
Le M.A.U.S.S, le don et Pierre Bourdieu
Une lecture précieuse de la récente publication du cours d’anthropologie économique de Pierre Bourdieu au Collège de France ... et stimulante relecture des critiques adressées au sociologue par le MAUSS, et tout particulièrement par Alain Caillé.
En mémoire de Pierre Guilloux,
qui fut grand amateur de Bourdieu [1]
Ce sociologue m’est toujours apparu comme un typique décepteur de la société occidentale [2] : mi-démiurge mi-démon, séduisant inventeur de concepts esthétiques et perturbants, et prenant un plaisir bizarre à triturer les plaies ; aussi -comme feu mon ami Guilloux- je n’ai jamais pu le lire sans une sorte de fascination ambigüe : sans doute parmi tant d’autres, je me suis donc jeté dès parution dans Anthropologie économique – au titre assez justifié, mais peu modeste –, publication de son cours de 1992-93 au Collège de France [3], donné alors que mes tâches professionnelles me tenaient éloigné depuis beau temps de cette institution. D’emblée attiré par son retour sur le don maussien, dès la quatrième de couverture j’ai été retenu – devrais-je dire piégé ? – par sa définition de l’économie comme « une invention historique [fondée] sur le mode, non pas de la description, mais de la construction » ; en même temps la formule me rappelait pourquoi Bourdieu irritait tant de monde : cette pensée foudroyante et paradoxale, toute semée de typiques formules alambiquées [4], se savait spontanément provocatrice et même volontiers blessante [5]. Peu à peu devenu si critique et exigeant qu’il ne s’épargnait pas lui-même (ainsi lorsqu’il allait répétant, non sans quelque délectation morose, que la sociologie consiste à crier en place publique ce que nul ne veut entendre [6], il en venait à discuter la plupart des écoles, moquant les plus grands au passage : effet jubilatoire garanti pour qui partageait son avis – d’autant que, conscient de son charme et peu soucieux de vaine polémique, il avait souvent l’élégance, peu ou prou distante, de ne pas nommer ceux qu’il visait.
Comme j’ai toujours plus ou moins regardé dans son viseur, son intéressante interprétation du don maussien [7] m’a pris de court. Non seulement parce que Jeanne Virieux et moi venions tout juste de publier quelques remarques [8] (sur l’impossibilité ontologique du don ’pur’, sur le contre-don aussi implicite que possible, sur la nécessaire ’dénégation de la vérité objective de l’échange’, etc. : je passe vite ici concernant ces idées, d’ailleurs virtuellement inscrites en la grande leçon de Mauss), mieux formulées par Bourdieu – prenant quelqu’appui sur Jacques Derrida – voici presque vingt-cinq ans ; mais surtout, son Anthropologie économique m’a brusquement placé devant des divergences de vue qui me semblent en partie attribuables – comme souvent, mais pas seulement – aux différences épistémologiques entre sociologie et, pour s’exprimer comme Bourdieu à titre provisoire, ’ethnologie’ [9]. Quoique tempérés par l’ampleur de son apport théorique, ces désaccords m’ont surpris mais m’offrent l’occasion de solder ici divers agacements chroniques [10], dont l’un provoqué – à tous les sens – par une faconde sollicitant facilement l’approbation de son public.
