Mauss, une philosophie du don ?

Peut-on faire de Mauss un philosophe ? Et, plus particulièrement, l’idée du don maussien se prête-t-elle à des considérations philosophiques ? Quiconque lit pour la première fois l’Essai sur le don a de quoi être décontenancé : par le caractère touffu du propos, par la diversité des perspectives qui sont proposées, par l’étendue des formes culturelles qui sont prises en exemple. Mais il y a aussi, dans l’essai, principalement dans les trois conclusions que Mauss offre une lecteur, une tentative de généralisation qui donne au propos une dimension qui dépasse la diversité ethnographique des faits. Peut-on voir dans l’œuvre de Mauss, et singulièrement dans l’Essai, un certain esprit philosophique. Et lequel ?

Au fond, la question de savoir s’il y a une philosophie du don dépasse le cas de l’œuvre de Mauss et de son analyse. Il s’agit de déterminer si le don ouvre à un travail philosophique consistant, autrement dit si c’est un phénomène de premier ordre, ou alors si le don, bien qu’intéressant, est un objet second – ce qui est souvent le cas dans les œuvres philosophiques qui, pour la plupart, ne croisent la question du don qu’à l’occasion, et à partir de perspectives considérées comme plus importantes. Surtout, parler de philosophie du don ne nous engage pas seulement à penser que l’objet mérite une réflexion fondamentale… il s’agit aussi de savoir si le don porte en lui une philosophie, autrement dit s’il est susceptible de nous apporter quelque sagesse. C’est le pari que nous ferons ici, en soutenant qu’il y a effectivement dans la pensée maussienne du don quelque chose qui, bien qu’ancien, ne s’est jamais aussi bien et nettement révélé que dans l’Essai sur le don. On y trouve bien une philosophie. Laquelle ? Une philosophie de la relation (des homme aux choses, mais surtout des hommes entre eux) et de la composition (des affects et des motivations). Et, au fond, une certaine philosophie de la vie, comme dépense, élan, générosité.

Mauss philosophe ?

Tout d’abord, peut-on faire de Mauss un philosophe ? Il en a la formation et ses écrits ont par endroits des traits philosophiques, c’est-à-dire généraux et purement théoriques. Reçu troisième à l’agrégation de philosophie en 1895, qu’il prépara avec Durkheim et Hamelin [1], il dispose d’une formation solide en la matière. Pour autant, il laisse de côté toute carrière dans la discipline philosophique pour se consacrer à l’étude des faits, à l’histoire des religions, aux langues et à l’anthropologie naissante. Et il gardera toujours, comme Durkheim, une certaine méfiance par rapport aux conceptions philosophiques. Par exemple, sur la question de l’essence – ou de l’essence supposée – de la religion, s’oppose-t-il à la « conception philosophique » et notamment à celle de Kant, désigné comme un « rigoureux scolastique » [2]. C’est que Mauss s’inscrit dès le départ de sa carrière dans un mouvement intellectuel qu’il n’abandonnera jamais, mouvement qui est celui de la formation de la sociologie, dominé par la figure, la volonté et la force de travail de son oncle. Or la sociologie durkheimienne, comme discipline, bien que recrutant majoritairement chez de jeunes chercheurs formés à la philosophie, se forme dans une opposition marquée à certaines tendances de la discipline philosophique. Son désintérêt marqué pour les faits, sa manière de voir l’homme universel sans souci de sa diversité réelle, ou encore son souci normatif plus que descriptif sont explicitement critiqués. On pourrait alors en conclure que les travaux de Mauss, ainsi que ceux de beaucoup de sociologues du début du XXe siècle, s’appuie certes sur une éducation philosophique, mais pour s’en écarter, et fonder une discipline nouvelle, qui n’est pas stricto sensu philosophique.

