« Attentifs ensemble »
Réflexions sur la gauche, le terrorisme, et ce qu’il convient de faire par rapport à lui
Didier HANNE est juriste. Il a notamment publié, en collaboration avec Antoine Artous : Droit et émancipation, éditions Syllepse (2005) et L’impossible gauche morale ? Contretemps, n°18 (2e trimestre 2013). Dernier article paru : Mines défaites et flambée d’orthodoxie à gauche, 11 mars 2015, accessible sur le site : http://www.gaucherepublicaine.org/
Un effort est indispensable pour que se constitue un rempart intellectuel, militant, citoyen et unitaire contre le terrorisme. Une gauche lucide et déterminée apportant sa pierre, sans rien renier de ses valeurs mais au contraire les défendant contre ce qui les attaque, est indispensable à son édification. Il faut faire face. Nous revient de démontrer qu’on peut penser et agir contre le terrorisme sans glisser à droite.
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Les derniers sondages ont montré une hausse significative du nombre des partisans de la peine de mort en France. Désormais, le seuil d’une majorité en faveur du rétablissement de la peine capitale semble atteint : l’enquête CEVIPOF de 2015 indique que 50% des sondés se déclarent pour le rétablissement tandis que 28% se déclarent « pas du tout d’accord » et 20% « plutôt pas d’accord » avec cette perspective. [1]
Le facteur essentiel de ce retournement de tendance spectaculaire à propos de la peine de mort, vu sa chronologie, [2] est probablement celui-ci : les dégâts multiples et complexes d’un terrorisme qui, depuis plusieurs années, frappe au cœur des démocraties capitalistes.
Rappel sur la dernière période, des années soixante-dix à aujourd’hui. Après la série d’attentats notamment imputés à Carlos en 1974 (Drugstore Publicis), la France connaît une nouvelle série d’attentats en 1986. Une autre vague se produit en 1995 (GIA), celle dans laquelle Khaled Kelkal est impliqué. En 2012, les assassinats antijuifs de Mohamed Merah surgissent en pleine campagne présidentielle. En 2015, les attentats à Charlie Hebdo et au magasin hyper cacher de la porte de Vincennes frappent l‘opinion à un point jamais atteint, suscitant à Paris et en province des manifestations de masse inédites par leur ampleur. Depuis, plusieurs actions ou tentatives terroristes (à Villejuif, en Isère, dans le Thalis Bruxelles-Paris) ont réveillé périodiquement préoccupations et débats. Et entre deux vagues d’attentats en France, d’innombrables piqures de rappel au réel sont infligées à la population par des tueries commises à l’étranger : New York (1993 et 2001), Madrid (2004), Londres (2005), dont le rythme s’est accéléré en 2014 et 2015 : Bruxelles, Copenhague, en Tunisie, puis à Ankara…
Il faut comprendre qu’au-delà de leurs victimes directes, ces tueries médiatisées (et conçues pour l’être) ne font pas que susciter des émotions, ou mobiliser des affects : elles « travaillent » la conscience collective, elles modifient des comportements, elles donnent à penser. Elles retentissent également dans le champ politique. En règle générale, au détriment de la gauche, et au profit de la droite et de l’extrême-droite. Et à gauche, justement, qu’en dit-on ? On est en tout cas toujours capable de publier, en septembre 2015, un livre collectif prétendant analyser les causes du développement du Front National sans dire un seul mot en 102 pages du rôle qu’ont pu jouer les tueries terroristes dans les succès électoraux du FN… [3]
Est-ce inévitable ? Telle en tout cas la thèse fataliste qui s’exprime fréquemment à gauche. Par exemple, selon Jean-Luc Mélenchon, les tueries antijuives de Merah à Toulouse en 2012, auraient stoppé net la dynamique ascendante de sa candidature. « (…) on oublie que cette campagne a basculé avec un événement qui n’est pas de mon fait : les tueries de Toulouse et Montauban perpétrées par Mohamed Merah. Le lendemain de mon rassemblement à la Bastille, ce terroriste passe à l’acte. Il a stoppe net l’envol de ma campagne en remettant sur le devant les thèmes de Le Pen et en reléguant mes thèmes sociaux et culturels. (…). Je pense que cet acte terroriste a changé totalement la donne. Mais c’est la vie… » [4]
Mais alors, si « c’est la vie », la gauche est-elle condamnée à reculer, de défaites en défaites, tant que ce terrorisme durera et se manifestera ? La gauche, et spécialement la gauche de la gauche, n’ont-elles plus qu’à croiser les doigts pour que ce « thème » s’évanouisse du débat public ? Ou passer leurs temps à adjurer médias et journalistes de bien vouloir éviter le sujet ?
« Place au social » clame Edwy Plenel. [5] Oui, mais comment faire quand dans la vie… il n’y a pas que le social, et que les gens s’en aperçoivent ? Le problème est que sous ce qui est appelé « thème », il y a une réalité. Une entreprise terroriste, vivante et concrète. Et que tout indique que cette réalité là ne va pas disparaître, ni à court ni à moyen terme, de notre environnement politique, social et culturel.
Il est grand temps, me semble-t-il, de se poser ces questions et de débattre des problèmes que pose à la gauche la montée du terrorisme. Sans se borner à une épuisante bataille, inévitablement perdue dans le contexte, pour tenter de substituer un « thème » à un autre : en faisant face.
Un terrorisme durable
Que se passe-t-il aujourd’hui ? Un changement d’échelle dans la menace terroriste, internationale et nationale. Des individus que le fanatisme religieux poussé à l’extrême immunise contre tout doute, minoritaires mais plus nombreux que jamais, se motivent, passent aux actes préparatoires, et agissent quand ils le peuvent. Une évidence s’impose dés qu’on étudie leurs actes ou leurs tentatives, c’est qu’ils ne fixent aucune borne à leurs actions. Les cibles sont souvent choisies (journalistes, artistes, juifs, policiers, fidèles dans une église) comme emblèmes de leurs détestations (dans le désordre : liberté d’information, esprit de création, peuple juif, République, religion catholique), tout en assumant de fusiller des victimes « collatérales » (employés, visiteurs de musée, agent municipal, passants). Mais parfois il n’y a plus de cible parce que tout le monde est ciblé : on se contente alors de tirer ou d’essayer de tirer dans le tas (touristes, passagers de train). La volonté de créer un climat d’intimidation et de terreur, sans reculer devant l’emploi d’aucun moyen, est patente.
Ces forces sont encore plus difficiles à combattre car insaisissables, mobiles et souvent dépourvues de centre localisable : groupes clandestins habiles, ’cellules dormantes’, « électrons libres ». La consigne - quand on la retrouve après coup, comme dans le cas de la tuerie de la porte de Vincennes - est claire : « travailler tout seul ». C’est quand même une consigne. Ces « loups » sont peut être « solitaires », mais comment ne pas sentir aussi qu’ils participent d’une poussée collective, un tantinet concertée ? Dans une vidéo postée après son acte, Coulibaly décrivait ainsi son périple parallèle avec les frères Kouachi : « On a fait les choses un petit peu ensemble, un petit peu séparés, c’était plus pour que ça ait plus d’impact. » [6] Les mots pour dire ce mélange d’isolement et d’alliance, sont très éclairants. Entourés par un panel de superviseurs, d’une galaxie complexe d’intermédiaires, de conseillers techniques, de coachs à distance, des acteurs - parfois formés au maniement des armes sur des théâtres de guerre, parfois devenus insensibles à la souffrance d’autrui en faisant leurs classes dans la délinquance violente, parfois les deux - murissent dans les caches multiples de la société moderne. En zone urbaine, bien sûr, et même en prison, mais quelquefois aussi en zone rurales. [7] Pour professer valeurs antimodernes et encouragements aux tueurs potentiels, ils manient avec dextérité les nouvelles technologies de communication, désarmant les services de surveillance, qui, loin d’être omnipotents, ont été jusqu’ici manifestement débordés par l’importance du cyber terrorisme.
