générale que nous développerons dans cet article est que l’homo oeconomicus est une erreur anthropologique et que l’homme est un animal politique doué d’imagination et que c’est cette faculté d’imagination créatrice et donc donatrice qui produit des mythes performatifs d’où émergent des conventions, des institutions et plus généralement des rationalités orientés par les valeurs que portent toujours ces mythes. On revient là à la dimension transcendantal et donc kantienne du réalisme transcendantal de Bhaskar : la raison naît dans le schème transcendantal de l’imagination. La seule raison que Bhaskar prend en compte est la raison de la démarche scientifique qui teste empiriquement ce schème. Par cette généalogie de la pensée étudiée par Piaget chez l’enfant au niveau individuel et chez Turner au niveau collectif, l’imaginaire crée des rationalités si bien que la raison utilitaire de l’homo oeconomicus n’est qu’une des raisons parmi d’autres de notre homme donateur parce que imaginatif. Il y a donc une inclusion synchronique et diachronique, au niveau de l’individu comme au niveau de la société, de l’homo oeconomicus dans l’homo donatus parce qu’il y a inclusion de la raison économique dans l’imagination. Nous nommerons ce don le don intérieur qui correspond à la « libercréativité » d’Alain Caillé puisque l’individu sort de la maximisation de ses intérêts égoïste grâce à la faculté créatrice de son imagination qui est dirigée intérieurement vers la sublimation, notamment dans les arts et dans les sciences, mais plus généralement dans tout acte imaginatif qui permet de résoudre un problème par l’intuition.
Le fait d’insister sur l’imagination est central puisque la philosophie de Bhaskar est un réalisme transcendantal, autrement dit elle est transcendantale parce que la première condition de possibilité de la science est la création par l’imagination du chercheur d’un schème transcendantal et elle est réaliste parce que ce schème transcendantal qui fonde l’hypothèse scientifique doit ensuite être testé empiriquement pour vérifier qu’il correspond bien à la structure réelle de la matière ou de la société. Nous parlerons ici d’une imagination donatrice qui crée des rationalités dont l’utilitarisme de l’homo oeconomicus maximisant ses intérêts n’est qu’une des rationalités. L’erreur anthropologique du programme orthodoxe apparaît alors comme le fait de prendre la partie pour le tout pour diverses raisons mais sans doute, plus profondément, par le pouvoir de séduction d’un imaginaire d’un homme ordinateur à la rationalité calculatrice. On retrouve nos deux dimensions dans le schéma issu des travaux de Caillé. Nous avons modifié dans ce schéma le mot don par le mot jeu. Bien que cette zone corresponde bien au don le plus pur, l’usage du mot jeu possède deux finalités. La finalité la plus fondamentale est de rappeler que le quadrant du jeu comme les autres quadrants font parti du paradigme du don qui, dans la philosophie de la créativité de Bhaskar, repose sur l’anthropologie d’un animal doué d’imagination créatrice ou donatrice qui donne grâce à cette faculté. Ainsi les rationalités - au sein de laquelle figure la rationalité maximisatrice des intérêts égoïstes devenu dominante grâce à la victoire de certains mythes (homme ordinateur, fable des abeilles, main invisible, ruissellement, méritocratie comme expression de la vérité profonde et totale de l’individu, etc.) utilisés par la classe dominante pour justifier et même naturaliser sa domination et bloquer ainsi tout changement – sont produites par l’imagination, notamment par des mythes, si bien que l’imagination les contient tous synchroniquement et diachroniquement, ce qui revient à dire que l’homo donatus qui donne par son imagination est premier par rapport à l’homo rationalis, quelle que soit sa rationalité calculatrice ou limitée, substantive ou procédurale. La seconde finalité est de rappeler le rôle du jeu dans la créativité artistique ou scientifique car la créativité est maximisée dans ce quadrant. C’est ce rôle du jeu que rappelle le maussien et bhaskarien Graeber dans un article consacré à ce sujet [6]. Ainsi, pour illustrer, comme l’écrivait Newton : « To myself I am only a child playing on the beach, while vast oceans of truth lie undiscovered before me » ; et comme l’écrivait Schiller : « l’homme ne joue que par là où dans la pleine acceptation de ce mot il est homme, et il n’est tout à fait homme que là où il joue. ». Cela signifie que le quadrant du jeu est celui où l’homme est le plus créatif alors que les autres quadrants tendent à créer des bullshit jobs, au sens du livre de Graeber, avec des règles plus ou moins absurdes qui éloignent l’homme d’une recherche de sens, au contraire des arts et des sciences.
Nous proposons une lecture du paradigme du don à la fois comme incarnation anthropologique de la philosophie de Bhaskar. En effet, la philosophie de Bhaskar – comme celles de Marx, de Spinoza et de Whitehead dont elle s’inspire – se focalise sur la création qu’elle reformule par une mise en absence de ce qui est absent. Aussi la philosophie de Bhaskar nous ouvre les yeux au domaine du réel par contraste au domaine de l’actuel. Le réel n’est plus seulement limité aux évènements qui existent, il ne se réduit pas aux potentialités qui sont actualisées mais il inclut toutes les potentialités, y compris celles qui ne sont pas encore actualisées. Evidemment, la distinction entre le potentiel et l’actuel n’est pas une nouveauté. La nouveauté du geste de Bhaskar est expliquée dans notre premier texte consacré à Bhaskar [7] et elle tient d’une part à la nécessité épistémologique et ontologique d’une tripartition du monde entre les trois domaines du réel, de l’actuel et de l’empirique et d’autre part à une correspondance entre le « mécanisme générateur » qui s’actualise et se mesure expérimentalement dans l’objet et le « mécanisme générateur » imaginé par le chercheur. En effet, ce que Bhaskar démontre [8], c’est que ces deux conditions sont les deux conditions de possibilité de la démarche scientifique. Une telle philosophie nous amène à déplacer notre regard de l’actualisation des phénomènes vers les mécanismes générateurs qui produisent ces phénomènes, autrement dit du monde spectaculaire des évènements vers le monde profond des grandes tendances, des mécanismes qui produisent ces évènements. Soyons un peu péremptoire et donc injuste : Bhaskar réussit selon nous là où de nombreux philosophes comme Kant ou encore Husserl ont échoué. Il fonde une phénoménologie de l’objet sur des mécanismes générateurs découverts par le scientifique lors de la formulation d’hypothèses et de théories et il prouve définitivement que cette ontologie des mécanismes générateurs est la condition de possibilité de la démarche scientifique alors que l’ontologie des évènements de Hume entre en contradiction logique avec la démarche scientifique [9]. Le matérialisme des mécanismes générateurs compris comme potentialités de la matière est absolument nécessaire à la démarche scientifique.
La philosophie de Bhaskar est donc une philosophie qui se fonde sur un principe premier qui est l’actualisation des potentialités des étants, des objets du monde. Or pour l’individu, cette actualisation des potentialités correspond à l’épanouissement de l’individu et il s’agit donc d’un principe éthique [10]. La caractère éthique de ce principe peut alors être indiqué par Kierkegaard lorsqu’il écrit que : « Tout discours d’une unité supérieure qui réconcilierait des contradictions absolues est un attentat métaphysique contre l’éthique. » [11]. Il n’y a pas d’unité métaphysique supérieure dans la philosophie de Bhaskar si ce n’est le principe éthique spinozien d’épanouissement de l’individu et de la société par la maximisation de l’actualisation des potentialités des individus et donc par la recherche des conditions de possibilité de cette maximisation. Bhaskar, qui s’inspire de Whitehead, place la créativité comme actualisation des potentialités par l’individu au centre de sa philosophie. C’est le contraire pour l’hégémonie actuelle du sujet cartésien devenu simple calculateur d’intérêts, nous y reviendrons - qui mène par la déification du sujet à une mythologie méritocratique – qui justifie la co-existence sidérante des sans-domicile-fixe et des milliardaires - selon laquelle la poursuite des intérêts égoïstes mène au bien commun (Mandeville, Smith, le mythe du ruissellement puisque la richesse du milliardaire se déverse et amène au bien commun) et qui justifie les inégalités économiques absurdes de notre époque, la post-démocratie décrite par Colin Crouch ou encore le désastre écologique qui sont tous justifiés par le mythe selon lequel la poursuite des intérêts égoïstes amènerait inéluctablement au bien commun mais aussi par une philosophie méritocratique selon laquelle seul ce qui est actuel est réel si bien qu’il n’y a jamais de dissonance entre l’état dans lequel se trouve une personne et ses potentialités, ce qui justifie in fine que le sans-domicile-fixe mérite son sort comme s’il était l’expression juste et nécessaire de son âme. La dualité cartésienne de l’âme et du corps, dualité moralisée par Luther et l’esprit du protestantisme comme moteur du capitalisme selon Weber, reste très présente dans l’économie orthodoxe qui voit toujours une âme, une main invisible, dans le marché mais aussi dans l’individu lorsque celui maximise ses intérêts. Il y a une justification fondamentalement religieuse de l’homo oeconomicus par laquelle Dieu est le grand horloger calculateur auquel il faut se soumettre dans le marché mais aussi et surtout en nous-même et se rapprocher de Dieu en devenant un homo oeconomicus dans un imaginaire protestant qui a colonisé le monde.