Qu’y a-t-il, alors, de philosophique, dans l’œuvre maussienne ? D’abord le souci du concept, c’est-à-dire des définitions bien faites, souci majeur dans l’œuvre de Durkheim aussi. Ensuite, Mauss ne se contente pas de collecter des faits, il détermine ce qu’on peut appeler, en suivant Bergson, des « lignes de faits » [3]. Il ne s’agit pas seulement d’induire une vérité supposée générale d’un ensemble de faits congruents, mais de dégager un sens, une direction d’ensemble, qui permette à certains faits de trouver leur place dans une perspective universelle, qui n’est certes qu’indiquée, mais qui est bien présente. C’est ainsi que fonctionnent les écrits maussiens les plus importants, sur le don, la magie, le sacrifice, la religion, notamment. Ce qui fait difficulté, souvent, est qu’il appartient au lecteur de suivre ces lignes, de leur donner une continuité, une consistance théorique qui peut sembler manquer aux essais maussiens. Parce qu’il s’agit souvent d’essais, qu’il appartient en quelque sorte au lecteur de transformer. A vrai dire, le fait même d’être un essai ne disqualifiera en rien l’ouvrage de Mauss sur le plan philosophique. Il y a des précédents. Pour n’en prendre qu’un, le meilleur et le premier, on peut estimer qu’il y a chez Mauss quelque chose de l’esprit de Montaigne. Toutes proportions gardées bien sûr. C’est que l’objet et la méthode ne sauraient être identiques : Montaigne voit l’homme à partir de lui-même et du dialogue avec les anciens ; Mauss voit l’homme à partir de la diversité des cultures. L’un cherche la sagesse, par et dans l’écriture, qui est écriture de soi. L’autre cherche à participer à l’élaboration d’une science sociologique et anthropologique. Mais est-ce à dire qu’il n’y a aucune sagesse à attendre de l’Essai ? Que l’Essai ne nous parle pas de nous ?

Le don. Quel concept ? Quels problèmes ?

Ce qui peut rendre l’Essai sur le don (1924) suspect aux yeux des professionnels de la philosophie, et de tous ceux animés d’un esprit de rigueur théorique, est d’abord le manque d’unité discursive, ensuite la nécessité de surinterpréter. On comprend mieux, à ce titre, pourquoi ce texte ouvre la voie à des lectures si variées, et même parfois si contraires. Il semble ainsi que nous ayons affaire à un essai qui séduit plus qu’il ne convainc, qui propose plus qu’il n’expose. Pour autant, ce qui peut le rendre intéressant est qu’il abandonne d’emblée un « empirisme naïf », comme le remarque à juste titre Lévi-Strauss [4], pour dégager des vues systématiques, totalisantes du moins. Surtout, nous voudrions montrer qu’il y a bien une âme philosophique qui traverse les travaux de Mauss, et notamment l’Essai sur le don, qu’ainsi les philosophes n’ont pas seulement affaire à une référence obligée avec laquelle il faudrait discuter pour mieux s’en départir, mais à un essai qui philosophe, même si c’est de manière discontinue et discrète.

Là où L’Essai constitue un apport décisif dans l’histoire des idées, c’est que Mauss, comme jamais avant lui, propose de concentrer son attention sur le phénomène du don, de manière à la fois compréhensive et extensive, en en montrant des aspects peut-être inaperçus avant lui. Il faut alors s’arrêter, avant tout, sur la notion de don chez Mauss et sur les problèmes qu’elle pose. Mais déjà, l’affaire semble bien mal engagée. Ce qui manque à l’Essai de Mauss, d’un point de vue philosophique, et si on compare avec les travaux sur le sacrifice, sur la magie, sur le prière, c’est peut-être la consistance conceptuelle, voire même la cohérence logique. Or, on est en droit d’attendre d’un philosophe qu’il distingue les notions la plus nette, en permettant à son lecteur de répondre à la question « qu’est-ce que ? » de manière décisive et sans confusion. Or Mauss reconnaît lui-même que la notion de don est problématique. C’est pourquoi il écrit que les termes de « don », de « cadeau » ou de « présent » [5] ne sont pas exacts et qu’il les emploie faute de mieux pour qualifier le phénomène qu’il a en vue.

Malgré tout cela, Mauss définit et caractérise le don de manière explicite. La définition initiale est connue : le don consiste en une triple obligation : celle de donner, recevoir et rendre. Où situe-t-il cette triple obligation ? Partout, puisque c’est un phénomène total (qui est susceptible de comprendre toutes les dimensions de la vie sociale) et complet, puisqu’il peut recouvrir des motivations les plus diverses voire opposées. Comment l’interroge-t-il ? Par le troisième moment, qui est celui du retour. Il y a des « cadeaux, en théorie volontaires, en réalité obligatoirement faits et rendus » [6]. Ainsi le don est-il envisagé et et déterminé conceptuellement, engageant, de manière subséquente, une véritable conception générale de la vie sociale et de la morale qu’elle se donne.

