Sur Pierre Leroux

Jacques Viard nous présente quelques éléments de la biographie de Pierre Leroux, « le grand oublié » des socialistes français du XIXe siècle.

« Le courant venu de Leroux à Jaurès a été occulté par l’hégémonie de l’idéologie marxiste ». En faisant cet aveu [1], le P.S. a escamoté la responsabilité de l’École Normale Supérieure. Elle a fait de Leroux un autre Proudhon. Personne n’a protesté en 1977 quand on l’a dit antisémite. La désinformation était invétérée, antérieure à l’hégémonie du marxisme et cause de cette hégémonie. En 1902, les régents antimarxistes de la rue d’Ulm, Lucien Herr et Emile Durkheim, faisaient de Jaurès « un véritable fétiche », et en 1907. Leroux était « tu, ignoré, passé sous silence », comme le disait Péguy. De nos jours, les censeurs marxistes et l’historien le plus antimarxiste se sont coalisés contre lui : la Société des Études jaurésiennes et Radio France soutenant contre moi en 1983 que « Leroux était très catholique » et que « Jaurès ne le lisait pas », Paul Bénichou ayant dit dans Commentaire [2] que Leroux, « néo-catholique saint-simonien, était hostile au protestantisme et responsable d’un antisémitisme meurtrier ». Cet ostracisme exceptionnel résulte des divers anathèmes dont Alain Caillé voit fort bien la raison :« Leroux voyait dans le socialisme l’aboutissement des grandes traditions religieuses » [3]. Or Jaurès a collaboré aux cahiers de la quinzaine de janvier 1900 à décembre 1901. En disant : « Un mystère plane sur l’héritage de Leroux, l’inspirateur au plus profond de Jaurès et aussi de Péguy », Alain Caillé affronte le Sphinx de la rue d’Ulm, Lucien Herr, germaniste, slavisant et militant du Parti Ouvrier Socialiste Révolutionnaire, principal confident de Jaurès et de Péguy, qui leur a survécu vingt ans et qui appréciait Leroux en l’appelant « l’autodidacte subversif » en cachant la vérité.

À Paris X Nanterre Alain Caillé est le successeur d’Annie Kriegel qui m’approuvait en 1964 en disant au colloque Jaurès et la nation qu’à la fin de sa vie « Jaurès se décidait à une véritable révision du capital d’idées sur lequel il avait vécu ». Il donne raison aussi au principal témoin, Boris Souvarine, lecteur en 1913 des cahiers, et en 1983 de Pierre Leroux et les socialistes européens [4], le livre qui m’a valu d’être mis à l’Index par Radio France. Considérant que le rapport entre les mots Index, censure, ostracisme et le mot laïcité n’est pas une question d’archéologie mais une question d’actualité, le Laboratoire de sociologie, philosophie et anthropologie politique SOPHIAPOL E.A. 3922 m’a interrogé le 25 janvier 2006 à l’Université de Paris X Nanterre, et j’ai suivi l’ordre chronologique.

Ouvrier typographe, modeste employé au Globe, Leroux parlait avec respect de « l’extatique Mahomet » et de « Jésus Bouddha de l’Occident ». Victor Cousin répliquait que « Jésus et Mahomet sont de grands farceurs ». Sous Louis-Philippe il fut ministre de l’Instruction publique, régent de l’Académie des Sciences Morales et Politiques et directeur de ce que Leroux appelait « le Grand Séminaire de l’Université » (l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm). Sous la Deuxième République, à l’Assemblée nationale, « la doctrine de Pierre Leroux » fut condamnée en septembre 1848 par le porte-parole de Cousin, Jules Simon, parlant « en tant que »membre de l’enseignement officiel, ayant parcouru tous les degrés de l’échelle universitaire« . L’année suivante, avec Marx et Monsieur Thiers, tous ces échelons riaient en lisant l’article où Proudhon disait : »Pierre Leroux, le saint homme, se souvient d’avoir été Jésus-Christ« . Après la Commune, ministre de l’Instruction Publique sous Monsieur Thiers » [5], Jules Simon ironisa en 1872 sur « l’utopisme de Pierre Leroux. » En 1903, la rue de Grenelle laissa au ministre de la Marine le soin d’aller à Boussac (Creuse) inaugurer l’unique statue de Pierre Leroux [6]. En 1977 pour faire écho à l’auteur de L’Archipel du Goulag et donner à Leroux plus d’importance historique qu’à Marx, Raymond Aron ne trouva qu’un seul historien français, Paul Bénichou. Malheureusement, en jetant l’opprobre sur Leroux, Bénichou incitait ses disciples à déshonorer le courant qui mène à Péguy. Et il aidait la Société des Études jaurésiennes à nier jusqu’en 1998 la présence de Jaurès dans le Comité d’Honneur (19O3) pour la statue de Leroux « Père du socialisme et de la Solidarité ». Deux événements : en 2005, pour la première fois, Péguy a été nommé avec Leroux et Jaurès par un Inspecteur général d’Histoire [7]. Et le 28 novembre 2006, l’Université de Poitiers organise une conférence d’Alain Dalotel sur Léodile Champseix héroïne communarde. C’est grâce à elle que le courant venu de Leroux est arrivé aux cahiers par l’intermédiaire de la famille Baudouin, de Georges Renard et de Lucien Descaves.

