Les nombreuses tentatives parsemant les sciences sociales et la philosophie pour élaborer une « théorie générale » semblent aujourd’hui condamnées, pour utiliser une suggestive expression marxienne, à la « critique rongeuse des souris ». Couvertes de poussière, elles sont de plus en plus frappées par la critique que Merton adressa en son temps à la théorie fonctionnaliste, « théorie générale » par excellence, à laquelle il opposa le modèle de la « théorie de moyenne portée » [1].
Peut-on élaborer, avec les outils de la philosophie et des sciences sociales contemporaines, une théorie générale du politique ? L’exemple de Laclau (1935-2014) est assez significatif, dans la mesure où le philosophe argentin, disparu à Séville le 13 avril dernier, a tenté de joindre, dans une interrogation d’ensemble sur la nature du conflit dans les démocraties contemporaines, une logique générale du politique et une théorie générale des identités politiques.
En se situant à l’intérieur d’une redécouverte du politique à partir du cadre marxiste, Laclau a élaboré ainsi un outillage conceptuel fécond pour penser le surgissement du politique au cœur même des sociétés contemporaines [2]. Ce cadre relie de manière productive les notions d’identité, de subjectivation politique et d’émancipation ; trois notions qui, souvent maltraitées par les sciences sociales ou utilisées de façon très laxiste, peuvent conférer une intelligibilité politique aux formes du conflit dans la vie sociale.
La constitution d’une identité politique : interpellation, idéologie et démocratie
C’est dans The Making of Political Identites (1994) et Emancipation(s) (1996), refondus dans La guerre des identités. Grammaire de l’émancipation (2000), que l’on trouve la systématisation de cette théorie du politique. Laclau s’y éprouve, dans une perspective que l’on qualifierait de néo-kantienne [3], à cartographier les catégories a priori de l’agir politique, à savoir la logique cognitivo-pratique et les types de représentations qui modulent l’activité politique.
Où repérer les origines de cette théorie générale [4] du politique ? Laclau l’élabore à l’intérieur du cadre marxiste, en articulant étroitement l’intuition luxembourgeoise du caractère foncièrement symbolique de la lutte des classes (présupposant une universalisation des luttes particulières) et le cadre gramscien de l’hégémonie. L’hégémonie répond, dans l’analyse gramscienne, à la question laissée en suspens par le cadre marxiste orthodoxe, de la formation d’un sujet politique révolutionnaire : comment cela se fait-il que dans la réalité sociale et historique, l’on n’observe guère d’adéquation entre la structure de classe et les identités politiques conflictuelles ? La réponse de Gramsci ouvre un champ d’interrogations nouvelles : la révolution politique s’accomplit en fournissant à des groupes sociaux dont les intérêts de classe diffèrent, voire divergent, des référents et une grammaire émancipateurs communs.
Ces référents, cette grammaire, cet entrelacs de mythes, de discours et de symboles permettant d’unir là où les intérêts de classe polarisent, c’est l’hégémonie. L’hégémonie unit les demandes particulières, les universalise et les « antagonise », en les opposant à un bloc social donné ; dit autrement, elle produit des identités politiques conflictuelles. Comment ? À travers le langage. Le langage permet d’unir là où la structure sociale peut différencier et polariser, la poétique et rhétorique permettant aux acteurs politiques de créer des fronts de bataille communs. Or, le langage n’est pas qu’un voile permettant à des acteurs politiques rusés de gagner à leur lutte des soutiens potentiels : plus profondément, le passage à l’acte politique, fondateur d’une identité conflictuelle, se réalise et se cristallise à travers le langage. Autrement dit, la bataille politique est avant tout une bataille langagière et rhétorique, articulant, dans un même processus de construction identitaire, les échelles de la subjectivité individuelle et des formations collectives. L’hégémonie relève, en ce sens, d’une construction essentiellement langagière et poétique, tout comme la construction d’une identité politique passe essentiellement par des opérations rhétoriques [5].
C’est la notion de « chaîne équivalentielle » qui constitue le pilier de cette théorie générale du politique : celle-ci permet de traduire un ensemble de demandes particulières éparses en une revendication politique universalisable aspirant au statut d’hégémonie, c’est-à-dire au statut de grammaire générale de codification de toutes les demandes politiques. Différentes étapes peuvent être identifiées dans ce processus : (1) il faut d’abord qu’apparaissent des demandes démocratiques non lisibles selon les catégories de l’ordre politique dominant (et non exprimées selon ces mêmes catégories). Celles-ci font surgir, en vertu de leur décalage vis-à-vis de l’ordre politique dominant, d’autres demandes, auxquelles elles se joignent selon une logique de « mise en équivalence » (2). Cette mise en équivalence, procédant discursivement à travers l’identification de points nodaux et de signifiants vides/flottants (comme « peuple », « liberté » ou « égalité »), débouche sur une auto-représentation de la demande en tant que revendication universelle (3). Cette auto-représentation, qui universalise les différentes demandes particulières, les oppose à un ennemi commun (4). À la convergence de mise en équivalence, d’auto-représentation et d’opposition structurelle, on trouve la production d’une nouvelle hégémonie (5). Désormais le cadre contre-hégémonique, structuré et (plus ou moins) cohérent fonctionnera comme grammaire générale pour les processus de production des identités politiques : toute personne souhaitant accéder au conflit dans une société où la contre-hégémonie a été cristallisée dans un discours spécifique, empruntera à ses formes discursives pour se construire une identité politique (et donc devenir sujet politique) (6).
