Sur le poutinisme : Galia Ackerman et Dina Khapaeva

Galia Ackerman, Le régiment immortel (La guerre sacrée de Poutine), Paris, Premier Parallèle, 2019, 288 p.

Dina Khapaeva, Crimes sans châtiment (Aux sources du poutinisme), traduit du russe par Nina Kéhayan, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2023, 248 p.

Avant l’agression de la Russie de Vladimir Poutine contre l’Ukraine le 24 février 2022, des hommes politiques français de la droite extrême à la gauche soi-disant radicale affirmaient leur considération, pour ne pas dire leurs sympathies, pour le régime du président de la Fédération de Russie. Un avant, l’un affirmait hautement qu’il ne croyait pas à « une attitude agressive de la Russie », comme si la deuxième guerre de Tchétchénie (1999-2009), celle de Géorgie en 2008, l’intervention en Syrie commencée en 2015 ou l’annexion de la Crimée en 2014 n’avaient pas eu lieu ou étaient dues au seul fait de la « politique agressive » des États-Unis et de l’OTAN. Un autre, deux mois avant le début du conflit, affirmait hautement qu’il prenait le pari que la Russie n’envahirait pas l’Ukraine, après avoir rêvé tout haut d’un « Poutine français », tandis qu’un parti rival allait y chercher le financement de ses activités.

Manifestement, ni les uns ni les autres ne s’étaient penchés sur le livre de Galia Ackerman qui, trois ans avant le début de la guerre, s’inquiétait du discours « de plus en plus virulent » des propagandistes du Kremlin, « comme si la Russie s’apprêtait à mener une grande offensive contre l’Ukraine ». Un simple examen des déclarations de Poutine et de ses proches comme des événements de politique internationale des dix dernières années laissait prévoir ce qui surprit tant d’hommes et de femmes politiques et de commentateurs autorisés. Aujourd’hui il est toujours utile de revenir sur ce livre particulièrement éclairant à propos de l’idéologie militariste soigneusement construite et diffusée par le régime de Poutine. Après avoir rappelé la « longue tradition messianique » de la Russie des tsars (la Sainte Russie) à l’URSS (avant-garde du prolétariat mondial) et son tournant nationaliste durant la Seconde Guerre mondiale, elle pointe l’apparition d’un Homo sovieticus avant l’effondrement de l’Union soviétique. Les espérances de liberté ont alors laissé un goût amer à la population sur fond de ruine de l’économie nationale et de sentiment de trahison du peuple russe avec l’indépendance de nombre d’ex-républiques soviétiques. Galia Ackerman explique ensuite comment une nouvelle idéologie s’est construite qui propose « un mélange habile de patriotisme grand-russe […] et de réhabilitation du mode de vie et des réalisations soviétiques ». Cela va aboutir à ce qu’elle appelle « un soviétisme sans communisme » basé sur « une réécriture de l’histoire nationale » proposant une « vision glorieuse du passé à la fois tsariste et soviétique » où la victoire de 1945 sur le « Mal absolu » joue « un rôle central ». C’est dans ce cadre qu’apparaît l’initiative du « régiment immortel ». À l’origine, celle-ci est citoyenne et indépendante mais, rapidement, le gouvernement en fait une célébration de plus en plus grandiose au fil des années « de l’unité et de l’invincibilité du peuple russe ». Ainsi, en 2018, ce défilé regroupera 10 millions de personnes dans le pays, dont plus d’un million à Moscou. L’auteur y voit « un culte de la guerre, des ancêtres et de la mort » qui rappelle celui « du combattant tombé au champ de bataille » qui est « une composante essentielle de l’idéologie fasciste ». Cette militarisation de la société russe a, pour Galia Ackerman, deux objectifs : l’un, interne, est de « créer un élan patriotique permanent servant de ciment à la nation afin de maintenir en place le pouvoir poutinien » 
 ; l’autre, externe, est de « défendre les intérêts géopolitiques russes […] et de combattre l’Occident démocratique » en « soutenant tous les mouvements […] visant à affaiblir les pays occidentaux ». Après avoir présenté la nouvelle doctrine militaire russe », l’auteur finit sur le cas de l’Ukraine — rappelons que le livre a été écrit en 2019 — et laissait prévoir ce que peu d’observateurs, tout du moins en France, envisageaient avec l’agression contre l’Ukraine et une guerre dont on ne sait encore ni où ni comment elle finira…

Pour comprendre la Russie de Poutine et son idéologie, le livre de Dina Khapaeva complétera utilement le précédent sur un autre plan. Originaire de Saint-Pétersbourg et désormais enseignante aux États-Unis, Dina Khapaeva avait écrit ce livre en 2007 et une traduction et adaptation françaises avaient été publiées en 2012 chez le même éditeur sous le titre Portrait critique de la Russie. Essai sur la société gothique. Republié sous un nouveau titre plus explicite et précédé d’un avant-propos de 2023, ce livre s’interroge sur le caractère criminel du régime de Poutine qui reste à ce jour impuni et veut dépasser les qualificatifs de néo-stalinien ou de fasciste pour le caractériser en adoptant une perspective néo-médiévale. Elle souligne que le projet social du Kremlin marque un retour à « une société d’ordres de type médiéval et à la monarchie », avec un poutinisme « fondé sur le pillage des ressources » au « profit d’un enrichissement strictement personnel ». Elle insiste aussi sur ce qu’elle appelle « la loi de la zone » en référence aux pratiques basées sur l’arbitraire et le culte de la force brute en usage dans les camps staliniens qui a « le même âge que le pouvoir soviétique ». Elle rappelle aussi les liens entre la clandestinité bolchevique et la criminalité (les hold-up de Koba, le futur Staline) systématisés dans la direction d’un État sous son règne. Mais le caractère le plus neuf, et le plus discutable, de son analyse du poutinisme est de le comparer à une « société gothique », en rappelant les spécificités de l’opritchnina, une expérience de la terreur élevée au premier rang de la politique intérieure sous le règne d’Ivan le Terrible : l’arbitraire et la violence sont « érigés en principe de gouvernement ». Dans la seconde partie, elle s’intéresse à l’esthétique gothique, en Russie et ailleurs, pour voir ce qu’elle révèle de la « déshumanisation de l’humanité » qui « ne signifie pas ici celle d’un groupe précis d’individus ou de certains peuples, mais de l’humanité en tant que telle ». Elle y voit « le sens profond des courants antidémocratiques qui parcourent la société contemporaine », au-delà de la seule Russie. Bref, deux livres à lire pour tenter de comprendre dans quel monde nous vivons et quelles sont les menaces prioritaires auxquelles l’humanité devra faire face.

CJ

// Article publié le 15 décembre 2023 Pour citer cet article : Charles Jacquier , « Sur le poutinisme : Galia Ackerman et Dina Khapaeva », Revue du MAUSS permanente, 15 décembre 2023 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Sur-le-poutinisme-Galia-Ackerman-et-Dina-Khapaeva
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