Jeunesse de Leroux

Ce que Leroux exilé a écrit à Jersey et à Genève est encore moins connu que ce qu’il avait publié à Paris. Or c’est hors de France qu’il a évoqué sa jeunesse. Il n’avait jamais été complice ou dupe de ce qu’il appelait « le fantôme théologique-féodal auquel Lamartine et Hugo faisaient semblant de croire ». Quand il dit : « M. Blin ne nous manqua pas dans le carbonarisme », il évoque la durable entente des anciens élèves du Lycée de Rennes et du vieux républicain blessé en Vendée en février 93, en regrettant de se battre contre des Français« . Jeté en prison par Carrier, le bourreau de Nantes, il fut libéré par ses concitoyens et élu député d’Ille-et-Vilaine au Conseil des Cinq-Cents. Après Waterloo, contre la Sainte Alliance formée par les Monarchies de droit divin »au nom de la Très Sainte Trinité« , des voltairiens partisans de la famille d’Orléans se liaient avec les républicains. Disciples de Rousseau, après un moment d’athéisme, Leroux et son ami Alexandre Bertrand admiraient surtout Geoffroy Saint-Hilaire, qui luttait contre la création en six jours en disant : » Dieu a allaité le monde goutte à goutte".

Regrettant de ne pouvoir devenir médecin comme Bertrand, Leroux se fit ouvrier pour gagner la vie des siens en choisissant la typographie parce qu’il y voyait « l’arsenal de la pensée ». Pour protéger la liberté des écrivains, il inventa un pianotype transportable que la maison Didot apprécia mais n’eut pas le temps de fabriquer. En 1822, l’exécution des quatre sergents de La Rochelle fit comprendre à la direction clandestine du carbonarisme qu’il fallait « transformer cette conspiration armée en conspiration pacifique ». Secrètement chargé de mission, Leroux fut envoyé à Londres, où il apprit la fabrication des « magazines à l’anglaise ». C’est probablement là qu’il découvrit le mot socialism, et prit Richard Owen comme deuxième « initiateur ». Le premier était Saint-Simon.

En 1825, au moment où Saint-Simon prêchait aux Juifs et aux Chrétiens « l’esprit de paix et de fraternité universelle » dans Le nouveau christianisme, il vint dire à Leroux qu’il reconnaissait sa pensée « humanitaire » dans les premiers numéros du journal auquel Leroux venait de donner comme « drapeau » le nom de Globe [8]. Stendhal y apercevait la fin du drapeau blanc, et Goethe la victoire de Geoffroy Saint-Hilaire sur la création en six jours et sur Cuvier, Grand Maître de l’Université. Hegel s’était abonné vraisemblablement sur le conseil de Lazare Carnot. Ayant écrit en 1789 sur ses cahiers d’étudiant : « Vive Jean-Jacques ! In tyrannos ! », Hegel avait logiquement condamné la Terreur. Mais en 1794, sous la présidence de Lazare Carnot, la Convention nationale fit passer Carrier en jugement, et signa la paix avec Charette. Ministre de la guerre en 1815, Carnot conseillait à Napoléon de poursuivre le combat après Waterloo, et avant d’être admirée par Jaurès et de Gaulle cette constance contre les tyrans décida Hegel à lui demander une entrevue. Régicide, Carnot était exilé à Magdebourg, et à ce moment là il disait à son fils :’J’ai connu M. de Saint-Simon« . Dix ans plus tard, Hippolyte Carnot était codirecteur avec Leroux de la Revue encyclopédique, et Eduard Gans, disciple juif, ami et successeur de Hegel dans la chaire de philosophie à l’Université de Berlin, était familier du Globe et (comme Leroux) du général la Fayette. Comme Michelet au Collège de France, Gans avait des auditeurs de différents pays, et en particulier un Polonais, A. von Cieszkowski, qui s’entretiendra à Paris avec Leroux le 2 Janvier 1839. En lisant les Prolegomena zur Historiosophie d’A. von Cieszkowski, Alexandre Herzen »retrouv[ait], traduit dans la langue hégélienne, l’enseignement de Pierre Leroux «  [9] .