Laclau prend comme exemple (parmi d’autres possibles) la grève générale décidée par les ouvriers russes en 1904 analysée par R. Luxembourg. Dans un contexte de répression tsariste, la décision d’organiser une grève est interprétée par l’ensemble des acteurs de la société russe de l’époque comme une proposition anti-système. La grève particulière en vient ainsi à assumer une dimension plus universelle, en tant que représentative de l’opposition du mouvement ouvrier au régime tsariste. Cette universalisation partielle permet à d’autres demandes, émanant d’autres acteurs sociaux – les étudiants, les journalistes, les intellectuels, les hommes politiques ostracisés et revendiquant un élargissement des libertés politique – de s’y greffer, selon une logique équivalentielle. Or, pour que ces différentes demandes, chacune avec son ancrage particulier, puissent être agrégées dans une nouvelle unité, et que celle-ci puisse fonctionner comme une grammaire politique révolutionnaire, il faut une mise en équivalence. Celle-ci opère, d’un point de vue symbolique, à travers l’identification d’un signifiant suffisamment « vide » pour y inscrire les différentes demandes, et d’un point de vue discursif à travers la constitution d’un ensemble de points nodaux à l’entrecroisement des différentes demandes. L’« abolition du tsarisme » peut ainsi devenir le point nodal des différentes demandes - certaines tendant à l’augmentation des salaires, d’autres aux libertés d’expression, d’autres encore à la libération des prisonniers politiques etc. – et la « liberté » le signifiant vide : les uns « y mettront » la liberté politique, les autres la liberté d’expression ou la liberté de décision à l’intérieur de l’usine…La production des équivalences va ainsi de pair avec l’auto-représentation du conflit et son opposition, tel un « front commun », au régime tsariste. Aussi l’articulation hégémonique procède-t-elle de la transformation de la particularité d’un conflit – le conflit ouvrier urbain – en universalité politique, structurant une alternative au régime de pouvoir en place. Désormais cette alternative, codifiée en un ensemble de symboles et une grammaire discursive, se chargera d’alimenter des nouvelles identités politiques et d’irriguer des élans émancipateurs.
La totalisation exclut pourtant de la représentation certaines demandes et certains sujets politiques, ce qui rend toute structuration hégémonique instable et sujette à subversion. C’est pourquoi toute hégémonie porte en elle-même les conditions de son instabilité et les possibilités de sa déstructuration. Il suffit que d’autres demandes soient agrégées, renommées et aspirent à une représentation alternative pour que l’hégémonie se fissure et se disloque. La dislocation hégémonique suppose la production d’identités politiques conflictuelles, inscrites dans de nouvelles formes de subjectivité et aspirant à une nouvelle représentation politique.
Ce cadre théorique réhabilite la notion d’identité dans l’analyse de l’action politique. L’identité sociale, loin de se réduire à une assignation du dominant [6], renvoie ici à une grammaire du conflit ; aussi l’opération de désidentification se double-t-elle de la construction d’une identité virtuelle, qui ne peut jamais être essentialisée, et qui est toujours travaillée par le conflit, par la possibilité de la dislocation hégémonique [7].