Trois problèmes se croisent ici. Premièrement, il y a dans la définition, dans le concept même, une absurdité logique : Mauss appelle « don » un ensemble d’actes dont l’acte de don fait partie ! Autrement dit, le don comprend autre chose que le don, le don est plus que le don. Dans la mesure où le don au sens large comprendre l’obligation de recevoir et rendre, pourquoi ne pas parler, plutôt, d’échange ? Deuxièmement, on a affaire à un phénomène potentiellement confus, ambivalent, et qu’on ne peut circonscrire clairement, tant du point de vue des finalités qu’il poursuite que du domaine qui est le sien (phénomène qui est aussi bien économique que religieux, que juridique, qu’esthétique etc.). Il y a certes des biens qui se donnent, mais ce sont aussi des « politesses, des festins, des rites, des services militaires, des femmes, des enfants, des danses, des fêtes, des foires »… Ainsi ne saurait-on réduire le don au domaine de l’économie, lequel occupe généralement une place circonscrite (sauf pour nous). Mais s’il est partout, on peut tout aussi bien penser qu’il n’est nulle part, ou que l’extension démesurée du phénomène lui fait perdre toute consistance propre. Troisièmement, le moment obligataire décisif semble être celui du rendre. Le don implique toujours le contre-don, le don en retour. Autant juger qu’il s’agit d’un essai sur la dette plus que d’un essai sur le don, comme acte généreux, qui n’engagerait pas nécessairement de retour [7].

Don versus échange

Avant tout, dans la mesure où le don appelle le contre-don, la tentation peut être grande d’assimiler le don et l’échange. Le premier ne serait, à vrai dire, que la généralisation du second, en intégrant des choses, des personnes, des actes qui dépassent le champ de la pure économie des biens. Ce ne serait alors qu’une question d’extension de la même logique et du même phénomène. Pour autant, tout ou presque les oppose le don et l’échange. D’abord, ce dernier suppose un équivalent qui permette de comparer nettement et simplement ce qui est donné et rendu. Ensuite, l’échange consiste dans le fait de donner à la condition expresse, c’est-à-dire nécessaire et comprise d’avance de part et d’autre, de recevoir. Mais si le don oblige à rendre, quelle différence ? On pourrait opérer une distinction sur le plan des motivations, mais ce critère est impertinent, d’une part parce qu’une motivation affichée de libéralité peut cacher un désir égoïste, d’autre part parce qu’on doit supposer, en sociologie, que les motivations des acteurs nous sont inconnues [8]. Alors de quel critère dispose-t-on ? N’y a-t-il entre l’échange, notamment marchand, et le don qu’une affaire de degrés ou d’objets ? Ou bien la distinction doit-elle se faire entre des biens quantifiables et d’autres qui ne le sont pas ? Il y a quelque chose de plus profond, et qui nous permettra de comprendre pourquoi Mauss, de manière en fait tout à fait cohérente, a écrit un essai sur le don, et non sur la dette ou sur l’échange.

Tout d’abord, Mauss montre que le don n’est pas nécessairement réciproque. Celui qui a reçu, le donataire, peut très bien donner, à son tour, à quelqu’un d’autre ou à un autre groupe. C’est en ce sens que l’analyse de la Kula, système mélanésien de circulation des biens est précieuse. A la suite de Malinowski [9], Mauss montre comment, d’île en île, les hommes se donnent des biens précieux, souvent au risque de leur vie, sans recevoir quoi que ce soit en retour. Chaque groupe procédant de même, il y a une circulation des biens, où l’on peut recevoir un objet que l’on a déjà donné, mais une fois qu’il a accompli tout un cercle d’échanges, se dotant par là-même d’une histoire, voire d’un pouvoir magique. Mais, à la limite, on peut voir que les biens donnés seront rendus, et rabattre, de manière certes sommaire, ce système de circulation sur une réciprocité élargie. Il y a autre exemple, que n’envisage pas Mauss, et qui est plus qu’un exemple, puisqu’il est lui aussi un phénomène social total : c’est l’éducation. Donner la vie, nourrir, protéger, apprendre à se mouvoir, à parler, instruire, etc. sont autant d’actes de dons qui ne peuvent être payés en retour. Bien entendu, un enfant est redevable à ses parents, mais cela ne l’engagera jamais à leur fournir des « prestations » réciproques, parce qu’elles peuvent jamais être de même valeur ni, la plupart du temps, de même nature.