’Une chose que je précise, simplement pour que vous écoutiez autrement ce que je vais dire et qui risque, sinon, de vous paraître évident : certains de mes lecteurs (je ne sais pas comment ils ont fait...) ont décrit mon travail comme une espèce d’utilitarisme. Au regard de ce que je vais vous dire de mes travaux, je pense que vous vous demanderez comment ils ont pu faire de moi un utilitariste’ [11]. Outre qu’il invite un peu gratuitement l’auditoire à penser comme lui, Bourdieu ne donne pas de nom, mais après ’utilitarisme’ les éditeurs précisent en note infrapaginale qu’il évoque ’sans doute’ le M.A.U.S.S. et singulièrement les travaux fondateurs de ce mouvement, dus à Alain Caillé notamment [12]. Au vrai, ne voyant pas dans l’économie les apports majeurs de Bourdieu, je ne m’étais jamais demandé s’il était utilitariste, mais je suppose que j’eusse répondu : ’Comme tant d’autres...’, ajoutant du même souffle –après Caillé – que l’adjectif n’a rien d’insultant ; un seul bref exemple : ses concepts de capital ’culturel’, ’symbolique’, etc., s’avèrent si manifestement modelés sur le capital tout court [13] – celui qu’il faut sans cesse protéger, replacer, accroître pour en percevoir les intérêts – que son ultime ressort utilitariste, et même son stahlhartes Gehäuse économiste, ne sont guère contestables. Dressé contre l’utilitarisme, Caillé paraît donc fondé à noter que ’ce que propose Bourdieu, cependant, ce n’est pas de penser l’économique comme un sous-ensemble de la société, mais au contraire de conceptualiser le rapport social comme une modalité élargie du rapport économique’ [14].
Il n’est donc pas très difficile de montrer ’comment ils ont pu faire de moi un utilitariste’ – et sans doute Bourdieu le savait-il fort bien. Inutile de citer Caillé davantage [15] sur ce fait à mon sens établi : reprenons plutôt l’exemple du don. Dans l’économie que Bourdieu qualifiait ’des biens symboliques’, si le don même se révèle... ’payé’ d’un supplément de capital symbolique – sorte de dividende –, si ’l’altruisme non intéressé (au sens d’une illusion subjective, d’une illusio) est [...] payant’, alors on peut écrire sans malice que Bourdieu ’interprète ainsi le don dans un sens utilitariste’ [16]. Ceci dit, si l’utilitarisme n’était pas tant polysémique, un tel débat n’eût peut-être pas eu lieu. On ne met en cause ni le grand Jeremy Bentham, esprit si ouvert, ni son si brillant élève John Stuart Mill, en notant qu’au sens le plus général, l’utilitarisme (éthique érigeant l’utilité collective et l’intérêt particulier en principes ultimes) apparaît asymptotique d’une règle sociétale fort banale : de même que les prétendus ’prélogiques’ de Lucien Lévy-Brulh n’ont jamais ignoré la notion de causalité, il semble peu fréquent (quoique non-impossible) que le sociétaire quelconque cultive activement l’inutilité, individuelle ou collective ; mais surtout, depuis ses fondateurs, l’utilitarisme s’est décliné en tant de définitions particulières, en tant de doctrines philosophiques, morales, juridiques, économiques, diverses et empilées jusqu’aux différentes nuances du marginalisme (pour le détail de quoi je n’ai ni goût ni compétence), que la qualification d’utilitarisme couvre un spectre suffisamment large pour permettre au visé de toujours se déclarer non-concerné. Et d’ailleurs, il est vrai que ce corps de doctrine très anglo-saxon et imprégné de libéralisme ne s’applique pas très bien à une bonne part des travaux de Bourdieu. Concept majeur et gigogne en économie, l’utilitarisme n’offre guère de portée heuristique en anthropologie, où son emploi systématique reste rare. En sociologie par contre, et en raison d’un certain voisinage avec l’économie, il paraît important d’au moins tenir à distance et si possible trancher les diverses têtes de ce Léviathan : tel est d’ailleurs l’objectif premier – inscrit en son intitulé même – du M.A.U.S.S. Toutefois, être ’anti-’ avec ce mouvement n’implique nullement que de surcroît l’on partage tous les objectifs par quoi Caillé entend suppléer l’utilitarisme [17]. Ayant enfin lu sa brillante critique de Bourdieu, je m’explique mieux son refus de remplacer le terme ’don’ par le terme ’échange’ [18] ; pour autant, il ne faudrait pas jeter le manche après la cognée en taxant d’utilitarisme tout recours à cet échange dont, outre l’économie, l’ordinaire pratique sociétale me semble tissue : comme déjà noté, les économistes n’ont pas encore breveté le terme (bien que l’on ne sache de quoi les libéraux sont aujourd’hui capables...) et les freudiens, par exemple, font d’’investissement’ un légitime usage psychologique [19]. Par ailleurs, on observe qu’au milieu de sa sévère lecture de Bourdieu, Caillé marque un intérêt certain pour l’habitus, qu’il définit à la fin d’une belle démonstration comme ’le concept de la nécessité du deuil des grandes espérances, le véritable équivalent sociologique de l’Œdipe freudien’ [20]. De fait, s’il ne restait qu’un concept à garder de Bourdieu (à mes yeux, il y en a bien d’autres), ce serait celui-là ; il s’en montrait si satisfait qu’il le remploie longuement dans son cours du 17 juin 1993, soulignant sa puissance heuristique pour proposer le dépassement d’oppositions trop classiques, au premier chef celle de l’individuel et du collectif [21]. Enfin Caillé ’sauve’ Bourdieu in extremis en relevant chez lui une piste fort prometteuse du point de vue anti-utilitariste, ’lorsqu’il suggère, en passant, que les intérêts institués à une époque donnée ne sont peut-être que les résidus d’enjeux symboliques passés’ [22].