Ce cadre théorique réhabilite également la notion de « communauté » qui, à l’instar de l’identité, ne doit guère ouvrir, selon Laclau, vers une essentialisation. La communauté politique résulte de l’agrégation hégémonique (toujours instable et précaire) des demandes, ce qui empêche toute superposition avec une communauté concrète. Ses frontières symboliques se déplacent avec la resémantisation des demandes et des signifiants les cristallisant et les agrégeant. C’est précisément, dit Laclau, au moment où une communauté politique se cristallise en une communauté concrète que le conformisme communautaire peut accélérer le travail conflictuel de dislocation hégémonique ou de déplacement des pôles de l’identité politique constituée. Sa position rassemble à celle adoptée par Simmel dans « Domination et subordination », à propos de l’insurrection des diverses communautés religieuses persécutées dans l’histoire anglaise (XVIIe-XVIIIe siècle) :
« Les opprimés n’étaient pas réunis pour autant en une communauté de quelque nature que ce soit, mais la haine du fidèle anglican était encore surpassée par celle que le presbytérien éprouvait contre le catholique, et vice versa. Il semble qu’il y ait ici un « phénomène de seuil » psychologique. Une certaine mesure d’opposition entre les éléments sociaux devient inefficace dans le cas d’une pression commune et fait place à une unité extérieure, voire intérieure. Mais si cette haine primitive dépasse une certaine limite, l’oppression commune produit l’effet contraire. […] surtout parce que la souffrance commune presse les éléments les uns contre les autres, mais que justement cette proximité imposée fait apparaître pleinement tout ce qu’il y a en eux de distance et d’incompatibilité intérieures. Quand une unification, d’où qu’elle vienne, n’est pas capable de vaincre un antagonisme, elle ne le laisse pas dans le statu quo, mais l’aggrave, comme dans tous les domaines où un contraste ressort plus fortement et plus consciemment dans la mesure où tous les côtés opposés se rapprochent » [8].
Ainsi, si les différentes demandes peuvent être agrégées dans une identité et une communauté politique (dans le lexique simmelien une « unité extérieure et intérieure »), celles-ci demeurent toujours précaires et travaillées par le conflit. Toutefois, ces propositions tendent à devenir contradictoires : si la formation d’une identité politique suppose la transformation ontologique d’un ensemble de demandes particulières en universel logique, à la disposition des acteurs politiques, comment faire la part, dans des identités et des communautés politiques données, entre ce qui relève du particulier et ce qui relève de l’universel ? [9]
Subjectivation politique, conflit et peuple
Ce que pointe la théorie des identités politiques de Laclau est, au fond, une indétermination générale du politique lui-même. À l’instar d’autres penseurs du politique, comme Arendt, Lefort et Rancière, Laclau commence par revendiquer une « déterritorialisation du politique », et surtout une soustraction du politique du champ institué de la politique :
« Quand nous parlons du caractère « politique » de ces luttes, nous ne le faisons pas dans le sens restreint de revendications qui se situent au niveau des partis et de l’État. Ce à quoi nous nous referons, c’est plutôt à un type d’action dont l’objectif est la transformation d’une relation sociale qui construit un sujet en relation de subordination. […] la politique en tant que création, reproduction et transformation des relations sociales ne peut pas être localisée à un niveau préétabli du social, étant donné que le politique est le problème de l’institution du social, donc de la définition et de l’articulation des relations sociales dans un champ traversé par des antagonismes. Le problème central que nous souhaitons poser est donc le suivant : quelles sont les conditions discursives d’émergence d’une action collective projetée vers la lutte contre les inégalités et la remise en question des relations de subordination ? » [10].
Ainsi le politique n’identifie-t-il aucune région spécifique de la pratique sociale (une sphère ou un champ, un ensemble de procédures et d’institutions, ou encore des acteurs sociaux comme les partis ou les syndicats), mais plutôt une manière d’agréger des identités, des discours et des pratiques sociales dans un sens radicalement antagonique. Si l’hégémonie permet de situer, du point de vue « macro », la constitution de ces fronts de lutte politique au cœur même d’une société ou d’une époque donnée, c’est la théorie de la subjectivation [11] qui en constitue le versant « micro ». En d’autres termes, à chaque reconfiguration générale des fronts de lutte qui désinstituent et réinstituent politiquement la société, correspondent des modalités spécifiques de subjectivité, des positions spécifiques de sujet. Le raccord entre ces deux versants de la théorie générale du politique de Laclau est la nature fondamentalement discursive du politique. L’individu étant empêtré dans des systèmes discursifs qui l’assignent à une catégorie, l’inscrivent dans une position, le placent dans un système concret de subordination, le changement des coordonnées discursives de l’identité sociale produit une sorte de « supplément de sujet » qui place l’individu sur le chemin de la subjectivation politique. Ce changement a lieu concrètement dans la mesure où la reconfiguration discursive du pôle du social entraîne la délégitimation par les dominés des relations de domination ou d’oppression, selon une distinction analytique qui, bien qu’elle ne recouvre pas les termes wébériens, en évoque l’esprit [12] :
« Le problème est ainsi de savoir comment se constituent, à partir des relations de subordination, les relations d’oppression. […] C’est uniquement dans la mesure où est subverti le caractère différentiel positif d’une position subordonnée de sujet, que l’antagonisme pourra émerger. « Serf », « Esclave », ne désignent pas en eux-mêmes des positions antagoniques ; c’est uniquement en termes d’une formation discursives distincte comme, par exemple, « droits inhérentes à tout être humain » que la positivité différentielle de ces catégories peut être subvertie, et la subordination construite comme oppression » [13].