Notre fondement pour le paradigme du don est donc le don comme création et c’est un fondement éthique. Le principe éthique de création est alors un paradigme dont le point focal est l’actualisation des potentialités des individus, mais aussi de toute forme de vie, et ce point focal est selon nous le don comme fondement d’une société conviviale. Comme l’écrit Alain Caillé, « il me semble intéressant de construire une démarche symétrique que j’appellerais volontiers une démarche idéaliste typique, ou typiquement idéaliste, qui partirait non pas de la rationalité par rapport aux moyens mais de la rationalité par rapport aux valeurs. [12] ». L’idée que nous défendons avec Bhaskar et Turner dans ces articles, c’est que le remplacement de l’homo oeconomicus par un homo donatus ou homo imaginativus – on m’excusera de ne pas maîtriser le latin – est non seulement possible et nécessaire mais l’explication de cette nécessité nous est donnée par Bhaskar sur le plan théorique et par Turner sur le plan empirique. La rationalité par rapport aux valeurs est la rationalité d’un homme qui produit des valeurs et l’homme produit des valeurs grâce à son imagination, concrètement, comme l’a montré Turner, par des mythes qui portent des valeurs. En nous inspirant de la typologie de Favereau, nous cartographierons cette opposition dans le schéma ci-dessous. Ce constat de l’opposition entre un paradigme orthodoxe économique colonisé par l’imaginaire de l’homme ordinateur calculateur, l’homo oeconomicus, et un paradigme hétérodoxe qui tente de redonner une place centrale à l’imagination – au mythe, à métaphore et à la métonymie, à la réflexivité de l’imaginaire et finalement selon nous au langage par rapport aux mathématiques - ne se limite pas à l’économie ou même aux sciences sociales. Ainsi, comme l’écrit Alain Supiot : « Le projet de globalisation est celui d’un Marché total, peuplé de particules contractantes n’ayant entre elles de relations que fondées sur le calcul d’intérêt. Ce calcul, sous l’égide duquel on contracte, tend ainsi à occuper la place jadis dévolue à la Loi comme référence normative. [13] ». Que ce paradigme socio-économique de la coordination d’atomes individuels par le marché soit erroné, c’est bien ce que démontre l’ontologie de Bhaskar qui a été résumée récemment par Lawson : « les conditions de réussite de l’utilisation des types de méthodes de modélisation mathématique largement préférés par les économistes sont, en premier lieu, une prévalence pour les systèmes fermés, c’est-à-dire les configurations dans lesquelles des régularités ou des corrélations d’événements se produisent. En retour, pour mener une théorisation générale qui reste cohérente avec les systèmes fermés, les entités ou facteurs posés dans une telle théorisation doivent être des formulations d’atomes isolés. Par atomes, j’entends simplement un facteur qui, pour un ensemble donné de conditions X, a le même effet indépendant et invariable Y quel que soit le contexte général. La condition selon laquelle un tel facteur agit isolément est nécessaire pour garantir que rien ne puisse contrecarrer l’effet Y, de sorte que Y s’actualise et que X et Y se produisent toujours ensemble (et que la déduction et la prédiction sont possibles). (…) Le projet à considérer ici comme une alternative à la planification d’événements ou de résultats est donc, dans ses fondements, simplement celui d’identifier les structures causales qui servent d’obstacles à la réalisation des conditions de l’épanouissement humain et à la recherche des moyens de les transformer ou de les remplacer. Pour y parvenir, l’attention critique doit avant tout se détourner des événements et de leurs schémas escomptés et recherchés pour se concentrer sur les structures profondes sous-jacentes où, comme dans le domaine non social, la base de la stabilité et de la continuité se trouve réellement. Ce sont les structures sociales sous-jacentes, notamment les droits et obligations positionnels, qui déterminent la forme et l’éventail des possibilités humaines réelles (...) Ainsi, alors que les modélisateurs concernés par la prévision doivent supposer (même implicitement) que toutes les structures sociales ou ’institutionnelles’ sous-jacentes restent fixes simplement pour fournir un semblant de cohérence à leurs extrapolations de modèles d’événements, l’accent doit plutôt être mis sur les moyens de transformer ou remplacer ces structures. [14] ». L’imaginaire cybernétique de l’ordinateur, d’un grand horloger divin qui doit régner sur le marché et en nous par l’homo oeconomicus, a totalement colonisé la science économique orthodoxe [15] si bien que l’on peut se demander si le marginalisme ne consiste pas en fin de compte à tenter de modifier sans cesse à la marge un paradigme économique ptolémaïque qui aurait dû être abandonné depuis longtemps sans les pressions politiques des classes dominantes pour préserver le statu quo, sans une confusion entre la démarche scientifique et la formulation mathématique et sans le pouvoir du mythe de l’ordinateur et de son traitement de l’information [16]. Le tableau ci-dessous oppose l’orthodoxie à l’hétérodoxie dans les sciences économiques et sociales. C’est aussi une opposition entre le conservatisme et le progressisme, entre la droite et la gauche au sens où, dans cette configuration, la distinction de Michéa entre deux branches de la « gauche » que sont, pour résumer, la gauche de la lutte des classes et la gauche du progressisme, disparaît. Au contraire, le progressisme de droite de type néolibéral à la Macron apparaît comme un mouvement non pas des structures ontologiques, de mécanismes générateurs, mais d’évènements socio-économiques, si bien que cette structure n’est que le mouvement du déploiement d’un ordre ontologique fixe dans lequel les évènements sociaux spectaculaires – on retrouve avec la philosophie de Bhaskar l’intuition de Debord - ne font que dissimuler la fixité de sa structure oligarchique derrière une phénoménologie d’évènements qui expriment cette structure. Autrement dit, l’illusion du progrès est l’illusion du progrès en des séquences d’évènements spectaculaires de tel ou tel sommet contre les inégalités ou encore contre le réchauffement climatique alors que le progrès réel ne peut concerner que les mécanismes générateurs fondamentaux que sont la lutte des classes, les mythes, les conventions et les institutions. Ce qui se joue dans cette opposition schématisée ci-dessous entre l’orthodoxie des sciences sociales – appelons-là l’utilitarisme – et l’hétérodoxie bhaskarienne que nous souhaitons synthétiser ici dans le paradigme du don, c’est une opposition entre deux conceptions anthropologiques de l’homme : une conception d’un homme ordinateur qui maximise ses intérêts par le calcul, un homme du chiffre, conception influencée par l’imaginaire contemporain de l’ordinateur ; et une conception d’un homme, un homme du langage, comme essentiellement créateur – ou donateur - grâce à son imagination au sens de la « poeisis » qui place au centre de la conception de l’homme sa faculté à créer par la métaphore, par la métonymie et donc par le mythe, les expériences de pensée qui ont fait avancer la science de Galilée à Einstein. La domination sur l’homme du capital, du techno-capitalisme est dans cette analyse la domination d’une certaine conception anthropologique de l’homme qui se traduit ensuite dans l’ordre social et en particulier dans l’ordre juridique à mesure que les mythes et les conventions sociales sont traduits sous la forme de lois. Dans le monde humain dominé par l’anthropologie de l’homme ordinateur ou homo oeconomicus réduit à la maximisation de ses intérêts, seul compte le chiffre, et donc la croissance et donc, pour maintenir le taux de profit lorsque le taux d’automatisation est trop élevé, la politique économique devient ce que Veblen avait prévu : un sabotage par la création artificielle de rareté via les rentes de régulation ou encore l’obsolescence programmée et même la destruction de l’environnement pour pouvoir ensuite vendre l’environnement [17]. Toutes les lois et plus fondamentalement tout le langage doit être soumis au chiffre et à la croissance du chiffre dès lors que l’homme est considéré comme un animal de chiffre semblable à un ordinateur et non un animal de langage, un animal de raison calculatrice et non un animal de raison imaginative capable de créer det donc de donner du lien, des valeurs et de la réflexivité grâce au langage. C’est aussi l’opposition veblenienne entre d’un côté l’instinct de la prédation puisque le calcul participe d’une logique des affaires et donc des intérêts acquis qui ne crée pas ; et de l’autre un instinct de l’artisan qui crée par la logique industrielle de l’intérêt général. C’est pour cette raison que nous assistons aujourd’hui à une captation de l’intérêt général par les rentes des intérêts acquis, lesquelles rentes sont comptabilisées dans les intangibles ainsi que Veblen l’avait théorisé et ainsi que Bessen l’a mesuré [18]. L’arraisonnement du monde par la technique critiqué par Heidegger ou encore par Ellul est, fondamentalement, une réduction de l’anthropologie humaine et de ce que peut un homme grâce à son imagination à sa faculté de calcul dans une humiliation de la parole [19] et dans une honte prométhéenne [20]. Comme l’ont compris Nietzsche et Stiegler ou encore Musil, cette conception de l’homme, du dernier homme et de l’homme sans qualité - parce que, soumis à la quantité, et donc sans imagination, il est incapable de créer de la qualité – est une conception fondamentalement entropique, prédatrice dirait Veblen, et ce au sens le plus littéral du terme. L’encastrement de la société dans l’économie et dans l’ordinateur du marché est donc avant tout un encastrement anthropologique de l’homme du langage dans l’homme des mathématiques et ses prolongements algorithmiques. Comme Husserl [21] en a eu l’intuition et comme l’a prouvé Bhaskar, ce renversement anthropologique est bien issu du succès du programme scientifique et de la fascination de l’homme pour ce succès qui, dans une erreur fatale, a confondu la méthodologie scientifique de création d’hypothèse par l’imagination – les expériences de pensées du physicien - et du test expérimental de ces hypothèses, avec l’instrument mathématique et en particulier avec la méthode nomologico-déductive issue de l’axiomatique de Hilbert. Or l’homme de l’imagination est ontologiquement créateur, donateur : il ne peut pas faire autrement puisque son imagination est créatrice. Cet homme englobe l’homme du calcul, l’homo oeconomicus, puisque le don de l’imagination – don qui crée de l’empathie ou des œuvres d’art et de sciences – produit diverses rationalités et la rationalité calculatrice de la maximisation de ses intérêts n’est qu’une de ces rationalités que l’imaginaire de l’ordinateur a sacralisé : comme le disait Ellul : « le problème n’est pas la technique (et la rationalité du calcul technicien) mais la sacralisation de la technique ». Le problème réside évidemment dans la performativité de l’anthropologie sous-jacente aux sciences humaines – nous disons ici aussi bien sciences humaines que sciences sociales – puisque, comme le rappelle Tort [22] dans son étude de Darwin, avec les êtres humains le tribunal de l’homme remplace le tribunal de la nature, si bien que l’évolution se fait sous la pression des lois humaines et non des lois de la nature. Or, dès lors que les lois humaines sont issues d’une représentation de l’homme comme homo oeconomicus qui ne vit que dans la maximisation de ses intérêts égoïstes, le risque est une sélection des hommes selon ce critère et l’avènement d’une société de prédation [23] au sens de Veblen. Pour résumer encore notre graphique ci-dessous inspiré des travaux de Favereau, la distinction opérée par Bhaskar et qui nous semble culminer dans un homme créatif et donateur grâce à son imagination, est qu’il ne s’agit plus simplement de réaliser une critique du programme de recherche orthodoxe mais de proposer une ontologie et une épistémologie abductive pour un programme de recherche positif fondé sur une anthropologie irréconciliable avec celle de l’homo oeconomicus. Enfin, avec ce schéma, comme le constate Lawson dans sa synthèse – synthèse de Bhaskar, Veblen, Marx et Keynes – hétérodoxe, il s’agit de reprendre le programme de recherche souhaité par Veblen d’une science évolutionniste parce que le paradigme orthodoxe est fondamentalement fixiste – puisqu’il a besoin de fixer les mécanismes générateurs pour étudier les évènements – au contraire du programme évolutionniste et émergentiste de Bhaskar. En effet, la moindre variation des mécanismes générateurs - lutte des classes, mythes, conventions, institutions – réduit en poussière les régularités des évènements et donc les prédictions du programme de recherche orthodoxe fondé sur des régularités d’évènements atomistiques. Le caractère fixiste ou taxonomiste du programme de recherche orthodoxe et le caractère évolutionniste et émergentiste – les mécanismes générateurs émergent les uns des autres comme les mythes émergent dans la lutte des classes – du programme de recherche hétérodoxe dérivent de leurs anthropologies implicites d’un homme calculateur sans imagination essentiellement analytique pour l’orthodoxie et d’un homme créateur essentiellement synthétique, pour l’hétérodoxie. L’être humain est en effet essentiellement doué de capacité de synthèse car la vie est la capacité à créer de la néguentropie [24] par l’homéostasie [25], ou autopoïèse [26], la capacité à persister dans son être par adaptation à l’environnement. Dans le premier cas l’homo oeconomicus soumet sa faculté synthétique à sa faculté analytique dans une fascination imaginaire pour la faculté analytique de l’ordinateur – la honte prométhéenne décrite par Anders – et dans un autre l’homo imaginativus soumet sa faculté analytique à sa faculté synthétique au sens où il soumet les mathématiques au langage. Dans le second cas, réaliste, les hommes créent sans cesse des mythes et des conventions qui modifient la société tandis que dans le premier cas, irréaliste, l’évolution sociale est sensée être figée par un homo oeconomicus qui ne crée pas des nouveaux mythes susceptibles de modifier l’évolution des institutions et des sociétés. Encore une fois, le problème n’est pas l’homo oeconomicus mais son hégémonie et la dévalorisation de l’imagination qui est finalement une dévalorisation de l’homme, de sa faculté d’autopoïèse, et donc une dévalorisation de la vie qui, placée au centre du programme performatif de l’homo oeconomicus, amène fatalement à la destruction de la vie sur Terre. Le transhumanisme exprime très bien comment la religion a muté au sens ou Dieu est devenu un ordinateur auquel la société et la pensée devraient se soumettre, notamment en laissant-faire l’incarnation de ce Dieu sur Terre, le marché.