Ouvrons les yeux : tous ces éléments rendent plus que probable la survenue d’autres attentats ravageurs avant que des politiques intelligentes de prévention et de répression aient pu produire leurs résultats. Il faut prendre conscience de ceci : nous risquons de vivre longtemps avec ces ultra-violences périodiques. Et on peut redouter leurs effets corrosifs sur les opinions publiques. Elles modifieront le cadre de toute politique émancipatrice. Que se passera-t-il dans les années qui viennent si se commettent à un rythme soutenu des actes terroristes de masse ? Quelles nouvelles mentalités collectives façonneront-ils ? A quels reclassements politiques fourniront-ils des prétextes ? En France, qu’arrivera-t-il si le chemin qui mène aux élections de 2017 est périodiquement ensanglanté par des tueries ?
Face au pire, la peur n’est pas toujours notre ennemie
Oui, beaucoup de gens sont et seront préoccupés, désorientés ou effrayés par cette succession de tueries. Leurs craintes, largement fondées, ne doivent pas être disqualifiées, comme si elles n’étaient que l’effet de « l’émotion » ou d’une « politique de la peur », dernières trouvailles à la mode chez certains politiques ou intellectuels de gauche. [8] Mais enfin, que signifie cette politique de la peur ? Ah oui, bien sûr : qu’il n’y a que des peurs déraisonnables. Le travail de l’intelligence, ce serait de surmonter cette peur, et pour cela il convient de déprécier toute peur en « panique ».
Il est pourtant arrivé dans l’histoire qu’une bonne peur ait quelques arguments à faire valoir et que sa disqualification systématique ait plutôt relevée de l’« intelligence bête » raillée par Camus. [9] Les opposants de gauche en URSS ont-ils eu tort d’avoir la frousse du stalinisme, et ce dès les années 20 ? Les Allemands, en 1933, les gouvernements anglais et français durant les années trente, ont-ils eu suffisamment peur du nazisme ? Les Indonésiens ont-ils eu assez peur, avant qu’il survienne, du massacre anti communiste et anti athée de septembre 1965 (selon un rapport d’Amnesty International, un million de morts au moins) ? Faudra-t-il, désormais, ranger dans l’honnie « politique de la peur » la bataille pour l’écologie et la lutte contre le changement climatique ?
En ces temps de terrorisme à répétition, que gagne-t-on vraiment, à gauche, à agiter cette peur compulsive de la peur ? Quelle peut être la réception, chez ceux qui sont inquiets - si l’on veut bien considérer que c’est à juste titre - de ce genre de concepts qui sont en réalité des slogans ? Des dizaines de millions de Français se sont aperçus du phénomène terroriste. Ils ont vu le ballet des ambulances, ils ont assisté à certaines exécutions, ils ont deviné ce qu’ils ne pouvaient pas voir, ils ont entendu les témoignages des survivants. Ils se mettent à leur place. Ils s’en préoccupent, alors, en parlent, en débattent. Ils cherchent des réponses, mais des réponses qui ne consistent pas en un évitement plus ou moins sophistiqué. Et on viendrait leur dire que leur peur est « construite » par les médias, ou, pire, qu’elle est « nauséabonde » parce qu’elle fait le lit de Mesdames Le Pen ? Il faut vraiment avoir pris l’habitude de prendre de très haut les préoccupations populaires pour s’imaginer que les réactions à cette formule décidément idiote puissent être positives à échelle de masse.
La petite chanson de la disqualification des inquiétudes populaires, a été souvent poussée, en sourdine, mezza voce ou à pleins poumons. Avant de passer en revue, sans prétendre être exhaustif, quelques écrits publiés après janvier 2015, je précise que je ne m’en prends pas ici aux auteurs, pas plus qu’à l’ensemble de leurs œuvres, mais à ce qu’ils ont éprouvé le besoin de publier - en usant de mots choisis - juste après les attentats.
Dés le 11 janvier, Patrick Viveret, dans une tribune parue le 11 janvier, sous le titre « Ne nous trompons pas de combat ! » [10] prononçait un avertissement solennel gardons-nous de « la peste émotionnelle ». Philosophe, mais pas hostile aux formules frappantes, on le voit. [11] J’avoue trouver quelque peu hasardeux de consacrer, quelques jours après les morts des 7,8 et 9 janvier, la quasi totalité d’une tribune publique à la dénonciation des guerres de Bush, de la CIA, de la « lepénisation des esprits », de la « peur et des replis identitaires »… pour nous expliquer que la version Front National du fondamentalisme est « tout aussi dangereuse » que la version religieuse du fondamentalisme. Je reviendrai plus loin sur ce renvoi dos à dos plus que problématique, qu’on beaucoup lu et entendu, à gauche, après les attentats. Mais revenons humblement au sens des mots. Qu’est-ce-que la « peste » ? Une atroce maladie mortelle. Patrick Viveret est-il bien sûr que l’unique lieu où incube l’horrible bacille, le seul qui méritait une énergique médecine préventive se trouve chez les inquiets du Djihadisme ?
Après les tueries de Merah en 2012, il y a eu de l’émotion, mais aucune « peste émotionnelle » en France. Il est même fort possible que l’émotion n’ait, à ce moment là, pas été assez forte. Depuis janvier 2015, des émotions encore, plus vastes, mais toujours pas de peste, à moins de confondre le peuple français avec quelques excités effectivement dangereux de l’ultra-droite. Pourquoi faudrait-il à tout prix prendre en horreur nos émotions, comme si elles étaient condamnées à nous faire glisser sur la pente de la « lepénisation des esprits » ?
Un peu plus tard, Emmanuel Todd devait, lui aussi, adopter le lexique médical (volet psychiatrique) pour nous dire, du 11 janvier, ce qu’il convenait de penser : « Nous savons désormais, avec le recul du temps, que la France a vécu en janvier 2015, un accès d’hystérie ». Rappelons que l’hystérie est une maladie psychique appartenant au tableau des névroses. Elle appelle des soins adaptés. Telle était, quand même, la première phrase de son essai sorti en mai 2015. [12] On peut être savant anthropologue, et recourir à un lexique insultant, dépréciatif, et foncièrement élitiste.
Le seul problème de ces trouvailles langagières (dont l’unique but est de disqualifier les préoccupations populaires en les faisant glisser vers la « panique », puis « l’hystérie » et enfin « la peste ») est qu’elles font un tort considérable à la crédibilité de la gauche… Oui, le terrorisme suscite des craintes. Des craintes intelligentes : pas seulement pour soi mais pour autrui. C’est pourquoi la peur n’est pas en soi incompatible, par le truchement de l’indignation, avec de grands mouvements de solidarité, comme l’ont prouvé les défilés du 11 janvier, j’y reviendrai.
Un discours de gauche sur le terrorisme doit arrêter de minimiser ses dégâts et de discréditer - volontairement ou sans faire exprès - les inquiétudes qu’il suscite. Donner l’impression qu’on change de sujet, quand cela vient dans les conversations parce que cela survient dans la réalité, au profit des seuls « thèmes » déclarés sérieux (la question sociale, la question écologique), c’est contribuer au mieux à la désorientation, au pire à jeter des millions de personnes dans les bras des catastrophistes ultra-sécuritaires.
