Le nouveau MAUSS est arrivé !

N° 63. D’autres visages du don, inattendus. Cent ans après…

Cent ans après la publication du célèbre « Essai sur le don » de Marcel Mauss dans L’Année sociologique 1923-24, son aura et son influence sur les domaines les plus variés de la pensée et de la recherche ne cessent de croître. Ce n’est guère visible en France où, à part les études érudites sur Mauss lui-même, seul le MAUSS prend pleinement au sérieux son héritage en développant le « paradigme du don ». Mais c’est évident à l’échelle internationale, comme nous l’avons découvert en créant la revue numérique MAUSS International, le cousin germain anglophone de La Revue du MAUSS.

Quel plus bel hommage pouvions-nous rendre à Marcel Maus et à son Essai que de montrer ce qui est éclos, dans le monde entier, des graines qu’il a semées ! Pour en donner une idée au lecteur francophone, ce numéro réunit une sélection de contributions internationales majeures à la théorie et à la recherche empirique sur le don. Chacune met en lumière des visages inattendus, étonnants, de ce phénomène d’une richesse inépuisable.

Nos lecteurs et nos lectrices verront, par exemple, comment le jazz peut s’entendre comme une forme de don, et le don comme une forme de jazz. Comment la valeur d’un don est indissociable de son double qui le hante, son « don fantôme ». Comment encore la perspective d’un animisme méthodologique étend la relation de don des humains à l’ensemble du vivant. Ou comment aussi don, grâce, beauté, forme et mouvement s’enchevêtrent. Sans parler des harmoniques possibles du don avec la physique quantique. Etc.

Un bon moyen de faire le point sur le paradigme du don. Il se porte bien !

Avec les textes de : Franck Adloff, Dwaipayan Banerjee, Mikkel Borch-Jacobsen, Alain Caillé, Jacob Copeman, Didier Fassin, Jacques Godbout, Veronika Hoffman, Andrea Magnelli, Mark Osteen, Ilana Silber, Lars Spuybroek.

Et en @ : Adeline Baldacchino, Sari Hanafi, Edouard Jourdain, Frédéric Vandenberghe.

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20 €

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Sommaire

Alain Caillé et Philippe Chanial, Présentation

Thema

Mark Osteen , Le jazz c’est du don, le don c’est du jazz

Alain Caillé, La lutte pour la reconnaissance par le don. De Mauss au MAUSS

Jacob Copeman et Dwaipayan Banerjee, Dons réels et potentiels :critique et relations de don fantômes

Franck Adloff, Existe-t-il des dons de la nature ? Ontologie, convivialité et symbiose

Jacques T. Godbout, Le don est-il quantique ?

Lars Spuybroek , La machine à grâce

Jacques T. Godbout, À propos de La machine à grâce, par Lars Spuybroek

Veronika Hoffman, Le don et la grâce : croisements et complexités

Ilana F. Silber, Natalie Z. Davis et les registres du don

Varia

André Magnelli, La théorie critique du don. Cheminements et programmes d’Alain Caillé et du MAUSS (1982-2022)

Didier Fassin, L’humanisme. Une réévaluation critique

Frédéric Vandenberghe, Le point de vue de l’animal. Ontologie, vitalisme et romantisme dans les humanités écologiques

Sari Hanafi, Vers une sociologie dialogique

Mikkel Borch-Jacobsen, Platon sur Facebook

Adeline Baldacchino et Édouard Jourdain, La raison collective de la Cour des comptes. Examen d’un cas entre
démocratie délibérative et libertaire

Ricochets

François Bordes, È morto il santo

Anne Mulpas, Métamorphose, mon amour

Florian Villain-Carapella, À l’écoute de la mélodie du monde

Michel Terestchenko, Le retour de la transcendance ?