Juillet 1830 fit de Cousin « le pouvoir éducateur de la France » [10]. En 1831 Leroux et Jean Reynaud prêchèrent à Lyon la mission saint-simonienne et leur témoignage sur « la question sociale » entraîna leur rupture avec Prosper Enfantin. Devenu Pape de l’Eglise saint-simonienne, Enfantin les appela « Républicains et chrétiens [11], au témoignage d’ Hippolyte Carnot. Et en 1839, dans Un grand homme de province à Paris, Balzac nommera Michel Chrestien, l’intrépide second de »Léon Giraud, le chef d’une école morale et politique sur le mérite de laquelle le temps seul pourra prononcer«  [12]. Croyant à »la religion du Christ, le divin législateur de l’égalité« , Michel Chrestien avait en 1830 été »pour beaucoup dans le mouvement moral des saint-simoniens« , et en 1832 il fut tué sur la barricade du cloître Saint-Merry, ayant risqué sa vie pour une doctrine d’Union européenne que Balzac oppose aux théories des »haineux républicains« . Balzac considère la Revue encyclopédique dont H. Carnot était en 1831 le directeur officiel comme le deuxième épisode du »journal de Léon Giraud« , dont le Globe était le premier épisode. Dès 1835, George Sand admirait cette »école de sympathies« qui »entretient dans l’ardeur de [ses] travaux le plus grand critique possible dans la philosophie de l’histoire« . En juillet 1839, quelques jours seulement séparent la date qu’elle inscrit sur le mur de sa chambre à Nohant et la parution dans la capitale de ce chef d’œuvre, »clef de voûte de la Comédie humaine« où elle est rangée aux côtés de Michel Chrestien et d’Etienne Geoffroy Saint-Hilaire dans »le ciel de l’intelligence noble« , le Cénacle. Bientôt, Michelet demandera à celle que Mazzini appelle »l’Européenne« de le »précéder« , puis, dans Le peuple il osera exalter Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, le »savant qui eut un cœur d’homme« , et Pierre Leroux, qu’il appellera en 48 »l’illustre ouvrier« et ensuite »le meilleur homme que nous ayons« . En lisant la correspondance de Michelet et George Sand Péguy a loué ces »chrétiens romantiques« . Leurs amis, ainsi le docteur Ange Guépin, étaient désignés par la police comme »républico-saint-simoniens« . Et Leroux n’écrira qu’en 1845 : »nous sommes socialistes".

Avant cette date, socialiste veut dire fouriériste parce que les fouriéristes publiaient un important journal, La Démocratie pacifique. De même, à Saint-Pétersbourg, beaucoup de lecteurs fréquentaient la riche bibliothèque de Petrachevski, lequel disait : « Fourier est mon dieu ». Et parce que Dostoïevski a donné lecture dans cette bibliothèque de la Lettre de Biélinski à Gogol, on enseigne encore (à Paris) que Dostoïevski était fouriériste. Or c’est Leroux qui était « vénéré comme un nouveau Christ » [13] par Biélinski, « le Père de l’Intelligentsia », ami de Dostoïevski. En se désignant comme « le postcurseur de Jésus », Fourier traitait Owen et Saint-Simon de plagiaires. Il était selon Victor Considérant « le Père du Socialisme scientifique et le plus grand génie des temps modernes ». Marx sera selon Engels « der Vater des vernünftlichen Sozialismus ».

Dès 1832 Leroux avait repoussé celles des idées de Fourier qui « renversent toute notion du juste et de l’injuste », et celles qui sont « absolument contraires à l’esprit scientifique ». Fourier voulait améliorer par de savants croisements les races humaines (blancs, noirs, métis), et Leroux réprouvait cet humanisme de vétérinaire. Mal informé, Victor Hugo l’accusait de fabriquer par jalousie « un socialisme de sa façon ». Mais sa « tiefsinnigste Opposition gegen den Materialimus der Socialisten » le plaçait à la tête de la philosophie française" selon Karl Rosenkranz.

En 1842, dans la Revue indépendante qu’il dirige avec George Sand, Leroux publie l’Aperçu de la situation de la philosophie en Allemagne. Aussitôt traduit en russe par Herzen [14] cet Aperçu fait de Leroux « le plus grand philosophe français » aux yeux de Vissarion Biélinski, directeur à Saint-Pétersbourg des Annales de la Patrie, comme aux yeux d’Arnold Ruge, directeur à Dresde des Annales d’Allemagne, de Moses Hess et de Karl Marx, rédacteurs à Cologne de la Rheinische Zeitung, et de Rosenkranz, qui juge à Berlin que « Leroux connaît mieux que personne la philosophie allemande ». De décembre 1841 à juillet 1842 cette revue a publié aussi La Révolution à Haïti par Victor Schoelcher, la Protestation à Francfort des réformistes juifs par Alexandre Weill, ami de Heinrich Heine, et, en seconde édition Les bourgeois et les prolétaires, avec l’appel de Spartacus : « A moi, prolétaires de toutes les nations ! ». Enfin et surtout ce que notre ami Leonardo La Puma [15] vient d’appeler (en italien) « le projet le plus médité de démocratie représentative progressiste ». Six grands articles que La Puma résume en disant que Leroux oppose Rousseau aux disciples d’ Helvétius, Bentham, Ricardo, Fourier. Avec ces derniers, le beau nom de liberté devenait le mot d’ordre de l’oppression matérielle des classes inférieures, « chacun pour soi, et en définitive tout pour les riches, rien pour les pauvres ».

