Populisme de gauche et populisme de droite : quelles différences ?

En dépit de la réussite de la France Insoumise au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle, il peut être utile de rappeler quelles sont les différences entre le populisme de gauche et le populisme de droite.

Le « populisme de gauche » consiste, pour résumer, à court-circuiter les institutions intermédiaires (telles que les partis) pour agréger des « demandes populaires », qui ne convergent pas naturellement entre elles, dans un projet, sans dogmatisme sur le vocabulaire utilisé : l’important est d’enclencher un processus de subjectivation des individus dans un avenir possible. L’agrégation rend possible le projet et le configure en même temps, l’un dépend étroitement de l’autre. Il suppose également de renouveler le personnel politique (ce que Jean-Luc Mélenchon n’a fait que partiellement, à commencer par lui-même) et les cadres, de manière à faire entrer les compétences utiles et rompre avec les habitudes et les clivages installés par les vieux militants et les professionnels, de manière à injecter de la fluidité et de l’efficacité ; l’ensemble rend la conjoncture fluide, pour paraphraser l’expression du sociologue Michel Dobry [1]. Dans le langage de Sartre l’enjeu est de faire fondre les séries de situations identiques, en utilisant une opportunité qui est l’élection présidentielle. C’est bien ce que les politistes appellent généralement un « populisme ». L’enjeu est de provoquer l’irruption du « peuple » au travers de ses représentations sur la scène politique centrale. Ce peuple est évidemment construit [2].

Le populisme « de droite » est tout-à-fait différent. Carl Schmitt est sans doute l’un de ses meilleurs théoriciens. Ici l’idée est que la régulation du peuple par lui-même est une utopie : tout ce qu’il peut faire est se conserver contre les menaces intérieures et extérieures. En matière de gouvernement seule compte la capacité de quelques hommes d’exception (rarement des femmes) à instaurer de l’ordre. Le populisme de droite est un conservatisme qui choisit une voie tout ou partiellement extra-institutionnelle. Que conserve le conservatisme ? demande-t-on souvent. Le conservatisme conserve l’ordre social et ce qu’il considère comme les autorités légitimes, dans tous les domaines : culture, art, sports et même vainqueurs (ceux qui favorisent l’homogénéité et l’ordre) – pensons au caractère inacceptable de la victoire de sportifs noirs à Berlin en 1936, aux yeux d’Hitler : il fallait qu’ils perdent puisqu’ils étaient jugés inférieurs. Son adversaire est celui qui conteste l’autorité ; le pire d’entre eux est donc l’anarchiste. Le conservatisme ne conserve pas un ordre défini de toute éternité mais un ordre qui lui paraît devoir l’emporter. C’est la raison pour laquelle il est capable d’évoluer et même de mener des révolutions ; ainsi par exemple l’apparition du néoconservatisme dans les années 1980 avec Reagan et Thatcher [3], qui ne fait cependant que s’inscrire dans le libéralisme conservateur du 19e siècle. Conserver l’ordre peut passer par les moyens de la violence et l’illégalité. L’opportunisme du conservatisme explique en large partie pourquoi le Front National était libéral dans les années 1980 et est devenu « social » avec Marine Le Pen : il va où coulent les sources du pouvoir. Les marchés étaient la source de la puissance française qui a très bien su mondialiser ces firmes que l’on répertorie dans le « CAC40 ». Aujourd’hui les bases populaires du pouvoir sont fragilisées et le conservatisme doit se faire plus social, afin de raffermir les fondements de la loyauté. Les chefs restent aux commandes et le peuple doit les suivre. Le régime de Vichy avait aussi jeté les bases d’une sécurité sociale et assis son pouvoir sur un syndicalisme de type corporatif c’est-à-dire sans pluralisme et portant uniquement sur les conditions de travail. Jose Harris rappelle que les conservateurs ont soutenu les « poors laws » abolies en 1834 en Angleterre [4], dont Karl Polanyi retrace les conséquences [5]. Par contre les conservateurs sont pour l’aristocratie naturelle, qui se traduit notamment par la propriété privée, et refusent toute mise en cause à ce sujet.

