Le basculement du monde

Plusieurs événements récents sont venus se télescoper et produire un bruit de fond médiatique confus : 

 - la guerre commerciale déclenchée par les USA
 - la crise des migrants ’menaçant’ l’Europe et les USA
 - le ralentissement économique général depuis le début 2018

Je voudrais tenter une interprétation plus large de ces événements, en les recadrant dans un contexte plus général qui pourraient se résumer en quelques points forts :

* La crise de 2008 a marqué la fin de la période ’néolibérale’ inaugurée fin 1970 avec Thatcher puis Reagan (en ce sens, la ’révolution’ de Macron ressemble à une intervention de la 25e heure = de vieilles recettes inadaptées à un contexte qui se modifie en profondeur)

* Les USA sont en train de s’apercevoir que la mondialisation néolibérale est en train de vider le pays de sa substance ; qu’une partie importante de sa population ne vit plus que d’expédients (petits jobs dans les secteurs sous-payés des ’services’) et ne supporte plus la concurrence des immigrés prêts à tout ; et que ce pays est en train de perdre son leadership mondial : d’où sa réaction brutale dont la violence est appelée à croître (il ne s’agit pas d’une parenthèse ouverte par un ’fou’)

* Le système démocratique inventé en Occident a perdu toute sa crédibilité de ’valeur universelle’. 

* L’idéologie selon laquelle’ l’économie de marché’, le ’libre-échange’ et la mondialisation étaient des tendances historiques lourdes qui généraliseraient la démocratie universelle, fait de plus en plus place à des régimes autoritaires (USA, Europe de l’Est, Russie, France, Italie, pays pauvres), dont certains sont économiquement efficaces (la Chine, le Vietnam).

* ’Economie de marché’ et démocratie n’ont aucun lien générique (contrairement aux croyances des années post-soviétiques) ; par contre l’économie de marché semble bien génériquement liée au capitalisme (à débattre)

         (Il ne s’agit que d’hypothèses qui mériteraient amples discussions)

                           ____________

1) La crise de 2008 semble avoir signé la fin de la phase d’expansion autonome du capitalisme néolibéral.

Cette phase a consisté à appeler à la rescousse l’industrie financière privée pour sauver la profonde crise de valorisation dans laquelle était entré le système industriel de type ’keynésien-fordiste’ à la fin des années 1960 (cf mes textes sur .’les conditions de valorisation du capital’)

La masse gigantesque de capitaux créés par cette industrie financière a sauvé le système économique global, mais elle l’a rendu dépendant de cette production faramineuse de ’titres financiers’, comme on peut l’être d’une drogue dure.

La crise de 2008 a mis fin à cette ’débauche’ de fonds privés, qui n’ont été sauvés de la débâcle que par des interventions massives et permanentes du secteur public (Etats et Banques Centrales).

Ce sont maintenant ces Institutions Publiques qui sont aux commandes de l’économie mondiale et qui dirigent les flux de capitaux privés - et non plus l’industrie financière privée.

Le ralentissement actuel de la croissance coïncide avec la décision des BC d’interrompre la transfusion de fonds et de rehausser les taux d’intérêt : c’est bien le secteur public qui donne le tempo aux capitaux privés = derrière les privatisations à outrance se cache le retour au pouvoir des Institutions Publiques....

2) Le néolibéralisme, qui fonctionne sur la création massive de ’capital fictif’, avait besoin d’un espace mondial de libre circulation des capitaux et marchandises : d’où la mondialisation des échanges et l’organisation de ces échanges à travers des Institutions internationales (contrôlées par les USA) : OMC, FMI, BM, etc .....

Cette ouverture des économies à tous les vents a produit une désindustrialisation massive et violente des grands pays capitalistes (sauf les anciens vaincus de la 2è Guerre Mondiale, qui ont pu et su se créer un vaste ’hinterland’ industriel à très bas coûts : Europe de l’Est / Sud-Est asiatique).