En ce sens, toute subjectivation politique commence par l’apparition d’une différence dans la positivité du social, c’est à dire d’un écart par rapport à un système de places, de parts et de fonctions établies [14]. Cette différence peut être assimilée empiriquement à un refus de s’identifier à un système catégoriel en vigueur, ou à l’apparition d’un écart entre des attentes de rôle et des rôles effectivement joués, ou encore à l’émergence de nouvelles catégories discursives qui mettent en échec les rapports généraux entre les signifiants hégémoniques. Laclau reprend à Derrida cette conceptualisation post-structuraliste de la différence, comme écart par rapport à une « logique du même » [15]. En tant qu’altérité radicale, cette différence introduit une faille dans le consensus politique dominant. C’est ainsi à la condition de transformer cette différence en un nouveau système réglé d’identités et de positions de sujet, qu’une subjectivation politique peut apparaître.
Or, l’aporie fondamentale de tout processus de subjectivation politique, c’est que le sujet désigne (comme en témoigne son étymologie) [16] deux positions antinomiques au sein de la vie sociale. D’un côté, en étant le produit d’une relation sociale d’assujettissement, il résulte d’un rapport de pouvoir ; de l’autre, en étant le produit d’un élan ou d’une aspiration libertaire et conflictuelle, il résulte de la critique de ces mêmes rapports de pouvoir :
« Si l’on accepte que, comme dans le cas des femmes jusqu’au XVIIe siècle, l’ensemble des dispositifs qui les construisaient comme sujets les figeaient purement et simplement dans une position subordonnée, le féminisme comme mouvement de lutte contre la subordination féminine n’aurait guère pu émerger. C’est seulement à partir du moment où le discours démocratique devient disponible pour articuler les diverses formes de résistance à la subordination, qu’il existera les conditions rendant possible la lutte contre les différents types d’inégalités. Dans le cas des femmes, l’on pourrait citer en exemple le rôle joué en Angleterre par Mary Wollstonecraft, dont le livre Vindication of the rights of women, publié en 1792, est l’acte de naissance du féminisme, en raison de l’usage que l’on y trouve du discours démocratique, qui est déplacé ainsi du champ de l’égalité politique entre citoyens au champ de l’égalité des sexes » [17].
En ce sens, le sujet politique est d’emblée traversé par un écart : d’un côté, il est le produit d’un système de rapports sociaux de pouvoir, assignant les individus à des places, des fonctions et des identités donnés. De l’autre, il désigne le processus de repartage de ces mêmes polarités du monde social qui, actualisant l’idée démocratique, fait surgir des nouvelles positions de sujet (par l’articulation de plusieurs positions dominées, comme femme, ouvrier, noir, colonisé ou homosexuel par exemple) et transforme les identités sociales données [18]. En ce sens, la position de Laclau se situe à équidistance de Foucault et de Rancière : de Foucault il reprend l’idée que la subjectivation politique opère à partir d’un assujettissement préalable, c’est-à-dire en tant que conversion d’une identité ou d’une position subjective en une autre. De Rancière il reprend l’idée que c’est la déconstruction du système catégoriel à partir duquel l’assujettissement se produit (le « partage du sensible ») qui, sous la mode de l’axiome égalitaire [19], ouvre des processus de subjectivation politique.
Or, le nom « peuple » revêt un rôle fondamental dans cette construction. En tant que nom du conflit et du collectif auxquels tendent les sujets politiques, le peuple est l’un des opérateurs centraux de la subjectivation politique : il permet de nommer la différence qui, inscrivant une faille dans l’ordre hégémonique, fait surgir des demandes dans le tissu social. Il permet de les agréger, tout en articulant différents états de domination et différentes positions de sujet. Il permet, enfin, d’en universaliser le discours, condition de production d’une idéologie contre-hégémonique. Prenons l’exemple des « colonisés » : ce n’est qu’en aspirant à la condition de peuple que ceux-ci ont pu convertir la perception d’une indignité, d’un manque, d’un mépris en discours politique structuré autour d’un ensemble de signifiants nouveaux, comme l’« indépendance », la « métropole », l’« exploitation impériale » etc. Un peuple est par définition ouvert, ce qui permet à des demandes de justice d’ordre différent de coexister au sein de la même formation discursive.
