Introduction à la science sociale – Conclusion

CONCLUSION : QUEL EST LE PROBLÈME AVEC L’UTILITARISME ?

L’utilitarisme, ou, si l’on préfère, la théorie rationaliste de la pratique, peut aisément sembler incritiquable en son principe. Qu’objecter à l’idée 1°) que le bonheur doit être le but de la vie (individuelle ou collective) ; 2°) qu’il l’est pratiquement,i.e.que les individus cherchent toujours à satisfaire leur intérêt et à être heureux ? Pour la très grande majorité des chercheurs et des penseurs, comme des hommes et des femmes ordinaires, ces deux thèses, constitutives de l’utilitarisme positif et normatif vont tellement de soi qu’on ne saurait les mettre en doute qu’en sortant du cercle de la raison. Ne représentent-elles pas en effet le cœur même du ’principe de raison’ [Heidegger, Leibniz) ? De ce principe qui enseigne que de toute chose il faut ’rendre raison’.

Et, en effet, il est bien difficile a priori de réfuter les deux thèses que nous venons de rappeler, puisque leur évidence presqu’aveuglante tient à une dimension tautologique — ’ce qui fait agir c’est ce qui fait agir’ —, qui les vaccine contre toute critique et leur permet, si l’on n’est pas particulièrement attentif, de tout récupérer. Plus précisément, comme elles sont susceptibles de recevoir à la fois une interprétation substantielle — l’idée que ce qui pousse les hommes à l’action c’est l’intérêt matériel -, ou une interprétation formelle — l’idée que ce qui fait agir, c’est l’intérêt, quel qu’il soit -, leurs défenseurs glissent sans cesse d’une position à l’autre, sans trop s’en rendre compte eux-mêmes le plus souvent. À quoi il faut ajouter qu’il existe une indétermination, ou au minimum une hésitation dans le rapport entre positivité et normativité au sein de l’utilitarisme positif : les individus sont-ils censéschercheroudevoir chercherleur bonheur ? Leur intérêt ? Et ceci, individuellement ou collectivement etc. ? Cette incertitude, là encore, autorise toutes les stratégies de défense. Du coup, il est très difficile d’ordonner la critique elle-même, puisqu’on ne sait jamais très bien à quelle thèse il faut s’en prendre en premier ni laquelle est vraiment défendue.

Critique de l’utilitarisme normatif et de l’axiomatique du bonheur

Nous croyons tous poursuivre le bonheur et ne voyons pas d’autre objectif désirable que lui. Est-ce bien le cas ? Est-ce bien lui que nous cherchons effectivement ? Est-ce bien lui que nous devons ou devrions chercher. Posons le problème, respectivement à l’échelle de l’individu (a) puis à celle du collectif (b).

a) Du bonheur individuel. Dans la tradition utilitariste, depuis l’Antiquité au moins jusqu’à Bentham le bonheur est vu comme une somme de plaisirs garantie sur le long terme. Ou plutôt un excès assuré des plaisirs sur les peines. Une rente de plaisirs. L’utilitarisme se présente ainsi comme une rationalisation de l’hédonisme, promettant aux amateurs volages des plaisirs fugaces un accroissement régulier de leur capital de plaisirs. Or, est-il sûr que nous cherchions en effet le plaisir et, plus encore, sa maximisation à long terme ? Faisons, nous aussi, comme les économistes et les philosophes moraux analytiques, une ’expérience de pensée’ et imaginons un homme privé de conscience, la tête bardée d’électrodes par lesquelles est envoyé un courant électrique qui produit un état d’euphorie chronique. Selon le penseur utilitariste Richard Hare, ce qui permet de caractériser un homme comme heureux, c’est que nous serions désireux d’échanger notre situation contre la sienne. Or, ’manifestement, écrit le philosophe Robert Spaemann auquel nous empruntons cette expérience de pensée,... personne ne voudra échanger sa vie avec la sienne, et donc...cet homme euphorique n’est manifestement pas heureux’ [Spaemann, 1997, p.58]. ’Il n’y a pas, poursuit Spaemann, de réussite de la vie au prix de la perte de la réalité effective’(p.59). Et il conclut : ’Tous, nous préférerions notre vie ordinaire, mélange d’agréable et de désagréable, une vie en prise avec la réalité effective, avec la satisfaction de besoins réels, avec la réalisation de fins réelles, la rencontre avec des personnes réelles et, en général, avec l’expérience de la réalité effective, qu’elle soit amicale ou hostile’(58). Voilà qui dit l’essentiel. Les êtres humains cherchent sans doute le plaisir et le bonheur. Mais c’est entre autres choses. Car ils cherchent d’abord à expérimenter la réalité. Même si cette dernière est fort loin d’être toujours plaisante. Cet argument pourrait suffire. Listons pourtant rapidement quelques autres éléments de discussion :