Sylvain Pasquier, Le tracteur, tout un symbole

Myriam Edjlali-Goujon et Sadek Beloucif, La neuroradiologue et le Café au lait

Bibliothèque

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Présentation par Alain Caillé & Philippe Chanial

Une conviction s’est peu à peu formée au fil du parcours de la Revue du MAUSS, amorcé en 1981 : l’Essai sur le don [1] est bien un des textes les plus importants de la relativement courte histoire des sciences sociales, et même de la bien plus longue histoire de la philosophie morale et politique occidentale. Rien pourtant ne l’annonce comme tel en première apparence. Mauss, on le sait, se méfiait comme de la peste des spéculations abstraites. Quoique philosophe de formation on ne trouvera chez lui aucune référence explicite à telle ou telle philosophie, ou si peu. C’est dans sa manière d’assembler les relations ethnographiques ou historiques d’une vertigineuse myriade de pratiques déconcertantes, dans sa façon de monter en généralité sans vraiment le dire qu’il faut chercher sa contribution proprement théorique. Étonnement puissante et féconde, même si presque toujours implicite. Nous-mêmes au MAUSS n’avons pris conscience que très progressivement de cette richesse. Bien sûr, si en choisissant le nom de MAUSS nous lui rendions hommage, c’est parce que nous pressentions — plus que nous ne le savions — qu’il y avait là un trésor largement caché qu’il restait à exhumer. Mais il aura fallu du temps pour commencer à en prendre la pleine mesure.

Pendant les dix premières années de la Revue du MAUSS (sous le nom tout d’abord de Bulletin du MAUSS) les échos à l’Essai sur le don se sont fait entendre pour l’essentiel par des articles à teneur anthropologique consacrés aux pratiques de don archaïque, avec une attention toute particulière portée à la question de la nature des monnaies dites primitives. C’est le sociologue québécois, notre ami Jacques Godbout, qui nous montrera le premier tout l’intérêt qu’il y a à ne pas considérer les pratiques de don dans les sociétés contemporaines comme de simples survivances d’un monde archaïque et traditionnel depuis longtemps disparu, mais bien comme un continent à part entière toujours vivant aujourd’hui encore [2]. De nombreux travaux à la fois théoriques et empiriques suivront dans ce sillage [3]. Mais la découverte de ce que le don, tel qu’analysé par Mauss, n’a pas existé seulement autrefois et ailleurs, mais que mutatis mutandis il est toujours présent au sein des sociétés contemporaines — et qu’il ne peut d’ailleurs pas en être autrement, parce que la relation de don est celle qui permet aux humains de se reconnaître comme tels — allait permettre de prendre pleinement conscience de son universalité. Une universalité toujours exprimée sous des formes historiquement et culturellement variables, comme y insistera à juste titre Ilana Silber, mais une universalité quand même. C’est ainsi que peu à peu allait se préciser et se formuler ce que nous appelons au MAUSS, le paradigme du don. Non pas une réponse à tout, mais une autre manière de comprendre l’ensemble des théories dominantes en science sociale.

Pour qui voudrait suivre les étapes de la constitution de ce paradigme, et mesurer sa portée, on ne saurait trop conseiller la lecture de l’article d’Andrea Magnelli. Particulièrement informé et précis, en retraçant le cheminement théorique d’Alain Caillé, il restitue aussi celui du MAUSS, interrogeant à la fois le contexte intellectuel de création de la revue et du mouvement, la constitution progressive de son programme de recherche anti-économiciste, anti-utilitariste jusqu’à la définition de son paradigme alternatif et de ses enjeux éthiques et politiques. Il peut ainsi montrer, à bonne distance, vu du Brésil, comment et combien le paradigme du don s’inscrit de manière spécifique dans le cadre de la théorie critique qu’on a plus l’habitude d’associer à l’École de Francfort.

Avant de poursuivre, il ne sera sans doute pas inutile de se demander dans quelle mesure le paradigme du don développé par le MAUSS trouve effectivement ses racines dans l’Essai sur le don. De ce dernier il existe tellement de lectures et d’interprétations que répondre à cette question peut sembler sans espoir. Mais, au fond, il n’y a que trois grands types de lecture. La première est celle qui s’autorise du tout début de l’Essai où l’on lit que le don ne serait que « fiction et mensonge social » cachant mal l’intérêt économique. C’est cette lecture économiciste dont la sociologie de Bourdieu représente la version la plus sophistiquée. Une deuxième lecture, qui a beaucoup alimenté et nourrit toujours le paradigme Maussien du don, s’appuie sur les passages de l’Essai qui voient dans les pratiques de don un « hybride » entre intérêt et désintéressement, obligation et liberté. C’est cette représentation hybride du don qui est au cœur des conclusions morales et politiques sur lesquelles se termine l’Essai. [4] Relisant celui-ci récemment Alain Caillé a été étonné de constater que la plus grande partie de l’Essai, était consacrée à décrire ce qui y est présenté comme des variantes du fameux potlatch, considéré comme le prototype de toutes les formes de don agonistique. Troisième lecture. Pour le dire autrement, ce que l’Essai illustre c’est l’omniprésence de la lutte pour la reconnaissance par le don. A. Caillé montre d’ailleurs que d’autres textes de Mauss mettent en scène, sans le dire explicitement en ces termes, des formes de lutte pour la reconnaissance non plus cette fois entre individus, mais entre cultures et sociétés.