Sujet et peuple constituent, en ce sens, les deux pôles de tout processus de subjectivation politique ou d’émancipation [20]. Ils acquièrent une fonction centrale au moment de repenser le conflit à l’intérieur de nos propres démocraties, minées par la fausse pacification néolibérale et un videment de la signification politique de la démocratie. Or, réconcilier la démocratie avec le peuple n’est pas une opération allant de soi : elle implique que l’on repense ce nom maltraité et abusé qu’est le peuple lui-même. Ainsi, à l’instar du « conformisme communautaire » décrié dans la théorie des identités politiques, le peuple doit être dissocié de la sémantique du pouvoir. Il est et doit rester le nom d’un conflit, car toute réappropriation par le pouvoir peut amener vers sa cristallisation, sous forme de peuple-Un, dans une tyrannie. Tout comme le peuple ne peut rester tel qu’à la condition de ne pas être colonisé par une idéologie au pouvoir, son opérativité politique n’est maintenue qu’à la condition de garantir son impossible essentialisation. La transformation d’un peuple en ensemble social déjà-là, à défendre ou à protéger de ses boucs émissaires, est synonyme de dilution du conflit. C’est ainsi à la condition de critiquer cette essentialisation à laquelle s’adonnent les extrêmes droites européennes aujourd’hui, que l’on pourra repenser les implications profondes d’un des phénomènes centraux dans l’actualité de nos démocraties néo-libérales contemporaines : le populisme.
Vers une théorie critique du populisme
Mais la désessentialisation du peuple n’est pas gage d’opérativité conceptuelle. Comment faire fonctionner le peuple dans la théorie politique ? Comment conférer une intelligibilité aux opérations conflictuelles qui, dans nos sociétés, s’en saisissent et le font jouer dans des scènes dissensuelles ? Et, au fond, comment devient-on peuple ? Comment concilier individuel et collectif dans cette opération de constitution politique d’un peuple ?
Dans On populist Reason [21], le philosophe argentin commence par faire du flottement sémantique et de l’écueil normatif du populisme la base d’une reconsidération épistémologique. Il insiste sur ces réappropriations populaires dont l’idéologie péroniste a fait l’objet entre 1945 et 1973, et voit dès lors dans le populisme un exemple typique de création d’une hégémonie [22]. Le populisme lui apparaît ainsi comme une raison politique réinscrivant le dèmos au cœur de la démocratie. Par son ouverture à la créativité politique des dominés, et l’oscillation sémantique du dèmos entre plebs, ethnos et nation, le populisme est une manière de « faire » la démocratie propre aux exclus. Il s’agira donc d’étudier au cas par cas ces « réarticulations hégémoniques » qui, au cœur même d’un régime populiste, mobilisent la créativité citoyenne des dominés [23].
Comment comprendre alors ce populisme qui « repense » la démocratie ? Laclau systématise le rapport entre populisme et démocratie, en lui donnant deux orientations : la question du charisme, ayant trait plus généralement à la nécessité d’un chef, porteur d’un discours politique émancipateur, en démocratie [24] ; la relation entre populisme et représentation, qui l’amène à réélaborer dans un sens non-libéral la relation de représentation.
Autour de ce deuxième point, le populisme semble repenser la formation d’une représentation et d’une volonté populaire. Il n’est pas pensable, en effet, à partir d’une relation de représentation qui serait déjà-là, dont les codes, les techniques et les procédures seraient déjà fixés. En ce sens, précise Laclau, le populisme peut en effet avoir des penchants autoritaires, en limitant ces contre-pouvoirs sur lesquels le libéralisme démocratique fonde sa théorie de la liberté. Le populisme, a contrario, reformule la relation de représentation à partir des demandes insatisfaites des non-représentés, des exclus de la démocratie ; il repense la démocratie à partir d’une volonté politique qu’il s’agit de constituer, et qu’il fait exister par l’opération hégémonique [25]. Cela en vertu même de la spécificité de l’articulation entre les demandes, les identités et les intérêts : le populisme présuppose une antériorité logique entre l’identité politique et l’intérêt, lorsque la démocratie libérale défend le principe inverse : toute identité politique découle d’un intérêt préalable. On retrouve cette idée, de manière assez paradoxale, à la fois dans la démocratie libérale, à la fois dans la théorie politique marxiste.
C’est pour ces différentes raisons que le populisme peut se situer contre l’establishment démocratique, tout en étant porteur d’une raison démocratique à part entière ; en ce sens, il est potentiellement contre-hégémonique. Cela est d’autant plus vrai que, en tant que manifestation même de la construction du politique, le populisme évoque le peuple, et ce dernier le sujet politique.
Il nous reste maintenant à examiner quel cadre démocratique est le plus apte à conférer une intelligence aux processus de subjectivation politique et d’émancipation qui parsèment les sociétés contemporaines. Quel type de démocratie et quel spectre d’opérations émancipatrices supporte-t-elle cette « théorie générale du politique » ?
Quelles stratégies pour l’émancipation ?