Mais agacé par une certaine mauvaise foi narcissique du démiurge [23], je me laisse entraîner trop loin peut-être en des débats m’important moins que mes réserves d’’ethnologue’. Je reviens donc à celles-ci par le biais du don maussien, commune passion de tant de sociologues et d’’ethnologues’. Opposant efficacement ’le don et contre-don’, observés ’à travers les analyses ethnologiques’, au ’donnant-donnant’ de nos économies, Bourdieu mobilise comme une évidence (donc supposée inutile à démontrer) la notion d’’économies précapitalistes’ [24] et même d’’homme précapitaliste’ : sauf erreur, l’adjectif induit que tout économie étrangère aux nôtres correspond à un... ’stade’ antérieur à celles-ci [25]. Bien évidemment je ne songe pas à taxer le grand Bourdieu d’évolutionnisme sommaire [26] : il se montre avant tout soucieux d’exposer, par oral, son propos concernant le don ; mais enfin, il faut faire très attention à tout ce qui gravite ou paraît graviter (ne serait-ce que sur le plan du vocabulaire : le ’pré-’, le ’post-’, etc.) autour de l’évolution sociétoculturelle, cette grossière caricature d’histoire qui a fait perdre des décennies et finalement coûté si cher à l’’ethnologie’ [27]. De plus, la très riche et précise diversité montrée, depuis fort longtemps maintenant, par l’accumulation des matériaux ethnographiques, interdit désormais d’enfermer en un seul grand sac toutes les économies non-capitalistes [28] : oserait-on grouper celles des Türkmènes ou des Bejaouas (ces derniers, tunisiens donc géographiquement proches des cas algériens étudiés et évoqués par Bourdieu [29] si finement décrites et analysées par Jean Cuisenier [30], avec celles – par exemple – des chasseurs-cueilleurs amazoniens ou australiens ? Donc l’anthropologue doit aujourd’hui rester des plus sourcilleux contre tout évocation, même accidentellement terminologique, de cet évolutionnisme ravageur et stérilisant. D’autre part, l’adjectif ’précapitaliste’ n’évoquerait-il pas soi-même ces ’rapports économiques enchantés’ parant le prosaïque échange marchand des atours du lien familial, de la douce philia, du paternalisme, etc., dont Bourdieu traite si bien [31] ? Mais alors, ce moqueur ne s’abandonne-t-il pas lui-même à cette ’nostalgie des paradis perdus qui hante beaucoup d’ethnologues’ [32] ? Puisque le don-contre-don s’avère simple masque du donnant-donnant, si presque tous nous cherchons confusément à restaurer le premier aux dépens du second, à diminuer la brutalité de l’échange capitaliste (et si le ’gratuit’, ou autre ’réduction spéciale’ de prix, a tant de succès sous nos cieux présents), ce pourrait bien être en raison du caractère antisocial, insupportable à terme, de ce type d’échange inventé -comme la ’science’ économique le soutenant-, vers la fin du Moyen-Age et dont on a beaucoup ri qu’il ait osé prétendre assurer ’la fin de l’Histoire’ [33]. Ladite économie ’précapitaliste’ perdure si obstinément à côté voire au sein de celle capitaliste que l’on peut se demander si la première n’a pas vocation aussi à un ’postcapitalisme’ – bref, si elle ne se révèle pas consubstantielle à toute société... Mais ma charge contre l’évolutionnisme tourne en clin-d’œil axiologique ; j’en viens à mon reproche majeur.