[ Notez que l’exclusion massive de la ’classe ouvrière’ n’a pas tiré une seule larme aux classes moyennes, qui se sont crues à l’abri des effets de la concurrence du ’grand large’ - erreur fatale qu’elles payent aujourd’hui au prix fort, avec le démantèlement complet des restes de l’Etat-providence conçu très largement pour elles]

3) Pourtant le néolibéralisme, qui a fait des ravages sociaux en Europe et aux USA, a semblé d’abord paradoxalement bénéficier aux seuls USA (Japon et Allemagne mis à part), lesquels se sont gavés de produits de consommation bon marché importés d’Asie, et d’acquisitions immobilières, le tout financé par un endettement privé massif. La crise de 2008 a interrompu ce type de consommation qui avait masqué la crise interne profonde de valorisation de l’économie américaine issue des ’Trente Glorieuses’. Sont alors apparus au grand jour les dégâts causés par la mondialisation = une classe ouvrière sans travail, une classe populaire ne survivant que par l’accumulation de ’petits jobs’ dans les secteurs des services.

La victoire de Trump est le résultat direct de cette misère populaire, dans laquelle les ’petits blancs’ sont bien plus vindicatifs et radicaux que les Noirs (habitués à leur condition de citoyens de 2è classe). Mais ce ’populisme’ de Trump ne peut en aucun cas se résumer à une ’empathie’ pour les classes populaires américaines.

4) En effet, aux USA, la mondialisation a produit 2 effets virulents :

 - la révolte de l’Amérique profonde (nous l’avons dit)

 - des déficits commerciaux monstrueux (566Mds $ en 2017) que les USA sont incapables de maîtriser, et qui les rendent vulnérables face à leur nouveau concurrent, la Chine - qu’ils ne contrôlent pas - mais aussi de leurs alliés européens - qu’ils contrôlent.. 

En clair, la mondialisation financière a sauvé l’économie mondiale mais la violente crise de 2008 a révélé le ’Roi nu’ : les USA sont en profonde crise interne de valorisation du capital, la mondialisation a renforcé ses grands concurrents (Asie et Allemagne) qui profitent de la ’vache à $’ américaine, et le tissu social américain est profondément déchiré.

Il est donc cohérent qu’un politicien ’populiste’ comme Trump sente l’urgence de tourner le dos à une mondialisation dont non seulement la majeure partie des habitants du pays ne bénéficient plus, mais surtout qui pompe ses forces vives tout en renforçant ses principaux concurrents.

Il devenait urgent pour la 1re puissance du monde de tenter de mettre un terme à un processus de décadence dont n’a pas eu conscience la présidence Obama (il faut dire que l’intelligentsia démocrate - lisez le New York Times ou le Washington Post - n’est pas plus lucide que les gauches européennes).

5) Nous sommes donc entrés dans une nouvelle ère, qui tourne le dos à la mondialisation ’ouverte’ et à sa régulation par des organismes internationaux communs, pour revenir au bilatéralisme plus orienté vers le rapport de force direct.

Insistons sur le fait que la financiarisation de l’économie ne disparaîtra pas, sinon tout l’édifice s’effondrerait. Nous entrons donc dans une phase particulièrement violente et meurtrière, où les masques tombent : c’est désormais chacun pour soi, les alliés des USA étant en même temps des concurrents que Washington va tenter de soumettre brutalement à ses exigences.

A Washington, sonne le tocsin.

6) L’Europe est complètement prise à contre-pied, et au pire moment, puisqu’elle est elle-même impactée par les effets délétères de la mondialisation sur une partie grandissante de sa population (celle qui n’est pas dans les grands centres urbains : en France, 60% de la population).

Or l’Europe s’est construite depuis les années 1980 sur un seul modèle : le néolibéralisme, càd la financiarisation, l’ouverture des marchés à la concurrence, le libre-échange, la déréglementation des Etats et des normes, etc. - le tout couronné par une idéologie des Droits de l’Homme dont l’Europe pensait être le chantre universel...