Avec Rousseau, la Révolution française avait inventé la démocratie religieuse, l’idée d’un ancrage de solidarité entre les électeurs et les candidats qui paraîtront « les meilleurs, les plus savants, les plus aimants, les frères aînés ». Ainsi compris, le gouvernement représentatif pouvait devenir « l’instrument permanent et nécessaire du progrès et la forme perfectible mais indestructible de la société de l’avenir ». Ces articles avaient paru dans la Revue encyclopédique, dix ans avant de reparaître dans la Revue indépendante. Entre temps, Hegel est mort, on commence à le traduire et ses interprètes se disputent. L’Union européenne que préconisait le Globe a besoin que les disciples de Leibnitz et ceux de Descartes se réunissent pour définir les mots socialisme, socialismus, sozialismus, socialnost, communisme, humanisme. « C’est à la France et à l’Allemagne réunies d’écrire et de signer la Nouvelle Alliance de l’Humanité » [16] . Mais « Jean-Jacques n’était point athée. Hegel est-il athée ? Hegel présidera-t-il ce grand contrat international ? Sa philosophie suffit-elle à tous les besoins de l’esprit humain ? ». En 1841, Leroux déclarait : « les principales formules que l’école saint-simonienne a répandues dans le monde avant sa division étaient la traduction fidèle, sinon littérale, des principes de la Révolution française ».

A Berlin, Ruge et Marx avaient entendu Gans enseigner que « Paris réunit et doit unir de plus en plus l’idée républicaine aux doctrines saint-simoniennes » [17]. Marx va souhaiter que l’Allemagne fasse écho au « chant éclatant du coq gaulois », et Ruge dire Nulla salus sine Gallis.

En 1843, Ruge et Marx sont exilés par le Roi de Prusse, la Revue indépendante annonce l’arrivée à Paris de « l’école de Hegel », en publiant une mise en garde d’ Alexandre Weill, ami de Henri Heine, contre « la Cour de Berlin et le parti teutonico-germanique, qui représente les anciennes passions militaires contre la France, et qui aurait massacré ou du moins renvoyé les Juifs [18] en Egypte parce qu’ils avaient les cheveux noirs, et reconquis l’Alsace, s’il l’avait pu, les armes à la main » [19]. A Manchester dans le New moral World, un jeune industriel riche, Friedrich Engels déclare que « le communisme allemand est le plus athée de tous et que Bruno Bauer est »the leader of all the joung hegelians philosopher of Germany« . Prétention que Leroux, en voyage à Londres, a très vraisemblablement critiquée avec Mazzini et les Chartistes de gauche, avant de les représenter en mars 1844, à Paris, à la Rencontre démocratique, »Deutsche, Russen und Franzosen zusammen" [20]
, tous les convives connaissent Consuelo,« l’enfant » le plus sublime de George Sand et de Leroux, et l’héritage hussite qui y revit depuis deux ans. Biélinski est représenté par Bakounine [21], Botkin et Annenkof [22]. La Revue indépendante par Victor Schoelcher [23], qui est irréligieux, et Louis Blanc, que Ruge juge ’religiös« comme Leroux, tout en écrivant à ses amis : »Il vous faut choisir entre Marx et moi. Son fanatisme athéiste et communiste est aussi réel que le fanatisme chrétien. Il se prétend communiste, mais il est, plus encore que Bruno Bauer, fanatique de l’égoïsme, de l’athéisme et de l’hypocrisie«  [24]. Ruge fait part à ses compatriotes de la discussion sur la « question religieuse », en écrivant dans Patriotissmus « Pour sauver son honneur, l’Allemagne doit apprendre l’humanisme du patriotisme tel que le vivent les hommes libres, dont Lazare Carnot demeure le modèle ». Et en 1845, la devise « tous les hommes sont frères » est imprimée simultanément à Londres, en neuf langues, sur la carte de membre de l’Association des Fraternal Democrats, à Paris, dans le Manifeste publié par La Réforme que fondent Victor Schoelcher et Louis Blanc (« religiös ») et reproduit par la Revue sociale que Leroux fonde à Boussac [25]. Ainsi, sauf Marx [26], tous les invités au premier Congrès socialiste adoptent la doctrine de solidarité que De l’Humanité proclamait cinq ans plus tôt en disant : « Nous ne sommes tous qu’un seul corps ». Cette cohésion est soulignée par Mazzini, à Londres, dans le People’s Journal, où il publie d’août 1846 à avril 1847 six articles. Disant qu’il exprime non seulement la pensée de « Pierre Leroux, un amico che onoro e amo », mais aussi « les idées des principaux démocrates du continent, surtout durant les dernières quatre années », il résume fort bien les grands articles réédités par la Revue indépendante de décembre 1841 à juillet 1842. La Puma démontre à l’évidence que que Mazzini les avait lus dix ans auparavant dans la Revue encyclopédique. Il en était imprégné, et Gaetano Salvemini le comparait à une bouteille remplie aux quatre cinquièmes.