« Lutte pour la reconnaissance », Mauss n’emploie pas cette expression, si centrale au contraire chez Hegel et, plus encore chez Alexandre Kojève, son commentateur qui aura exercé une influence déterminante (via notamment Georges Bataille) sur toute la pensée française d’après-guerre. Il ne serait pas abusif de dire qu’une part importante de ce qu’on appelé la French Theory (Baudrillard, Deleuze, Derrida, Foucault, Lacan, Lyotard, etc.) en dérive à des degrés divers. Ce qui est frappant et surprenant, c’est de voir à quel point cette troisième lecture possible de l’Essai sur le don fait écho à la lecture de Hegel par Kojève. Comment l’expliquer ? Certainement pas par une influence de Kojève sur Mauss puisque le premier professe une bonne dizaine d’années plus tard. Caillé en conclut donc que c’est l’interprétation de Hegel par Kojève qui est toute imprégnée de sa lecture de Mauss, même si Kojève ne le dit jamais. À vrai dire, Caillé aurait pu s’épargner la peine de chercher à confirmer cette hypothèse s’il avait lu en son temps le magnifique article consacré aux différentes lectures de Mauss par le grand historien italien Carl Ginzburg [2010] qui conclut ainsi son éblouissante enquête : « Kojève avait retrouvé Rousseau chez Hegel grâce à Mauss, qui avait lu Boas à travers Rousseau : le cercle (herméneutique) est bouclé ».

Le don en perspective internationale

Jusqu’ici nous sommes restés en France. Si nous avons décidé de consacrer encore un numéro du MAUSS au don [5], c’est parce que la création il y a quatre ans de MAUSS International (un peu l’équivalent en anglais de La Revue du MAUSS) et les articles que nous avons reçus dans ce cadre, nous ont permis de mesurer à quel point la lecture de l’Essai sur le don irriguait de multiples recherches dans de nombreux pays et dans les domaines les plus variés [6]. Bien au-delà ce que nous pouvions imaginer. Nous n’en soupçonnions même pas l’existence. Bien sûr, il y a eu, et depuis longtemps, de très nombreux et importants commentaires ou appréciations de la portée de l’Essai en anglais, ceux par exemple de Rodney Needham, Evans-Pritchard, Marshall Sahlins, Annette Weiner, Mary Douglas, Marylin Strathern ou David Graeber. Mais ces appréciations sont restées largement cantonnées dans le champ de l’anthropologie. Dans la même veine que celle amorcée lors de la deuxième période du MAUSS les articles que nous avons reçus, au contraire, analysent le fonctionnement du don dans les sociétés actuelles. Quel plus bel hommage pouvions-nous rendre à Marcel Maus, cent ans après la rédaction de l’Essai, que de montrer un peu de ce qui est éclos des graines qu’il a semées ! Pour en donner une idée au lecteur français, nous avons donc notamment traduit quelques-uns des articles déjà parus dans MAUSS International, complétés par des contributions originales de nos amis du Québec, d’Israël et de Suisse.

Pour se faire une idée de la plasticité et de la fécondité de l’approche par le don on commencera, en guise de délicieuse mise en bouche, par la lecture de l’article de Mark Osteen sur les harmoniques du don et du jazz. L’improvisation en jazz, notamment à l’occasion des fameuses « jazz-session » et des joutes qui se jouent entre musiciens, illustre les qualités de spontanéité, d’excès et de risque du don, mais aussi d’expressivité et de sociabilité. Il est « l’incarnation musicale — la jouissance, la jazzance — du don. » Si bien qu’il n’est pas excessif de conclure avec l’auteur que de même que le jazz incarne une forme de don, de même le don fonctionne comme une forme de jazz social et économique.