Une clarification nous semble ici nécessaire car le schéma ci-dessus qui synthétise deux schémas de Favereau et de Caillé peut être trompeur. De même que le don est ambigu, l’imagination est ambigue. Ces ambigüités tiennent au fait que l’imagination précède la raison dans l’esprit humain et donc, selon nous, que le don précède l’axiomatique de l’intérêt. Ainsi, dans le cadre de la philosophie de Bhaskar, il faut distinguer le domaine du réel qui est celui de l’imagination donatrice du domaine de l’actuel sur lequel insiste l’économie orthodoxe, la rationalité maximisatrice. L’homo donatus ou homo imaginativus, c’est pour nous la même chose, est un animal politique caractérisé par son imagination donatrice. Or cette imagination donatrice est riche de potentialités et l’homo oeconomicus n’est que l’une des expressions des potentialités de l’homo donatus. Une représentation plus correcte serait celle d’un ensemble de l’homo donatus qui englobe l’homo oeconomicus. Ainsi cet homme existe mais seulement dans des zones d’espace et de temps très limitées. Autrement dit, l’homo oeconomicus n’existe synchroniquement et dialectiquement – à la fois dans le développement d’un individu et de la civilisation – que grâce à l’existence de l’homo donatus. Pour prendre une analogie, l’homo oeconomicus est comme l’analyse dans les sciences mathématiques. L’analyse n’est qu’une partie des sciences mathématiques et elle naît au sein des mathématiques. La condition de possibilité de l’existence de l’homo oeconomicus est l’homo donatus si bien que le problème de l’économie orthodoxe est de vouloir déduire le tout à partir de la partie. La faculté donatrice de l’imagination produit ce que nous nommons un don intérieur, c’est-à-dire un don de liberté créatrice du type de ceux des arts et des sciences qui permet de sublimer et de dépasser ainsi la recherche de son propre intérêt dans la création ; ainsi que ce que nous nommons un don extérieur qui permet grâce à l’imagination de se mettre dans l’esprit de l’autre et de dépasser ainsi la maximisation des intérêts égoïstes. Mais cette faculté donatrice produit aussi de la rationalité maximisatrice car c’est elle qui produit toutes les formes de rationalités humaines. Une représentation plus correcte de la relation entre l’homo donatus – ou homo imaginativus – et l’homo oeconomicus est la relation ensembliste suivante :
La faculté donatrice de l’imagination crée, comme nous l’avons illustré avec l’anthropologie bhaskarienne de Turner, des mythes performatifs qui façonnent la société et les hommes. C’est de ces mythes que naissent les formes de rationalité – rationalité maxwellienne de champs ou rationalité newtonienne des forces en physique, rationalité computationnelle de l’ordinateur en économie, etc. – mais la philosophie de Bhaskar est bien plus rationnelle que ces rationalités car le seul critère réel de la rationalité dans la philosophie de Bhaskar est le test empirique de l’hypothèse dans la procédure scientifique, test que manque totalement l’économie dite orthodoxe. Or c’est aussi par ces mythes que sont créées les valeurs, les rationalités en finalité que l’on peut par exemple classer à la manière de la typologie de Boltanski et de Thévenot selon les sept cités de justifications que sont : la Cité de Dieu (Saint Augustin), la Cité Politique (Bossuet), la Cité de l’Opinion (Hobbes), la Cité Civique (Rousseau), la Cité Marchande (Smith) et la Cité Industrielle (Saint-Simon). On voit bien comment la rationalité marchande reprend alors sa place au sein des autres rationalités comme une rationalité parmi d’autres, une rationalité orientée par une valeur et par les principes communs distingués par Boltanski et Thévenot [27] (commune humanité, dissemblance, commune dignité, ordre et grandeur, formule d’investissement, bien commun). L’homo donatus est plus proche de l’homme réel que l’homo oeconomicus parce qu’il possède en lui ces diverses formes de rationalités issues de son imagination donatrice. Toutes ces rationalités sont autant de potentialités de l’homo donatus. C’est ce que montre l’étude de Homans interprétée par Akerlof au sujet des employés qui dépassaient largement la norme de rendement attendue [28], fait inexplicable par l’homo oeconomicus. Akerlof recourt alors au don mais seulement dans la démarche de rectification à la marge du paradigme anthropologique de l’homo oeconomicus. Or, dès que l’on prend en compte l’homo donatus ou imaginativus comme un animal politique doué d’imagination donatrice, les rapports politiques et sociaux entre les individus au sein de l’entreprise s’expliquent par le récit, la mythologie de l’entreprise à laquelle ils peuvent adhérer, et c’est cette mythologie qui fonde le lien social – ainsi que l’a démontré selon nous Turner en appliquant la philosophie de Bhaskar – que les travailleurs dépassent les résultats attendus parce qu’ils adhèrent à cette mythologie performatrice qui structure l’institution qu’est leur entreprise. Chaque forme de rationalité est orientée par une valeur dominante, une théorie de la justice implicite. L’homo donatus permet de sortir de l’illusion d’une rationalité axiologiquement neutre quand elle est toujours orientée par une valeur tout simplement parce que l’esprit humain fonctionne par la production de schèmes transcendantaux grâce à l’imagination sur le plan individuel et de mythes sur le plan collectif et que les conventions émergent toujours de ces mythes qui portent en eux des valeurs, dans notre exemple le mythe de l’entreprise qui nécessiterait une enquête qualitative grâce à des entretiens pour être compris. Ces mythes, pour susciter une coopération, doivent correspondre aux critères évolutionnistes - critères qui nécessiteraient d’être comparés à ceux de Boltanslki et de Thévenot - dégagés par Wilson et Oström dans l’étude des communs :
-
- Forte identité de groupe avec l’identification d’un but.
- Equivalence proportionnelle entre les coûts et les bénéfices.
- Procédure de prise de décision juste et inclusive.
- Comportements suivis avec un accord partagé sur les comportements.
- Sanctions graduelles.
- Juste et rapide résolution de conflits.
- Autonomie locale.
- Gouvernance polycentrique. [29]
La valeur prônée par Bhaskar et qui rejoint selon nous l’esprit de Mauss est une théorie de la justice implicite selon laquelle il faut orienter notre regard vers le domaine du réel et donc vers l’optimisation des potentialités des individus. Il ne faut pas regarder les individus tels qu’ils ont actualisés leurs potentialités mais tels qu’ils pourraient l’actualiser. C’est une théorie de la justice totalement opposée à la méritocratie qui est la sanctification du domaine de l’actuel comme si le monde était un monde sans incertitude, sans chance où le sans-domicile-fixe méritait autant d’être sans-domicile-fixe que le milliardaire d’être milliardaire. Le monde de l’homo oeconomicus est le meilleur des mondes possibles, essentiellement conservateur pour les intérêts de classe, parce que les intérêts à maximiser sont donnés, comme la qualité des biens ainsi que l’a critiqué l’économie des conventions. Il y a une hypothèse de nomenclature, anti-évolutionniste, qui est implicite chez l’homo oeconomicus et c’est bien normal dans la mesure où la faculté de maximisation par le calcul ne crée pas, elle se contente d’analyser ce qui est donné, alors que la faculté de l’imagination synthétique est essentiellement créatrice et évolutionniste. C’est pour cette raison que même la critique de la raison économique, contrairement par exemple à la critique de la raison pure par Kant ou à la critique de la raison chez l’enfant par Piaget, est toujours une critique taxonomiste et jamais évolutionniste. On expose diverses formes de rationalités qui permettent d’ailleurs à la rationalité de l’homo oeconomicus d’être rectifiée à la marge mais l’on ne prend rarement en compte le fait que la genèse de ces rationalités émerge toujours d’un imaginaire construit par les relations – selon nous des relations de don - entre enfants comme chez Piaget ou entre adultes comme chez Turner. La critique de l’homo oeconomicus tend à toujours passer à côté du mythe et du langage, et notamment des figures telles que la métaphore ou encore la métonymie qui sont irréductibles à la formalisation mathématique. Or ce sont les mythes faits de métaphores qui produisent les rationalités de valeurs pamis lesquelles la rationalité économique n’est qu’une rationalité parmi d’autres.
Avec Bhaskar, c’est donc une rationalité par rapport aux valeurs et en définitif par rapport à la valeur du bien défini comme maximisation non pas des intérêts actuels de l’individu, maximisation qui mène aujourd’hui à la lutte de tous contre tous, mais comme maximisation des potentialités de l’individu. Nous rappelons en effet que l’ontologie de Bhaskar distingue trois domaines du réel – et donc des potentialités – de l’actuel et de l’empirique et que Bhaskar critique la réduction du domaine du réel et donc des potentialités de l’homme et de la société au domaine de l’actuel et donc de l’actualisation effective et contingente de ces potentialités : « there is no alternative » parce que les potentialités sont assimilées à des fantaisies et elles sont assimilées à des fantaisies parce que « l’homo imaginativus » n’existe pas et que seul existe l’homo oeconomicus qui maximise par le calcul mathématique son intérêt. A partir d’un regard porté sur les potentialités, les mécanismes générateurs de l’homme, la philosophie de Bhaskar oriente notre regard de l’actuel au potentiel. Aujourd’hui, la négation de toute alternative et du rôle de l’utopie comme potentialité du réel à actualiser, négation du « there is no alternative » et de la « fin de l’histoire », est le symptôme le plus révélateur du triomphe total de l’actuel sur le potentiel, toute potentialité et toute utopie étant assimilée à une impossibilité par la réduction du réel à l’actuel, et à partir du rôle performatif du mythe dans la société étudié par Turner, l’idée est de proposer une sortie du mythe performatif de Mandeville et de Smith et de son individu purement calculateur et égoïste car le drame est bien la performativité de cet idéal-type qui rend effectivement les hommes égoïstes et calculateurs, ne serait-ce que par la sélection économique et sociale de ce type d’individus. Il s’agit donc de remplacer l’anthropologie de l’homo oeconomicus par l’anthropologie d’un homo imaginativus ou donatus qui imagine et donc crée et donne. C’est donc le paradigme du don comme mythe performatif du don compris comme acte créateur naturel chez l’homme, un acte par lequel l’homme se réalise dans l’actualisation de ses potentialités, un acte que la politique économique doit rendre possible et encourager. Qu’est-ce alors qu’une politique économique orientée vers le réel et ses potentialités ? C’est une politique économique qui donne à chaque individu les conditions de possibilités de l’actualisation de ses potentialités et de son épanouissement. Or, cette condition est in fine monétaire dans une économie monétaire. Par conséquent, il nous semble que seul un revenu inconditionnel injecté directement dans les comptes de tous les citoyens pourrait amener une telle société à la condition que ce revenu soit financé par la création monétaire qui serait alors démocratique. Nous représentons une telle politique économique dans le schéma ci-dessous. Il s’agit alors d’effectuer un changement de repère de la politique économique pour passer du repère noir au repère bleu. L’invariant est alors non pas un espace-temps mais un revenu-temps et le revenu inconditionnel s’accompagne d’un temps libre inconditionnel dans la mesure où ce temps libre inconditionnel ne peut être garanti que si un revenu inconditionnel donne à l’individu la possibilité de refuser un travail susceptible de l’occuper le soir et le week-end. Il nous semble aussi que seule une telle politique économique du don est écologique car, pour ne pas polluer l’environnement, encore faut-il avoir la possibilité réelle par un revenu inconditionnel de refuser un emploi qui pollue l’environnement. Enfin, dans le cadre d’un paradigme technologique automatisé numérique qui, par son taux marginal nul et son effet de « winnner take-all » tend à amplifier les inégalités, seule une modification à la source de la création monétaire et donc de l’institution monétaire est susceptible de réduire les inégalités que la création monétaire actuelle sous sa forme oligarchique ne fait qu’accroître à mesure que la production de crédit et donc de monnaie s’accompagne de documents performatifs tels que les « credit application » ou les « loan agremment » produits dans les banques d’investissements qui sans cesse accroissent les inégalités via des clauses qui défendent les intérêts acquis aux dépends de l’intérêt général.