En 1847, ce n’est donc pas contre Leroux tout seul que se déchaînent et la haine du clergé et celle des « deutsche atheisten und antichristen ». Ce qu’Engels appelle « the mystic club » de Leroux, c’est l’européenne démocratie socialiste. L’Archevêché de Paris dénonce Leroux comme « le trait d’union des travaux rationalistes allemands et français » dès qu’un ouvrier typographe dit au philosophe de la Revue sociale :« Ton Jésus n’est pas le Jésus des prêtres. En lisant cette Revue sociale, Engels écrit à Marx en 1846 que Leroux »est complètement fou« , et il prépare le meeting de Manchester d’où sortira en 48 le Manifest der Kommunistichen Partei. En haine des »pierrelerouxistes« il voudra en 1872 que Benoît Malon soit exclu de l’Internationale, et en 1893, il écrira aux Lafargue ( Paul et Clara [27] fille de Marx) que »Jaurès, normalien et ami de Malon, ne comprend rien au socialisme".

Le 4 juin 48, le Suffrage universel prouva que la majorité des Parisiens donnait tort à l’Archevêché et aux fonctionnaires de l’Instruction Publique. A l’obscur imprimeur, maire de Boussac et absent de Paris depuis trois ans le Département de la Seine donna soixante-dix mille voix de plus qu’à Blanqui, quatorze mille de plus qu’à Proudhon, sept mille de plus qu’à Louis Bonaparte et cinq mille de plus qu’à Hugo. Mais depuis 1845 (on a appris cela en 1996, la CGT ayant entrouvert ses archives) la Société Typographique de Paris s’était réorganisée. Et en 1848, à son Banquet annuel, le délégué des typographes de Bruxelles saluait « Pierre Leroux, le philosophe du genre humain » aux applaudissements des délégués de Genève et de Turin.

Malgré la Loi Le Chapelier qui avait supprimé les corporations, cette Société continuait à penser que la typographie était « la tête de colonne du mouvement ouvrier » [28], et qu’en « solidarisant tous les corps de métier », elle parviendrait un jour à la « République universelle démocratique et sociale ». Les ouvriers du livre étaient fiers d’être salués par Leroux, lors de ces Banquets, comme ses « compagnons ».

En 1844, en l’ éloignant de Paris, le gouvernement avait cru l’ assigner en résidence dans « le désert de la Creuse » [29]. Mais chaque mois, publiée par l’Association Typographique et Agricole de Boussac, la Revue sociale parvenait à de nombreux journaux de province. Et à Martin Nadaud, principal responsable à Paris des milliers de maçons qui chaque année, à pied, reliaient la Creuse, aller et retour, à Paris et à Lyon. Philippe Faure, animateur à Paris des Cercles de propagande socialiste, parlait de Prague et de la Pologne dans L’Eclaireur publié à Limoges, la Rome du socialisme. Où pour la première fois eut lieu en janvier 48 le premier banquet socialiste. Il avait réuni un millier de souscripteurs. Et Ledru-Rollin, Ministre de l’Intérieur, prit conscience en mai d’un phénomène imprévu, en rapprochant les rapports reçus de cette région arriérée, et la Lettre à Leroux où Théphile Thoré disait à Leroux dans La vraie République, le journal de George Sand :« L’Europe a traduit vos livres sublimes ». Admirateur de Thoré, Baudelaire allait dire :« Le paisible Pierre Leroux, dont les nombreux ouvrages sont comme un dictionnaire des croyances humaines, a écrit des pages sublimes et touchantes. »À l’Assemblée nationale, il était de très loin le principal porte-parole du socialisme, aussi bien sur les problèmes économiques que sur les questions politiques. Or ses discours sténographiés étaient amplement diffusés par le Journal officiel de la Seconde République, qui était très lu dans les ateliers, et en 1849, quand il fut réélu, cette « doctrine républicaine » était beaucoup plus répandue qu’en 48.