Dans une perspective plus classique, mais néanmoins innovante, Jacob Copeman et Dwaipayan Banerjee en s’appuyant sur plusieurs études de cas éclairantes nous proposent d’évaluer la valeur d’un don à l’aune non de ce qu’il est, mais de ce qu’il aurait pu être. « Soit, vous n’avez donné ceci, mais vous auriez pu donner tout autre chose, beaucoup plus (ou beaucoup moins, d’ailleurs »), pourrait-on dire. Le don effectif ne fait sens et ne prend valeur que sur fond d’un don potentiel, que les auteurs qualifient de don fantôme. Bernard Arnault, par exemple, a donné 200 millions d’euros pour la reconstruction de Notre-Dame. N’aurait-il pas pu, pas dû donner beaucoup plus ? Jeff Bezos, fondateur d’Amazon, adepte d’une philanthropie spectaculaire, somptueuse et publicitaire, ne pourrait-il marquer autrement sa « générosité », plus discrètement, par exemple en améliorant le bien-être et les conditions de travail de ses salariés ? Et il en est de même des politiques, notamment sociales et sanitaires, des États ou des ONG, et plus généralement des « dons publics », hantés eux-aussi par ces dons fantômes, qui auraient pu ou dû être donnés. On le voit, l’évocation du don fantôme est un puissant instrument de la critique sociale

Plus personne aujourd’hui ne peut ignorer la force de la remise en cause récente de la séparation entre Nature et Société (ou Culture) si centrale dans la pensée occidentale moderne. Cette remise en cause est le fait à la fois des penseurs de l’écologie et de toute une série d’auteurs tels que Philippe Descola ou Bruno Latour. Frank Adloff montre que la contestation de ce clivage implique nécessairement une redéfinition du champ même de la sociologie. La société, en effet, ne s’arrête pas aux frontières de la société Or, si le paradigme du don est indispensable à la compréhension de ce qui se joue entre acteurs sociaux, il doit pouvoir s’appliquer également aux relations entre acteurs ou actants du monde de la « nature ». Il s’agit dès lors « de développer une théorie “multi-espèces” du don, qui permette de comprendre ce que signifie reconnaître les êtres non humains comme donateurs, en termes d’alliances scellées entre êtres humains et non-humains ». Frank Adloff apporte ici un puissant argumentaire au service de l’animisme méthodologique esquissé en 2013 dans le n° 42 de La Revue du MAUSS semestrielle, intitulé : Que donne la nature ?

Celui-ci pourrait aller plus loin encore qu’on ne l’imaginerait tout d’abord si l’on en croit les bien intéressantes suggestions, venues du Québec, de Jacques Godbout, inspirées de la physique quantique. Avec cette dernière ce n’est plus seulement la frontière entre nature et société qui est abolie, c’est le champ du déterminisme qui fait place aussi à celui, probabiliste, de la liberté. Le don pourrait ainsi être vu comme relevant d’un autre état de la matière sociale. « L’électron “choisit”, dit Bohr dans son débat avec Einstein, qui défend le déterminisme ». « Et si cette étrange liberté, ajoute J. Godbout, était un début d’explication à la théorie de l’évolution, à l’apparition de la vie, au passage de la matière aux organismes vivants ? […] La liberté des particules aurait donné la vie, les particules n’étant pas constituées que de matière finalement. Retour étonnant à une forme d’animisme, à l’esprit de la matière, le souffle de la vie existant déjà en quantité infime dans les particules, ou dans le champ ondulatoire ? » [7]