De quelques apories du bonheur :

  • Plaisir et bonheur se présentent à nous selon des formes et en des moments intrinsèquement si divers, qu’il est douteux qu’il soit possible de les agréger pour obtenir le bonheur en général, susceptible de se traduire en une quantité [Mac Intyre 1981].
  • Comme l’avait bien montré Max Scheler, il existe une dimension autoréfutante bien connue dans la quête du bonheur. On ne peut le trouver qu’en ne le cherchant pas. Et réciproquement. Un artiste ou un sportif accomplis seront peut-être heureux. Mais si on veut devenir artiste ou sportif en vue d’être heureux, on ne sera ni artiste, ou sportif, ni heureux. Le bonheur est en effet désirable, mais il ne peut venir qu’à titre de résultat d’actions qui ne l’ont pas pour but. Après elles, jamais avant. Et encore moins à leur place.
  • Le raisonnement économique et utilitariste présuppose l’indépendance des plaisirs et des peines, des coûts et des avantages, des moyens et des fins. Or, pour en rester au plaisir, il semble (malheureusement ?) avéré que celui-ci ne puisse pas se définir indépendamment du déplaisir et de la douleur, ni le bonheur du malheur. Il est donc illusoire de prétendre dissocier les deux termes [Nodier 1995].
  • En tout état de cause, doit-on chercher le maximum du bonheur possible ou à se prémunir du malheur probable ? Est-ce la même chose, comme le soutient l’économiste Serge-Christophe Kolm dans le livre où il défend l’idée que le bouddhisme représente la première formulation, et en un sens la plus achevée, du modèle économique [Kolm 1982] ? Ne s’agit-il pas plutôt de deux logiques radicalement antithétiques, théoriquement et pratiquement, [Caillé, 1986] ?
  • Concluons : le bonheur est une bien belle chose, la plus belle sûrement, mais le problème c’est qu’il ne rend pas nécessairement heureux [Boilleau 1996].

b)Du bonheur collectif. Toutes ces remarques critiques valent aussi, bien sûr, contre l’érection du bonheur collectif en objectif social prioritaire. En incarnation du désirable par excellence. À quoi il convient d’ajouter une autre série d’objections plus spécifiques à l’utilitarisme normatif.