Pensons-y, parlons-en, nommons-le
Les gauches devraient être capables de penser le terrorisme, au lieu de l’esquiver, en le débaptisant (en violence politique), ou en le despécifiant (en le noyant dans l’ensemble des rapports sociaux), afin de nier les problèmes particuliers posés par son existence. Elles doivent éviter de reproduire les erreurs commises il y a 20 ans quand l’insécurité fut présentée comme une « invention » de l’Etat et des « marchands de sécurité », alors que, bien réelle avant d’être évidemment exploitée par toutes sortes d’officines et par le Front National, elle opérait son travail de sape dans la population. [13] Les citoyens préoccupés par l’insécurité étaient des victimes, non de la délinquance, mais d’une « hystérie sécuritaire ». Le mot reviendra souvent. Pour cette erreur largement partagée, la gauche a été sanctionnée, par son expulsion au ralenti des quartiers populaires… puis le 21 avril 2002, et la victoire de Sarkozy en 2007.
Or la même logique est à l’œuvre chez les tenants de l’anti antiterrorisme systématique qui se focalisent sur la critique du « fantasme » de la menace terroriste, sans dire un mot de la lutte antiterroriste, sauf… pour étriller tous ses dispositifs. Pour les plus outranciers, on énoncera que celle-ci combat un terrorisme qui n’existe pas, combat qui use par définition de moyens exagérés, puisque contre un irréel, tout moyen, nécessairement et de tout temps, pourra être qualifié d’excessif. [14]
Au lieu d’user de ruses sémantiques, acceptons de considérer qu’il y a bien, en face de nous et pour longtemps, un phénomène singulier, à nul autre pareil. Durable et complexe. Certains auteurs tirent argument de cette complexité pour dénier au phénomène toute unité, mettant en doute la possibilité d’une définition. Pourtant, quelque chose rassemble objectivement ceux qui passent aux actes : la volonté de massacrer, les moyens employés, les cibles et la référence à l’Islam.
Je ne vois pas ce que la gauche gagnerait à refuser de prononcer les mots qui correspondent à cette réalité. On peut tourner autour du pot des définitions : nous sommes bien aux prises avec un phénomène terroriste spécifique, non réductible, contrairement à ce qu’affirment depuis longtemps certains sociologues, à de la « violence politique ». [15] Avant d’être un « label » ou une qualification juridique, le terrorisme islamiste existe. On n’est pas obligé de l’exagérer, ni de le minimiser, mais il est sot de le nier comme objet particulier.
La volonté d’en finir… spécialement avec la gauche
Mais il existe une autre raison de fonder la nécessité pour la gauche de se mobiliser en propre contre le terrorisme : elle devrait identifier clairement un adversaire qui tend à sa destruction, pour ce qu’elle est et pour ce qu’elle veut. A coup sûr, les terroristes islamistes, si on les laissait faire, non seulement bloqueraient toute possibilité de changement social, mais initieraient un retour en arrière très brutal. Il n’y aura pas de smic dans le califat, ni de liberté d’aller et de venir. Par contre, travail des enfants, marginalisation oppressive des femmes, sanctions cruelles y battront leur plein, comme dans les zones occupées par Daech ou… en Arabie Saoudite. Les tueurs de notre Djihad postmoderne ne sont pas que les opposants en actes de toute démocratie, en quête d’une société homogène : ils sont les ennemis déclarés de la gauche et des valeurs qu’elle porte toutes tendances confondues.
Pas de raccourci historique, il n’y a pas un complot musulman contre la gauche, venu de la nuit des temps et se reproduisant à l’identique. La référence au Coran ouvre un bouquet de possibilités fort différentes. Que personne n’oublie les décennies d’harmonie miraculeuse d’Andalousie, ni Averroès (dont la volonté de séparer raison et foi fut condamnée à la fois par l’église catholique et la religion musulmane). Pas d’amalgame : il existe bien des musulmans progressistes, et quelques sourates pour le leur permettre. Cependant, les traces abondantes d’une robuste incompatibilité entre mouvements fondamentalistes musulmans et gauche, on en trouve aussi…
Souvenons-nous du rôle de la Nhahdlatul Ulama, association musulmane forte de plusieurs millions de membres et de ses milices, au côté de l’armée, dans le gigantesque massacre des communistes et incroyants indonésiens démarré en septembre 1965, tuerie de masse effectuée notamment sous l’accusation d’athéisme. Un véritable « génocide contre la gauche » qui a fait un million de morts au moins selon Amnesty International ! [16] N’oublions pas le sort fait à Mehdi Ben Barka par les cerbères - projetés à l’étranger eux aussi - des services policiers de l’Etat musulman marocain et les efforts déployés au Maroc pour anéantir la gauche marocaine laïque en formation. Plus prés de nous, rappelons-nous que ce sont en premier lieu des leaders de la gauche tunisienne qui ont payé de leur vie leurs engagements progressistes et féministes…
Evitons ainsi de continuer à susurrer que le terrorisme islamiste, ce serait uniquement l’emploi de certains moyens et qu’il ne comporterait aucun dessein le singularisant radicalement d’autres phénomènes de violences. Cet aveuglement sur le programme terroriste n’est pas seulement erroné, il est démobilisateur. Certes, il permet de le glisser dans la longue cohorte des procédés guerriers, et par conséquent terrorisants, qui accompagnent les sociétés humaines au moins depuis la guerre des gaules (un million de victimes, paraît-il), en bref de le relativiser par inscription dans la longue histoire. Mais du coup l’interdépendance des moyens employés et des buts assignés est méconnue, au risque de manquer l’évolution de la menace.
En effet, si dans la série des attentats terroristes qui ont eu lieu en France depuis 40 ans, existait dans les 30 premières années un rapport étroit avec certaines guerres en cours (Palestine, guerre Irak/Iran, Afghanistan) les attentats commis hors de ces zones en constituant comme les excroissances, les choses ont peu à peu changé : aujourd’hui la férocité sans limite du terrorisme islamiste renvoie bien à un projet de société qui cherche son chemin. Ce sont plutôt les zones « tenues » par des organisations terroristes ou des Etats en formation (en Irak, au Yémen, au nord du Nigeria) qui désormais sont les manifestations, modulées selon les réalités nationales ou régionales, d’une entreprise internationale à visée civilisationnelle. Un dessein radicalement hostile à tout progressisme : « une autre puissance émerge qui ravage des territoires entiers y répandant la terreur (terreur qui n’atteint l’Europe qu’épisodiquement), qui n’est sans aucun doute pas moins hostile à l’anticapitalisme qu’au capitalisme lui-même. » [17]
Orienté vers la refondation d’un Califat qui souderait l’humanité dans une nouvelle communauté des croyants, animé d’un optimisme messianiste appuyé sur des analyses parfois subtiles des fragilités des démocraties modernes, [18] revigoré par ce qu’Habermas appelle « la vulnérabilité des systèmes complexes « , [19] le nouveau terrorisme islamiste est bien doté de buts idéologiques, politiques et sociaux, non moins effrayants que les moyens qu’il emploie. Ces buts ne sont pas plus à méconnaître ou à sous-estimer que ne l’était le programme fixé par Hitler dans « Mein Kampf » dés 1925 quand les nazis n’étaient encore que quelques dizaines de milliers.