Insensiblement, cette discussion nous entraîne vers un autre univers dont les liens avec celui du don sont aussi manifestement étroits que curieusement inexplorés, celui de la grâce [8]. Et pourtant la grâce n’est-elle pas toujours là, en arrière-plan de toutes les discussions sur le don, non pas comme le don fantôme de J. Copeman et D. Banerjee, mais comme le fantôme ou l’aura du don ? Ne parle-t-on pas de dons gracieux ? Ne présuppose-t-on pas que pour être vraiment un don celui-ci devrait être gratuit ? Gratuit, libre et spontané, n’obérant pas la liberté de celui qui le reçoit tout en l’obligeant malgré tout [9], inconditionné et inconditionnel ? Mais ici le vertige nous saisit, car la question de la grâce traverse tant de champs, celui de la philosophie, de la religion, de l’esthétique, du jeu, de la danse, de l’anthropologie, etc. que nul ne saurait les penser tous en même temps. Mais pour commencer à y voir clair et à démêler nombre des fils subtils et presque invisibles qui relient tous ces champs on ne pourra pas ne pas lire le long article virtuose (gracieux) de Lars Spuyboek, éblouissant d’érudition bien maîtrisée et de brio. Dont Jacques Godbout réussit à retracer les grandes lignes en faisant ressortir, là aussi, un renvoi possible à la physique quantique ou à la théorie des systèmes de Douglas Hofsdadter. La grâce, comme le don, ne font-ils pas des « boucles étranges (strange loops) ? »

@ Sur la même question, des rapports entre don et grâce, mais dans le seul champ de la théologie cette fois, on lira l’étude éclairante de Veronika Hoffmann, qui tente de définir une sorte de voie moyenne entre Ricœur et Hénaff, d’une part, protestantisme et catholicisme de l’autre.

Ce numéro anniversaire du centenaire de l’Essai sur le Don s’achève par un bel hommage d’Ilana Silber à l’historienne américaine passionnée d’anthropologie, récemment disparue, Natalie Zemon Davis (1928-1923). Outre son célèbre Martin Guerre, on lui doit cet ouvrage classique, traduit en français sous le titre explicitement maussien : Essai sur le don dans la France du XVIe siècle (2000/2003). I. Silber revient sur ce livre, en témoignage de gratitude tout à la fois pour ses innovations conceptuelles (ses fameux « registres du don » qui permettent d’inscrire la diversité empirique des dons dans un cadre conceptuel commun et unificateur) et, plus généralement, pour l’ambition de sa démarche historique, mais aussi comparative, unique en son genre. Cet article est aussi l’occasion d’un éloge de l’esprit qui préside aux travaux de N. Zemon Davis, portés par ce « rêve [qui] revient toujours d’un monde restauré dans toute sa plénitude par la générosité ; un monde auquel nous aspirons même lorsque nous enterrons nos morts et lorsque nous saluons l’arrivée des nouveau-nés au banquet de la vie » (2003, p. 203).

Varia

Riche moisson dans les Varia de ce numéro du MAUSS. Avec, pour commencer, en écho au texte de Franck Adloff, deux contributions majeures et complémentaires. Dans la première Frédéric Vandenberghe (@) nous livre un tableau particulièrement informé, à la fois empathique et d’un élégant deuxième degré, de la gigantesque littérature sur le vivant qui prolifère depuis une ou deux décennies. A la lire, tout dans la nature, ressent et pense, même les glaciers, les fleuves et les montagnes. C’est en faisant droit à ce que cette littérature nous fait voir et sentir, et en s’appuyant sur la belle reconstruction de l’histoire de l’humanisme que nous donne Didier Fassin, avec et au-delà de Foucault, qu’il sera possible de refonder un nouvel humanisme. Nous ne pouvons pas nous en passer.

@ Sari Hanafi, élevé dans un camp de réfugiés palestiniens, a été président de 2019 à 2023 de l’International Sociological Association. Il nous livre ici le discours de clôture de son mandat prononcé à Melbourne en juin dernier. Il faut le lire attentivement. Dans une sensibilité toute Maussienne et convivialiste, il dessine une voie moyenne entre pensée occidentale et celle du Sud global. Comment accompagner les processus d’émancipation légitime sans tomber dans la cancel culture (et les retours de bâton qu’elle induit) en Occident, et sans prétendre, de manière tout aussi contre-productive, imposer aux Suds des valeurs qui ne peuvent qu’y être ultra-minoritaires ? Au risque de détruire leurs formes de pluralisme traditionnel.

La question revient en partie à celle de savoir comment lutter contre la diffusion délétère des fake news sur les réseaux sociaux. Est-elle si nouvelle ? Les réseaux sociaux, assurément. Mais n’était-ce pas au fond contre les fake news propagées par les sophistes que se battait Socrate selon Platon ? Or, montre Mikkel Borch-Jacobsen, pour lutter contre les mythes, ces formes anciennes des fake news, Socrate proposait en somme de recourir à un « pieux mensonge », une autre forme de fake news, seules à même de faire tenir la cité debout en incitant chacun à rester à sa place. Qu’en conclure ? Qu’il nous reste à inventer des fake news qui permettent à l’humanité de survivre sans (trop) s’étriper ? Gageons qu’il faudra pour cela inventer de belles histoires de don et de grâce.