Pour le populisme de droite, la discussion c’est-à-dire la démocratie est une perte de temps et un affaiblissement des autorités considérées comme légitimes. Absence de discussion et force de l’autorité se conditionnent réciproquement puisqu’en l’absence de contestation l’autorité peut faire comme si tout le monde adhérait à ses décisions. Les libertés individuelles sont jugées secondaires derrière l’impératif d’ordre sans lequel elles n’existeraient pas. La priorité va donc à ce qui renforce la cohésion et la puissance du groupe, en tant qu’il est soumis à des menaces intérieures (félonies, manques de loyauté et trahisons, multiculturalisme) ou extérieures (islam ou mondialisation « perdante », la mondialisation gagnante n’étant pas forcément un problème). La guerre peut être l’un des moyens d’y parvenir, dans les versions les plus radicales (conservatisme illibéral) ; la religion en est un autre, raison pour laquelle toucher à la famille chrétienne, « naturelle » [6], est considéré comme très problématique. Le conservatisme assume ce que Platon appelle le « noble mensonge », au motif que l’individu gouverné est assujetti, et non source des lois : il est celui qui ne sait rien et ne peut en aucun cas être « émancipé ». Il a et aura toujours besoin de tuteurs, qui savent mieux que lui ce qui est bon pour lui est de vivre dans l’état de minorité, à l’ombre des autorités. A l’extrême, comme le soutient Carl Schmitt, la démocratie est « une forme de gouvernement répondant au principe de l’identité (celle du peuple concrètement existant avec lui-même en tant qu’unité politique) » [7]. « L’égalité démocratique (Gleichheit) est essentiellement homogénéité, l’homogénéité d’un peuple » [8] qui s’appréhende uniquement sur le registre de l’ethnos en rapport à la menace d’un peuple ennemi. En ce sens, la démocratie c’est la dictature, puisque c’est sous la forme d’un Chef unique que le demos exprime le mieux sa force, son cratos. Demo-cratos ne renvoie pas à l’idée d’individus se gouvernant eux-mêmes, comme dans la Constitution française (« gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », article 2), mais à la force brute que représente une masse d’êtres humains contre une autre [9]. Pluraliser les représentants ne ferait qu’affaiblir la force du peuple, par accroissement de l’hétérogénéité et par suite du manque de cohésion et de l’incapacité de décision, sans rien changer de son identité. Préconisant dans le fond l’allégeance et la loyauté au pouvoir et aux autorités en place, le conservatisme est du côté des vainqueurs. Le libéralisme conservateur ne place plus la Providence dans l’Église, contrairement à l’Ancien Régime, mais dans la main invisible c’est-à-dire dans les chefs d’entreprise et autres petits chefs, qui sont autant de vassaux et de despotes inféodés. Le libéralisme conservateur a foi dans le féodalisme industriel, il vénère les capitaines d’industrie – tant qu’ils ne chutent pas, car après cela, malheur au vaincu. Cette adaptation du conservatisme montre aussi que l’argument socialiste suivant lequel les traditions sont « inventées » [10] ne fonctionne qu’à moitié, car les conservateurs se soucient moins de vérité que d’ordre. Le régime de la « post-vérité » [11] leur convient très bien : seul compte l’effet des convictions et la capacité à les dompter.

François Fillon candidat à la présidentielle a été qualifié à juste titre de libéral-conservateur, en raison notamment de ses positions sur les mœurs : la France « est » chrétienne et catholique ; la diversité est dangereuse. La montée de l’Islam au moins dans les médias a conduit les conservateurs tels qu’Éric Zemmour à prendre fortement position pour l’homogénéité c’est-à-dire l’assimilation, contre l’intégration ou pire encore à leurs yeux : le multiculturalisme, qui n’est rien d’autre que la destruction de la société. Ces idées sont anciennes et puisent chez les défenseurs de l’Ancien Régime. Edmund Burke se méfiait des intellectuels trop prompts à croire qu’ils ont compris quelque chose à l’ordre humain ; pour lui la morale doit être « mâle, morale et bien réglée ». L’homme doit apprendre à connaître son destin et à s’y ajuster, en dominant ses passions. Louis de Bonald (1754-1840) reprend le même thème : « L’homme n’existe que pour la société, et la société ne le forme que pour elle : il doit donc employer au service de la société tout ce qu’il a reçu de la nature et tout ce qu’il a reçu de la société, tout ce qu’il est et tout ce qu’il a » [12]. Tout doit rappeler à l’homme sa petitesse et la faiblesse de ses pouvoirs, pour l’inciter à se plier aux autorités. Ce conservatisme n’admet l’idée d’égalité que sous l’angle d’une égalité de devoirs. A l’extrême, l’individu n’est pas créateur de la société : il est assujetti. La démocratie au sens du gouvernement du peuple est considérée comme une utopie. L’individu doit tout au Tout c’est-à-dire aux autorités. Le sort des personnes qui se trouvent dans la difficulté peut être amélioré mais seulement par la charité : une aide volontaire, individuelle et temporaire. L’aidé doit faire la démonstration de sa volonté de revenir dans les cadres autorisés.