Ensuite, donner, c’est obliger, au sens étymologique du terme : c’est engager un lien, projeter ou assurer un lien, là où le troc et l’échange marchand sont dans une logique du bien et de l’intérêt égoïste [10]. C’est là que nous rencontrons le phénomène de la dette morale. En ouvrant son essai, Mauss reprend un récit scandinave dans lequel nous trouvons cette formule : « L’avare a toujours peur des cadeaux ». Pourquoi une telle peur ? Après tout, si l’avare est celui qui ne veut pas donner, il doit pouvoir prendre et recevoir avec plaisir ce qu’on lui offre… Sauf que l’avare sait bien que celui qui lui offre des cadeaux s’attend à quelque chose en retour, pas nécessairement un autre cadeau, mais au moins un « merci », une marque de gratitude. Et cela lui coûte déjà. C’est que l’avare est celui qui a peur d’être l’obligé d’un autre et qui sait, en le craignant plus que toute autre chose au monde, que le don oblige, plus profondément et plus subtilement que la force ou la contrainte. C’est pourquoi il vaut mieux parfois refuser des dons. Mais est-ce si facile ? Il faut être capable, le cas échéant, de vexer le donateur. En effet, le refus de recevoir est humiliant pour la personne qui donne, soit que le donataire ne comprenne pas l’intention soit, pire, qu’il la comprenne et qu’il ne souhaite pas répondre à la sollicitation. Ainsi ne souhaite-t-il pas se lier avec le donateur, en prenant le risque de lui signifier un certain mépris. Voilà bien un motif de rancœur et de conflit ! Aussi vaut-il mieux, le plus souvent, accepter les dons que l’on nous fait, et accepter d’être en dette, d’être redevable aux autres. Mais la dette morale est difficile à appréhender dans des termes qui restent ceux de la pure économie : c’est que la procédure de remboursement n’est pas parfaitement prévue contractuellement. Que rendre ? Quand ? Comment ? Les règles, ici, ne font pas l’objet d’un contrat écrit qui répond d’avance à tous les risques, qui circonscrit l’attente. La dette morale propre au don est donc à la fois plus difficile à cerner et plus forte, plus lourde parfois, que la dette financière et marchande.

Enfin, et surtout, Le moment du don est premier, non seulement chronologiquement mais ontologiquement. Il y a un pari de départ, un acte qui peut très bien ne pas être compris et reçu et qui peut ne produire aucun retour. Ainsi, le fait de donner ne conduit pas nécessairement à un échange. Si le fait de recevoir et rendre sont obligatoires, ils ne sont pas nécessaires. L’obligation est morale, elle suppose une certaine liberté : le donateur, celui qui donne, ne sait pas nécessairement s’il y aura retour ; il ne sait pas non plus à quel moment il y aura retour ; et il ne peut déterminer ce qui lui sera rendu, sachant qu’il y a peu de chances que ce soit un bien équivalent. Beaucoup d’attentes, peu de certitudes : quiconque a compris cela rentre de plein pied dans le monde du don et, disons-le déjà, dans le monde des hommes comme êtres sociaux. On voit déjà tout ce qui oppose le don, tel que l’analyse Mauss, à l’échange marchand, qui fonctionne au donnant-donnant et qui s’appuie sur des contrats : dans le cadre d’un échange marchand, je ne donne qu’à condition, avec la garantie de recevoir en retour. Dans le don, il n’y a aucune garantie, mais des obligations, ce qui est tout autre chose. D’autre part, si on considère avec attention les deux autres moments, qui sont complémentaires du don initial, on s’apercevra que sont aussi des actes de don. Pour la troisième obligation, il ne s’agit pas tant de rendre que de contre-donner, c’est-à-dire de donner à son tour et non pas de redonner, tel quel, ce qu’on a reçu. Imaginons que l’on reçoive un cadeau que l’on rend au donateur : le geste consiste précisément à sortir du cycle du don. La deuxième obligation est aussi une forme de don : recevoir c’est déjà donner quelque chose. Accepter un présent, par exemple, nécessite de s’engager personnellement, de prêter attention à l’objet et d’afficher des signes, notamment de gratitude. Et il y a des dons où la distinction entre celui qui donne et celui qui reçoit n’est pas évidente. Qu’on songe à l’hospitalité : l’hôte est à la fois celui qui accueille et celui qui est accueilli. La confusion de la langue marque l’indétermination potentielle des moments et obligations que Mauss s’attache à distinguer.

