Psychopathologie politique d’une société schizophrène.

Le peuple marocain se distingue, depuis toujours, par son intelligence modératrice, sa bienveillance communicative, son hospitalité démonstrative, toutes qualités ataviques, qui dégénèrent en leurs contraires dans les luttes politiques, quand la duplicité dissimulatrice, la comédie mystificatrice, la fourberie falsificatrice deviennent des armes de conquête et que les larmes de crocodile se muent en redoutables anesthésiques des esprits fragiles. La gandoura du leader fait office d’emblème plébéien. La fierté traditionnelle se montre étrangement corruptible quand les exigences historiques imposent, dans l’immuable fidélité aux habitus, des options transformatrices. Ces élections législatives ne relèvent plus de l’analyse politique, mais de la psychanalyse collective.

La symbolique du jour du scrutin, le vendredi des prières, bat en brèche la laïcité constitutionnelle. S’enchevêtrent dans la tête des fidèles les liens invisibles entre acte civique et pratique spirituelle. Le référentiel religieux sape à la racine le jeu politique. Dans une société marquée massivement par l’illettrisme, désintégrée dans l’urbain tentaculaire, la démagogie populiste creuse ses interstices obscurantistes dans l’indigence commune, l’absentéisme prévisible lui servant de tremplin providentiel. La misère intellectuelle, révélée dans les joutes électorales, imprime ses interfaces manipulatrices à toutes les strates sociétales, décourage la mobilisation civile des consciences lucides, galvanise les exclus de l’opulence relative, livre la gouvernance à la minorité régressive. La désinformation contagieuse contamine les discours de promesses fallacieuses. La victimisation tactique engrange la sympathie des subjectivités égarées. Le programme ouvertement liberticide phagocyte l’expérience démocratique en espérant la vider de sa substance citoyenne. Les vieux partis, décrochés des réalités sociales, déconnectés des préoccupations quotidiennes, ankylosés dans leur rhétorique répétitive, constatent, dans l’impuissance, leur laminage historique.

Ressurgissent du fond des âges les affrontements catégoriques entre rationalisme éclaireur et fondamentalisme stérilisateur, fossoyeur de la pensée critique. En pleine floraison andalouse, le dogmatique Al-Ghazali, maîtrisant parfaitement l’horlogerie conceptuelle grecque, décidant définitivement du licite et de l’illicite, soumettant ses disciples à une obéissance aveugle, assassine les rationalistes Ibn Sina (Avicenne) et Al-Farabi dans son essai Le Délire des philosophes (Tahafut al-falasifa). Ibn Roch riposte, un siècle plus tard, par son ouvrage magistral Le Délire du délire (Tahafut al-tahafut), qui lui vaut son propre bannissement à Marrakech. Trop tard, le mal doctrinal accompli, il devait coûter aux arabes huit siècles d’obscurantisme. Les risques de déviance absolutiste ne sont pas tant dans l’exercice des responsabilités gouvernementales, les garde-fous institutionnels sont heureusement solides, que dans l’ancrage populaire de la peste idéologique.

La société marocaine, source matricielle de l’heureuse Andalousie, où les populations diverses, les croyances inverses, les philosophies adverses, ont souvent vécu dans l’émulation créative, a tissé, depuis des millénaires, sa civilisation singulière dans sa diversité constitutive, sa flexibilité cumulative, son ethnos allergique aux rigidités compressives. Le temps d’une législative, elle renie ses valeurs génératives, succombe aux sirènes intégristes, se désolidarise des forces vives, des audaces inventives, des prouesses imaginatives, qui la projettent au premier rang des nations novatrices, la placent sous les projecteurs de la mondialité alternative. Cette société des combats épiques pour les droits humains voit d’authentiques féministes, piégées par une mode compromettante, se parer du foulard de la soumission. Cette société paradoxale, traumatisée par les inégalités endémiques, qui a su faire l’économie des printemps arabes et de leurs répercussions dévastatrices, cède, malgré les déboires d’une mandature chaotique, aux stratégies trompeuses de neutralisation endogène de l’idéologie rétrograde et ravageuse. Elle se précipite de nouveau, en connaissance de cause, dans les miroirs aux alouettes, qui retardent cruellement sa démocratisation effective. La tolérance proverbiale s’accoutre de la mantelure effrayante du fanatisme destructeur. Cette terre, reconnue comme exemple planétaire de protection de l’environnement, de promotion des énergies nouvelles, de préservation des ressources naturelles, se dote de lanternes déformantes. Se reflètent dans la rutilance de sa vitrine internationale, les spectres d’une doctrine menaçante. Cette société peut-elle se contenter de truster les prix d’excellence dans les foires mondiales de l’innovation sans restructurer de fond en comble son organisation interne ?

Les raisons de cette schizophrénie sociétale se trouvent structurellement dans la juxtaposition brutale, dans la même entité nationale, d’une minorité prospère et d’une majorité accablée par la misère, d’une élite technocratique béquillée de technologies de pointe et d’une masse démunie d’instruction élémentaire, d’une pléthorique bureaucratie stagnante et d’une classe politique retardataire. Gare à ne pas enfermer les projets marocains dans des programmatiques importées, des modélisations préconçues, des méthodologies calquées. Entre propulseurs incontrôlables et freins archaïques, chantiers spectaculaires et retombées improductives, les véritables enjeux sociaux restent en souffrance. La capitale économique, plaque tournante de transactions internationales, peut exhiber ses centres d’affaires titanesques, ses enseignes gigantesques, ses affiches pédantesques, ses réalisations sociales, en décalage notoire, grossissent inévitablement les votes de désespérance.

Cette société est écartelée entre ses initiatives prometteuses et ses options périlleuses, ses innovations audacieuses et ses fluctuations hasardeuses, ses exemplarités pionnières et ses réactions moutonnières. Une société cyclothymique, qui souffre d’un cruel déficit de pensée, une pensée sociologique sur ses transformations organiques, une pensée philosophique sur ses moteurs anagogiques et ses ressorts symboliques, une pensée prospective sur ses apports spécifiques aux mutations planétaires.

Mustapha Saha,
Sociologue, poète, artiste peintre.

// Article publié le 24 octobre 2016 Pour citer cet article : Mustapha Saha , « Psychopathologie politique d’une société schizophrène. », Revue du MAUSS permanente, 24 octobre 2016 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Psychopathologie-politique-d-une
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