La théorie du politique de Laclau tend à intégrer une réflexion générale sur la notion de démocratie. Monopolisée par la raison néo-libérale, celle-ci serait aujourd’hui incapable de conférer une visibilité aux multiples formes de conflit qui traversent les sociétés contemporaines. Ces conflits tendent à dépasser le cadre classiste et à intégrer des revendications nouvelles, tenant à l’émergence de nouvelles formes de tort (la race, le genre, la sexualité, la post-colonialité), ou encore au primat des identités culturelles, à la relation entre l’homme et l’écosystème, à la défense des droits humains. Loin de vouloir apporter un nouvel éclairage sociologique sur les raisons d’agir qui motivent les protagonistes de ces « nouveaux mouvements sociaux », Laclau se penche sur le cadre philosophique normatif permettant de conférer à ces types de conflit une signification politique. Or, une telle tâche implique 1) de relier la théorie de la subjectivation politique au déchiffrage empirique du contenus de ces différentes mobilisations collectives ; 2) de relier une théorie (positive) de la subjectivation politique à une théorie (normative) de la démocratie, éclairant les conditions de visibilité de ces nouvelles revendications collectives.
Laclau et Mouffe articulent ces différents problèmes dans le constat suivant sur la catégorie du « sujet politique » :
« La critique de la catégorie de sujet unifié, et la reconnaissance de la dispersion discursive à l’intérieur de laquelle se constitue toute position de sujet, font ainsi référence à quelque chose de plus que la simple énonciation d’une position théorique générale : elles sont la condition sine qua non pour penser la multiplicité à partir de laquelle les antagonismes émergent dans des sociétés où la révolution démocratique a dépassé des limites et des bornes données. Ceci nous donne un terrain théorique à partir duquel la notion de démocratisation radicalisée et plurielle […] peut être appréhendée : c’est uniquement si l’on accepte le principe d’une impossibilité de reconduire les positions de sujet à un principe positif et unitaire qui les fonde, que le pluralisme peut être considéré radical. Le pluralisme est radical dans la mesure où chacun des termes de cette pluralité des identités rencontre en lui-même le principe de sa propre validité, sans que celle-ci doive être recherché dans un fondement positif transcendant – ou sous-jacent – qui établirait une hiérarchie ou une signification d’ensemble, et qui serait la source et la garantie de leur légitimité. Et ce pluralisme radical est démocratique, dans la mesure où l’autoconstitutivité de chacun de ces termes est la résultante des déplacements de l’imaginaire égalitaire » [26].
Ce qui est commun aux différents conflits qui peuplent nos sociétés contemporaines est donc, d’abord, le fait de trouver en eux-mêmes leur source ontologique. Ils ne se réfèrent pas à une subjectivité politique de nature « supérieure », comme la subjectivité de classe, mais trouvent leur source et leur légitimité dans leur « autoconstitutivité ». Par ailleurs, leur origine vient d’un élargissement progressif de la révolution démocratique en tant que révolution égalitaire, à savoir d’une application potentiellement universelle de la logique égalitaire du « droit à avoir des droits » [27]. Ce qui rassemble donc les luttes post-coloniales, les luttes des femmes (et leur pluralité interne, entre un féminisme civique, un féminisme radical, un féminisme marxiste et un féminisme différentialiste), les luttes contre la discrimination raciale, les luttes pacifistes, les luttes écologistes (comme les luttes anti-nucléaristes), les luttes pour la protection des droits de l’homme, n’est pas une insistance commune sur les valeurs [28] ou le dépassement du conflit central des sociétés post-industrielles [29], le conflit de classe. C’est une évolution politique majeure : la pluralisation des luttes, chacune universalisant un état de domination singulier non référable à la pure et simple « subjectivité de classe ». Cette pluralisation est démocratique dans la mesure où elle résulte de la logique égalitaire, « noyau dur » de la démocratie : l’extension progressive du « droit à avoir des droits », vers tout type de lutte aspirant à l’universalité.
C’est donc en accord avec les deux référents centraux du « pluralisme » et de la « radicalisation égalitaire » qu’il faut repenser la démocratie, afin de restituer une intelligence à ces conflits et faire en sorte qu’ils redéfinissent les limites d’un être-ensemble politique. La démocratie n’est pas définie ici comme un ensemble de procédures, mais comme un cadre à même de faire surgir le conflit et politiser des revendications de justice particulières, mais tendant à l’universalité. Par ailleurs, de façon symétriquement inverse, les différentes formes de conflit qui peuplent les espaces publics contemporains n’acquièrent pas une signification politique par eux-mêmes, par le simple fait d’exister, mais en vertu de leur apport à la démocratie. Ainsi peut-il y avoir des luttes qui, tout en s’inscrivant dans un référent émancipateur, acquièrent des connotations réactionnaires ou régressives, comme l’écologisme autoritaire ou réactionnaire, ou les luttes anti-bureaucratiques cristallisées par l’hégémonie néo-libérale de la « nouvelle droite » de Thatcher ou de Reagan :
« Toutes les luttes, tant les luttes ouvrières que celles des autres sujets politiques, ont, livrées à elles-mêmes, un caractère partiel, et peuvent être articulées sous forme de discours très différents. C’est cette articulation qui leur donne leur caractère [politique], et non le lieu dont elles proviennent. […] Que les résistances aux nouvelles formes de subordination sont polysémiques et peuvent parfaitement être articulées dans un discours antidémocratique, en témoigne clairement l’avancée récente de la « nouvelle droite ». Sa nouveauté consiste à avoir réussi l’articulation dans le discours néolibéral d’une série de résistances démocratiques à la transformation des rapports sociaux » [30].