Il est vrai que ce terrorisme séduit, brasse et manipule quelques individus qui semblent agités de pulsions morbides, sans intention consistante de bâtir une société différente, seulement celle de purger malaises et ressentiments en tuant, en détruisant, y compris leur propre vie. Mais il est discutable d’affirmer, comme Edwy Plenel à propos des terroristes actuels ou futurs qu’ils ne sont animés que d’une « idéologie nihiliste » remplissant un « vide existentiel ». [20] Le nihilisme, c’est ne croire à rien. Eux sont gorgés de croyances. Il est vrai que les Djihadistes se suicident parfois. Mais quand on se tue après avoir soi-même beaucoup tué, posté des vidéos et assumé des préparatifs minutieux pour cela, ce suicide-là a un tout autre sens que l’absence de sens. Nos tueurs ne se sacrifient pas pour rien mais pour quelque chose, même si à nos yeux ce quelque chose ne vaut rien.
De surcroît, même parmi les tueurs il n’y a pas que des dépressifs, des bipolaires ou des sociopathes, et ce ne sont certainement pas ceux-là qui donnent le ton dans les idéologies à l’œuvre dans le milieu djihadiste. Celui-ci a su se fabriquer à l’aide de ses intellectuels organiques des pensées ad hoc, des repères, des buts stratégiques, des textes et des images pour les dire.
La réduction du nouveau terrorisme à une technique de combat, juste un peu plus dure que les autres, et le refus de s’intéresser à ses intentions explicites, ces deux erreurs ont le même effet : nous détourner de la compréhension du sujet.
Mais revenons à la gauche française. Elle devrait, il me semble, entendre l’avertissement d’un Michael Walzer : “Les valeurs que les fanatiques dénoncent comme étant ’occidentales’ – la liberté individuelle, la démocratie, l’égalité des sexes, le pluralisme religieux – sont ici au cœur du débat. C’est certain, les Occidentaux n’ont pas toujours vécu en accord avec ces valeurs et ont souvent échoué à les défendre, mais ce sont des valeurs auxquelles l’hypocrisie occidentale rend hommage, et que certains d’entre nous s’efforcent de protéger. Ce sont les valeurs qui caractérisent en grande partie la gauche. » [21]
La lutte continue pour une société meilleure, moins inégale, plus libre, sans violence et respectueuse de la planète. Les raisons de militer ne manquent pas. Mais entendons aussi la déclaration de guerre qui nous est faite, et assumons ce combat, puisqu’un nouvel adversaire, particulièrement vicieux et dangereux, se dresse contre nous.
« Assurez-vous ne rien oublier »
On nous souffle régulièrement, à l’extrême gauche notamment, mais pas seulement, qu’après tout ce terrorisme n’est qu’une réaction aux guerres infligées par les grands pays capitalistes à la population musulmane dans le monde. Nous aurions, ainsi, la réponse que nous méritons par nos malfaisances anciennes et multiples à l’encontre des musulmans. Pour faire accroire cette analyse, il faut un peu brouiller la chronologie, et légèrement réécrire l’histoire.
Attardons nous un instant sur un article de Julien Salingue paru dans la revue théorique du NPA en février 2015 : « Il s’agit de saisir le réel dans sa complexité et son dynamisme, et de refuser tout raccourci simplificateur : les tueurs ne sont ni de simples « fous », ni de simples « victimes ». Ils sont des acteurs politiques à part entière qui se revendiquent d’une guerre et d’une vision du monde qui est tout autant celle de l’Etat islamique que celle de nos gouvernants : civilisation contre civilisation, identité contre identité, violence contre violence. Dire cela, ce n’est pas tracer un trait d’égalité entre les deux « camps » : ce sont les politiques racistes, coloniales et guerrières des pays occidentaux qui sont la condition de possibilité du développement de l’adversaire « jihadiste », pas l’inverse. » [22]
Je m’interroge sur la question de savoir si la principale « condition de possibilité » des attentats contre la synagogue de la rue Copernic (1980) et de la rue des rosiers (1982) se trouvait dans « les politiques racistes, coloniales et guerrières des pays occidentaux »… ou dans la furie antisémite de leurs auteurs.
Avec cette lecture des événements qui, tout en élevant les tueurs à la dignité « d’acteurs politiques à part entière », transforme le terrorisme en sujet passif, perpétuellement déterminé par la politique odieuse des gouvernants, on se rapproche des thèses conspirationnistes en vogue sur les réseaux sociaux. « Tout terrorisme se présente comme une réplique, dans une situation de surenchère » observait Jacques Derrida après le 11 septembre 2001. [23] Mais à quoi donc était une réplique la première tentative de faire s’effondrer le World Trade Center sur ses occupants, en 1993 ? Clinton n’était pas Bush, et il aurait probablement réagi d’une façon différente que ce dernier après les attentats du 11 septembre, mais il doit seulement à l’amateurisme de certains artificiers, et à la chance, de n’avoir pas eu à gérer la destruction des tours et des milliers de morts, en 1993, dans une situation internationale préalable fort différente de celle qui précédait 2001.
Confronté aux attentats de janvier 2015, Julien Salingue, lui, fait du Djihadisme un phénomène réactionnel : chaque acte terroriste ne fait que renvoyer à une méta-riposte aux guerres coloniales et capitalistes qui sinon le justifie, au moins l’explique. En somme, son terrorisme n’attaque jamais : il ne fait qu’exercer des représailles. Pour cela, il faut passer un énergique coup de rabot sur la chronologie du Djihadisme moderne, mouvance née au début des années soixante dix, [24] mais appuyée sur d’anciennes interprétations radicales du Coran et quelques précédents historiques significatifs. Si le nationalisme était le fondement essentiel de la révolte des Palestiniens dans les années vingt, lorsque celle-ci revêtait la forme de la guérilla et des massacres de juifs, c’était toujours parce qu’elle s’enveloppait de religiosité et de références au djihad. [25] De même, le développement de groupes terroristes comme Al Jihad fondé par Abdeslam Faraj en Egypte, dés la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingt, est plus une réplique aux accords de Camp David (1977) qu’à des guerres « coloniales et capitalistes »… qui ne devaient survenir que bien après.
Je me demande, pour ma part, où et contre qui se déployait « la politique raciste, coloniale et guerrière » menée par la France avant l’attentat de 1974 contre le Drugstore Publicis à Paris, politique qui pourrait expliquer, sinon justifier, que quelques personnes n’ayant rien, mais alors rien du tout, à voir avec une guerre menée par leur pays, puisqu’il n’y en avait pas à l’époque, aient été froidement condamnées les uns à mort les autres à des blessures horribles.
Esquive et renvoi à un monde meilleur
Mais Salingue va encore un peu plus loin car, à la fin, il choisit, pas même de renvoyer dos-à-dos les deux « camps » (il ne s’agit surtout pas de « tracer un trait d’égalité » entre eux, écrit-il) mais d’en désigner un comme le principal responsable de ce qui est arrivé : les pays occidentaux avec leurs politiques racistes, coloniales et guerrières. [26]
Conclusion politico-pratique imparable : « pour faire face à la tempête, il s’agit de garder le cap et de ne rien concéder sous la pression de l’émotion ou de la sidération. Toute réponse sécuritaire, stigmatisante ou aveugle aux réalités économiques, politiques et sociales de la France de 2015 est non seulement condamnée à échouer mais, qui plus est, un pas supplémentaire vers les tueries de demain. 14 ans de guerre contre le terrorisme n’ont apporté, aux quatre coins du monde, que davantage de guerres, d’oppression, de discriminations et de violences : il est temps de passer, radicalement, à autre chose ». Bref, changeons de société, et le terrorisme dépérira.