En 1850, « les idées formulées au fond de notre solitude de la Creuse par l’association de quelques hommes [forment] dans toute l’Europe le Parti qu’on appelle socialiste ». En 1873, les Communards proscrits rappelleront que « l’idée qui a présidé à la fondation de l’Association Internationale des Travailleurs venait des Associations de 48 où Pauline Roland, Jeanne Deroin et Martin Nadaud continuaient l’oeuvre des vingt-huit apôtres de la solidarité humaine aidés à Boussac par une disciple de Pierre Leroux, George Sand » [30]. Et c’est pour cela que Léodile Champseix accusera Marx de « pangermanisme » [31] .

XXe siècle

C’est de Blanqui, selon Clara et Paul Lafargue, que Marx a reçu de l’idée de la lutte des classes. Avec Edouard Vaillant, « vieux conspirateur blanquiste », ils dirigent le Parti de Jules Guesde, comme Karl Kautsky dirige la Social démocratie allemande. Engels leur a enseigné que « Jaurès, normalien et ami de Malon, ne comprend rien au socialisme ». Engels avait reçu à Londres la visite de Charles Andler, ami de Herr, qui ne pensait pas à Blanqui quand il écrivait : « Marx a répondu à l’appel qui vint de France ». Et qui disait probablement à Andler et Péguy qu’en devenant « socialiste allemand avec Engels Marx a cessé d’être révolutionnaire ».

Après avoir durant l’Affaire Dreyfus cotisé chaque mois avec les camarades de Péguy et de François Simiand, c’est à ce disciple de Durkheim que Herr écrit en 1899 : « Nous ferons notre trou par l’enseignement primaire et l’enseignement primaire supérieur ». En 1900, Simiand préconise d’exiler les Jésuites, et les Cahiers de Péguy protestent avec Clemenceau, le colonel Picquart et Zola. Romain Rolland, ancien de la rue d’Ulm, professeur à la Sorbonne et collaborateur des Cahiers témoignera : en 1902, « Herr et l’anti-Bergson, Durkheim, organisent la théocratie athée qui régentait l’idéologie de la Sorbonne et, bien au delà, l’idéologie de l’État combiste et jaurésiste. […] »Le blocus fait par Herr aux Cahiers a acculé Péguy presque à la mort et au désespoir«  [32] . Herr avait autant d’accointances avec le Bureau international de Berlin et le Parti menchévik qu’avec le Grand Orient de France. Andler, l’ami de quarante ans, a dit que même à lui Herr ne confiait pas »sa vraie doctrine secrète sur le grand remaniement des alliances européennes« , et qu’il »aimait brouiller ses traces« . Il savait le russe, il était allé en Russie, »il avait toujours un œil sur le Tsar et un sur le Mikado« . Le 4 août 1905, »la tête noyée« , il a descendu »une dernière fois l’escalier de L’Humanité, et déchiré tous ses papiers, « vingt ans de travail. De tout ce passé, sauf le peu que j’ai sauvé et mis à part, il ne reste que des mètres cubes de débris ». Et en novembre, il a lu dans un Cahier : « L’erreur la plus grossière, c’est de se représenter le prêtre Gapone comme un chef, comme un propagandiste révolutionnaire (il est le rival et au fond l’ennemi de tous ces révolutionnaires professionnels). Quant à ces intellectuels révolutionnaires russes, ils vivaient des rêves. Il y avait un rêve par école. » Péguy citait Gapone et l’approuvait :« De la chute du tsar ne résultera pas forcément pour le peuple la fin de l’esclavage. Le peuple russe n’est pas prêt pour l’émancipation définitive ». En 2006, le récent n° 115 de L’amitié Charles Péguy pose la question : « 1905, un tournant historique ? » et il énumère les colloques et les travaux qui disent tout sur l’Unité socialiste, la séparation de l’Eglise et de l’Etat, la visite du roi d’Espagne en France, ou le voyage du Kaiser à Tanger, et jamais rien sur l’avortement de la révolution russe. Rien sur cette étonnante conséquence : Léon Blum cesse de soutenir Jaurès, et « jusqu’à la guerre son retrait total de la vie militante reste, aujourd’hui encore, un mystère ». Le biographe de Blum ne devine pas que le confident de Herr suit les conseils de sa femme, qui mesure la panique de Herr en lisant les dizaines de lettres où durant cinq années il se plaint d’inertie cérébrale, d’état passif, de stupeur, de vide [33] . En février, c’est chez lui que Gapone avait cherché refuge, à Paris, après avoir conduit cinquante mille ouvriers, à Petersbourg, le 9 janvier 1905, dans un guet apens. Sincérement ami du prolétariat, Gapone n’était pas désintéressé, et la police le payait. Il était bavard. De Paris, il se rend en Suisse et rend visite à Lénine, qui lui dit de lire Marx et lui demande de l’argent pour envoyer des armes à ses partisans en Russie [34].