Un phénomène complet et complexe

Ce qui demeure est la prédominance de l’idée de don, c’est-à-dire du geste d’initiative, d’engagement et d’obligation. Précisons : en quoi consiste le don initial, qui ouvre la voix au don global (lequel comprend les deux autres moments) ? Donner, c’est faire en sorte que quelqu’un prenne quelque chose. Le geste initial est éminemment complexe. Il est – à bien y regarder, ce qu’on fait rarement – d’une subtilité telle qu’il n’est peut-être pas de geste plus complexe et plus complet. C’est que le geste est d’abord d’abandon et d’indétermination : en délaissant quelque chose dont on aurait pu se réserver l’usage, en se préparant à relâcher l’objet du don (lequel peut être autre chose qu’une chose), on prend l’initiative de laisser l’initiative à l’autre, sans savoir vraiment ce qu’il va en faire. Mais le geste est aussi d’obligation et de détermination : celui qui donne se détermine déjà dans une direction qu’il aurait pu ne pas prendre et impose à l’autre de répondre, réponse à laquelle on fait particulièrement attention, sans avoir l’air d’y toucher, et dans l’attente d’un retour, fût-il minimal et de simple politesse. S’il faut écarter la question des motivations des personnes qui se donnent des choses, il faut comprendre le geste du don dans son intentionnalité. En l’occurrence, le don ne poursuit pas une fin prédéterminée, pensée d’avance et amenée à se réaliser comme telle. Le geste de départ est une provocation, au sens étymologique du terme : il s’agit d’appeler l’autre dans sa liberté et son initiative à venir. Si on lui impose de réagir, ou plutôt de répondre, le contenu des actes en retour ne saurait être prédéterminé. Une telle prédétermination n’existe, à vrai dire que dans l’échange marchand, ou plutôt dans l’idéal qu’il poursuit, peut-être un peu vainement.

Ainsi, contre toute tentative de réduction, le don ne saurait être un acte charitable et gratuit, un abandon, pas plus qu’une offre marchande. Il s’agit d’une modalité spécifique de la relation sociale. La modalité, la tonalité fondamentale, décisive de la vie sociale. Une modalité qui est régulièrement dévoyée, niée, en théorie ou en pratique, quand on cherche à la réduire au don purement gratuit, oblatif, aussi bien qu’à l’échange d’intérêts plus ou moins bien compris. Il faut franchement écarter ici toute logique du soupçon. Ne mettons pas dans l’intention du don plus que ce que l’on peut déjà y trouver. On peut donner par calcul égoïste, pour sûr. Mais comment le savoir ? Il faut que le cycle du don ait été suivi pour le savoir. Alors on pourra juger sur pièces des intentions du donateur, lesquelles ne trouveront leur vérité que dans l’action. D’autre part, s’il ne faut jamais préjuger de la générosité d’un geste, si toute bienveillance manifeste peut cacher d’obscurs desseins, il ne faut pas non plus estimer par avance que l’égoïsme est toujours à la manœuvre dans nos relations sociales. Il y a autant de naïveté dans les deux points de vue contraires. Mais il faut surtout se méfier du préjugé et de la naïveté utilitaristes, qui ont tendance à dominer notre époque, voire notre civilisation. Cette manière de réduire tout rapport social à celui d’intérêts individuels, si saisissante chez nombres d’auteurs, représente un appauvrissement remarquable de tout ce que le don est capable de proposer. C’est pourquoi il est aujourd’hui crucial d’en revenir à Mauss.

Sociologue, Mauss porte tout son intérêt sur le « système social », sur la totalité du social, totalité telle qu’aucun fait ne peut véritablement être considéré isolément. Mais la société n’est pas que système. Des hommes font jouer le système, en déplacent les lignes, ils y forment des associations et des oppositions. Or, le don est l’opérateur, le liant essentiel, le vivifiant, de toute société. C’est la raison essentielle pour laquelle le Mauss militant fait un tel travail de promotion des coopératives et des associations, ainsi que du système d’assurance sociale.