Dénonçant l’erreur qui, selon lui, « consiste à placer dans les agents des pensées de savants » [34], Bourdieu sait qu’il attaque de front l’essentiel de ce qu’il nomme l’’ethnologie’ et, soit écrit sans douceur – son attaque frontale justifiant une contre-attaque non moins vive –, qu’il présente implicitement les indigènes comme des imbéciles. Soit l’exemple classicissime et massif du potlatch des Amérindiens de Colombie-britannique, provocation du donateur (ou destructeur de biens) au donataire (ou spectateur de la destruction) à en faire au moins autant par la suite [35] : n’est-il pas significatif que l’archétype maussien du don-contre-don consiste en une demande-et-menace très explicite, un défi parfaitement conscient, et fort agonistique, de réciprocité, si possible avec supplément ? Car quel ’agent’ ignora jamais que son cadeau à autrui impliquait en retour, de la part de cet autrui, un cadeau ultérieur de valeur au moins comparable ? Bien sûr à l’instant précis où l’on reçoit le cadeau, on pense d’abord à remercier dans les formes, et pas spécialement à l’obligation de rendre ; en attestent assez les mécontents d’une absence de retour, clamant à la cantonade que ’puisque c’est comme ça, on ne lui offrira plus rien’, en même temps que s’effondre la crédibilité sociétale de l’ingrat. Il va de soi – et Bourdieu lui-même le souligne plusieurs fois – que le don-contre-don s’avère d’autant plus efficace qu’il reste implicite : ni donateur ni donataire n’est donc incité à l’expliciter – surtout face à quelqu’un d’aussi étranger (et peu discret...) que l’ethnographe [36]. Au total, chacun fait ce qu’il doit : l’indigène affirme le don par obligation sociétale de dénier l’échange, l’anthropologue décrit l’échange par souci professionnel de dépasser les apparences, et l’on ne voit pas en quoi ce dépassement – l’un des buts épistémologiques majeurs de l’anthropologie – engendre quelqu’ ’espèce d’intrépidité scientiste pour dire que le savant a raison contre l’expérience indigène’ [37]. N’ayant raison ni tort, et certes pas plus malin que le meilleur indigène, le bon anthropologue – Marcel Mauss, pas moins – décrit et décrypte.
Enfin Bourdieu souligne à juste titre que la qualité de l’échange suppose une distance chronologique suffisante entre les deux moments du don-contre-don [38] : distance manifestement souhaitable, destinée à renforcer la dénégation de l’échange – mais que Bourdieu exploite aussitôt pour discuter la supposée ’destruction du temps’ par la science sociale en travail, laquelle ’tend à […] instantanéiser ou à synchroniser […] Par exemple, pour comprendre qu’il y a don et contre-don, il faut en quelque sorte téléscoper le moment du don et le moment du contre-don. Il faut donc faire disparaître, sans s’en apercevoir, l’intervalle’ [39] ; sa mise en perspective chronologique vise à réintroduire cet ’intervalle décisif à partir duquel [...] se réconcilient l’expérience vécue et l’expérience savante’ [40] – soit, notons-le, la fameuse ’réfléxivité’ à quoi Bourdieu a toujours tant tenu. Cette question du temps nécessaire, détruit, reconstruit, fournit quelques belles pages bourdieusiennes [41] de dialogue empathique, mais assez abstrait et quelque peu casuiste, avec son ami Derrida ; mais surtout, elles me semblent ne rien ajouter d’essentiel ou de décisif à la théorie maussienne. De surcroît, cette brillante exégèse est préparée par une charge en règle [42] contre la fameuse – et selon moi heureuse – interprétation lévistraussienne subsumant don et contre-don par le concept d’échange [43]. D’abord l’attaque sonne bizarrement injuste, lorsque Bourdieu affirme que grâce à l’anthropologie structurale, ’le savant peut en quelque sorte balayer l’expérience vécue, l’expérience indigène […] toute science