  • Assurer ’le plus grand bonheur possible du plus grand nombre’ ? Soit. Mais, à supposer qu’on sache en quoi consiste le bonheur et de quel grand nombre nous parlons. Une fois sorti du critère de l’optimalité parétienne, qui n’est autre que celui de l’unanimité, séduisant mais peu pratique, c’est en fait toujours du bonheur de tous moins un certain nombre qu’il s’agit. L’utilitarisme privilégie par principe le bonheur du plus grand nombre possible.Voilà qui, contre tous les particularismes plus ou moins bornés semble hautement moral. Rappelons-nous Mozi. Mais que penser si le critère doit aboutirpresqu’immanquablement au sacrifice du plus petit nombre [Dupuy,1995] et ceci non seulement en raison de la formulation de son critère de justice, mais plus subtilement, en raison de la fongililité, de l’interchangeabilité qu’il postule entre tous les individus ? ’Un vaut autant que un’, écrivait déjà Bentham. Mais la traduction suit immédiatement. N’importe qui peut être remplacé par n’importe qui (et donc éliminé), de même que n’importe quel plaisir vaut n’importe quel plaisir. Les Chrétiens doivent donc être livrés aux lions. On doit sacrifier sa famille à sa classe et sa classe au parti. Toujours moins de particulier et toujours plus d’universel, réel ou supposé. Subordonnons donc les humains au vivant en général, comme le revendique l’écologie profonde [Singer].
  • Ces débats peuvent sembler bien abstraits. La vie pratique, et concrètement le capitalisme, les tranchent sans hésitation, comme Alexandre le nœud gordien, en posant que les vrais plaisirs désirables sont ceux pour lesquels on est prêt à payer en espèces sonnantes et trébuchantes (ou, plutôt, avec sa carte de crédit) et que donc la mesure pratique du plus grand bonheur, c’est le PNB, ce Produit National Brut [Posner], que déjà l’économiste Ian Tinbergen avait proposé de baptiser Bonheur National Brut. À cette valorisation tendancielle de la seule vie marchande, il convient d’ajouter une valorisation de principe symétrique de toute forme de vie et de survie biologique, même misérable, aussi longtemps qu’elle est censée produire davantage d’instants de plaisir que de peine [Parfit .
  • On devine comment cette survalorisation de la marchandise et de la vie biologique en tant que telle, doit conduire à peu près à coup sûr à la dévitalisation de la vie démocratique et à sa confiscation par les grandes firmes et par les experts en tous genres. Puisque le critère de la justice est clair — le plus grand bonheur marchand et le plus de survie possibles — il n’y a rien d’essentiel à débattre, et il ne reste qu’à s’en remettre à ceux qui savent produire les biens, les services et la survie : les firmes, les publicitaires, les chirurgiens et les biologistes.
  • Ce qui, à travers l’utilitarisme, travaille et informe l’imaginaire contemporain, c’est le fantasme d’une vie de pur bonheur, éternelle, dont pourraient être expulsés toute trace de négatif et de conflit et toute évocation de la mort [Baudrillard]. D’une pure positivité de bonheur, indéfiniment accumulable et possédable. L’utilitarisme est ainsi lié de manière intime à tout l’eugénisme positif auxquelles les manipulations génétiques ouvrent désormais des perspectives infinies [Rifkin 1998], et qui va rendre insupportable la moindre anomalie physique ou biologique. Au nom de quoi refuserait-on à ses enfants les moyens de les rendre toujours plus beaux, plus forts, plus grands, plus sains et plus intelligents ?
  • Ces débats seront certainement ceux des décennies, et même déjà des années à venir. Nous allons être d’autant plus mal équipés pour les mener que non seulement les effets et les conséquences des nouvelles possibilités ouvertes par le génie génétique sont à peu près totalement imprévisibles mais que, plus profondément encore, nous sommes démunis de critères éthiques et normatifs clairs et acceptables permettant de les évaluer. Nous venons de le suggérer, les critères utilitaristes du bonheur et l’intérêt sont gravement insuffisants. Doit-on prendre en compte la somme des intérêts individuels, un intérêt moyen ou bien un intérêt général différent de la totalité des intérêts individuels ? Et à quel terme ? Le ’principe de responsabilité’ [Jonas ] ne nous fait-il pas obligation, au minimum, de faire entrer dans le bonheur du plus grand nombre aussi, et même en priorité, celui des générations futures ? Contrairement à l’espoir central de l’utilitarisme, entre ces divers plans de l’intérêt individuel et de l’intérêt collectif — comme l’avait déjà montré le paradoxe de Arrow, entre le court, le moyen et le long terme, il n’existe aucune continuité et aucun moyen d’arbitrer ’rationnellement’ en faisant l’économie du débat et de la confrontation démocratiques.

Critique de l’utilitarisme positif et de l’axiomatique de l’intérêt

Intéressons-nous maintenant à la proposition positive de l’utilitarisme — à l’axiomatique de l’intérêt —, dont nous sommes déjà pas mal occupés en nous interrogeant sur le point de savoir s’il est-il vrai que les hommes poursuivent toujours le bonheur. J. Bentham, pour sa part, identifiait utilité, bonheur et intérêt. Cette identification est aujourd’hui perdue de vue, et d’autant plus que, s’il est toujours autant question d’intérêts en sociologie, le vocabulaire du bonheur et de l’utilité a été remplacé, en économie et en philosophie, par celui des ’préférences’. Traduisons donc la question du bonheur en des termes plus actuels : est-il vrai que les individus poursuivent toujours rationnellement leur propre intérêt — ’égoïste’ au moins en ceci que c’est le leur ? Ou encore, que nous apprend le postulat, dont entendait se suffire la microéconomie néoclassique, que les individus savent classer leurs préférences rationnellement (i.e. de manière transitive) ? Bornons-nous à trois séries de considérations.