Ce qui fait la difficulté philosophique du don est que le geste même du don, geste initial, est fondamentalement ambivalent, et ce malgré les tentatives de le déterminer dans un sens où l’autre, et où à chaque fois on perd le sens de ce geste, qui ne peut être ni pur ni impur, ni tout à fait libre, ni entièrement contraint, qui peut impliquer une charge, une violence, et qui est animé par une volonté pacifique profonde. Phénomène difficilement appréhendable, relativement insaisissable, phénomène total et infini dans ses possibilités. Phénomène qui donne à penser, certainement le fait social le plus intéressant et le plus difficile qui soit. On comprend, à ce titre, pourquoi on a tant écrit dessus. Le plus étonnant, du coup, est que l’intérêt pour un tel phénomène soit si tardif. C’est que parfois on s’aperçoit de l’importance de certaines choses quand elles en viennent à manquer, que ce qui était évident cesse de l’être. On peut comprendre ainsi que la pensée du don, une pensée exigeante, complète, devient d’autant plus importante, voire urgente, que l’idéologie utilitariste progresse.

La question de l’attente

Comment cerner le sens du don ? A quelle fin donne-t-on ? Il faut accepter de ne pas répondre d’emblée à cette question. La raison en est simple : c’est que la détermination de tout geste de don est relativement ouvert. C’est pourquoi la distinction la plus nette du don par rapport à l’échange se trouve dans l’absence de garantie quant au retour. Pourquoi donne-t-on alors ? Parce qu’on s’attend toujours à quelque chose en retour. Mais est-ce à dire qu’on fait poser sur les épaules des donataires une dette irrémissible, une charge insoutenable, dont ils ne sauraient se remettre qu’en se jugeant quitte ou en surenchérissant ? Pour régler cette question, il faut en revenir à la question de l’attente. Dans son œuvre, Mauss insiste souvent sur la nécessité pour la sociologie de penser la notion d’attente. C’est à ce sujet qu’il lance un appel aux psychologues [11] ou qu’il évoque le travail de Bergson. Voilà ce qu’on peut lire dans une remarque de 1934 à propos d’un exposé de François Simiand sur la monnaie : « Car c’est cela au fond à quoi nous arrivons, vous et moi, c’est à l’importance de la notion d’attente, d’escompte de l’avenir, qui est précisément une forme de la pensée collective » [12]. Non seulement une forme, mais même « la forme essentielle de la communauté », écrit-il encore.

Ainsi la triple obligation aurait tout aussi bien pu s’appeler la triple attente ! Mais qu’attend-on exactement du don comme geste initial ? Qu’il soit reconnu comme tel, qu’il soit reçu, et qu’il provoque quelque chose en retour. D’abord et avant tout que le don soit reconnu comme un don, c’est-à-dire comme un acte généreux et qui oblige. Il faut comprendre que la générosité n’est jamais désintéressée, et il faut comprendre que l’intérêt ne saurait être seulement égoïste, et que l’égoïsme se dépasse toujours en autre chose, qu’il en ait conscience ou pas. La générosité entend générer quelque chose, autrement dit aboutir à un résultat. Lequel ? Trouver sa continuité dans une autre générosité. Pour employer la formule de Bergson : « allumer des foyer de générosité » [13]. Voilà l’intérêt que le don attend. Mais le résultat n’est pas tangible et l’intérêt initial n’est pas forcément récompensé. Il n’y a rien de plus intéressant que de donner. D’où l’attention qu’on accorde aux choses données, reçues et « rendues ».

Une fois la chose donnée, le service rendu, le geste de politesse effectué, le donateur n’a plus qu’à s’armer de patience. Parce que celui qui donne est attentif à ce qu’il fait, sans quoi il s’agirait d’un abandon, ce qui est tout autre chose. Mais il faut différencier attention et attente, comme Mauss nous y invite [14]. L’attention est fixée sur un point (qu’on regarde le travailleur, l’artiste), l’attente est plus lâche. L’attention est toute entière au présent, dans sa durée propre, l’attente envisage l’avenir de manière plus ouverte. C’est certainement pourquoi on désigne souvent la chose donnée comme un présent, et le geste qui l’accompagne comme une attention. Le geste attentionné accompagne l’objet donné jusqu’à ce que le geste s’accomplisse et que l’objet soit relâché, ou que le service soit « rendu ». Mais quand le don est fait, quand l’objet est relâché et mis dans la main de l’autre, quand la prestation s’accomplit, alors on rencontre l’attente. Autrement dit, le don est conditionné par un premier moment, une prise, une emprise, un engagement qui est forcément attentif, attentionné, et une manière de se déprendre, de se défaire de la chose, qui configure déjà l’attente. Même dans l’échange marchand, quand il se déroule entre personne physiques, on rencontre ces moments d’hésitation, voire de gêne, parce que quand il y a des hommes qui entrent en relation, rien n’est instantané et l’échange final n’est jamais tout à fait garanti.