Nous sommes ici forcés de citer la définition des intérêts acquis de Veblen puisque l’homo oeconomicus est selon nous l’homme des intérêts acquis par opposition à l’intérêt général étant donné qu’il n’a pas intérêt à maximiser à l’intérêt général mais seulement son intérêt égoïste : « un intérêt acquis est un droit négociable d’obtenir quelque chose pour rien. Cela ne veut pas dire que les intérêts acquis ne coûtent rien. Ils peuvent même atteindre des sommets. En particulier, leurs coûts peut sembler élevé si l’on tient compte du coût pour la communauté, ainsi que des dépenses engagées par leurs propriétaires pour leur production et leur entretien. Les intérêts acquis correspondent à une richesse immatérielle, des actifs intangibles. De par leur nature et leur origine, ils sont le fruit de trois lignes de gestion commerciale : limitation de l’offre en vue de ventes rentables ; obstruction du commerce en vue de ventes rentables ; publicité trompeuse en vue de ventes rentables. Il s’agit là de questions d’affaires, au sens strict du terme, d’artifices commerciaux et non de travail bien fait ; ce sont des manières et moyens de faire des affaires, et non de produire des biens ou des services. Le produit de tous ces efforts est de la nature d’un actif intangible, un article de richesse immatérielle. Ceux qui détiennent ces intérêts peuvent en ressortir plus riches au même titre que la communauté des affaires dans sa globalité (bien qu’il s’agisse d’un point plus douteux), mais la communauté au sens large ne s’en porte aucunement mieux sur le plan matériel [30] ». Si Veblen insiste sur le fait que les intérêts acquis sont concentrés dans les intangibles, Bessen a prouvé empiriquement que la croissance économique repose aujourd’hui sur les intangibles et que les intangibles ne sont rien d’autre, depuis l’an 2000, que des rentes de régulation, c’est-à-dire des intérêts acquis [31]. Autrement dit, il faut prendre acte du fait que nous ne sommes plus dans une société industrielle ni dans une société de services. Nous sommes, scientifiquement, dans une société fondée sur la production de rentes, c’est-à-dire des intérêts acquis au sens de Veblen. C’est ce que Graeber nomme la féodalité managériale. Comme Veblen l’avait prévu, cet état de fait résulte d’une niveau d’automatisation tellement élevé que seul le sabotage de l’intérêt général de la logique industrielle par les intérêts acquis de la logique des affaires peut maintenir de taux de profits dans les entreprises côtées et en effet, comme l’a démontré empiriquement Bessen l’essentiel des profits des entreprises côtées ne provient plus du tout de la production de biens et de services mais de la production de rentes de régulation, d’intérêts acquis. Il est d’ailleurs frappant de constater que ces intérêts acquis s’accumulent bien dans le poste comptable des intangibles ainsi que l’avait théorisé Veblen. La politique économique du don comme création monétaire démocratique aurait donc pour finalité de passer du monde rouge et très inégalitaire fondé sur l’économie de la prédation des intérêts acquis au monde vert et plus égalitaire fondé sur l’économie industrielle de l’intérêt général. Le fait que la création monétaire démocratique injectée directement dans les comptes des citoyens et inspirée de la tradition du jubilé antique étudiée par Hudson – jubilé ou effacement des dettes qui a fait ses preuves empiriques contrairement à la politique monétaire actuelle qui en vient à créer des taux négatifs pour éviter d’instaurer un jubilé : qu’est-ce qu’il ne faut pas faire pour ne pas donner de l’argent aux pauvre… - soit aussi une création monétaire environnementale nous semble évident dans la mesure où il faut dans les deux cas redonner un pouvoir au peuple qui est avant tout, dans une société monétaire, un pouvoir monétaire. Ce « jubilé permanent » est donc aussi un jubilé vert qui permettrait enfin d’avoir une création monétaire orientée vers l’intérêt général et non par vers les intérêts acquis à chaque fois que la création monétaire est créée sous forme de dette dans les banques pour ensuite ne ruisseler que dans un système de paradis fiscaux auquel seuls les multinationales ont accès dans un coup d’état permanent des intérêts acquis rendus possibles par l’institution monétaire actuelle. C’est à cette théorie quantitative de la monnaie qui, comme l’analyse Keen, met de côté la création monétaire pour faire comme si elle n’existait pas afin de mieux la naturaliser, que s’oppose la théorie moderne de la monnaie [32] selon laquelle il n’y a pas d’autre limite à la création monétaire que la limite environnementale. Les travaux récents d’Arnesperger [33] vont aussi dans ce sens d’une monnaie à la fois démocratique et environnementale. Il nous semble que cette mesure est le fondement sur lequel devrait se déployer toute politique économique hétérodoxe pour allier à la fois les revendications sociales des Gilets Jaunes et les revendications environnementales.
Nous voulons dire que la création est don parce qu’il est dans la nature profonde, anthropologique, de l’homme, de créer. Toute la praxis de l’homme est fondée sur une imagination créatrice qui, pour Marx, distingue le moins bon des architectes de la meilleure des abeilles. Certes, le paradigme du don est celui de donner, recevoir, rendre. Cependant cette relation n’est pas limitée à une contrainte, le goût de donner et de rendre quand on a reçu est naturel et peut être encouragée par une économie politique du don. Il nous semble alors que seule ce paradigme peut amener une transition d’une société de la lutte de tous contre tous à une société de la convivialité de tous avec tous. Comme l’écrit encore Alain Caillé pour illustrer ce paradigme : « Le pari du don, en revanche, raisonnable mais irrationnel, ou plutôt non rationaliste, a cette vertu de créer un climat de confiance possible, et donc de coopération. Grâce à lui, chacun se sent en dette, positivement (pour nous se sentir positivement en dette signifie se sentir en don au sens où l’individu a envie de donner gratuitement ce qui lui a été donné gratuitement), vis-à-vis des autres et reconnaissant. Et à juste titre, puisque la coopération étant bénéfique pour tous, chacun reçoit en effet plus qu’il n’apporte. [34] ».
2. La philosophie de Roy Bhaskar et le paradigme pratique du don
La philosophie de Bhaskar est une philosophie qui rejette la réduction du réel aux actualisations du réel. Il existe des potentialités qui ne sont pas encore actualisées et qui peuvent l’être. Ainsi, la sécurité sociale a bien été créée à un moment donné alors qu’elle n’était pas actualisée jusque-là. Cette évidence doit être rappelée puisque la force de la réduction du monde au domaine de l’actuel est d’une puissance inouïe aujourd’hui. Toute alternative fondée sur une potentialité du réel qui n’a pas encore été actualisée est réduite violemment au silence dans une philosophie actualiste du « there is no alternative » parce que seul existe ce qui est actualisé. Le paradigme du don, à la lumière de la philosophie de Bhaskar est alors un paradigme de l’homme créateur, de l’homme qui donne parce que le don est imagination créatrice et que l’imagination créatrice apporte une joie par l’actualisation des potentialités de l’homme et le don de cette actualisation, don nécessaire à une reconnaissance qui apporte de la joie aussi bien à celui qui donne une œuvre – qui actualise ses potentialités dans les soins, les arts et les sciences – qu’à celui qui la reçoit parce que la réception du don s’inscrit dans une dialectique nécessaire avec le don. Pour prendre soin ou pour créer une œuvre dans les arts ou dans les sciences, pour bâtir une maison ou une entreprise, il faut nécessairement que l’on ait au préalable pris soin de vous et il faut nécessairement avoir assimilé d’autres œuvres qui ont été données. C’est le raisonnement de Philippe Van Parijs qui s’accorde avec le paradigme du don lorsqu’il défend l’idée du revenu inconditionnel en disant qu’une grande partie de chaque salaire provient d’une don de la civilisation, par exemple l’ordinateur et internet pour que Mark Zuckerberg puisse créer Facebook. Ainsi, mettre en place un revenu inconditionnel financé par la création monétaire, c’est reconnaître que nous vivons dans une civilisation du don et que nous devons tous bénéficier du don de la civilisation alors que la création monétaire oligarchique actuelle – création monétaire des intérêts acquis par opposition à la création monétaire de l’intérêt général que nous souhaitons - amène à une situation où certains profitent de ce don de civilisation d’une manière démesurée – les milliardaires – et d’autres pas du tout – les sans-domicile-fixe.
Ce paradigme du don, éclairé par la philosophie de Roy Bhaskar, ne se veut pas être une simple abstraction. Comme le montre un disciple de Roy Bhaskar, l’anthropologue David Graeber, la société actuelle est un individu suicidaire qui court vers l’abîme sur deux jambes qui sont l’idéologie de la dette [35] et l’idéologie du travail [36]. Nous n’allons pas déployer la longue généalogie de ses deux idéologies. Il nous suffira cependant de rappeler que les études de l’économiste Michael Hudson montrent que le mot dette signifie péché en hébreux et qu’un individu tel que Jésus Christ n’a pas été exécuté parce qu’il demandait l’abolition des péchés mais parce qu’il demandait l’abolition de la dette [37]. Le rédempteur recherchait la rédemption, le pardon des dettes, l’abolition des dettes, et non pas des péchés. Cette lutte des classes pour l’appropriation des moyens de production de monnaie et donc de la dette est la lutte profonde de l’humanité même si les classes aisées connaissent par leurs praxis la nature des moyens de production de monnaie, et notamment le système financier, tandis que les classes prolétarisées ne connaissent que la phénoménologie du mécanisme générateur monétaire, à savoir les moyens de productions des biens et des services. La dernière version du paradigme économique est le néolibéralisme monétaire de Milton Friedman. Dans ce paradigme, les moyens de production de monnaie sont conférés d’une manière totale aux institutions bancaires sous une forme oligarchique et privée. Il est probable que jamais dans l’histoire de l’humanité le paradigme de la dette n’a été aussi puissant. Or ce paradigme de la dette est suicidaire. Le circuit oligarchique et privé de la création monétaire aboutit nécessairement, à long terme, à la création de paradis fiscaux et à une captation des états et à l’instauration d’une économie fondée sur la recherche de rentes de régulations [38] par le lobbying. C’est là que réside toute la performativité des documents émis lors de la création monétaire sous forme de dettes, documents tels que les « credit application » ou « loan agreement » qui créent sans cesse des paradis fiscaux, du lobbying et érodent sans cesse la démocratie, l’environnement et l’intérêt général. La création monétaire par la dette aboutit à une spéculation financière avec les effets de levier de la dette qui mènent les multinationales à pratiquer des politiques économiques de court terme sans aucun égard pour les états, les individus et la nature. Il ne suffit pas de dire qu’il s’agit-là du capitalisme. Il s’agit d’une forme très spécifique de capitalisme dit financiarisé qui est la conséquence inéluctable d’une création monétaire financiarisée.
On peut alors se poser la question de possibilité du don comme possibilité pour les individus – mais aussi pour les autres espèces vivantes – d’actualiser leurs potentialités, c’est-à-dire de créer, de donner, et de constituer par ce don une société et une écologie conviviale. La condition de possibilité d’un paradigme du don qui succèderait à celui de la dette est alors une ouverture des possibilités monétaire à une monnaie-don qui viendrait concurrencer la monnaie-dette. Nous entendons par la monnaie-don un revenu inconditionnel qui garantisse à tout individu la possibilité de donner et nous pensons que seule la création monétaire peut financer un tel revenu et sortir du dogme néolibéral qui n’est rien d’autre au fond que le dogme de la création monétaire privée, oligarchique et bancaire défendu par Milton Friedman. Nous rejetons le mythe hyper-inflationniste [39] rejeté par Michael Hudson. Nous considérons le paradigme du don comme l’ouverture des possibilités monétaires entre deux bornes qui sont la monnaie-dette et la monnaie-don et le paradigme du don est nécessaire parce que le paradigme de la dette est suicidaire au niveau technique atteint puisque l’orientation oligarchique du capitalisme par la création monétaire sous forme de dette amène une course productiviste folle - publique ou privée – qui détruit toute la planète. Le productivisme de la méga-machine critiqué par Serge Latouche n’est rien d’autre que la phénoménologie du monétarisme néolibéral friedmanien amplifié par la technique numérique et dont l’essence et le moteur est la création monétaire oligarchique sous forme de monnaie-dette qui oblige les individus à vendre leur force de travail à la mégamachine et donc à participer ainsi à la destruction de l’environnement pas la mégamachine du techno-capitalisme de la dette.