a)Une axiomatique formelle et tautologique. Depuis deux siècles, l’évolution de la pensée économique, sociologique et philosophique s’est opérée en allant toujours dans la même direction : vers un formalisme croissant. Là où les concepts d’intérêt ou d’utilité évoquaient initialement des réalités bien concrètes et le plus souvent, toutes matérielles — les besoins élémentaires, le goût du confort et des commodités matérielles, la recherche du plaisir, la passion de l’argent etc. -, ils en sont venus à ne plus représenter que de purs indices abstraits du désirable en soi. Avec le marginalisme walrasien, vers 187O, le concept d’utilité se généralise et se formalise jusqu’à se débarrasser de toute connotation utilitaire et objective [Goux, 1995].. Est ’utile’, ce qu’un individu juge tel. Le crime par exemple, si notre sujet rationnel est un criminel. Avec le néomarginalisme autrichien, au début du XXè siècle, l’économie renonce définitivement à toute discussion sur la nature et le contenu des besoins. L’utilité des biens ou des services — peu importe ici qu’elle soit totale ou marginale -, n’est plus le concept d’une quantité de plaisirs effectifs ou anticipés qu’il faudrait connaître a priori pour pouvoir expliquer la demande de tel bien ou service. Elle devient le concept du quantum de désir pour le bien que l’on déduira a posteriori de l’observation de la demande effective pour ce bien. Quels que soient les choix concrets, ils seront, nous l’avons vu avec Von Mises, réputés toujours aussi rationnels.

La circularité de l’axiomatique économique —

Déjà au XIXe siècle, le grand historien anglais Macaulay déclarait ne pas pouvoir s’intéresser une seconde à une science, l’économie, qui se borne à poser que ’les hommes préfèrent ce qu’ils préfèrent ». La pertinence de ce reproche est encore plus grande aujourd’hui. Plus précisément, il y a deux manières — jamais vraiment distinguées — de comprendre la théorie de la maximisation de l’utilité [Angel 1995]. L’une, la plus fréquente, est purement tautologique, comme nous venons de le voir. L’autre, au contraire postule que les individus passent effectivement leur temps à maximiser leur satisfaction. Celle-là est fausse [Tverski, 1997]. M. Angel met cette dualité d’interprétation en relation avec l’étrangeté relevée par S. C. Kolm : ’Pour certains le modèle de la maximisation de l’utilité est évidemment vrai, alors que pour d’autres il est évidemment faux’ [Kolm,1986, p. 86]

  • Une des raisons de la circularité propre au modèle économique néoclassique, c’est son refus de s’interroger non seulement sur le contenu mais aussi sur la genèse des préférences. Ces dernières sont supposées être ’données’, peu importe comment. Comme des caractéristiques stables, intrinsèques et immanentes des individus.Ce caractère tautologique des formulations les plus répandues immunise la théorie économique standard contre toute discussion et contre toute réfutation possible. Ses défenseurs protestent par exemple énergiquement contre l’idée qu’elle défendrait l’hypothèse (substantielle) de l’égoïsme des sujets rationnels et constituerait un plaidoyer en faveur de l’égoïsme. Et, en un sens, cette protestation est fondée. Comme la théorie est en elle-même dénuée de toute signification concrète, elle s’accommode aussi bien de l’hypothèse qu’il existe un certain nombre de sujets ’altruistes’. Il suffit en effet de poser que l’utilité des sujets rationnels est une fonction de la satisfaction de l’utilité des autres, pour se retrouver face à un sujet maximisateur altruiste. Ou plutôt dont l’ ’égoïsme’ passe par l’ ’altruisme’. Il n’en reste pas moins, comme le montre bien P. Demeulenære [Demeulenære, op.cit. p.], que ce que le paradigme standard postule au fond, plus ou moins implicitement, c’est l’identité de la rationalité et de l’égoïsme. Fût-il altruiste, est-on tenté d’ajouter [1].

b)L’hypothèse de rationalité. L’hypothèse la plus centrale du modèle économique et de l’utilitarisme normatif est certainement celle de la rationalité des acteurs individuels. Mais, à y regarder d’un peu près, cette notion de rationalité apparaît passablement obscure et fluctuante. Nous venons de voir que, le plus souvent, elle se confond avec l’hypothèse de l’égoïsme mais que rien n’empêche cet égoïsme d’être altruiste. Dans les manuels de microéconomie néoclassique elle se réduit à l’hypothèse de la transitivité des préférences et menace à tout instant de basculer elle aussi dans la tautologie. La rationalité consisterait à préférer ce qu’on préfère, et A à B, B à C et C à D, et donc A à D. Cette seconde formulation de l’hypothèse de rationalité servait à boucler la formulation de la vision standard de l’homo œconomicus, bornée à une notion de rationalité diteparamétrique. Entendons par là que les préférences des individus portent exclusivement sur des biens ou des services et qu’elles sont totalement indépendantes des préférences et des actions des autres sujets. La théorie standard postule en outre que les sujets sont totalement informés de leurs préférences, de la qualité objective des biens qu’ils désirent ainsi que de l’avenir, et qu’ils visent à maximiser de manière systématique leur utilité. Chacune de ces hypothèses a été peu à peu remise en cause depuis une trentaine d’années.