En 1906, il est assassiné par des socialistes révolutionnaires. Après avoir craint une perquisition et une mise à pied, Herr craint les vengeurs des prolétaires qu’a fait tuer ce « socialiste du Tsar ». Il avait promis à Andler, Blum et Jaurès la victoire de Kerenski et de Jaurès sur la Social-Démocratie allemande. Et c’est « la voie prussienne » que suivait l’Internationale en confiant à Lénine et à Rosa Luxembourg la rédaction du compte-rendu officiel (Protokoll) du Congrès de Stuttgart (1907). Le mythe, dès lors, contredit la vérité historique, Jaurès s’écriant : « L’Internationale est devenue une force d’action et une force de lumière », tandis que Péguy note : « Le monde se fout de nous ». Jusqu’à leur mort Andler, Blum et Jaurès devront cacher « l’erreur la plus grossière », les professeurs d’histoire hésitant jusqu’à nos jours à enfreindre la consigne donnée par Herr en 1920 : « Il faut laisser Péguy dormir dans sa tombe » [35] .

Le site de L’association des amis de Pierre Leroux, créée par Jacques Viard : http://www.amisdepierreleroux.org/i...

// Article publié le 1er décembre 2007 Pour citer cet article : Jacques Viard , « Sur Pierre Leroux », Revue du MAUSS permanente, 1er décembre 2007 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Sur-Pierre-Leroux
Notes

[1En 1991. Ce qui fit dire par le directeur de la rédaction au Monde : “pour trouver le fil des débats d’où sortirent le nazisme et le stalinisme il faut fréquenter Péguy et Bernard Lazare ”.

[2Qui lançait ainsi en 1977 son offensive contre l’Union de la Gauche

[3En 1851, au moment où Leroux partait en exil, Baudelaire écrivait que « ses nombreux ouvrages sont comme un dictionnaire des croyances humaines ».

[4dont Alain Caillé vient de reproduire la Préface dans internet

[5en disant que contre elle il « [s]’accord[ait] » avec MM. de Montalembert et de Falloux, représentants de l’Eglise

[6Et c’est en voyant dans notre Bulletin la photographie de la statue de Leroux « Père du socialisme et de la Solidarité » qu’e madeline Ribérioux a reconnu en 1998 que Jaurès avait donné sa signature

[7Jean-Pierre Rioux, Jean Jaurès, Perrin, avril 2005. Laquelle a "maîtrisé durant quarante ans, selon M. Jordi Blanc (Jaurès, Vent terral, mars 2005, p. 16), les deux voies d’accès cultes à Jaurès : la Société des Études jaurésiennes et l’Université

[8Né en 1897 dans une pauvre famille parisienne, bousier à Rennes

[9Je renvoie à mon article »Leroux et l’Internationale", Contrepoint, n° 27.

[10Pour devenir en août 1830 directeur de l’Imprimerie nationale, il aurait suffi à Leroux d’accepter l’invitation de Talleyrand, ou de le recevoir quand Talleyrand est venu le trouver. Il refusa, son but n’étant pas le remplacement des Bourbons par les Orléans. Il essaya de faire échouer ce « complot », en avertissant les imprimeurs, c’est-à-dire les républicains « réunis à l’Imprimerie Joubert, leur véritable place d’armes », et en rappelant au général La Fayette qu’il avait « donné à la Charbonnerie une impulsion toute républicaine ». Stuart Mill accourt de Londres et Fazy de Genève pour faire auprès de La Fayette la même démarche.

[11Sur le saint-simonisme, Mémorial lu en 1847 par Hippolyte Carnot chez le député Marie puis en 1887 à l’Académie des Sciences morales et politiques (deux auditoires hostiles à P. Leroux). Hippolyte Carnot appelait humanitaire le mode de vie, la leçon saint-simonienne qu’il avait reçue de son père.

[12Balzac écrit cela en 1839 dans Un grand homme de province à Paris.

[13Expression empruntée à George Sand par Biélinski

[14Fils d’une Allemande, et depuis 1830, comme Mazzini, lecteur de Leroux

[15« Pierre Leroux e Giuseppe Mazzini, dal sansimonismo alla democrazia raprensentativa », in Mazzini e gli scrittori politici europei, centro editoriali toscano, tomo 2, pp.517-529

[16Revue indépendante, avril et mai 1842

[17C’était louer l’article « die Egalité » dont le Brockhaus-Lexikon allait parler Le Professeur Hans Pelger, directeur du Karl-Marx-Haus de Trier, a rendu à nos deux pays un immense service en me faisant connaître cette notice qu’à ma connaissance personne n’avait traduite en français avant Dominique Barrot dans mes livres de 1982 et de l’an dernier.