Plus : on nous suggère d’ici là, d’abroger « toute réponse sécuritaire » ? Toute, vraiment ? Mais cela donnerait ceci : dissolution du RAID, de la BRI et du GIGN, interdiction des écoutes téléphoniques et des mesures de pistage informatique sur les présumés terroristes avant qu’ils passent à l’acte, abolition des articles particuliers qui qualifient et incriminent le terrorisme dans le code pénal, dispersion des juges antiterroristes, et peut-être même, remise en liberté sous simple contrôle judiciaire de ceux qui ont raté leur coup et se sont fait arrêter par les forces de l’ordre… Perspective rassurante, on le voit…Mais pour qui exactement ?
La perspective d’un avenir souhaitable devrait nous obnubiler, au point de renoncer à se coltiner l’obstacle, ingrat et bien présent. Au total, en attendant qu’un changement radical de société triomphe, il n’y a rien de spécifique à dire et faire, à gauche, contre le terrorisme.
On retrouve cet attentisme qui ne dit pas son nom, porté à l’extrême et à la caricature, chez Alain Badiou qui nous explique, lui, que la seule façon de faire disparaître les attentats, c’est de conduire ce qu’il appelle « une politique neuve » : « Il en ira ainsi tant que l’universalisme vrai, la prise en main du destin de l’humanité par l’humanité elle-même, et donc la nouvelle et décisive incarnation historico-politique de l’Idée communiste, n’aura pas déployé sa neuve puissance à l’échelle mondiale (…) ». [27]
Les attentats ne sont intéressants que dans la mesure où ils font signe vers « l’Idée communiste ». Ils ne sont plus alors que prétextes pour dresser un réquisitoire unilatéral contre le monde actuel, avec peine capitale à la clé.
Cet idéalisme attentiste a sans doute le temps. Mais l’époque, elle, nous mord la nuque avec ses tirs à balles réelles.
Comparaisons, entre raison et déraison
Dans un article publié en août 2015, Laurent Bonelli, se livre à une longue et documentée comparaison entre les combattants étrangers de la république espagnole de 1936 et les Djihadistes d’aujourd’hui [28]
Le rapprochement a suscité de nombreuses réactions négatives chez les lecteurs du mensuel. Parfois injustes d’ailleurs, car il n’est pas inutile ni politiquement scabreux de réfléchir aux motifs aux représentations et au monde vécu des terroristes, ainsi qu’aux formes prises par l’engagement au Moyen Orient de combattants étrangers venus d’Europe ou d’ailleurs, y compris par comparaison avec des expériences antérieures de combat à l’étranger, dés lors que l’absence totale de points communs au niveau des objectifs est clairement rappelée, ce qui est le cas dans l’article.
Plus discutables sont les conclusions politiques que Laurent Bonelli croit devoir tirer de son analyse, propos final qui est le suivant : « (…) l’analyse systématique des mécanismes concrets par lesquels des individus aussi différents se sont battus pour faire advenir des utopies opposées déplace le curseur du jugement moral vers le terrain politique. Comment, dans une période donnée, combat-on un idéal susceptible de pousser certaines fractions de la population à quitter leur pays parce que cet idéal donne un sens à leur existence ? Il paraît certain que la rhétorique paresseuse de la « guerre de civilisation », qui mêle interventions militaires à l’extérieur et raidissement sécuritaire à l’intérieur, ne constitue pas une réponse. »
J’avoue ne pas bien discerner le rapport logique entre la description dépourvue d’angélisme des parcours de Djihadistes à laquelle s’astreint Laurent Bonelli et ces recommandations conclusives. Mais intéressons-nous au fond : il convient de substituer aux réponses militaires et sécuritaires, une autre réponse… Laquelle ? Cela n’est pas dit, mais on peut supposer que la bonne consisterait en une réponse purement politique, excluant tout recours aux dispositifs militaires et aux mesures de sécurité.
Comme si le terrorisme n’était qu’une politique, en face de laquelle il n’y aurait qu’une autre (bonne) politique à opposer. Or le terrorisme, s’il fait bien sûr des incursions sur la scène politique pour faire avancer son projet totalitaire et doit donc être combattu à ce niveau, fait en même temps tout autre chose : force matérielle surarmée et agressive, il agit, détruit, massacre. Ce qui oblige ses adversaires à combiner politique et acceptation de livrer la bataille, y compris parfois sur le terrain de la répression, voire des armes. Si cette seconde tâche n’était pas assumée… Laurent Bonelli, à terme, ne pourrait tout simplement plus écrire d’articles, ce qui serait regrettable.
Certes tout doit être discuté, rien ne doit échapper à priori à l’esprit critique. Les interventions militaires peuvent être contre productives, désastreuses. Elles peuvent aussi être justifiées dans certains cas : était-il absurde de recourir à la force pour se débarrasser du régime des Talibans qui faisait hospitalité à Al Quaida et a refusé de livrer Ben Laden lorsque, assez légitimement après tout, cela lui fut demandé ? Un autre débat étant bien sûr celui de savoir si l’installation en Afghanistan d’une occupation militaire durant 15 ans était une bonne idée…
Les dispositifs sécuritaires peuvent déraper et… être parfaitement indispensables et salvateurs dans certaines situations. Imaginons un instant les frères Kouachi parvenant à s’éclipser dans la nature après leur raid de janvier, en profitant par exemple de l’inexistence d’un GIGN … Où en serions-nous ?
Même quand elles prennent conscience de l’ampleur de la menace, les gauches devraient aussi éviter de céder à la tentation des formules choc qui ne font qu’accroître confusionnisme et anachronismes. Ainsi a-t-on vu fleurir les concepts « d’islamo fascisme », de « fascisme vert » ou d’ « islamo-nazisme ». Mis en circulation par Oriana Fallaci en 2002, puis adoptés par BHL, repris ensuite par Fadéla Amara, ils semblent avoir été adoptés par des gens aussi différents que Malek Boutih [29], Noël Mamère ou Alain Badiou. C’est le premier ministre en personne, qui donnait le 16 février 2015 une onction officielle au concept : « Pour combattre cet islamo-fascisme, puisque c’est ainsi qu’il faut le nommer, l’unité doit être notre force. »
On voit bien le souci tactique dont cela procède pour certains (convaincre la gauche et la jeunesse des quartiers, en stimulant leur supposé réflexe anti fasciste), mais le rapprochement ainsi suggéré entre le terrorisme islamiste actuel et le fascisme ou le nazisme est plus que discutable. On ne peut que relever les différences de contextes et de structures entre des phénomènes dotés de modes d’action et d’objectifs très divergents. Les fascismes étaient des mouvements de masse, pas le terrorisme actuel qui reste très minoritaire. Ils étaient, chacun dans leur pays, unitaires et centralisés, pas le terrorisme actuel caractérisé par son émiettement et sa désorganisation relative, y compris au Moyen Orient. Ils étaient des mouvements païens, dépourvus de religiosité, pas le terrorisme actuel gorgé de références à l’Islam. L’exterminisme était au cœur du projet nazi. Le projet djihadiste ne rechigne certes pas aux massacres, mais comme moyens en vue d’une fin : l’avènement d’une théocratie intégrale.
Pourquoi, quand le neuf et la différence surviennent, faudrait-il à tout prix leur exhumer un (faux) jumeau dans le passé, comme si l’histoire n’était au fond qu’une succession de répétitions, au risque de méconnaître l’adversaire concret dressé devant nous ?
Devant nous : le totaliterrorisme islamiste
Si le terrorisme islamiste n’est certainement pas une résurgence du fascisme, il possède néanmoins quelques traits communs avec les totalitarismes du 20e siècle, traits qui doivent nous alerter. Les analyses d’Hannah Arendt et d’autres sont particulièrement utiles pour cerner les aspects totalitaires du terrorisme, tant dans son projet de société que dans ses méthodes.