Avec le passage du paradigme de la dette au paradigme du don, il s’agit d’ouvrir les possibilités humaines et donc sociales, de la maximisation des intérêts actuels égoïstes de l’homme-dette à la maximisation des potentialités de l’homme-don, de la maximisation du calcul humain à la maximisation des potentialités de son imagination. Avec Bhaskar, le passage du domaine de l’actuel au domaine du réel se traduit sur le plan économique par le passage d’une économie de la dette à une économie du don – qui concurrence la création monétaire sous forme de dette par la création monétaire sous forme de revenu inconditionnel – et sociologiquement, anthropologiquement, par le passage de l’homme-dette à celui de l’homme-don. Si nous reprenons les quatre quadrants de l’intérêt, de la liberté, de l’aimance et de l’obligation indiqués dans l’ouvrage « Anti-Utilitarisme et Paradigme du Don. Pour quoi ? » d’Alain Caillé, c’est parce que nous cherchons à ouvrir le spectre d’une politique économique fondé aujourd’hui uniquement sur une monnaie-dette qui referme les possibilités humaines et sociales à une politique économique fondée sur la monnaie-don qui ouvre les possibilités humaines et sociales aux quatre quadrants pour dépasser l’axiomatique des intérêts . La réduction de la vie à l’utilitarisme, au calcul de l’utilité et à l’axiomatique des intérêts possède un fondement mythologique performatif, le péché ou la dette originelle qui doit être expiée par le travail – aussi absurde [40], prédateur [41] et nocif que soit ce travail pour valoriser le capital – mais cette réduction possède aussi un fondement institutionnel, une monnaie créée sous forme de dette à l’image du mythe performatif du péché originel. L’homme endetté ne peut qu’être à la recherche de la maximisation de ses intérêts puisqu’il doit rembourser sa dette pour vivre et il ne peut rembourser cette dette qu’en vendant sa force de travail à une entreprise, quel que soit l’impact social et environnemental de cette entreprise. Il s’agit donc de sortir de ce paradigme par des actes, la lutte pour une monnaie libre et commune fondé sur le paradigme du don et par l’instauration d’une monnaie-don – revenu inconditionnel démocratique et commun financé par la création monétaire - qui puisse s’opposer radicalement au monétarisme néolibéral friedmanien fondé lui sur le paradigme de la dette et sur une monnaie-dette financée par une création monétaire réalisée exclusivement sous la forme d’une dette privée et oligarchique par des banques commerciales auxquelles les banques centrales et les états obéissent au doigt et à l’œil dans un simulacre de régulation qui n’est qu’une communication de propagande à laquelle plus personne ne croit. En effet, la création monétaire actuelle est censée être régulée par les accords de Bâle qui imposent un ration de fonds propres sur dette créée mais les économistes comme Gaël Giraud ont bien montré que les banques ne respectent pas du tout ces accords grâce à l’usage de techniques financières qui permettent de rendre nul ce ratio [42] de la même manière que des techniques fiscales rendent nul le taux d’imposition des grands groupes.
3. Propositions pour un paradigme baskharien du don
La philosophie de Bhaskar a été testée empiriquement dans le chef-d’œuvre séminal de Turner, « Le Feu du Jaguar ». Dans cet ouvrage, Turner montre que le mythe est un mécanisme générateur performatif puissant qui façonne la société. Ce mythe, dans la société Kayapo est le mythe du Jaguar qui dicte l’usage du feu. Or le mythe du feu est à la société primitive ce que le mythe de la monnaie est à la société moderne. Il semble magique, hypnotique, mystérieux mais aussi, il est essentiel sur le plan matériel puisque le feu et la monnaie aident les individus à se chauffer et à cuisiner, si bien qu’ils assurent les besoins premiers de sécurité, d’énergie, de logement et d’alimentation. Malheureusement, la philosophie de l’actuel a détruit la compréhension des mécanismes générateurs, des potentialités humaines et sociales qui pourraient ouvrir à d’autres possibilités monétaires et donc, humaines et sociales. De plus, la métaphysique moderne post-humienne qui a donné naissance à la méthodologie néoclassique qui domine les sciences économiques et sociales – focalisation épistémologiquement erronée [43] sur les séquences d’évènements empiriques et non sur les mécanismes générateurs qui produisent ces évènements - et la subjectivité cartésienne (Hume disait qu’il est rationnel de préférer la destruction de la terre à celle de son doigt et c’est effectivement ce à quoi mène cette philosophie sans les pas de colombes (ou de chat) de l’élégance subtile de la métaphore) a amené le règne de l’individu maximisateur de ses intérêts dans une lutte pour la captation de la part de la monnaie actuellement créée sans jamais se poser la question d’autres possibilités de créations monétaires qui ne soient ni la propriété privée de banques, ni oligarchiques dans leurs structures. Dans les sociétés modernes, le mythe monétaire constitue le mythe central au même titre que le mythe du feu dans les sociétés traditionnelles si bien que la lutte des classes est toujours une lutte pour le contrôle de ce mythe central étant donné que la lutte des classes est une lutte des classes pour l’appropriation des moyens de production de monnaie qui permet ensuite l’appropriation des moyens de production de biens, de services et désormais, de rentes. Les élites oligarchiques sont bien conscientes par leur praxis de cet ordre du monde économique qui permet d’acquérir les autoroutes ou encore les aéroports à peu de frais. Les conséquences sont désastreuses pour les hommes et pour l’environnement. Les hommes modernes dansent autour de la monnaie comme les hommes primitifs dansent autour du feu. Afin de se chauffer, ils luttent tous pour se rapprocher de la source unique de ce feu. Afin d’accroître le feu monétaire, ils jettent toute la valeur d’usage de la nature et eux-mêmes encore pour que le feu de la monnaie puisse croître et les chauffer un peu. Par le mythe d’un feu centralisé, par le mythe de la lutte de tous contre tous pour accéder à ce feu hypnotique autour duquel danse toute la société – quand les individus trop éloignés de ce feu monétaire ne meurent pas littéralement de froid dans les rues - et surtout par le mythe de l’actuel et donc de l’absence de possibilité d’autres formes d’usage du feu que celle utilisée actuellement, ils se combattent pour vivre près du feu dans une lutte de tous contre tous car la maximisation des intérêts égoïstes n’est autre que la lutte pour accéder à la monnaie créée alors qu’ils leur suffirait de prendre un peu du feu monétaire et de le donner à tous les hommes afin qu’ils puissent vivre dignement dans une société conviviale. Ce don du feu monétaire, c’est pour nous le mythe fondateur d’un paradigme du don et c’est par ce mythe que nous pourrons peut-être passer du paradigme de l’homme-dette et de la monnaie-dette justifiés par la scolastique économique des sorciers friedmaniens au paradigme de l’homme-don et de la monnaie-don. Ce changement de paradigme implique un changement de regard, du domaine de l’actuel au domaine du potentiel et ce changement de regard qui s’oppose à l’édifice épistémologique de l’économie néoclassique [44] et néolibérale, c’est selon nous la philosophie de Bhaskar - aujourd’hui poursuivie par Lawson et Graeber - qui nous l’apporte dans une synthèse matérialiste et panpsychique – et donc écologique - de Marx, Spinoza et Whitehead.
La philosophie de Roy Bhaskar est une philosophie qui insiste sur le don comme création, c’est-à-dire comme actualisation des potentialités. Comme nous l’avons montré dans notre premier article [45], son épistémologie et son ontologie démontrent avec rigueur le caractère non-scientifique de la méthode économique néoclassique. Cependant, au-delà de l’épistémologie de cette philosophie, cette philosophie porte un projet social et éthique qui entre en résonance avec le paradigme du don. Le passage du centre de gravité ontologique de la maximisation des intérêts du sujet vers la maximisation des potentialités du sujet suppose des potentialités qui échappent à l’intérêt à court terme. En effet, la métaphysique du Sujet qui domine la modernité depuis Descartes aboutit au Sujet roi, à l’individualisme et à une focalisation sur la maximisation sans limites des intérêts actuels du sujet. Le regard porté sur l’actualisation des potentialité ouvre les perspectives vers d’autres valeurs que la maximisation des intérêts. Très concrètement, cela signifie le passage d’une anthropologie de l’homme-dette et d’une monnaie-dette à une anthropologie de l’homme-don et à une monnaie-don. La condition de possibilité pour que tout individu puisse se réaliser par l’actualisation de ses potentialités nécessite un revenu inconditionnel financé par une création monétaire démocratique et publique qui ne profiterait pas seulement à une minorité de happy few dans les paradis fiscaux arrosés par la création monétaire du système bancaire. En effet, pour qu’un individu puisse passer de la maximisation de ses intérêts égoïste à une actualisation de ses potentialités, encore faut-il qu’on lui donne les possibilités de le faire. L’homme endetté est bien obligé de travailler pour une entreprise qui détruit l’environnement ou qui détruit le bien commun par la prédation [46] s’il ne possède pas d’autres choix. L’individu endetté par la monnaie-dette n’a pas d’autre choix que de vivre au jour le jour dans une maximisation de ses intérêts économiques pour rembourser la monnaie-dette. L’individu n’a pas la possibilité réelle d’actualiser ses potentialités pour l’art ou la science et il est souvent contraint de gâcher sa vie dans un des multiples bullshit jobs [47] de la féodalité managériale contemporaine [48] construite sur le modèle d’un management financiarisé prédateur [49] qui recherche en priorité non pas la production de biens et de services mais l’extraction de rentes [50] dans la logique des intérêts acquis décrits par Veblen. La pression qu’exerce la création monétaire sous forme de dette vers une logique de la maximisation des intérêts à court terme amène à de tels niveaux d’inégalités que bientôt, la maximisation des intérêts pour une majorité de la population consistera à choisir entre l’intérêt qu’il y a à dormir dans telle rue ou dans telle autre rue car la finalité de ce monde est bien celle d’une monde de production automatisé où l’on sera soit un milliardaire biologiquement augmenté, soit un individu exclu et condamné à un lent suicide par opiacés [51] puisque dans un monde automatisé, les milliardaires n’auront plus besoin de main-d’œuvre et les individus ne seront plus la source de la maximisation de leurs intérêts mais une gêne dans cette maximisation des intérêts, comme les marxistes de l’école de la critique de la valeur l’ont bien compris [52]. Si le travail risque de disparaître, c’est justement parce que la monnaie n’est pas créée sous forme de revenu inconditionnel pour soutenir une économie réelle et productive. Le paradigme du don au sens de Bhaskar vise selon nous, à long terme, à instaurer une société démocratique, égalitaire, fraternelle et libre fondée sur un revenu inconditionnel donné à tous, lequel revenu pourra permettre à l’économie qui marche sur la tête des intérêts acquis de repartir sur les pieds de l’intérêt général. Un tel paradigme ne se veut fondamentalement démocratique car donner le pouvoir au peuple, à moins d’abolir la monnaie, c’est donner la monnaie au peuple. Nous pouvons récapituler ainsi les points principaux de ce paradigme :
- Comme l’écrit Alain Caillé, le fondement du paradigme du don doit être éthique. Nous proposons donc un principe éthique du don conçu comme tendance innée de l’homme à donner par la création et en particulier par sa plus haute faculté, son imagination créatrice. Nous orientons donc le regard avec Bhaskar sur une politique de l’actualisation des potentialités des humains et des autres formes de vie. L’homme est un animal politique doué d’imagination capable de deux types de don : un don intérieur qui permet de développer les arts et les sciences _ la libercr éativité de Caillé - et un don extérieur qui permet de développer la société grâce à l’empathie et au lien qu’elle crée – l’aimance de Caillé.
- La dimension éthique est centrée sur l’épanouissement dans l’être et donc sur l’actualisation des potentialités humaines. Cette dimension oriente le regard vers les potentialités, les mécanismes générateurs, et elle s’inscrit ainsi dans la philosophie de Bhaskar, une philosophie proche de celles de Whitehead, Marx et de Spinoza, notamment pour son matérialisme et son panpsychisme nécessaire pour décentrer le regard du seul sujet humain et étendre l’attention sur l’écologie. Le passage de la maximisation des intérêts actuels à la maximisation des potentialités des individus et plus généralement des êtres vivants jette un regard nouveau sur la question du mal décrite par Schürmann et Belhaj Kacem, laquelle question est très liée à l’hubris, au pléonectique puisque dès lors que le regard se focalise sur la maximisation des intérêts conçue comme fondement au bien général (Mandeville, Smith, le mythe du déversement, le mythe de la main invisible, la fable des abeilles, les vices individuels font les vertus collectives, l’enfer est pavé de bonnes intentions et implicitement, inversement, etc.) alors toutes les inégalités et toutes les dominations sont justifiées par la recherche censée être éthique de la maximisation des intérêts du sujet. Par ailleurs la maximisation des intérêts est essentiellement quantitative.