De cette co-dépendance entre formes du conflit et cadres pluraliste et radical, découle une nouvelle définition de l’émancipation démocratique. Afin de lui conférer une intelligence à la fois sociologique, à la fois politique, l’analyste doit procéder à trois infléchissements significatifs, témoignant d’un changement du regard.
Le premier consiste, dans le prolongement de la critique de l’unité du sujet, à ne pas considérer la pratique émancipatrice comme l’avatar d’un sujet monolithique, unifié et monocentré (autour de l’identité de classe). Au contraire, le sujet politique se produit en politisant, de manière conflictuelle, une partie de son identité sociale, tenant au travail, à l’identité de genre, aux préférences sexuelles, à l’identité culturelle etc. Ces identités ne s’agrègent pas dans une subjectivité unifiée ; au contraire, toute subjectivation procède d’une région identitaire située, qui vient à redéfinir l’économie d’ensemble de l’identité sociale de l’individu. Ici, le regard historique complète l’argument : si les marxistes orthodoxes n’ont pas su comprendre le péronisme ou 1968, c’est dans la mesure où ils chaussaient, en matière d’appréciation des formes d’émancipation, des fausses lunettes. En ramenant toute pratique émancipatoire à une subjectivité de classe ou, plus généralement, au rapport au travail, ils n’ont pas su décrypter, par exemple, la part de l’identité politique ouvrière redevable de l’immigration. Ils ont refusé d’observer des formes d’émancipation liées à la libération sexuelle ou à la révolution artistique, ou des moments émancipateurs portés par la jeunesse.
Le deuxième infléchissement consiste à ne plus arrimer, comme le faisait le marxisme orthodoxe, les pratiques conflictuelles contingentes au cheminement téléologique de la structure ou de la lutte des classes, mais à les appréhender dans leur capacité « locale » et « dispersée » à fissurer l’ordre néolibéral et capitaliste dominant [31].
D’où, troisième infléchissement, une inversion des rapports entre savant émancipateur et formes d’émancipation démocratiques. Ce n’est plus le savant qui définit ex ante les modalités d’émancipation en les déduisant d’un schéma général, comme c’était le cas du savant émancipateur s’inscrivant dans l’horizon du matérialisme dialectique ou de la lutte des classes. Le savant est instruit, déplacé dans ses certitudes, plié dans son savoir théorique, par les batailles discursives contingentes qui fêlent le consensus et l’ordre idéologique dominant. Il importe de souligner ce point, afin de comprendre l’originalité du concept d’émancipation construit par Laclau, et son articulation profonde à la critique rancierienne du « maître émancipateur » [32], ou à la critique arendtienne de la hiérarchie entre pensée et politique dans la philosophie politique « traditionnelle » [33]. A fortiori, l’articulation du concept d’émancipation aux notions philosophiques de contingence et de différence reprises de Deleuze et Derrida, suppose un changement d’échelle dans la production du savoir, de l’attitude upsi polis du philosophe platonicien à une plongée au cœur même du conflit en train de se produire.
Aussi toute politique de l’émancipation doit-elle être définie sur le terrain de la contingence, ce qui renvoie, en dernière instance, à l’indécidabilité du politique : autrement dit, l’impossibilité de le déduire d’une structure, d’une étape du développement historique, d’un rapport de force historiquement ou socialement situé. Ces éléments interviennent, bien évidemment, au titre de variables explicatives, mais non déterminantes en dernière instance.
Le cadre démocratique permettant de saisir ces différentes politiques du conflit et de l’émancipation dans nos sociétés contemporaines est la démocratie radicale [34]. Celle-ci apparaît, en conclusion, comme un « horizon », une « idée directrice », ayant trait à un double infléchissement, positif et normatif : d’une part, elle constitue le cadre analytique le plus adapté à saisir le conflit et l’émancipation en train de se produire dans le monde social ; de l’autre, elle constitue le cadre normatif le plus apte à restituer à un ensemble de pratiques leur signification conflictuelle, leur aspiration universalisante et hégémonique, leur place dans la redéfinition d’une alternative politique générale.