Au fond, la vie sociale est faite d’espérances, d’expectations,, au regard desquelles il peut y avoir réussite ou déception. Donner quelque chose, quoi que ce soit, c’est toujours s’attendre à toutes sortes de possibles, y compris et surtout ceux qui ne sont pas prévus. Pour Mauss, il n’y a pas de neutralité en l’affaire : soit la guerre, soit l’alliance, fût-ce à un niveau anecdotique. Je tiens la porte à quelqu’un et je m’attends à ce qu’il dise « merci ». S’il ne fait rien, je juge d’emblée cette personne comme quelqu’un à qui on ne saurait se fier. Est-ce à dire que l’attente soit purement conventionnelle et sociale ? Non, un sourire ou un geste en retour peuvent suffire. La personne peut ne pas s’être rendu compte du geste d’aide initial, s’apercevoir de son manque d’attention et vouloir s’en faire pardonner (« Oh ! Pardon. »), c’est-à-dire vouloir revenir dans le cycle du donner. Cet exemple sommaire permet déjà de voir tout ce qui se joue dans le don de contrainte et de liberté. Donner c’est toujours offrir, c’est-à-dire inviter ou imposer une réponse, mais sans que la réponse soit une réaction prédéterminée ; si on invite l’autre à réagir, c’est sans connaître par avance comment il va agir en retour.

La sagesse du don

On commence à comprendre l’intérêt qu’il y a à penser le don, et la philosophie qu’on peut en tirer. Pourquoi donne-t-on alors ? Parce qu’on s’attend toujours à ce que quelque chose arrive. On donnant on invite des événements à se produire, on provoque l’avenir, mais sans jamais être capable de le prévoir. C’est là tout l’intérêt du don, son risque propre et son charme. Il faut alors comprendre, comme nous y invite Mauss que le don est un phénomène de premier ordre, qui renferme son propre sens. Il y a en quelque sorte une valeur du don en lui-même, une valeur esthétique même : « les objets de toutes sortes qu’on fabrique, use, orne, polit, recueille et transmet avec amour, tout ce qu’on reçoit avec joie et présente avec succès, les festins eux-mêmes auxquels tous participent ; tout, nourriture, objets et services, même le « respect », comme disent les Tlingit, tout est cause d’émotion esthétique et non pas seulement d’émotions de l’ordre du moral ou de l’intérêt. » C’est ainsi qu’il faut comprendre le don comme geste initial, et comme beau geste qui peut, à la limite, se désintéresser du résultat, parce qu’il est déjà l’expression d’une vitalité assurée, autrement dit d’une fécondité. On rencontre là l’expression d’une certaine sagesse, assumée par Mauss : : « D’un bout à l’autre de l’évolution humaine, il n’y a pas deux sagesses. Qu’on adopte donc comme principe de notre vie ce qui a toujours été un principe et le sera toujours : sortir de soi, donner, librement et obligatoirement ; on ne risque pas de se tromper. » [15]

C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre l’Essai sur le don lui-même. On peut dire que Mauss ne nous fait pas de cadeaux, qu’il oblige les philosophes à reprendre le travail, à dire parfois plus qu’il ne dit, à opérer des choix qu’il ne fait pas lui-même. Mais il est philosophique, aussi, de ne pas faire de cadeau. Soit dit en passant, penser le don à partir des cadeaux est séduisant mais nuit à la compréhension du don : nous disposons certes là d’un objet, qui passe d’une main à l’autre, nourri d’une intention manifeste, qui symbolise à lui seul un lien ou du moins de la tentative d’un lien ; le cadeau appartient au domaine des choses toutes faites et dont il n’y a plus qu’à se saisir. Mais la plupart des « choses » données ne sont pas des choses, et pas des cadeaux. Un geste, un mot, promettent plus qu’ils ne font, signifient plus qu’ils ne signalent. Ils obligent l’autre à l’interprétation et au risque de la réponse ainsi qu’à l’aventure du dialogue. C’est ainsi que l’essai de Mauss doit être lu. Comme l’ouverture à un horizon de réflexion de recherches et de réflexions qu’il nous appartient de continuer.