- Ce principe de don au centre du paradigme du don possède une dimension anthropologique étudiée par Marcel Mauss et par le MAUSS, notamment par Maurice Godelier.
- Ce principe du don possède une dimension philosophique. Il s’inscrit dans l’histoire des principes résumée par Reiner Schürmann [53] après le principe hégémonique de l’Un durant la Grèce antique, après le principe hégémonique de la Nature durant la Rome Antique, après le principe hégémonique de Dieu durant le Moyen-Âge et après le principe hégémonique du Sujet cartésien durant la modernité et la post-modernité. Il s’agit, grâce aux connaissances scientifiques récentes – psychologiques et anthropologiques – d’aller au-delà du paradigme du sujet cartésien ou en tout cas de ce qu’il est devenu, l’homo oeconomicus, pour aller vers le principe de créativité, mot inventé par le philosophe Whitehead. Il s’agit de mettre la faculté de l’imagination créatrice au centre et donc d’insister sur les potentialités de l’humain, sur sa capacité à réaliser les projets qu’il imagine.
- L’attention portée sur les mécanismes générateurs – puisque le paradigme du don consiste à choisir de quels mécanismes générateurs ou potentialités il faut favoriser l’actualisation – aboutit à une méthode épistémologique abductive centrée sur la découverte des faits sociaux totaux en sociologie et sur la découverte des faits stylisés en économie.
- Dans la stratification ontologique du champ social, Bhaskar distingue avec Marx la lutte des classes comme étant le mécanisme générateur le plus fondamental. Nous distinguons avec Bhaskar mais aussi avec un disciple de Bhaskar, Turner, le mythe – comme projection collective de l’imagination humaine - le mécanisme générateur le plus important après la lutte des classes. Ensuite nous distinguons les conventions avec l’Economie des Conventions, puis la production de monnaie avec Hudson, Minsky, Keen et dans une certaine mesure en France, Orléan et Aglietta, comme l’institution fondamentale des sociétés modernes qui sont avant tout, monétaires avant même d’être capitalistes, si tant est que l’on puisse distinguer réellement les deux. Enfin nous distinguons les autres formes institutionnels étudiées par la de la théorie de la régulation et qui sont l’état, le marché et l’entreprise.
- Le rôle central et performatif du mythe étudié par Turner nous amène à poser une opposition radicale à ce que nous nommerons le paradigme de l’homme-dette qui provient selon les travaux de Hudson du mythe du péché originel, puisque le mot dette signifie aussi péché en hébreu. Ce mythe de l’homme-dette qui doit travailler pour expier et rembourser ses dettes s’inscrit dans une métaphysique du Sujet – dont on ne retracera pas ici la généalogie de Saint Augustin à Descartes – qui fait tourner l’univers autour du sujet humain comme jadis l’univers tournait autour de la terre. Ces mythes s’expriment dans la modernité par un bien qui naît de l’égoïsme rationnel qui maximise ses intérêts. L’homme doit expier par le travail – quel qu’il soit – son péché, sa dette originelle. Le mythe de l’homme-don doit poser l’homme comme intrinsèquement créateur et donc donateur non pas par un idéalisme béat, bien que l’homme soit anthropologiquement plus proche de de l’homme-don que de l’homme-dette, mais par la compréhension réaliste grâce aux travaux de Turner de la performativité du mythe.
- L’effectivité du paradigme de l’homme-don doit passer par la monnaie comprise comme une interstructure entre la superstructure et l’infrastructure, autrement dit comme une courroie de transmission qui permet au paradigme du don de se matérialiser dans l’infrastructure. Le rôle central de la lutte des classes profondes comme lutte pour l’appropriation des moyens de production de monnaie qui détermine la lutte pour l’appropriation des moyens de production de biens et de services a été démontré selon nous par les travaux de Hudson. Le paradigme de l’homme-don s’oppose alors au néolibéralisme compris comme l’aboutissement du paradigme de l’homme-dette puisque dans le néolibéralisme de Friedman, l’activité du monde est soumise à celle de la monnaie créée sous forme de dettes. Par conséquent, de même que le paradigme de l’homme-dette dont la vie est régie par la création monétaire oligarchique et privée sous forme de dette, le paradigme de la vie de l’homme-don doit être régie par la création monétaire démocratique et publique sous forme de revenu inconditionnel. De manière plus réaliste, il s’agit d’ouvrir l’imaginaire anthropologique, économique et social pour ouvrir les possibilités monétaires entre les deux bornes que sont la monnaie-dette et la monnaie-don. Cette ouverture se réalise déjà avec les monnaie bitcoin qui se développent justement dans un objectif de lutte politique contre la monnaie-dette.
Aujourd’hui, le système monétaire donne de l’argent gratuit aux riches via la création monétaire oligarchique qui crée la monnaie dans les comptes bancaires des paradis fiscaux. Le problème n’est pas de créer de la monnaie pour la donner aux riches mais de créer de la monnaie pour ne pas la donner seulement aux riches pendant que les pauvres prient pour un ruissellement comme les anciens priaient pour que la pluie mette fin à la sécheresse. C’est une injustice que nous devons réparer avec une création monétaire citoyenne inconditionnelle car la création de monnaie ex-nihilo est nécessaire pour que l’économie fonctionne, comme le montre avec une brillante pédagogie les travaux de Keen. La question est donc de savoir comment on crée cet argent. Le paradigme du don peut alors proposer de créer cet argent démocratiquement et publiquement. Il est devenu difficile à imaginer qu’il est possible de donner de l’argent au pauvre à une époque où la métaphysique du Sujet a abouti au mythe méritocratique du chacun pour soi mais si l’on pouvait ouvrir un tant soit peu l’imaginaire collectif pour qu’une proportion même minime de la monnaie créée, disons 1% de la monnaie créée, soit donnée aux 99% de la population, ce serait déjà un bon début et une révolution extraordinaire de l’institution monétaire et donc du capitalisme.
4. De l’homme rationnel économique à l’homme imaginatif donateur
Où en sommes-nous ? Le mouvement anti-utilitariste des sciences sociales cherche depuis plusieurs décennies à défendre un paradigme du don résumé dans l’ouvrage « Anti-Utilitarisme et Paradigme du Don » par Alain Caillé. Nous connaissons la notion de paradigme scientifique issue des travaux de Kuhn mais j’aimerais proposer ici une autre perspective à mon sens plus élevé de paradigme ontologique [54]. Le philosophe Schürmann, dans son ouvrage posthume intitulé « Hégémonies Brisées » récapitule les hégémonies de l’Occident. Il raconte ainsi l’histoire de l’Occident dont le premier arc historique représente le règne de l’Un durant l’antiquité grecque, le second le règne de la Nature durant l’antiquité romaine, le troisième arc historique Dieu durant le Moyen-Âge et enfin le quatrième le Sujet (cartésien) durant la modernité. Aujourd’hui, l’hégémonie de l’individualisme, de l’axiomatique de l’utilité et des intérêts égoïstes montre que nous ne sommes pas sortis de la modernité et que le relativisme de la post-modernité n’est peut-être que l’extrême pointe du triomphe du sujet au sens où la hiérarchisation des valeurs par un sujet vaut autant que celle d’un autre. Ce relativisme ou même cette négation a été critiquée sous la forme du discours tragique du nihilisme et de l’effondrement de la civilisation occidentale depuis le XIXe siècle, par exemple par Nietzsche ou encore par Heidegger. Aujourd’hui, avec la crise écologique ou encore avec l’essor du véganisme, l’on constate que l’hégémonie du Sujet et des droits de l’homme désormais réduite à sa finalité, l’axiomatique de la maximisation des intérêts utilitaires économiques, se fissure sous les attaques de ce que l’on pourrait nommer les droits de la Nature. Ainsi l’hégémonie principielle de la Nature revient. De même, avec les attentats islamistes, l’on constate négativement un retour de l’hégémonie principielle de Dieu qui se place au-dessus des droits de l’homme. Dans l’idée du paradigme du don, on peut aussi penser avec Bhaskar à une sortie de la métaphysique du sujet cartésien qui implique de sortir de la dualité entre le corps et l’esprit.
Pour tenter de sortir de la métaphysique cartésienne du sujet, nous essaierons sans pudeur de comprendre ce qu’est l’anthropologie implicite de l’œuvre de Roy Bhaskar. Le philosophe parle d’espace-temps-causalité. Nous préférons ici parler d’un homme qui possède trois facultés fondamentales que sont la sensibilité correspondant à la dimension de l’espace, la volonté qui correspond à la dimension du temps et l’intelligence qui correspond à celle de l’information [55]. L’être humain est un être essentiellement d’imagination parce que c’est l’imagination qui synthétise sans cesse et crée sans cesse par cette synthèse dans notre esprit les trois dimensions de l’espace, du temps et de l’information. C’est l’essence de la créativité dans l’œuvre de Whitehead et de Bhaskar au sens d’une imagination créatrice qui par la synthèse du schème transcendantal crée sans cesse de la nouveauté et unie selon nous ces trois dimensions. C’est cette imagination qui permet de donner par la création des œuvres d’art et des sciences et de donner aux autres par l’empathie rendue possible grâce à notre imagination. La faculté créatrice de l’imagination est la faculté anthropologique du don. C’est la faculté qui permet de s’épanouir et de persévérer dans l’être pour l’homme. Dans le schéma ci-dessous, l’imagination est le centre de la sphère qui représente un homme tandis que la surface de la sphère est le contact de l’homme avec le monde extérieur, contact qui se produit toujours dans les trois dimensions de l’espace, du temps et de l’information si bien que l’individu, de même qu’il ne peut pas voir un objet dans une seule dimension de l’espace comme la hauteur, ne peut pas non plus percevoir un objet dans une seule des dimensions de l’espace, du temps et de l’information. Le schéma ci-dessous a pour visée de fixer dans l’esprit un schème de pensée non cartésien et donc panpsychique dans la tradition de Sipnoza, Whitehead, Bhaskar et Strawson. Le but est alors de sortir du schéma orthodoxe cartésien dualiste et de ses apories qui ont été analysées avec une clarté stupéfiante par l’œuvre de Strawson [56]. Ce schématisme cartésien est efficace dans les sciences naturelles et en particulier puisque les pierres se comportent comme si elles ne possédaient pas d’intériorité mais il est particulièrement nuisible dans les sciences humaines et donc sociales. En effet, le schématisme cartésien assimile les êtres humains à des boules de billards humaines et humiennes dont le chercheur pourrait ensuite prévoir et calculer les régularités des séquences d’évènements que seraient les trajectoires de ces boules humaines. C’est ce projet que tente de réaliser l’orthodoxie dans les sciences économiques et sociales. L’absence de stratification du réel et donc d’intériorité des acteurs qui se comportent comme des calculatrices maximisatrices de leurs intérêts réduits souvent à leurs profits est évidemment utile pour étudier certaines configurations sociales mais non seulement cette ontologie héritée du dualisme cartésien est une impasse dans la majeur partie des situations mais son caractère performatif est aussi problématique sur le plan politique puisque ce programme transforme les individus en de telles calculatrices maximisatrices comme l’a bien résumé Bernanos lorsqu’il a écrit que « l’on ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on admet pas qu’elle est d’abord une conspiration universelle contre toute forme de vie intérieure ». Evidemment le projet orthodoxe dans les sciences économiques et sociales est moins caricatural mais il ne fait que rectifier – par exemple via l’économie comportementale de Richard Thaler – à la marge un paradigme fondé sur une anthropologie d’un être humain purement rationnel, calculateur et sans