Cette double valence, positive et normative, permet à la démocratie radicale d’entrer, de plain- pied, dans les discussions contemporaines sur les différents modèles de démocratie [35], et plus particulièrement la démocratie néo-libérale, la démocratie participative et la démocratie délibérative [36]. Comme tout modèle, il ne correspond pas à une pure et simple weltenbild de ses auteurs, leur société politique rêvée en quelque sorte. Elle procède avant tout, nous l’avons montré, d’un infléchissement épistémologique, afin de conférer une signification conflictuelle à des activités et des pratiques dénuées de toute signification politique dans d’autres « modèles » de démocratie. C’est en ce sens que, loin d’offrir une nouvelle weltanschauung à la gauche, la démocratie radicale lui apporte uniquement un point d’observation et de repère. Elle lui permet de « mieux penser » en quelque sorte. Le passage à l’acte politique, comme le soulignent Laclau et Mouffe dans nombre d’interventions publiques, reste du ressort de l’activiste, du militant, du citoyen. Bref : de l’homme politique.
La révolution copernicienne de Laclau en politique
Dans la reconceptualisation d’ensemble à laquelle nous confronte Laclau, autour des concepts d’identité, de subjectivation politique et d’émancipation démocratique, on observe ainsi une sorte de « révolution copernicienne » à l’œuvre. À l’instar de la révolution copernicienne en philosophie de Kant, Laclau déplace le point d’observation réservé au philosophe dans le monde sensible, afin de conférer une nouvelle intelligence à des phénomènes relevant de l’ombre, de l’inaudible ou de l’impensable. C’est peut-être autour de l’émancipation que cette « révolution copernicienne » est mieux cernable : les trois infléchissements majeurs qu’impose la reconstruction du concept d’émancipation démocratique, et sa réarticulation avec des luttes politiques visibles, témoignent parfaitement de la nécessité de « chausser de nouvelles lunettes », de réorienter le regard, en matière d’observation et d’analyse du politique. C’est peut-être ici que gît l’apport majeur de Laclau à la sociologie et à la philosophie politique. La tâche commune des analystes du politique, entre la sociologie et la philosophie, n’est-elle pas précisément de définir un protocole d’accord entre la rigueur scientifique de l’objectivation, de la comparaison et de la synthèse, et l’émergence contingente de plusieurs pratiques du conflit au cœur même de la vie sociale ? Comment accorder un savoir sur le politique et le maintien de la phénoménalité qui lui est propre dans son surgissement, dans ses multiples manifestations dans la vie sociale ? Comment faire une sociologie ou une philosophie du politique (et non pas de la politique, chose bien plus simple), sans trahir ni les nécessités de la science, ni les significations politiques que les protagonistes des conflits inscrivent au cœur même de l’espace public ? Laclau offre ici des pistes précieuses, dans la mesure où il impose à l’analyste une réorientation du regard, selon la perspective de l’acteur politique et des catégories génétiques du conflit.
Son approche déploie une sorte d’analyse générale des conditions cognitives et des modalités phénoménales de production d’un conflit dans la vie sociale. Interrogation kantienne au fond, dont on retire l’insistance sur les catégories a priori de l’esprit ou de la pratique. Ce kantisme de Laclau a été perçu par J. Butler, qui l’a d’ailleurs qualifié, de manière polémique, de « crypto-kantisme » et de « formalisme » [37]. Il importe de prendre sa critique très au sérieux, car elle permet de cerner la fécondité heuristique de son approche du politique, et tout ce qu’elle empêche, au fond, d’observer et d’analyser. Le bénéfice de ce « kantisme » est l’inversion de perspective, du savoir sur la politique à la politique en train de se faire, nous l’avons dit. Le désavantage est la tendance à une théorie générale des identités politiques, des subjectivités politiques, de l’émancipation. Autant de concepts qui, dans l’observation empirique, se prêtent à un traitement singularisant, sous la forme d’une pensée par « cas », pour reprendre les catégories épistémologiques de J-C. Passeron et J. Revel [38]. C’est ici que le « choc » entre l’intention théorique de Laclau, vouée à l’examen d’une logique générale du politique, et le protocole épistémologique des sciences sociales, est particulièrement fort : et il ne s’agit pas que de l’« empirisme » ambiant dans les sciences sociales, que Laclau critique hâtivement dans une note en bas de page de Contingency, Hegemony and Universality [39]. Sa philosophie tend fondamentalement à l’abstraction et à la généralité, alors que les sciences sociales ne peuvent généraliser que sous la contrainte d’une indexation empirique claire. C’est ainsi à la condition de faire fructifier sa révolution copernicienne dans le domaine des sciences sociales, que celles-ci pourront s’approprier son approche du politique et le faire travailler dans l’étude empirique.