Le conservatisme craint le débat public qui est facteur de doute, donc de délégitimation et de désordre : « tout ce qui divise, détruit » [13]. Quelles que soient les erreurs faites par les rois par exemple leur autorité doit être reconnue. Si le gouvernement des meilleurs ou aristocratie a le droit de critiquer modérément les institutions, que le peuple s’en mêle est excessivement dangereux. Le conservatisme sera donc l’adversaire le plus acharné du suffrage universel. Pour Bonald la démocratie est antisociale et antireligieuse. Les droits de l’Homme et l’athéisme détruisent la société : « l’athée, ou l’homme qui hait la Divinité, car il n’y en a pas d’autre, est un homme nécessairement vicieux, esclave de ses passions » [14]. Le pouvoir est un (et non deux), perpétuel (l’enfant ne devient jamais majeur par rapport à ses parents ; ses parents ne sont jamais majeurs par rapport au roi), indépendant (de toute influence) et définitif (il n’est jamais possible de le remettre en cause). Ses fonctions sont de juger ce qui est utile ou nuisible et de combattre pour écarter les obstacles à la conservation. Pour Bonald parler de contrat social n’a aucun sens. La perfectibilité ? Les gens la nomment sans la connaître.

On le voit, la différence est claire : le populisme de gauche tente de renverser l’oligarchie, tandis que le populisme de droite cherche à la renforcer. Le populisme de droite utilise le mensonge et la séduction, bref la démagogie et l’illusionnisme, promettant aux électeurs ce qu’ils ont envie d’entendre : ainsi Marine Le Pen sur la dimension sociale de son projet, qui sera soit inexistante comme le suggère ses votes ou la gestion des villes par son parti [15] soit très contraignante – quelques aides économiques contre un renoncement à la liberté. Le populisme de droite joue la majorité contre les minorités, qui sont sommées d’entrer dans le rang, quand bien même certains de leurs droits seraient enfreints : l’enjeu est celui de la loyauté des masses. L’écologie du populisme « de droite » n’existe que sous la forme romantique d’un attachement à un terroir qui sera sacrifié s’il se trouve du pétrole ou si l’implantation d’une usine est nécessaire pour faire face aux ennemis extérieurs. C’est d’ailleurs très exactement la position défendue par Roger Scruton, l’un des philosophes conservateurs les plus reconnus [16]. Bref pour résumer le populisme de droite, c’est la guerre, alors que le populisme de gauche, c’est une tentative de faire primer l’égalité et l’émancipation sur la force brute et la domination.

// Article publié le 12 juin 2017 Pour citer cet article : Fabrice Flipo , « Populisme de gauche et populisme de droite : quelles différences ? », Revue du MAUSS permanente, 12 juin 2017 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Populisme-de-gauche-et-populisme
Notes

[1Michel Dobry, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1986 ; rééd. 1992

[2Chantal Mouffe et Inigo Errejon, Construire un peuple, Paris, Cerf, 2017.

[3Clarisse Berthezène & Jean-Christian Vinel,Conservatismes en mouvement, EHESS, 2016 ; Philippe Labrecque, Comprendre le conservatisme, Liber, 2016 ; J. Ph. Vincent, Qu’est-ce que le conservatisme ?, Les Belles Lettres, 2016.

[4Jose Harris. « Les approches conservatrices de la politique sociale », in Clarisse Berthezène & Jean-Christian Vinel,Op. CIt, 2016, p. 69.

[5Karl Polanyi, La grande transformation, Paris, Gallimard, 1983, Éd. Orig. 1944.

[6Elle n’a évidemment rien de naturel ; s’il faut en effet un gamète mâle et un gamète femelle pour amorcer le développement embryonnaire, ce résultat peut être obtenu par une très grande diversité possible de rôles sociaux.

[7Carl Schmitt,Théorie de la constitution (1928), PUF, 2013 [1928], p. 357.

[8Ibid., p. 371.

[9Le dirigeant de Radio Courtoisie, qui soutient Marine Le Pen, appelle ainsi à la « fraternité raciale ». https://lesquen2017.com/

[10Eric Hobsbawm & Terence Ranger, L’invention de la tradition, 1986.

[11« mot de l’année » 2016, utilisé 2000 fois plus que l’année précédente

[12Louis de Bonald, Théorie du pouvoir politique et religieux (1800), UGE, 1965, Introduction.

[13Les citations qui suivent sont extraites de Louis deBonald, Essai analytique sur les lois naturelles de l’ordre social, A. Le Clère, 1817.

[14Ce qui suit est tiré de Louis de Bonald, Démonstration philosophique du principe constitutif de la société (1830), Vrin, 1985.

[16Roger Scruton, De l’urgence d’être conservateur – territoires, coutumes, esthétique : un héritage pour l’avenir, L’Artilleur, 2016.

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