intériorité. Face à cette rectification à la marge, le paradigme du don et le paradigme ontologique bhaskarien ont une démarche qui nous semble à la fois plus radicale et plus productif que l’économie hétérodoxe, par exemple le programme de l’économie des conventions. En effet ce dernier programme comme tous les programmes de recherche dits « hétérodoxes » au sein de la recherche économique est essentiellement critique et ne propose ni anthropologie ni ontologie et épistémologie positive à opposer au programme de recherche orthodoxe. Le risque est finalement de nourrir sans cesse un programme orthodoxe qui se modifie à la marge par la prise en compte des limites de la rationalité et des limites de la coordination par le marché si bien que l’erreur anthropologique fondamentale d’un individu à la rationalité calculatrice est sans cesse sauvée par ces rectifications alors que le paradigme maussien et le paradigme bhaskarien proposent d’abandonner ce programme de recherche et de prendre en compte la réalité d’un être humain dont la faculté fondamentale est son imagination. Le sauvetage de cette anthropologie semble aujourd’hui d’autant plus absurde que des logiciels qui excèdent largement les capacités rationnelles de calcul des êtres humains - que ces capacités relèvent du jeu d’échec, du jeu de go, de poker ou d’autres types de tests [57] - montrent bien que c’est bien la faculté de l’imagination créatrice de l’être humain qui caractérise l’individu comme l’avait pas ailleurs déjà analysé Kant avec le schème transcendantal de l’imagination [58] ou encore les physiciens tels que Einstein qui ont toujours insisté sur le rôle premier des expériences de pensée par l’imagination dans la recherche scientifique. Ainsi l’économie des conventions propose une rationalité procédurale [59] qui s’oppose à la rationalité optimisatrice et individuelle de l’économie orthodoxe. Le problème selon nous est que cette rationalité rectifie la rationalité orthodoxe par différentes facultés comme la coordination avec autrui par une rationalité communicationnelle habermasienne ou encore par l’imagination ou encore par la rationalité des moyens qui remplace celle des fins mais qu’il manque une analyse anthropologique et philosophique de l’esprit humain puisque toutes ces facultés dérivent de l’imagination alors que l’économie des conventions en fait une faculté parmi d’autres pour rectifier la rationalité orthodoxe alors que c’est la rationalité orthodoxe elle-même qui dérive de l’imagination pour le réalisme transcendantal ou critique qui reprend ici l’analyse de Kant ou même de Marx au sujet du rôle premier de l’imagination. Il y a donc une colonisation de l’imaginaire hétérodoxe par l’imaginaire de l’orthodoxie, imaginaire lié à celui de l’ordinateur comme l’analyse Mirowski dans ses ouvrages, et l’hétérodoxie ne nous semble pas sortir de cet imaginaire contrairement à la philosophie de Bhaskar qui elle pose un homme essentiellement imaginatif – ce qui ne signifie pas irrationnel mais suprarationel au sens où les formes de la rationalité comme les formes de l’espace et du temps dérivent des schèmes transcendantaux de l’imagination – qui construit des institutions grâce à son imagination et pas seulement un marché qui n’est que la projection de l’imaginaire d’hommes ordinateurs coordonnés par un grand ordinateur. Or ce n’est que si l’on prend en compte la nature anthropologique et non computationnelle de l’esprit humain que l’on peut alors poser un paradigme des sciences sociales du don car le don est la conséquence de la faculté fondamentale de l’homme qui est sa faculté d’imagination. Une telle orientation de la recherche doit alors se focaliser avec Bhaskar, Turner et Graeber sur la manière dont la rationalité émerge de l’imagination et donc de l’individu créateurs de mythes mythes performatifs comme projection collective et communicationnelle de l’imagination des individus au sein d’une société. La rationalité ne peut dans cette perspective être clarifiée que si elle est comprise comme toujours insérée dans des mythes – les forces, les champs – dans les sciences physiques ou l’ordinateur actuellement dans les sciences humaines et donc sociales. Être rationnel, c’est comprendre que nous sommes bien peu rationnels et que le fondement de la rationalité est l’imagination qui n’est pas le contraire de la raison mais sa matrice toujours génératrice de formes de raisons de plus en plus sophistiquées pour comprendre le monde qui nous entoure. Cela signifie comprendre la généalogie mythologique de nos conventions et de nos institutions. Or une telle compréhension requiert une ontologie stratifiée et performative du monde social qui articule et ordonne la lutte des classes, les mythes, les conventions et les institutions et il nous semble que c’est ce que propose la philosophie de Bhaskar qui elle-même repose sur l’anthropologie d’un homme qui est un animal politique doué d’imagination – et créateur, donateur de sens, de finalité, etc. par cette faculté - si bien que le cœur de la lutte de classes la plus profonde se situe au niveau des mythes d’où émergent les conventions et les institutions et que les travaux de Turner mais aussi de Graeber nous semblent confirmer une telle ontologie bhaskarienne. L’animal politique doué d’imagination donne avant tout parce qu’il imagine du sens commun au don, parce qu’il s’imagine à la place d’autrui, et c’est parce qu’il est essentiellement un animal politique doué d’imagination et pas de raison qu’il donne. La raison est produite par ce schème homéostatique [60], par l’adaptation perpétuelle grâce à l’imagination au centre de la sphère au monde extérieur perçu à la surface de la sphère et la transition entre l’imagination et la perception est avant tout émotionnelle : dans ce modèle panpsychique qui entend dépasser le dualisme cartésien, l’émotion résulte de l’interprétation par l’imagination de la perception et du fait que la perception entre en résonance ou en dissonance avec l’imaginaire de l’individu. On retrouve avec Bhaskar un panpsychisme spinozien que Antonio Damasio a tenté de conceptualiser dans le domaine des neurosciences en tentant d’éviter aussi ce qu’il « nomme l’erreur de Descartes ». Le don peut alors être compris dans cette interprétation post-descartienne qui permet de sortir de la métaphysique du sujet et de son dualisme sujet-objet pour redonner une intériorité graduelle, panpsychique, à tous les existants qui tous, de la pierre qui conserve sa structure moléculaire à un niveau homéostatique très faible à l’animal, possèdent un degré d’homéostasie en tant que persévérance dans leur être. Or, c’est par cette production d’unité, sans laquelle l’objet disparaitrait, qu’il y a création de nouveauté au sens de Whitehead puisque « le multiple devient un et ajoute un » et cette création de nouveauté est selon nous l’essence métaphysique et anthropologique d’un homme-don qui par la faculté créatrice de son imagination est irréductible à l’homme utilitariste qui maximise ses intérêts puisque l’imagination produit sans cesse de la sublimation qui dépasse le sujet pour créer de l’universelle soit en créant du lien avec autrui, l’individu imagine ce que pense et ressent l’autre, soit par une participation à la création des arts et des sciences qui sort l’homme de lui-même pour créer, souvent contre son intérêt comme en témoignent les biographies des artistes et des scientifiques, une production tournée vers le bien, le beau et le vrai. C’est ce que rappelle Alain Caillé dans ses travaux puisque nous sommes vivons toujours entre deux mondes qui sont le monde utilitariste et le monde du don – la famille, les amis, le plaisir de créer et de jouer, l’idée de « tout donner » dans le sport sans calcul utilitariste, etc. - et, si le monde utilitariste dérive d’un monde du don qui est premier, c’est parce que la raison utilitariste n’est qu’une des raisons créées par un individu humain ontologiquement donateur grâce à son imagination.
L’homme d’imagination créatrice ou donatrice ne maximise pas des intérêts comme l’homme de raison de Descartes qui séparait les dimensions de l’étendue – espace et temps – de la dimension de l’information et qui séparait le centre de la sphère, la capacité de synthèse de l’imagination de sa surface, la perception. Par conséquent l’homme d’imagination qui devrait succéder à l’homme dit rationnel ou en tout cas à l’homme calculateur – puisqu’une étude approfondie de Descartes pourrait révéler que son individu a été appauvri et que sa raison correspondait bien à la faculté de l’imagination – construit la société à partir de la nature mais grâce, fondamentalement à son imagination. Il n’y a plus de dualisme entre l’intellect et l’étendu puisque l’imagination est justement la faculté la plus élevée de l’homme qui travaille sans cesse à produire de l’unité ontologique. Ainsi la construction sociale se produit par la lutte des classes mais grâce, en premier lieu, aux mythes comme projection performative de cette faculté fondamentale de l’homme dans la société, lesquelles mythes donnent naissance aux conventions – parmi lesquelles les conventions de la démarche scientifique - qui donnent naissance aux idéologies et enfin au régime d’accumulation capitaliste, lequel possède un fond, les moyens de production de monnaie et une forme, les moyens de production de biens et de services. La forme change sans cesse et le paradigme numérique a remplacé le paradigme de l’automobile, le paradigme du pétrole celui du charbon, mais le fond reste le même : la création de monnaie qui est tautologiquement le moteur de toute société monétaire. Aussi la lutte des classes est une lutte des classes pour la production de mythes - au centre de la mythologie des sociétés modernes règne le mythe de la monnaie et de sa création dans les sociétés monétaires de la même manière que le mythe de Dieu régnait dans les sociétés religieuses ou que le mythe du feu et de sa création régnait dans les sociétés traditionnelles étudiées par Turner - qui justifient des conventions qui donnent naissance à des institutions gouvernées par l’institution monétaire, publique ou privée, démocratique ou oligarchique, lesquelles institutions gouvernent les hommes. On peut schématiser cette ontologie bhaskarienne par laquelle les hommes créent la culture dans le schéma suivant :
5. Une politique économique du don
Nous proposons un projet de création monétaire démocratique comme projet concret de politique économique du don à la mesure des enjeux économiques et environnementaux de notre époque. Ce projet apparaît comme la condition de possibilité pour les citoyens d’actualiser leurs potentialités. Il se situe donc dans l’éthique de la créativité de la philosophie de Bhaskar et, selon nous, c’est dans cette imagination créatrice de l’individu que naît le don, que ce don soit intérieur et orienté vers la création artistique ou scientifique, Caillé parle de libercréativité, ou extérieur et orienté vers le lien social grâce à l’empathie produite par l’imagination, Caillé parle d’aimance. Le projet de création monétaire démocratique s’inscrit dans la tradition millénaire du jubilé analysé par Hudson [61] qui permettait de protéger la démocratie contre les dérives oligarchiques. En effet, l’annulation des dettes revenait à une création monétaire dans les comptes des personnes endettées pour rembourser ces dettes. C’est d’ailleurs le jubilé proposé par Steve Keen à ceci près que Steve Keen propose d’injecter la monnaie dans les comptes bancaires de tous les citoyens, y compris de ceux qui ne sont pas endettés. De plus, Steve Keen comme David Graeber, sont partisans de jubilés qui ne seraient pas seulement ponctuels mais permanents et donc, d’une création monétaire enfin démocratique et injectée directement dans les comptes bancaires des citoyens, institution monétaire qui abolirait enfin le scandale de la misère dans l’abondance. Il s’agirait de s’opposer ainsi frontalement à la politique économique oligarchique en se focalisant sur le cœur du système économique, l’institution monétaire.