Observons Daech en action dans ses zones « libérées », rappelons-nous le régime des Talibans avant 2001, lisons les textes qui circulent : l’islam combattant se présente bien comme l’espérance d’une totalité qui assurerait la fusion de l’Etat et de la société et pourchasserait la moindre objection individuelle : destruction de la vie privée, sabotage méticuleux de tous les freins qui retiennent les hommes de passer à l’odieux (mutilations, exécution de mécréants, décapitations collectives, appropriation des femmes et viols en série, etc.)
Sous la référence à une troisième grande guerre mondiale, après des victoires partielles parvenant à jeter le chaos dans des régions entières, il y a bien quelque chose qui se cherche un chemin : une société de domination absolue, sans limite, sur les individus, un nouveau système totalitaire politico-religieux. « La création de l’Un à partir du multiple ». [30] Et ce qui fait lien entre le projet d’une société unifiée et les méthodes utilisées pour y parvenir c’est l’usage de la terreur. Celle-ci présentant l’avantage d’être tout à la fois une méthode d’action redoutablement efficace contre l’adversaire à détruire et un mode de gouvernement systématique une fois cette destruction accomplie. On peut ainsi parler d’un totaliterrorisme.
Deux ouragans destructeurs (le nazisme et le stalinisme) ont traversé le 20e siècle. Ils ont fait périr des dizaines de millions d’individus. Ils étaient chacun uniques en leur genre, mais avaient quelques traits communs. C’est bien pourquoi, au 21e, la seule gauche désirable, avertie, ne peut qu’être antitotalitaire. Nous sommes en face d’une autre bête immonde, pas encore triomphante, mais un peu plus qu’en gestation désormais. Si nous sommes bien d’accord là-dessus, alors identifier, combattre et vaincre un totalitarisme en train d’émerger comme possibilité est un combat de gauche, même s’il faut bien sûr espérer qu’il dépasse ses rangs aujourd’hui clairsemés, même si contre un totalitarisme en puissance, de très vastes rassemblements sont nécessaires
Antitotalitaire ? Cette fois, il serait bon de l’être avant, plutôt qu’après.
Analyser les causes, toutes, et les conséquences, aussi…
Pour comprendre ce nouvel adversaire, les gauches devraient rompre avec la manie du causalisme simplificateur. On se focalise sur les causes économiques et sociales du phénomène, alors qu’existent aussi des causes idéologico-culturelles et religieuses,
Yvon Quiniou, philosophe marxiste, a bien raison de souhaiter que les intellectuels « envisagent rationnellement la situation de barbarie que nous connaissons, dans toutes ses dimensions causales ». [31]
En France, il faut accepter de déplier l’enchevêtrement des causes, sur les plans différents où elles s’exercent, tout en interagissant entre elles, sans méconnaître la liaison avec des facteurs internationaux. Manifestement, le nouveau terrorisme exploite l’ambiance délétère des « territoires perdus de la République », devenus des « isolateurs » propices à toutes les dérives fanatiques ou sectaires pour les individus les plus fragiles. Il pénètre dans les courants fondamentalistes musulmans, qui, bien que minoritaires et eux-mêmes traversés de tendances et de débats, [32] progressent dans un mélange subtil de contrainte (pour les récalcitrants) et de persuasion (pour les disponibles). Dans le contexte facilitateur d’une crise majeure de l’intégration en France [33]. Le développement des fondamentalismes musulmans dans un pays comme la France a certainement beaucoup à voir avec la crise de l’intégration, le recul des solidarités populaires et l’absence d’une contre société protectrice, - fonction autrefois assumée par un mouvement ouvrier désormais disparu - ainsi qu’avec le spectacle consternant donné par les élites amorales. Pour une part, la progression des intégrismes religieux constitue une réplique (hyper conservatrice) aux tendances à l’atomisation régnant dans les sociétés « modernes ». Mais ces causes politico-culturelles ne remplissent leurs fonctions qu’en rapport avec l’hypercapitalisme financier qui est le cadre où elles peuvent jouer à plein. Celui-ci, en entretenant chômage de masse, précarisation et marchandisation généralisée, dans une dynamique de fuite en avant - train fou dans lequel une partie de la gauche a décidé d’embarquer - multiplie les insécurités sociales, la désappartenance, la fin de la socialisation par le travail, sans solution de remplacement. Engendrant anomie et démoralisation, il ne peut que pousser certains dans la recherche d’une voie religieuse pour trouver un sens à la vie. Pour autant, fanatisme, intégrisme et violences ne sont pas des fatalités de l’engagement religieux.
Cependant, les causes du terrorisme, même s’il a tendance à s’incruster dans ce terrain favorable - sont à distinguer des causes du fondamentalisme. Elles ont une densité plus faible en facteurs économiques et sociaux identifiables. La diversité des parcours individuels est telle qu’il est délicat de repérer des profils ou de faire des prédictions de comportement par catégories. Mais on le constate, des gens ayant quelque chose à perdre, un travail, une famille, un avenir encore ouvert cèdent aussi à la tentation de l’ultra violence. Ils ne viennent pas tous des rangs du fondamentalisme, et ils ne sont pas tous des enfants de la misère.
C’est souvent à l’abri du fondamentalisme que les terrorismes, proposent une autre forme d’intégration. Cependant, celle-ci, de type sectaire, demeure qualitativement différente de la socialisation offerte par le fondamentalisme, plus souple et moins susceptible de désocialiser radicalement les individus. Si Malek Boutih n’a pas tort d’affirmer que « le djihadisme doit être conçu comme la partie la plus avancée de la radicalité politico-religieuse de l’islamisme. Non pas dans l’objectif de criminaliser tous ceux qui pensent contre nous, mais pour comprendre et combattre plus efficacement ce phénomène », [34] c’est à condition de se souvenir qu’on on ne lutte pas avec les mêmes moyens et les mêmes objectifs pour contrer l’influence des courants fondamentalistes et pour contrer celle des terroristes.
En tout cas, face à de tels enchevêtrements causaux, c’est une illusion encore trop répandue à gauche de s’imaginer que le terrorisme pourrait reculer exclusivement sous l’effet de politiques plus sociales ou plus égalitaires. Cela ne veut pas dire qu’il ne faudrait pas les mener, ces politiques. Il y a bien un rapport entre le terrorisme et la façon dont la société moderne s’oriente vers un capitalisme intégral désorientant des multitudes d’individus tout en œuvrant à la déchirure de la socialité. Mais ce lien est tellement compliqué de médiations et de rétroactions multiples, sans parler de cette complication cardinale, l’imprévisibilité d’individus relativement libres, qu’il ne sert presque à rien de le rappeler, lorsqu’on cherche à comprendre et à agir contre le terrorisme.
Il faut cependant également s’intéresser aux conséquences. On méconnaît, sinon, que le terrorisme n’est pas seulement causé : comme phénomène politico-social, il est également causant.
Il est urgent de donner les moyens à la société de construire un diagnostic intelligent et réaliste d’un phénomène complexe et changeant. Nous devrions exiger de l’Etat que les nouveaux moyens dévolus à la lutte contre le terrorisme ne soient pas seulement dédiés à la répression, mais qu’ils favorisent également la recherche, la documentation, les débats citoyens. Il est certain en tout cas que la stimulation publique de la recherche sur le phénomène terroriste n’aura pas lieu, ou moins bien, si les chercheurs craignent d’être assimilés à une horrible « machine à punir » qui « construit » son objet et « invente » ses cibles, à moins de se résigner à abandonner ce champ de recherche aux seuls intellectuels ayant quelques prédispositions droitières. Ajoutons que cette recherche doit embrasser l’ensemble du phénomène, et donc ne pas être uniquement polarisée sur les causes, mais travailler aussi sur les conséquences. Sur l’Etat, sur la société, sur les victimes.