— L’autodissolution de l’idée de rationalité —La théorie des jeux analyses des situations dans laquelle la satisfaction des préférences dépend de l’action menée par les autres sujets. Il faut donc pour y accéder déployer une rationalité non plus seulement paramétrique mais d’abordstratégique[Elster 1986], anticipant systématiquement les actions possibles des autres sujets. L’information sur la qualité des biens est en fait coûteuse et incertaine [Akerlof]. Les décisions doivent être prises non pas dans une situation de certitude et d’omniscience mais de risque et d’incertitude [Knight ] sur l’avenir. Plus généralement, comme le montre un des principaux théoriciens de l’économie, Herbert Simon, il faut se décider en situation d’information et donc de rationalité limitée (bounded rationality). Raison pour laquelle les sujets ne cherchent pas en fait la maximisation absolue de leur utilité, mais se contentent de solutions seulement satisfaisantes (satisficing). À la limite, à chaque type de situations et en fonction du passé des sujets, de leur système cognitif et de leurs valeurs, il correspond un type de rationalité particulière. Tel est en tout cas le pas que n’hésite pas à franchir R. March, auteur avec H. Simon d’un des plus grands traités de sociologie et d’économie des organisations [1971], en parlant désormais derationalité contextuelle. Et de manière générale, l’accent est mis désormais de plus en plus par les chercheurs sur l’idée de rationalité (et de probabilité)subjective, opposée à la rationalité objective. Cette évolution peut être vue comme un progrès théorique important. Il est également permis d’y lire une forme d’autodestruction du principe de rationalité. Qui permet, nous l’avons vu, à un Michel Crozier ou à un Von Mises de poser que tout est rationnel. Mais si les comportements les plus fous, la paranoïa la plus aigüe ou le syndrome duserial killersont également rationnels, on ne voit plus très bien ce que l’idée de rationalité permet d’éclairer.

L’idée de rationalité a donc subi ces derniers temps une évolution très comparable à celle que nous avions observée à propos de la notion d’intérêt. De plus en plus sophistiquée, formalisée, spécifiée, elle semble être partout et nulle part. Aussi insaisissable que toute puissante. Doit-on pour autant s’en passer ? En ce qui concerne l’idée de rationalité, peut-être car, on ne voit pas trop ce qu’elle permet d’expliquer vraiment. Certains comportements, assurément, sont plus logiques et cohérents que d’autres. Plus ou moins raisonnables. Mais plus ’rationnels’ ? Attendons que le concept soit précisé pour nous prononcer.

c)Sur la notion d’intérêt. Et pour l’intérêt ? Si on nous dit seulement que les hommes sont ’intéressés’ sans préciser par quoi, nous retombons immédiatement dans le formalisme tautologique du modèle économique standard. Mais il est peu douteux que les hommes ne soient mus par des intérêts multiples et puissants. Le problème est de savoir lesquels et selon quelles proportions se mêlent les intérêts de possession, de sexe, de pouvoir, de prestige etc. Gardons-nous donc de céder à la tentation à laquelle nous inclinerait le livre, par ailleurs brillant et éclairant, d’Albert Hirschmann,Les passions et les intérêts,de considérer le concept d’intérêt comme une invention de la modernité occidentale, ne succédant que tardivement et difficilement au langage dominant des passions. Le concept d’intérêt a plus d’ancienneté qu’il ne le suggère [Lazzeri et Reynié 1999], et, sous ce signifiant ou sous un autre, il est assurément susceptible de se voir reconnaître un large degré d’universalité. Reste que, pour ne pas tomber dans des pièges multiples, il doit être manié avec beaucoup de précautions