La grande dynamique historique du capital a été décrite par Minsky et récemment par Hudson à un niveau de profondeur théorique et historique sans précédent. Cette dynamique est la lutte des classes profonde pour l’appropriation des moyens de production de monnaie qui détermine la lutte des classes superficielle des moyens de production de biens et de services. On constate en effet que les banques privées, depuis qu’elles possèdent le monopole des moyens de production de monnaie passent leur temps à acheter les moyens de production de biens et de services, l’exemple de la Grèce est éloquent et nous suivons cette voie avec Macron en France(cf. les aéroports de Paris ou l’ouvrage « Les Prédateurs » de Denis Robert et de Catherine Le Gall). Les multinationales qui ont accès aux paradis fiscaux créés par les banques grâce à leur pouvoir monétaire participent aussi à ce rachat du bien commun. J’ai tenté d’analyser historiquement, sociologiquement, financièrement et historiquement [62] comment la structure de création (et donc aussi de diffusion) de la monnaie est devenue inadaptée à notre niveau d’automatisation technique [63]. Quand l’étude récente comme celle de Bessen [64] démontre que la majorité des profits des entreprises cotées ne provient depuis l’an 2000 non plus de la production de biens et de services mais de l’obtention de rentes par le lobbying auprès du gouvernement (cf. encore le livre « Les Prédateurs » de Denis Robert et de Catherine Le Gall pour comprendre ce mécanisme de captation des rentes) alors il faut donner raison à l’analyse de Veblen, de Galbraith (père et fils), de Hudson, de Graeber et de Keen. Nous sommes entrés dans un régime d’accumulation capitaliste fondé sur la rente, lequel régime est dissimulé par une économie des « intangibles » ou de l’information qui est essentiellement rentière. C’est un fait indéniable et nouveau, comme le montrent les travaux de Bessen [65] puisque la date de cette transition est l’an 2000. Cette analyse rentre totalement dans la lecture profonde de Marx, celle représentée hier par Lukacs, puis par les situationnistes et celle représentée aujourd’hui par l’école de la critique de la valeur. Ainsi Norbert Trenkle et Ernst Lohoff ont magnifiquement décrit cet essor de la prédation comme nécessité historique dans le chef-d’œuvre marxiste des dernières décennies, « La Grande Dévalorisation ». J’ai traduit avec mon ami Thibault Mirabel des extraits de l’œuvre de Michael Hudson car il nous semblait anormal qu’un penseur considéré comme le plus grand critique du néolibéralisme par des gens comme David Graeber ou encore Steve Keen ne soit toujours pas traduit en France. Ce déficit de traduction ne concerne pas que Hudson puisque l’on peut noter qu’encore aujourd’hui un seul des livres de Veblen – assez marginal – a été traduit en France. Les articles traduits de Hudson montrent après plus d’un demi-siècle de recherches empiriques et théoriques dans les domaines de l’anthropologie, de l’économie, de l’histoire et de la finance, que la lutte des classes pour l’appropriation des moyens de production de monnaie est le cœur, non seulement du capitalisme, mais de toute l’histoire de l’humanité depuis l’apparition de la monnaie et ce, jusqu’à une étude historique de la vie de Jésus Christ comme militant politique de la rédemption, c’est-à-dire de l’annulation de toutes les dettes. Michael Hudson montre en effet que Jésus Christ n’est pas mort pour nos péchés mais pour nos dettes. C’est donc toute l’histoire de l’Occident qu’il faut relire et réinterpréter à la lecture de Michael Hudson [66]. La recherche d’un cadre théorique m’a amené, après la lecture des principaux philosophes, à envisager avec David Graeber la synthèse théorique épistémologique et ontologique de la philosophie de Roy Bhaskar [67] et de Tony Lawson comme étant la plus performante pour offrir un cadre d’analyse théorique qui rejette définitivement l’épistémologie des écoles néoclassiques et néolibérales, qui forment d’ailleurs une symbiose théorique. Cette synthèse me semble particulièrement adaptée pour réconcilier les écoles de pensée françaises que sont la théorie de la régulation, le mouvement anti-utilitariste des sciences sociales et l’économie des conventions.
Cependant, au-delà du cadre théorique, il existe une urgence à mesure que les nuages des crises écologiques, économiques, sociales et politiques commencent à converger à l’horizon dans l’annonce d’une pluie diluvienne. On trouve d’ailleurs de grands ouvrages philosophiques consacrés à une analyse profonde du péril technique, notamment ceux de Reiner Schürmann, de Jean Vioulac, de Bernard Stiegler ou de mon ami Mehdi Belhaj Kacem. Dans des échanges et des entretiens plus concrets avec des experts de la technologie et de son impact sur la société, j’ai pu constater que les symptômes du péril technologique se multiplient.
La création monétaire actuelle n’est plus du tout adaptée au degré d’automatisation de la société. L’argent créé par les banques commerciales sur les marchés primaires – la BCE n’a pas le droit de créer de la monnaie sur le marché primaire depuis Maastricht et avant, en France, depuis la loi de 1973 – mène inéluctablement à un régime d’accumulation hyper-féodal de captation de rentes très bien décrit dans l’ouvrage de James Galbraith, « L’Etat Prédateur », et très bien mésuré par James Bessen. Le livre de James Galbraith démontre que le degré de fusion entre l’Etat et le Marché – ou plus exactement les grandes banques et les multinationales – est tel que le remplacement d’une création monétaire oligarchique privée par une création monétaire oligarchique publique ne servirait à rien. Ce fait n’est d’ailleurs pas nouveau pour les lecteurs de David Graeber, le Marché et l’Etat ont toujours été des deux faces de la pièce de monnaie oligarchique. Un niveau de démocratie décent pouvait exister à une époque où le faible degré d’automatisation faisait que les élites avaient encore besoin des peuples pour construire des biens et des services qu’ils consommaient. Ce n’est plus le cas actuellement comme le démontre empiriquement l’analyse de Bessen [68] et comme j’ai tenté de le démontrer théoriquement [69]. Il n’existe donc pas d’autre solution qu’une création monétaire démocratique aux inégalités politiques et économiques qui sont, empiriquement et théoriquement identiques [70], puisque l’argent achète le pouvoir qui permet d’obtenir plus d’argent. De surcroît, nous vivons les prémisses d’une crise écologique. Or cette crise ne pourra jamais être résolue si le rapport de force entre les citoyens et les multinationales ne s’inverse pas et ce rapport de force ne pourra jamais être inversé tant que la création monétaire se dirigera de manière presque exclusive dans les comptes bancaires des grandes fortunes et des grands groupes installés dans les paradis fiscaux.
Actuellement, le « there is no alternative », l’illusion que l’on ne pourra jamais rien faire face aux paradis fiscaux, aux inégalités ou à la crise écologique provient toujours de l’hégémonie de vieux schèmes de pensées structurellement oligarchiques qui ne sont plus adaptés à notre société automatisée et à l’intérieur desquels il n’est plus possible de ne rien faire. Il est donc nécessaire de réaliser un dessaisissement du vieux schème de pensée selon lequel la création monétaire, publique ou privée, ne peut être que oligarchique. Cet appel à la prise de conscience, non seulement de la possibilité, mais surtout de la nécessité d’une création monétaire démocratique pour protéger les démocraties, les économies et l’environnement est vital. Avec la lecture de Steve Keen et de Michael Hudson, il faut comprendre que la création monétaire privée oligarchique de la théorie quantitative de la monnaie est le cœur du monétarisme néolibéral instauré mondialement par Milton Friedman et que l’opposition au néolibéralisme signifie concrètement l’opposition à la création monétaire privée et oligarchique par une création monétaire publique et démocratique. C’est l’enjeu de la survie de l’espèce humaine et de toutes les autres espèces qui n’ont pas demandé à être exterminées par l’orientation techno-capitaliste donnée de la création monétaire actuelle. A moins d’abolir la monnaie, la politique est monétaire ou elle n’est pas. C’est pour cette raison que le néolibéralisme est une politique puisque le néolibéralisme est un ordre monétaire du monde qui dessine l’architecture des lois, des technologies développées et des politiques étatiques via des documents performatifs très précis que sont les « loan agreement » ou encore les « credit application » rédigés dans les banques d’investissement.
Malheureusement, la gauche ne propose plus aucune politique alternative depuis plusieurs décennies pour la simple raison qu’elle ne propose plus aucun ordre monétaire alternatif et qu’elle se cramponne sur une distinction du public et du privé qui n’est pas suffisante à une époque où le degré d’automatisation atteint amène inéluctablement à une convergence des intérêts publics et privés pour laisser tomber des peuples que la conjonction de l’automatisation et du caractère oligarchique de la création monétaire rend économiquement, socialement et politiquement inexistants parce que c’est la monnaie qui gouverne les lois du monde et que les peuples ne possèdent aucun accès à la monnaie. Or, comme les élites n’ont plus besoin des peuples dans une société automatisée et que le pouvoir monétaire et donc politique des peuples est nul, les élites ne peuvent que trahir les peuples [71] et même, regarder leurs extinctions à mesure que l’espérance de vie commence à baisser en occident [72]. Si « la philosophie doit changer le monde », elle doit comprendre que le principe hégémonique de chaque époque si bien étudié par la philosophie de Reiner Schürmann ou encore dans la philosophie de Foucault et d’Agamben, s’incarne aujourd’hui dans la monnaie. Comme l’on montré Michael Hudson, Jésus Christ n’a pas seulement cherché à changer l’ordre métaphysique du monde mais aussi son ordre monétaire, c’est-à-dire politique. A la lecture de Michael Hudson, rien n’est plus éloigné de la vie de Jésus Christ que la formule « Rendez à César ce qui est à César et rendez à Dieu ce qui est à Dieu. » Le combat de Jésus Christ, comme tous les combats politiques, est un combat qui ne sépare pas à la manière de Descartes le monde des idées du monde physique. C’est un combat pour que s’incarne un ordre nouveau fondamentalement subversif [73] et démocratique [74] par une abolition de la dette. Je précise que je ne suis pas chrétien mais que notre civilisation judéo-chrétienne doit tirer les leçons de l’histoire du Jubile comme lutte pour l’abolition de la dette avec Michael Hudson et David Graeber. La monnaie provient de la dette et non pas du troc et elle a toujours été le fondement de la relation entre le maître et l’esclave et donc, de la politique. Faire croire que la monnaie était neutre tout en captant son contrôle exclusif, tel aura été le génie politique du néolibéralisme de Milton Friedman. Mais la finalité de ce projet est catastrophique et il est fondamental avec la philosophie de Roy Bhaskar de ne pas s’arrêter à une phénoménologie du néolibéralisme mais de discerner les mécanismes générateurs et en particulier les mécanismes que sont les luttes de classes, les mythes et les conventions qui justifient le mécanisme générateur monétaire du néolibéralisme qui structure la politique économique. Une fois ce mécanisme générateur identifié comme fait social total et comme fait stylisé, il est alors possible d’opposer au mécanisme générateur de la monnaie-dette, le mécanisme générateur d’une monnaie-don qui serait une création monétaire démocratique qui ferait des individus les maîtres des institutions (entreprises, états, monnaie, marché) dans une société où les institutions serviraient les citoyens et non l’inverse.
Cependant, en profondeur, tout paradigme scientifique – et donc politique puisque l’on ne peut distinguer les faits et les valeurs dans ce domaine - dans le sciences sociales doit se fonder sur une anthropologie. Après avoir explicité la philosophie de Bhaskar et après l’avoir illustrée grâce aux travaux anthropologiques de Turner, j’ai tenté de dégager une anthropologie qui puisse s’opposer à celle de l’homo oeconomicus. Je me suis donc inspiré à la fois de la philosophie de Bhaskar et de de l’anthropologie du don pour essayer de montrer que les deux programmes de recherche possèdent des forces et des faiblesses très complémentaires. Aujourd’hui, seuls Lawson et Graeber – qui devait écrire un ouvrage avec Bhaskar juste avant le décès prématuré de ce dernier – poursuivent un tel programme de recherche d’une manière explicite et l’objet de ces articles consacrés à la philosophie de Bhaskar est de convaincre les chercheurs dits hétérodoxes des sciences sociales de découvrir la philosophie de Bhaskar et peut-être, de s’engager dans la voie d’une synthèse hétérodoxe fondée sur la philosophie de Bhaskar et sur ses continuateurs qui sont Lawson, Turner ou encore Graeber. Les « hétérodoxes » - qui sont d’ailleurs déjà en train de devenir les « orthodoxes » du fait de l’impasse du programme néo-classique – et en particulier les institutionnalistes ne seront pas dépaysés s’ils lisent les œuvres de Lawson dans la mesure où ils comprendront que le projet de Bhaskar est très proche de celui de Veblen et que ce mouvement bhaskarien peut alors être lu dans un mouvement néo-veblenien encore plus large dont les fondations philosophiques seraient données par le réalisme critique issu des travaux de Bhaskar, les fondations économiques seraient données hétérodoxes inspirés par Marx et Keynes mais encore plus par Veblen et par les travaux néo-vebleniens d’auteurs tels que Nitzan ou Fix et les fondations anthropologiques seraient données par les travaux du MAUSS. Il nous semble qu’il se dégage-là un nouveau paradigme des sciences sociales incarné aujourd’hui par Graeber. C’est ce paradigme que nous avons tenté d’esquisser et qui requiert une autre anthropologie au sens d’une autre conception de l’homme irréconciliable avec l’homo oeconomicus.