Sujet actif, le terrorisme s’émancipe de ses conditions de possibilité en se dressant au dessus d’elles, et comme tout phénomène politico-social, modifie son environnement, rétroagit sur ses causes, engendre des conséquences qui peuvent à leur tour devenir des causes : il produit de la nouveauté.
On notera qu’à gauche, si on a assisté à un déferlement compassionnel à propos de la « crise des migrants » et pu lire de nombreux articles et clichés photographiques manifestement chargés de faciliter l’identification aux réfugiés - ce qui était parfaitement justifié - la compassion à l’égard des victimes du terrorisme et de leurs familles a été beaucoup discrète. Rares ont été, en milieu intellectuel, les efforts et travaux pour reconstituer le monde vécu des victimes directes et indirectes des attentats. Je crains que cet évitement de la question ne s’explique pas que par une volonté de respecter la dignité de ces victimes. [35]
La défense physique contre le terrorisme est-elle légitime ?
Le causalisme socio-économique simplificateur entretient une croyance dangereuse : l’idée qu’un préventionnisme intégral pourrait nous dispenser de dispositifs de répression.
Or la clarté devrait être faite sur le fait qu’il s’agit de combattre des terroristes, et donc de les battre, sans attendre que leurs causes dépérissent. Ce qui suppose un certain nombre de moyens, et même, la menace évoluant sans cesse et s’étant récemment aggravée, quelques outils nouveaux.
Malheureusement, une certaine gauche, depuis quarante ans, a pris le pli de mener une guérilla incessante et tout azimut contre les dispositifs de sécurité et de renseignement. Par exemple, le Syndicat de la Magistrature, en novembre 1995, n’hésitait pas à suggérer que les juges antiterroristes ne servaient à rien. [36] Or l’existence de ce dispositif judiciaire est par bien des aspects un acquis. Contrairement aux choix faits par des pays qui ont pris le parti de préférer l’élimination à la capture (Amérique, Russie) et la militarisation intégrale plutôt que la poursuite devant des juges, notre République imparfaite a jusqu’ici choisi de privilégier la voie judiciaire contre le terrorisme : enquêter, interpeller, poursuivre et juger. Certes des erreurs et des dérives existent ou s’esquissent ici, on va y revenir. Mais il n’y a pas de Guantanamo en France, ni de Patriot Act, en dépit du fait que ce pays a été depuis 30 ans régulièrement frappé par des attentats.
Pourtant, par un effet très paradoxal des attentats de janvier, le baroud anti sécuritaire systématique a pris un nouvel envol après janvier 2015. [37] On minimise le danger terroriste, en accusant « les » médias de l’exagérer, mais on n’hésite pas à parler de la mise en place, en France, d’un Etat totalitaire-sécuritaire, ce qui paraît quand même une super exagération sensationnaliste.
Certes, toutes les lois se discutent, prudence et vigilance s’imposent à propos de mesures qui peuvent porter atteinte à des libertés fondamentales. Chaque dispositif doit faire l’objet d’un débat public minutieux dans lequel la gauche a et aura quelque chose de spécifique à dire. On abordera cette question plus loin. Mais comment être audible en 2015, quand en 1985, déjà, on annonçait la fin imminente de nos libertés individuelles ? Des libertés tellement disparues à l’époque qu’il faut, bien après l’entrée entrée en vigueur de lois déclarées liberticides… les « défendre » aujourd’hui avec exactement le même entrain accusateur, les mêmes prédications hyper-alarmistes, les mêmes mises au pied du mur ? La rengaine anti sécuritaire se situe résolument hors du temps et de l’espace : elle est au fond indifférente aux contextes. C’est une foi.
Patrick Viveret, dans son texte paru le 11 janvier [38] nous expliquait qu’il faut répondre à la terreur par la démocratie, l’ouverture, la tolérance et l’humour, en reprenant les propos effectivement très beaux du premier ministre norvégien aux lendemains de la tuerie de Breivik. Démocratie, ouverture, tolérance et humour comme réponse. Pas faux, mais...seulement cela ? Aucun besoin d’une politique de sécurité, pas besoin de jugements et de condamnations ? Je ne comprends pas ce trouble de la parole, cette aphonie qui s’empare de bon nombre d’intellectuels de gauche au moment de reconnaître et de dire qu’à la terreur il faut obligatoirement répondre aussi par une politique défensive de sécurité. Pourtant, en Norvège même, il y a eu une réponse en terme de sécurité (pas de lois nouvelles, pas de « virage sécuritaire », mais des effectifs de police en plus), et Breivik, dans le cadre de cette société « ouverte » est désormais enfermé, et pour longtemps.
Le terrorisme réellement existant - force matérielle, flux financiers, activité concrète, individus gorgés d’intentions belliqueuses et armés - ne reculera pas dans la vraie vie si ne lui sont pas opposés, outre les mots, quelques moyens étatiques, militaires, policiers et judiciaires, lesquels doivent être capables d’évoluer en fonction de l’évolution de la menace. Disons-le, alors. Allons jusqu’à reconnaître qu’il n’était pas stupide de vouloir les renforcer après les attentats de la période 2012-2015 et ce qu’ils ont montré de nos fragilités.
Intéressons nous à ce que disent les militants de gauche syriens engagés contre Daech : ils n’ont pas le choix, eux, il leur faut des armes, et une unité large pour combattre ce qui est un « danger mortel pour le mouvement révolutionnaire et populaire ». Pour Ghayath Naïsse, médecin, exilé et militant de la gauche révolutionnaire syrienne, qui affirme que Daech a une caractéristique fasciste, « l’affrontement avec les forces réactionnaires n’est pas un luxe mais une question de vie ou de mort pour la révolution ou le mouvement populaire » [39]
Nous ne sommes pas dans la même situation, bien sûr, mais la lutte, ici aussi, implique l’organisation d’une défense physique par rapport au terrorisme, lequel ne mène pas un combat principalement verbal contre nous, et il faut accepter de donner quelques moyens à cette légitime défense matérielle, militaire, policière et judiciaire, tout en mettant en place un système de contrôle parlementaire et citoyen des outils ainsi déployés. Force est de constater que cette dimension est occultée dans la plupart des écrits de gauche qu’on a pu lire depuis janvier. Je préfère pour ma part l’ingrate clairvoyance de Michael Walzer : « Comment la gauche devrait-elle répondre à ces groupes islamistes ? Elle doit soutenir les efforts militaires, notamment ceux qui visent à mettre fin au massacre des infidèles et des hérétiques. Après cela, je veux bien envisager une politique qui se concentrerait sur l’endiguement de l’islamisme plutôt que sur une guerre (ou une succession de guerres) ayant pour fin de le détruire. C’est un feu qui devra s’éteindre de lui-même. » [40]
Prévention, oui. Travail sur les causes profondes, certainement. Bataille politique, absolument. Mais aussi, vu les dégâts qu’à leur tour ils causent, action, pour empêcher, autant que faire se peut, de nouveaux massacres.
Lutter sous la surveillance du droit, poser des limites
{{}}La lutte antiterroriste est évidemment source possible de dérapages et de dérives. Même dans le champ judiciaire, les garde-fous ne sont pas toujours suffisants. Voir par exemple la volonté d’assimiler à tout prix Djihadistes et mouvements radicaux ultragauche, au moyen d’une interprétation extensive du concept de terrorisme, que l’affaire de Tarnac, jusqu’ici, illustre tristement.