@ A moins, qu’on ne fasse pleinement confiance à la démocratie délibérative dont Adeline Baldacchino et Edouard Jourdain font remonter la théorie à Proudhon et dont ils montrent comment elle fonctionne, d’une manière étonnamment créative, dans cette vieille institution napoléonienne : la Cour des comptes.

Références bibliographiques

Alter N., 2009, Donner et prendre. La coopération en entreprise, Paris, La découverte.

Caillé A. & Grésy J. – E., 2014, La révolution du don. Le management repensé à la lumière de l’anthropologie, Paris, Seuil,.

Chanial Ph. (dir.), 2000, La société vue du don. Manuel de sociologie anti-utilitariste appliquée, Paris, La Découverte.

– 2022, Nos généreuses réciprocités. Tisser le monde commun, Arles, Actes Sud.

Ginzburg C., 2010, « Lectures de Mauss », Annales. Histoire, Sciences sociales, vol.65, n° 6.

Godbout J.T (en collaboration avec A. Caillé), 1992, L’esprit du don, Paris La Découverte (réédition 2007).

– 2000, Le don, la dette et l’identité, Paris, La découverte (réédition Le Bord de l’eau, 2013)

– 2007, Ce qui circule entre nous. Donner, recevoir, rendre, Paris Seuil.

Peristiany J.G & Pitt-Rivers J., 1991, Honor and Grace in Anthropology, Cambridge, Cambrige University Press.

Pulcini E., 2012, The Individual without Passions, Lexington Books

Tarot C., 1993, « L’invention de la grâce en Palestine », Revue du MAUSS semestrielle n° 1, Ce que donner veut dire, 1er semestre, Paris, La découverte.

Zemon Davis N., 2003, Essai sur le don dans la France du XVIe siècle, Paris, Seuil.

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Hommage à Louis Moreau de Bellaing (1932-2024)

Le MAUSS vient de perdre un ami très cher. Louis Moreau de Bellaing fut l’un des pionniers du mouvement et de la revue, contribuant au premier numéro du Bulletin du MAUSS, dès 1982, par un article qui synthétisait déjà bien de ses préoccupations ultérieures : « Sous prolétariat, échange social et échange non marchand ». Mais Louis n’était pas seulement une plume maussienne, il était aussi une voix, une présence, une fidélité, si précieuse durant ces plus de quarante ans de vie commune.

Difficile donc de séparer l’homme de l’auteur, l’ami — mais aussi pour certains le professeur, le collègue de l’Université de Caen — du sociologue. Sociologue, Louis ne l’était pas exclusivement, tant son œuvre apparaît protéiforme, foisonnante, parfois un peu fouillis parce que fouillée. Il était aussi anthropologue, féru de psychanalyse, et philosophe au sens le plus large du terme, comme un homme curieux de tous les aspects de l’humanité et de la justice.

La singularité du travail de Louis résidait d’abord dans la nécessité de « mettre sa conduite en accord avec ses principes » aurait dit Rousseau. C’est pour cela qu’à sa grande curiosité intellectuelle s’ajoutait sans doute une grande modestie, mais aussi une certaine malice et un sens de l’autodérision si rare en milieu académique. Et les étudiants caennais, qui suivaient ses cours d’anthropologie, le lui rendaient bien lorsque, connaissant son goût pour la contrepèterie, ils l’avaient nommé le « Bororo de Melun » (à moins que ce bon mot fût l’invention de l’un de ses collègues…) !

C’est aussi pour « mettre sa conduite en accord avec ses principes » et rester fidèle à ses amitiés qu’il consacrait des chroniques nourries, dans L’Homme et la Société aux livres d’Alain Caillé ou Serge Latouche, autre pilier du MAUSS, sans jamais se lasser que ceux-ci ne lui rendent guère la pareille. 