C’est toute la philosophie, d’ailleurs, qu’il faudrait penser sous le même registre. En quoi, par exemple, consiste la tradition philosophique textuelle ? En autant d’écrits qui ignorent leur destinataire. En autant de dons qui s’adressent à l’humanité entière, ou à l’humanité en chaque homme, que chacun doit pouvoir « recevoir », et qui l’obligent à donner à son tour. C’est peut-être le défi le plus profond de l’engagement philosophique qui, par le texte, la conférence ou l’enseignement, cherche son prolongement dans des pensées et des actions qu’il s’efforce de déterminer, mais sans pouvoir en prévoir aucune. On peut dire, à ce titre, que nous sommes redevables à toute une tradition, multiple, foisonnante, qui nous engage à la transmission ou, plutôt, à la recréation. Que l’homme ait à déterminer par lui-même sa propre conduite, là est le dessein de la philosophie. Que d’autres lui ouvrent la voie – ou plutôt les voies – là est sa condition. Que chacun, à sa mesure, en redécouvre les systèmes, les concepts, les problèmes, et la réengage à nouveau, là est sa vie propre, son dynamisme. Ce sans quoi la philosophie est une discipline morte ou avortée. C’est ainsi qu’on peut réintégrer Mauss dans l’histoire de la philosophie : comme un geste, un faisceau de promesses qu’il nous appartient de réaliser et, peut-être de dépasser. Mais dépasser, en philosophie, n’est pas abolir. C’est rendre, rendre service, donner à son tour. C’est en ce sens qu’il faut en revenir à l’Essai sur le don.

// Article publié le 28 juin 2017 Pour citer cet article : Fabien Robertson , « Mauss, une philosophie du don ? », Revue du MAUSS permanente, 28 juin 2017 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Mauss-une-philosophie-du-don
Notes

[1Marcel Fournier, Marcel Mauss, Fayard, 1994, p. 69

[2« Philosophie religieuse, conceptions générales », 1904, in Œuvres, t. 1, éditions de Minuit, 1968, p. 93.

[3« La conscience et la vie » (1911), in L’énergie spirituelle, PUF Quadrige, 1996, p. 4.

[4« Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » (1950), in Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF Quadrige, 1950, p. XXXVI.

[5« Essai sur le don », in Sociologie et anthropologie, op. cit., p. 267.

[6Ibid., p. 147.

[7A ce titre, on comprend mieux pourquoi certains philosophes (ainsi pour Derrida et Marion) critiquent la conception maussienne du don, et pourquoi des anthropologues l’abandonnent (ainsi Graeber, qui préfère, dans son travail sur la dette, pour qualifier les relations sociales fondamentales, parler de communisme : on ne sépare pas le tien du mien, de chacun selon ses besoins, à chacun selon ses capacités : Dette. 5000 ans d’histoire (2011), éd. Actes Sud Babel, 2013, p. 117).

[8D’où la critique de la psychologie par Durkheim, dans Le suicide (Livre premier, chapitre premier) notamment.

[9Les Argonautes du Pacifique occidental (1922), Gallimard, 1963.

[10J. Godbout (en collaboration avec A. Caillé), L’esprit du don, La Découverte / Poche, 2000, p. 244.

[11Alors qu’il est lui-même président de l’Institut de psychologie, en 1924, année même de l’écriture de l’Essai sur le don.

[12« Débat sur les fonctions sociales de la monnaie », in Œuvres, T. 2, 1969, p. 116-120.

[13« La conscience et la vie », op. cit., p. 25.

[14« Rapports réels et pratiques de la psychologie et de la sociologie », in Sociologie et anthropologie, p. 307

[15Durkheim écrivait déjà : « C’est que la vie, telle que l’ont conçue les hommes de tous les temps, ne consiste pas simplement à établir exactement le budget de l’organisme individuel ou social, à répondre, avec le moins de frais possible, aux excitations venues du dehors, à bien proportionner les dépenses aux réparations. Vivre, c’est, avant tout, agir, agir sans compter, pour le plaisir d’agir. Et si, de toute évidence, on ne peut se passer d’économie, s’il faut amasser pour pouvoir dépenser, c’est pourtant la dépense qui est le but ; et la dépense, c’est l’action. » (« Jugements de valeur et jugements de réalité » (1911), in Sociologie et philosophie, PUF Quadrige, 1996, p. 125)

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