— Les pièges de la notion d’intérêt —

Si tout est de l’ordre de l’intérêt, en effet, plus rien ne l’est. Posons donc 1°) que dans l’action individuelle et sociale tout ne ressortit pas à l’intérêt, que seul y renvoie, parmi les mobiles de l’action, ce qui concerne au premier chef le sujet lui-même et qui n’appartient pas de façon prédominante aux registres de l’obligation, de l’aimance ou de la spontanéité (Cf.infra). Et, 2°) au sein du domaine ainsi circonscrit de l’intérêt, il convient par ailleurs, pour ne pas tout mélanger, de procéder aux trois séries de distinction suivantes :

  • En premier lieu, il importe de bien comprendre que le contraire de l’intérêt n’est pas le désintéressement mais le désintérêt [Caillé, 1994]. Faute d’opérer cette distinction, on ne voit pas que ce qui est en effet impossible c’est une action entreprise par absence d’intérêt (par désintérêt) pour son résultat. Mais de cette conclusion d’évidence, il ne résulte en aucune manière qu’une action désintéressée — ou généreuse, pour le dire en positif -, ou un don, soient impossible. Ou ’la figure de l’impossible’ [Derrida 1991]
  • Par ailleurs, nous l’avons déjà dit en commentant P. Bourdieu, il ne faut pas confondre les intérêts instrumentaux (les intérêts à) et les intérêts finaux (lesintérêts pour). Supposons que les intérêts finaux d’un sujet portent sur le prestige, ou sur les quêtes amoureuses. Les intérêts monétaires, nécessaires à la satisfaction de l’ambition ou de la séduction, pourront être considérés comme des intérêts instrumentaux. Prenons garde cependant au fait que le concept d’intérêt comporteper seune connotation d’instrumentalité. Au moins pour cette raison là, et pour redonner toute sa portée à l’usage historique, il est judicieux de nommerpassionsles intérêts finaux.
  • Dans le même ordre d’idées, d’autre part, il convient de distinguer entre ce qu’on pourrait appeler des intérêts d’avoir et des intérêts d’être. Cette distinction, qui rappelle la précédente, pourrait être traduite, de façon peut-être plus parlante dans l’opposition (non disjonctive) entre intérêts de possession, d’une part, et intérêts de définition de soi de l’autre.

Le plus petit dénominateur commun aux divers anti-utilitarismes consiste dans l’affirmation que les intérêts de définition de soi, individuels ou collectifs, l’emportent en puissance concrète sur les intérêts de possession et qu’ils doivent également l’emporter en dignité d’un point de vue normatif. Avant de prétendre posséder quoi que ce soit, encore faut-il savoir qui on est et convaincre les autres de la pertinence de la définition de soi qu’on choisit de défendre. Avant même que de pouvoir produire et fonctionner dans le registre de l’utilitaire, encore faut-il que les sujets sociaux, individuels comme collectifs, parviennent à se symboliser. Telle est l’idée qui se trouve au cœur de ce qu’on pourrait appeler les anthropologies hétérodoxes.

Vers une théorie plurielle de l’action

Les anthropologies hétérodoxes (Hegel, Girard, Arendt).Nous qualifions ainsi les anthropologies — les théories de l’essence de l’humanité — qui ne postulent justement pas la prédominance des intérêts d’avoir sur les intérêts d’être, du besoin sur les désirs ou les passions, de la pulsion de possession sur la pulsions de définition de soi. En un mot, toutes les anthropologies qui prennent une distance résolue avec le modèle de l’homo œconomicus. La thématique centrale de ces anthropologies — le désir de reconnaissance, la quête de l’estime de soi, la revendication identitaire -, est de plus en plus remise à l’honneur, aux confins de la philosophie et de la sociologie ces derniers temps [Fukuyama 1992, Honneth,Taylor, 1998]. Le contraire serait étonnant à une époque ou l’explosion des revendications identitaires, la multiplication des conflits ethniques, l’affirmation des droits des minorités culturelles ou sexuelles etc. attestent en effet à l’envi de la puissance des passions identitaires.

Trois formulations théoriques, à la fois très proches, rivales et contraires, sont ici centrales. La première est celle développée par Hegel dans saPhénomémologie de l’espritet radicalisée par la lecture qu’en a donnée Alexandre Kojève, avant guerre, dans une série de cours qui ont fasciné les intellectuels français de l’époque et préparé le terrain aux formulations les plus hardies de l’intelligentsia française depuis cinquante ans — celles notamment de Georges Bataille [1967 ] et de Jacques Lacan [Kojève 1971 ]. Elle tourne autour de la célèbredialectique du maître et de l’esclave.Ce qui rend les sujets proprement humains, et non seulement animaux, c’est le désir de voir leur désir reconnu par d’autres sujets humains. Mais comme chacun désire être reconnu par les autres, il ne peut en résulter tout d’abord qu’une lutte à mort pour la reconnaissance.