[18L’article de Marx sur l’argent, Dieu des Juifs, va paraître dans les Deutsch-französische Jahrbücher

[19Le mouvement des idées et des partis politiques en Allemagne depuis 1830, Revue indépendante, 25 décembre 1843.

[20Lettre de Ruge à Hermann Köchly (24 mars 1844), accessible en allemand seulement, dans le livre d’ E.H. Carr sur Bakounine (1937) et en 1978, en D.D.R., dans le premier numéro du Marx-Engels Jahrbuch.

[21qui parle très probablement de l’Eglise hussite en disant qu’il en 1842 a « trouvé Dieu dans le même temple » que Biélinski

[22Dont les Mémoires apprendront à Tchernichevsky que « des tendances unilatérales » divisaient les savants allemands et aussi les savants français. Pouvaient-ils réunir ces tendances en une synthèse générale que ne définissait ni l’anglais ni le russe ? Pouvaient- ils définir « une nouvelle doctrine cessant d’appartenir à tel ou tel peuple, pour devenir dans une égale mesure le patrimoine de chaque homme vraiment moderne, quel que fût son pays d’origine et et la langue dans laquelle il s’exprimait. »

[23ami de Bakounine, Ministres pour peu de temps en février 48, et exilés comme Leroux sous l’Empire

[24A Fröbel, le 6 décembre 1844, ibid. Heine ne connaissait pas cette lettre, et il ne marquait pas assez la différence entre ces deux »moines de l’athéisme« en disant que Marx est plus »endurci« que »le bon Ruge« . En annonçant la publication par » MM. KARL MARX et ARNOLD RUGE« des Annales d’Allemagne et de France », la Revue indépendante saluait aussi en février 1844 « M. M.Bruno Bauer et Ludwig Feuerbach, eux aussi »persécutés pour leur pensée« . Un an plus tard Bruno Bauer parlait de Leroux avec mépris ». Six mois plus tôt, Mazzini et les Chartistes de gauche que Leroux rencontrait à Londres, lui avaient vraisemblablement parlé des louanges décernées par Engels, dans le New Moral World, à Bruno Bauer.

[25On commence à ne plus dire comme Leviathan, cent deuxième catalogue de A. Gerits & Son, Amsterdam, le fait encore en 2006 : « La communauté de Boussac retint l’attention d’écrivains et de musiciens romantiques français et allemands. Exilé, Leroux se joignit à Cabet et L. Blanc dans une communuté semblable à celle de Boussac. »

[26Relancé par Louis Blanc, il lui fera répondre par Engels, qui n’avait pas été invité à cette Rencontre : « Quant à la question religieuse, nous la considérons comme tout à fait subordonnée, comme une question qui jamais ne devrait former le prétexte d’une querelle entre les hommes du même parti ».

[27à laquelle en il lègue une maison de dix-huit pièces dans la région parisienne, Karl Kautsky étant d’autre part son légataire universel

[28Mot de Martin Bernard. Je renvoie au livre de Claude Latta et à notre douzième Bulletin

[29Alexandre Herzen, son disciple avait de même été relégué à Perm

[30Benoît Malon, Exposé des doctrines socialistes, Genève 1873.

[31Alain Dalotel, Benoît Malon troisième fils d’André Léo ? in Du Forez à la Revue socialiste, Benoît Malon, Actes du colloque de 1999 publiés par l’Université de Saint-Etienne en 2000. Ibidem, ma communication « Le Parti intellectuel contre le mouvement ouvrier ».

[32Romain Rolland, Péguy, I, p. 238, cité par Laichter, Péguy et les cahiers de la quinzaine, p. 179.

[33Autocensuré, M. Edwy Plenel écrit en août 2005 dans Le Monde p. 12 qu’à partir de 1905, « converti au nationalisme, Péguy a traité Jaurès plus que méchamment ». En 1992, il disait que “pour trouver le fil des débats d’avant la brisure 1914-1918 d’où sortirent le nazisme et le stalinisme il faut fréquenter Péguy et Bernard Lazare« , La part d’ombre, p. 444.

[34Et châtier les paysans, »qui n’ont détruit que un quinzième des domaines, « un quinzième seulement de ce qu’ils auraient dû détruire pour débarrasser définitivement la terre russe de cette putréfaction qu’est la grande propriété » « Lénine », par Nicolas Werth et « Staline » par Stéphane Courtois, in Personnages et caractères, textes réunis par Emmanuel Le Roy Ladurie, puf 2004, pp.277-308.

[35Cité par Antoinette Blum, « L’ascendant de L. Herr », in Les écrivains et l’affaire Dreyfus, P.U.F. Orléans 1983,p. 165. Cf notre quinzième Bulletin, p. 36

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