La distinction autorité/pouvoir, qu’il développe dans ce qui constitue peut-être son maître-ouvrage, L’un sans l’autre (Anthropos, 1983, repris chez l’Harmattan en 2005), constitue le fondement, la matrice de la pensée de Louis et, plus encore peut-être la véritable clé de compréhension d’une distinction du juste et de l’injuste qui ne s’épuiserait ni dans le conformisme des postures convenues ni dans l’excès des propos vengeurs. Certes sa définition de l’autorité (politique et sociale) fait écho à l’imaginaire social historique de Castoriadis, à l’indétermination de la démocratie chez Lefort, aux principes de politique chez Benjamin Constant ; autant d’auteurs dont il s’est inspiré. Pourtant il y a davantage sans doute, parce que Louis, par cette distinction autorité/pouvoir a sans doute identifié un invariant anthropologique majeur pour analyser la légitimité et l’usurpation (peut-être même de toutes les formes de légitimité et de toutes les formes d’usurpation).

Louis défendait aussi le travail empirique, la nécessité de « faire le boulot » comme il disait. À côté de ses nombreux livres qui traitent de la légitimation, de l’autorité ou de l’échange, on trouve ceux (certains écrits avec son ami Guillou) consacrés aux SDF ou sur ce qu’il avait nommé « la misère blanche » (L’Harmattan, 2000). Louis, en ces occasions, faisait le boulot, allait voir les SDF, discutait longuement avec eux pour connaître les conditions d’existence qui leur étaient réservées ; mais il n’avait jamais l’outrecuidance de les considérer comme le matériau d’un terrain. Et on lisait sur ses lèvres ces mots qu’il nous confiait si souvent, lorsqu’il tempêtait à propos d’une situation d’injustice, d’une décision politique inique, d’une attitude d’humiliation qui le révoltait : « Tu comprends, c’est dégueulasse ! »

Stéphane Corbin, Alain Caillé & Philippe Chanial

// Article publié le 16 juin 2024 Pour citer cet article : Philippe Chanial , « Le nouveau MAUSS est arrivé ! , N° 63. D’autres visages du don, inattendus. Cent ans après… », Revue du MAUSS permanente, 16 juin 2024 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Le-nouveau-MAUSS-est-arrive-1639
Notes

[1Paru en 1925 dans le numéro 1923-24 de L’Année sociologique.

[2Cette première percée théorique sera formalisée dans Jacques T. Godbout, en collaboration avec A. Caillé [1992].

[3On en trouvera un bon échantillon dans Chanial [2000]. Voir également les livres suivants de J. T. Godbout [2000, 2007], Alter [2009], Caillé et Grésy [2014].

[4Qui s’achève, notamment, par l’éloge de la « générosité réciproque », symbolisée par la « Table Ronde » du Roi Arthur et identifiée à « l’art suprême, La Politique, au sens socratique du mot ». Invitation à une anthropologie normative de la relation interhumaine, telle celle développée tout récemment par Philippe Chanial [2022], prolongeant cette deuxième lecture de l’Essai. Cette lecture relationnelle du don, et l’insistance accordé aux affects, est également au cœur des travaux pionniers de notre amie, récemment disparue, Elena Pulcini [2012]

[5Après les numéros, notamment, 11 et 12 de La revue du MAUSS trimestrielle (La découverte, 1991), et 1, 8 et 36 de La Revue du MAUSS sesmestrielle (La découverte, 1993, 1996 et 2010).

[6Nous devons la découverte de cet univers de références internationales à Mauss et à l’Essai sur le don aux trois rédacteurs en chef de MAUSS International, François Gauthier, Ilana Silber et Frédéric Vandenberghe qui travaillent et écrivent tous les trois à cheval entre monde francophone et monde anglophone (au moins).

[7L’autre harmonique entre don et physique quantique passe par la théorie de l’intrication quantique qui montre comment deux particules, mêmes éloignées, communiquent si elles ont été liées à un moment.

[8Sur le traitement de la grâce en anthropologie le livre de référence est Honor and Grace in Anthropology [Peristiany, Pitt-Rivers, 1991]. Sur le lien entre don et grâce, cf. l’article fondateur de Camille Tarot [1993].

[9Où l’on retrouve l’analogie avec l’intrication quantique, le double état de la matière, l’articulation étrange entre déterminisme et liberté signalée par J. Godbout.

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