L’Europe est entièrement organisée sur le modèle ’multinational’ dont elle est elle-même un élément-modèle (les Institutions Européennes transnationales) : elle a cru longtemps être une modèle d’avant-garde de la modernité ! Détruire ce modèle pour en revenir à une guerre commerciale et des accords bilatéraux est contraire aux gènes culturels et organisationnels des Institutions européennes. C’est un véritable cataclysme qui détruit 70 ans de stabilité et d’habitudes : d’où l’affolement de ses Institutions, et de ses principaux membres qui se sont organisés en fonction de ce modèle = l’Allemagne et les pays nordiques (centrés sur l’ordolibéralisme), Macron (chantre du néolibéralisme anglo-saxon), ...

Le vrai gagnant pourrait bien être l’Angleterre !

7) En France, Macron s’est lancé à fond dans une restructuration profonde des Institutions politiques, étatiques, économiques sociales et culturelles afin de lancer l’Entreprise France dans la grande aventure de la mondialisation dans le cadre d’une Europe néolibérale multilatéraliste managée depuis Bruxelles. Cette fougue ambitieuse est prise complètement à contre-pied par le changement brutal des règles du jeu qui paraissaient - jusqu’à Obama - éternelles. Les peuples européens, comme les classes populaires américaines, sont (à mon avis aux 2/3) anti-mondialistes, anti-libre échange, anti-immigration, etc. ...

C’est pourquoi il me semble que le discours néolibéral de Macron / Merkel est devenu conjoncturellement anachronique et politiquement suicidaire.

8) Le rétrécissement du marché mondial, dû au double effet du ralentissement économique inéluctable (sauf à reprendre le ’Quantitaive Easing’ massif) et de la fermeture progressive de l’énorme marché américain, devrait obliger l’Europe à s’unifier immédiatement pour faire face à une guerre économique sans merci entre les USA, la Chine et l’Europe (le reste du monde ne comptant pas). C’est ce qu’a compris Macron, qui fait pression sur Merkel. Mais il est devenu impossible de relancer l’Europe sur un modèle néolibéral de ’libre-échange’ multilatéraliste qui est en train de s’effondrer, et qui est refusé par la majorité de la population européenne.

Qui plus est, l’Allemagne est engluée dans ses problèmes internes (montée du populisme de droite, menaces sur ses exportations industrielles) qui ne la pousseront surement pas à se fondre dans un ensemble type ’club Med’ où elle a tout à perdre.

Merkel semble en fin de course : elle n’est pas programmée pour l’affrontement de puissance à puissance. Il ne serait pas étonnant qu’un successeur se présente pour actionner une politique beaucoup plus agressive et radicale vis-à-vis de ses propres satellites, afin d’être en mesure de faire face à cet affrontements avec les USA et la Chine. Le durcissement des USA devrait logiquement produire dans quelques années une Europe allemande autoritaire fortement orientée à droite.

9) Il est très important que les penseurs de gauche saisissent le monde dans lequel nous vivons et les effets prévisibles des basculements en cours - afin de ne pas, une fois encore, ’rater le train’ et se tromper d’époque - spécialité de la gauche depuis la chute du keynésianisme et le tournant néolibéral. La mondialisation est en train de se refermer, mais l’industrie financière ne disparaîtra pas. Elle est désormais partie intégrante de l’économie capitaliste : vouloir la brider, c’est comme marcher sur une mine.

La solution ne peut donc pas provenir d’un combat d’arrière-garde contre la Finance, qui jouerait en l’espèce le rôle du miroir aux alouettes. La crise du capitalisme néolibéral est une crise de fond du capitalisme, et aucun retour aux vieux remèdes keynésiens ou ’néokeynésiens’ ne nous fera sortir de cette crise (comme ce fut le cas entre 1930 et 1970). Or c’est exactement ce que proposent les divers courants de gauche non ralliés à la droite libérale : il ne faut pas s’étonner que cette gauche aveugle soit en miettes.

10) Les droites européennes sont elles aussi en pleine crise de recomposition, sous les effets de la ’dé-mondialisation’ en cours.

Leur challenge est de récupérer les miettes éparpillées de la gauche. Chaque pays a sa formule, selon sa culture politique propre, mais tous ont un logiciel commun : la révolte populiste étant une révolte contre le libéralisme, les vieilles droites explosent et sont remplacées par des mouvements de type ’illibéral’ qui conjuguent un populisme de la périphérie avec un conservatisme bourgeois nationaliste se traduisant par des ’démocratures’.