fondée sur une phénoménologie de cette expérience [n’aurait donc] aucun intérêt. Lévi-Strauss a une vision wittgensteinienne radicale : en gros, le vécu est insaisissable et, en tout cas, sans intérêt’ [44]. Que divers jaloux polémistes aient souvent reproché à Lévi-Strauss de sous-estimer voire négliger le vécu expérientiel livré par le terrain ethnographique, a quelque chose de lassant voire, à nos yeux, d’un peu stérile ; mais comment Bourdieu a-t-il pu enfourcher un tel cheval [45] ? Faut-il rappeler encoreque tout chercheur de qualité détoure son objet dans le vécu, construisant par là les concepts dont il a besoin ? Ainsi du concept de ’capital culturel’, si décisif en la sociologie bourdieusienne... De plus, Bourdieu savait que présenter le concept d’échange – subsomption des don et contre-don – comme une structure lévistraussienne, s’avère simplification quasi caricaturale : à tort ou à raison, cette structure est évidemment un objet de pensée beaucoup plus élaboré. Donc toute cette charge – en quoi l’on peine à reconnaître Lévi-Strauss – paraît destinée à faire valoir par contraste l’idée bourdieusienne de ’réintégration de l’expérience vécue’ : en l’occurrence, de réintroduction de l’écart chronologique séparant le don du contre-don [46]. Encore une fois, cette jolie glose commente, précise, illustre la thèse maussienne, mais sans plus.
Au reste, Anthropologie économique enferme de nombreuses pages superbes qui ne paraissent pas si loin de l’anti-utilitarisme des fondateurs du M.A.U.S.S., et qui eussent pu constituer un article périphérique – à peine dissident – dans la revue du mouvement. Ne donnons qu’un exemple. Le quatrième intertitre du cours du 13 mai 1993 : ’Le mythe de l’impérialisme du marché et les résistances à la commercialisation’ [47] montre que ’la logique du marché […] ne s’applique totalement nulle part […], et qu’il y a des univers à l’intérieur du monde économique moderne où elle ne s’applique pratiquement pas. On a donc un continuum depuis les lieux où cette logique s’applique très peu ou pas du tout jusqu’aux lieux où elle s’appliquerait tendanciellement mais où elle reste malgré tout une sorte de norme vers laquelle la logique des pratiques tend sans jamais l’accomplir complètement’ [48]. Et de conclure, après avoir pris l’exemple du don du sang et d’organes [49], que l’échange de certains biens fait l’objet d’une ’logique de dénégation au sens freudien’ : ’on a finalement le sentiment qu’on les échange comme si on refusait de les échanger, c’est-à-dire qu’on dénie la possibilité même de les échanger dans l’acte même par lequel on les échange en essayant de sublimer un échange de marchandises en le transformant en un échange de dons’ [50].
Malgré quoi il paraît assez flagrant que Bourdieu se tient dûment au cœur de l’échange ’intéressé’ – celui-ci fût-il dénié par auto-mystification, étirement dans le temps et camouflage en don-contre-don –, mais on conviendra que dans sa forme au moins, cet échange caché-différé n’a plus grand-chose à voir avec le ’brutal’ donnant-donnant, immédiat et explicite, qui se pratique usuellement sur le marché (que Bourdieu pointe comme invention historique du capitalisme). Donc on peut bien dire Bourdieu utilitariste – à la condition expresse d’ajouter aussitôt : comme tous ceux qui traitent des innombrables formes de potlatch, du koula, des cadeaux diplomatiques – on en passe –, voire du sacrifice aux dieux... Enfermés sans doute en la ’cage d’acier’ wébérienne, peut-être devrions-nous du moins construire un distinguo entre utilitarisme des libéraux, revendiqué, actif, économiste, et utilitarisme – comment dire ? – indirect, périphérique, des tenants de l’échange lato sensu ?
Richard Bucaille,
Chalmazel-Jeansagnière (Loire),
11-18/02/2018.