Pour Hegel, le désir est donc désir d’être désiré par les autres. Pour René Girard, critique de Freud et de Lévi-Strauss, le désir, comme chez Hegel, ne porte pas d’abord sur des objets (le sein maternel, les biens économiques) Il est par nature mimétique. On ne désire que ce qui est désiré par un ou certains autres sujets prévilégié(s), le(s) ’médiateur(s)’, qui font vraiment l’objet du désir. On ne désire donc pas être désiré par l’autre, on désire selon l’autre. Mais si tout le monde désire la même chose, les identités se brouillent. Il en résulte une ’crise mimétique’ et une situation de guerre à mort. Chez Hegel, la guerre revêtait la forme du duel ; un contre un. Chez Girard elle est guerre de tous contre tous qui se résout par le retournement de tous contre un. Tous, pour sortir du conflit, choisissent une victime émissaire qu’ils rendent responsables de leurs maux et qu’ils mettent à mort collectivement en fondant sur ce meurtre collectif la religion et la nouvelle rège du jeu qui permet à chacun de (re)trouver une identité définie. Le sacrifice (de la victime émissaire) serait donc l’institution religieuse et culturelle par excellence.

Malgré le soutien apporté par certains anthropologues [Anspach, 1995, Scubla, 1998] à ces formulations, nous préférerons quant à nous celles de Hannah Arendt, à la fois plus générales et plus ouvertes, qui placent au cœur du désir humain, et même animal [Dewitte 1993, Portmann] le désir d’apparaître, de se manifester dans un monde pluriel. ’Dans ce monde où nous sommes jetés, venus de nulle part, allant nulle part, l’homme ne peut rien réaliser de plus que sa propre apparition’. [Arendt, 1981]. Au-delà du monde du travail, consacré à la reproduction de la vie biologique, de celui de l’œuvre qui produit les objets durables parmi lesquels se déploie le monde humain, le moment de l’action est celui où les sujets humains se manifestent en tant que tels les uns aux autres dans le registre de la pluralité.

Ces anthropologies hétérodoxes se trouvent à la lisière de l’axiomatique de l’intérêt. Elles en tapissent les bords interne et externe, comme en une sorte de bande de Moebius. D’un côté, en effet, elles ne sortent pas vraiment de l’axiomatique de l’intérêt. Même s’il poursuit plutôt des intérêts d’honneur, de prestige ou de face, même s’il privilégie l’amour propre plutôt que l’amour de soi, c’est toujours ses propres intérêts que le sujet défend. Des intérêts du moi, et même exacerbés en l’occurrence, notamment chez Hegel. On aurait là en quelque sorte une version diurne, flamboyante, de l’axiomatique de l’intérêt, dont les anthropologies orthodoxes, les plus courantes, nous donneraient une version nocturne, vulgaire. Un intérêt de type aristocratique opposé à un intérêt de type bourgeois ou plébéien. Mais, dans la mesure où la reconnaissance du moi doit nécessairement passer par le détour des autres, le sujet ne peut plus se refermer sur lui-même, dans le seul amour de soi et sur la satisfaction de ses besoins isolés de ceux des autres.Son identité devient interactive, relative, narrative et dialogique. Elle s’ouvre constitutivement à l’altérité et doitnécessairement, d’une manière ou d’une autre, s’affranchir du monadisme égologique propre à l’axiomatique de l’intérêt. Mais du coup, il apparaît que nous ne pouvons plus nous satisfaire d’une conception monodimensionnelle de l’action.

Une conception multidimensionnelle de l’action. L’espoir plus ou moins proclamé de l’utilitarisme, ou du modèle économique, comme de tous les scientismes, est de ramener la complexité de l’action à une causalité unique et monodimensionnelle. L’utilitarisme est un réductionnisme. À moins, nous l’avons vu, que face à l’impossibilité de la tâche, il n’en appelle à l’empirisme pour rendre compte de la diversité infinie du réel. Le concept de la cause ultime serait donc toujours unique — l’intérêt, l’utilité, la rationalité etc. —, mais ses manifestations empiriques seraient en nombre infini. C’est cette position épistémologique qui nous paraît sans espoir. Nous n’avons pas à choisir entre une cause abstraite unique ou/et l’infinité de ses avatars concrets [Friedberg], mais à dégager un nombre limité et déterminé de pôles irréductibles entre lesquels se déploie l’action des sujets sociaux.