En France, gauche et droite traditionnelles ont explosé ’en même temps’ lorsque Macron a réussi son tour de force de rallier à lui une gauche libérale (sur les plans économique, sociétal et culturel) et une droite ’en situation’ (citadine, gagnante de la mondialisation). Macron s’est placé en position centrale (mais pas politiquement au Centre), réussissant une ’triangulation’ (’en même temps’ un coup à gauche et un coup à droite) à la Giscard (2 Français sur 3) ou à la Clinton.

Macron est solidement ancré en ’position centrale à droite’, asphyxiant tous ses concurrents directs.

Mais comme on l’a vu, il est lui même confronté à un autre type de dispositif : la quadrature du cercle = comment concilier un libéralisme multinational mondialisé à l’anglo-saxonne avec le retour des protectionnismes et des nationalismes (surtout quand ce retour vient d’Amérique, modèle libéral par excellence) ?...C’est là que les droites ’illibérales’ l’attendent.

11) Crise profonde du néolibéralisme produisant un durcissement brutal des relations commerciales et diplomatiques entre Etats : les droites ne peuvent que se ruer sur cette opportunité pour liquider un système démocratique qu’elles n’ont jamais vraiment accepté. Nous retrouvons des situations curieusement semblables à celles des années 1930 en Europe, où l’extrême-droite s’était engouffrée dans le vide créé par la crise. Sauf qu’à cette époque, le capitalisme n’avait pas dit son dernier mot : il disposait, en réserve, d’un joker = le keynésianisme d’Etat rôdé aux USA, qui, après la guerre, allait réalimenter la machine à produire du capital privé pendant 30 ans.

Depuis la crise de 2008, le capitalisme ne peut plus faire autre chose que de la transfusion de capital fictif pour soutenir les cours de Bourse. Le capitalisme est aujourd’hui encalminé, en panne sèche, managé par les Banques Centrales devenues, contre leur gré, les véritables gouvernements. Le néolibéralisme ne dispose plus d’aucune alternative sur le plan de l’économie politique.

Sa seule chance de prolonger sa survie est de faire appel aux droites (autoritaires, populistes, ’illibérales’, etc.), sans disposer d’aucun joker.

12) Les véritables alternatives sont à gauche.

Il faut que nous profitions de cette chance inouïe, historique - la décomposition de la ’vieille gauche’ (la social-démocratie, les débris des vieux courants marxistes) - pour refonder une société qui se débarrasse peu à peu, par petites touches locales se généralisant, de toutes les catégories fondamentales du capitalisme.

Un débat ouvert, général et généreux (c’est-à-dire sans polémique) doit pouvoir s’ouvrir sur ce qui peut être considéré comme ’catégories fondamentales du capitalisme’ - afin de ne pas reproduire un siècle et demi d’erreurs tragiques.

Or, à gauche, ce bilan-là est timidement abordé, tellement il semble faire peur.

Par contre, et c’est la bonne nouvelle, d’innombrables expérimentations et combats sont menés ’sur le terrain’ - accompagnés de très nombreuses publications - sur ’le commun’, les limites au droit de propriété, le retour aux ’valeurs d’usage’ (notamment en écologie), l’interrogation sur les monnaies et la circulation monétaire, l’apprentissage des décisions collectives non hiérarchiques, le ralentissement du temps, la redécouverte du voisinage, du désintéressement et de la gratuité : bref, d’innombrables valeurs abordées au 19è siècle, et que le rouleau compresseur de 3 Révolutions Industrielles successives ont balayées, écrasées mais pas tuées.

Preuve que la technique, malgré tous les efforts (hystériques) de ses concepteurs, ne peut pas tuer l’Homme.

// Article publié le 1er juillet 2018 Pour citer cet article : Alain Flambeau , « Le basculement du monde », Revue du MAUSS permanente, 1er juillet 2018 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Le-basculement-du-monde
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