Sans pouvoir nous en expliquer ici, présentons de manière dogmatique une typologie sociologique multidimensionnelle de l’action, largement empruntée à l’œuvre de Marcel Mauss. Posons qu’il existe quatre pôles de l’action, organisés en deux paires d’opposés, et irréductibles les uns aux autres [2]. Il y a bien de l’intérêt (instrumental ou expressif), qui ramène le sujet à lui-même. Mais il y a aussi une ouverture première aux autres. Si on veut encore raisonner en termes d’intérêt, on dira qu’il y a de l’intérêt pour soi et de l’intérêt pour autrui. Mais, pour montrer qu’il est irréductible à la dimension d’égotisme toujours impliquée par le concept d’intérêt, il vaudrait mieux créer un néologisme et parler ici, d’aimance. Par ailleurs, il n’y a pas de jeu social possible sans règles du jeu, sans obligation et sans Loi. Mais il n’y a pas de jeu non plus, à tous les sens de ce terme, s’il n’y a pas aussi de la liberté et de la spontanéité. Ces quatre termes,intérêtetaimanced’une part,obligationetspontanéitépourraient se traduire aussi, et entre autre, dans le langage du don. Ils désignent respectivement un certain privilège accordé respectivement au don à soi même, au don aux autres, au don à la Loi ou au don à la vie et à la création [3]. Ces quatre types de dons sont toujours mêlés, dans des proportions infiniment variables selon l’histoire, les sociétés ou les individus. Mais, comme nous l’avons dit au troisième chapitre ils sont foncièrement irréductibles les uns aux autres. On ne peut pas plus déduire la spontanéité, l’amour des autres ou la morale de l’amour de soi que l’inverse. Le champ de l’intérêt, nous l’avions dit, est immense. Mais le champ de ce qui ne se réduit pas à l’intérêt l’est plus encore. Toute la difficulté de la vie des individus, comme des sociétés, est de savoir faire place à chacune de ces composantes irréductibles de la condition humaine sans prétendre les résorber dans une ou l’autre d’entre elles.

Conclusion

On ne saurait conclure un ouvrage tel que celui-ci. Nous nous y sommes exercés à caractériser un certain pli, une certaine manière de penser propres à la tradition de l’Occident. Nous avons suggéré que ce pli pourrait, devrait être en partie défait et que le champ du pensable se présenterait alors de façon sensiblement différente. S’il vaut la peine d’explorer la possibilité d’autres pliages, c’est pour une raison dont nous n’avons pas parlé ici, et qui est pourtant essentielle : dans toute l’histoire de l’Europe, pour le meilleur et pour le pire, l’utilitarisme a été étroitement mêlé à l’invention démocratique. Or, un certain régimede la démocratie représentative s’épuise sous nos yeux. Il est possible que très prochainement le seul choix qui reste ouvert soit le suivant : renoncerde factoà l’idéal démocratique, ou bien risquer l’impossible pour le revivifier et le refonder. Il faudra alors lui trouver d’autre fondements symboliques que l’utilité et l’intérêt bien compris, et rendre pensable et plausible l’aspiration à une démocratie qui serait désirée pour elle-même parce qu’elle permettrait aux hommes de coexister dans leur diversité en faisant droit à la pluralité insurpassable des fins ultimes de l’action.

// Article publié le 25 juin 2017 Pour citer cet article : Alain Caillé , « Introduction à la science sociale – Conclusion », Revue du MAUSS permanente, 25 juin 2017 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Introduction-a-la-science-sociale-1381
Notes

[12015. Depuis la rédaction de ces ligne on ne compte pas les expériences neuro-économiques ou les observations empiriques qui attestent que les seuls sujets ou presque qui se comportent de manière rationnelle,i.e.conforme aux postulats d’égoïsme propres à la théorie économique standard, sont…les étudiants en économie.

[22015. Nous développons longuement cette analyse dansThéorie anti-utilitariste de l’action, La Découverte/MAUSS 2009

[32015. Qu’on pourrait qualifier d’adonnement.

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