Le parquet de Paris a requis le renvoi de quelques militants ultra gauches devant la juridiction antiterroriste pour des actes - au demeurant contestés - ayant apparemment peu à voir avec « une entreprise ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation et la terreur ». Sauf à ranger dans la même catégorie des actes de dégradations relativement bénins (pose de fers à bétons ne pouvant entraîner de déraillement) et des actes de destructions massives (explosion d’immeubles) ou à assimiler toute action violente à une entreprise ayant pour but de « troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur » (définition légale du terrorisme). Mais si le délit d’« association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » est retenu par le parquet, c’est à la lumière de leur idéologie et de leurs relations mise au jour par la surveillance dont ils faisaient l’objet. Un contexte, un livre et des idées qu’il suffirait de plaquer sur des actes de malveillance pour retenir la qualification très aggravante de terrorisme.
Qui ne voit les dangers que recèle cette interprétation large du droit existant ? Une telle extension du domaine du terrorisme fait en effet courir le risque de jeter dans le même panier des syndicalistes un peu ardents, des « zadistes » énervés, des agriculteurs désespérés, des régionalistes fougueux, des intellectuels cédant à la geste insurrectionnelle (principalement par la plume) et… des Djihadistes équipés de Kalachnikovs et de la volonté de tirer dans le tas ! [41]
Nous avons besoin d’une politique pénale clarificatrice qui rappelle, avec plus de force que jusqu’ici, l’interprétation stricte du droit pénal en matière de terrorisme. Il ne suffit pas de rendre un coup de chapeau de principe à nos règles juridiques, avant de les oublier pour passer aux choses sérieuses, il faut veiller à ce que les principes innervent et fécondent les pratiques quotidiennes de la police et de la justice.
On peut également se demander si le parquet antiterroriste concentré à Paris, aux moyens humains encore limités, [42] est toujours en mesure de résister efficacement à la pression en temps réel qu’exercent sur lui des services d’enquêtes spécialisés. Or dans ces services, désormais bien dotés en effectifs, circule entre certains agents une idéologie très antisubversive et « attrape tout ». On constate chez eux un penchant pour la construction de fausses symétries entre « terrorisme » et « extrême gauche », et un appétit immodéré pour les substitutions d’étiquettes destinées à faire oublier que les principales organisations de l’extrême-gauche française, NPA et LO, sont fort différentes, par leurs analyses et leurs pratiques, des groupes de la mouvance ultragauche.
La gauche gouvernementale devrait veiller à l’équilibre Police/justice et donner les moyens à celle-ci de remplir son office, qui est triple : réprimer ce qui doit l’être, garantir les libertés, veiller aux droits des victimes. [43] Le contrôle indispensable des services chargés de l’antiterrorisme par le parlement, encore insuffisant et formel, devrait être renforcé puisqu’eux-mêmes l’ont été. On ne peut pas à la fois nous dire que la gauche pourrait mourir, que le Front national est aux portes du pouvoir, et pratiquer le laisser faire, laisser aller en matière de contrôle strict de l’activité des services de police antiterroristes.
On notera aussi la tentation, plus prononcée depuis quelque temps, et notamment depuis les interventions militaires de la France au Mali et en Syrie, d’effacer les frontières entre action militaire, action policière et judiciaire. De ce point de vue, les frappes d’élimination conduites récemment semble-t-il par l’aviation française contre des Français djihadistes dans les territoires de Daech, alors que ces individus font l’objet de procédures judiciaires (poursuites enclenchées, mandats d’arrêt), peut faire craindre un glissement progressif de l’antiterrorisme français vers les modes américain ou russe : tuer plutôt que capturer, au mieux enfermer sans juger. Au moment où, précisément, le caractère contre productif de ces méthodes apparaît plus clairement que jamais. Selon une étude évoquée sur le site du journal Le Monde le 17 octobre 2015, jusqu’à neuf personnes tuées sur dix n’étaient pas les cibles visées par les frappes d’élimination conduites par les drones ou avions américains.
La militarisation intégrale de la lutte anti-terroriste est le rêve poursuivi depuis longtemps par des auteurs catastrophistes-sécuritaires comme Xavier Raufer et Alain Bauer. [44] Il ne faudrait pas que leur rêve, gagnant peu à peu les esprits, y compris dans les institutions de la République, devienne le cauchemar de l’Etat de droit. Ce n’est pas fait, mais c’est un risque dont on voudrait être sûr que la gauche gouvernementale a pris conscience.
Il est regrettable que l’actuelle gauche au gouvernement mette si peu d’empressement à poser des bornes démocratiques et juridiques claires à l’antiterrorisme institutionnel, et à exposer publiquement le pourquoi de ces limites.
Mener la bataille d’opinion, rassembler… et convaincre un maximum de musulmans
La lutte contre le terrorisme n’est pas que l’affaire de l’Etat, de ses services et des institutions. Il faut aussi le combattre sur le terrain des idées. Car il y a tout un système mis en place pour attirer naïfs et crédules désemparés par le fonctionnement de notre société, et une propagande active pour banaliser ou glorifier les actes terroristes. Il faut mener une bataille d’opinion contre le terrorisme. Il faut compléter le travail des spécialistes par le travail des citoyens. Il faut inclure, comme le 11 janvier, ces immenses « foules sentimentales » comme les appelait joliment Libération, dans la protestation et la lutte contre la terreur.
Et il faut y accueillir les musulmans. Ce qui suppose de se demander pourquoi, dans l’ensemble, ils furent peu présents dans les manifestations alors que ni dans leur annonce ni dans leur déroulement elles n’étaient stigmatisantes à l’égard de leur communauté, au lieu de chercher à masquer cette absence massive par des photos choisies et des exceptions vraies, mais rares. Sans aller jusqu’à dire, comme Etienne Balibar dans un article paru après les attentats que « notre sort est entre les mains des musulmans », [45] il faudra tirer au clair le pourquoi de ce grand rendez-vous manqué.
Ne rien faire qui puisse empêcher cette insertion de la majorité des musulmans dans le rassemblement contre le terrorisme est un devoir impératif. Car bien sûr, l’immense majorité des musulmans est parfaitement pacifique, hostile au terrorisme djihadiste et digne de notre respect a priori. Toute action, discrimination ou propagande anti-musulmane est à combattre, d’où qu’elle vienne. Telle est la loi, telle est aussi l’intelligence politique, la seule qui permettra le rassemblement de toutes et tous, quelles que soient les appartenances politiques, les origines, les religions, rassemblement qui reste à faire. Quand un Philippe Tesson, que son grand âge n’excuse pas, éructe que « les musulmans amènent la merde en France », il fabrique deux choses : du vote Front National, et du grain à moudre pour les recruteurs du terrorisme.
En effet, le monde musulman n’est pas homogène, mais traversé de contradictions entre courants fondamentalistes et courants plus tolérants, avec toute une palette de courants intermédiaires. En France, mais aussi à l’étranger. Dans nombres d’Etats musulmans, la chape de plomb se fissure. En Iran même, le régime ne parvient plus à contenir complètement une société civile qui se manifeste, s’autonomise, prend confiance en elle, malgré le régime policier qui subsiste. De plus en plus d’Iraniens, et notamment des femmes, manifestent l’envie de sortir de la coupe des Ayatollahs tatillons, et pas seulement dans la petite bourgeoisie éclairée. « 35 ans, ca suffit ! » Sous la peau de la dictature, des ondulations, des poussées se produisent, désormais rendues visibles, par des films, des romans, une éclosion culturelle que le pouvoir ne parvient plus à museler. Ce sont tous ces gens qu’il faut aider, valoriser, accueillir. Il ne s’agit pas de choisir à leur place une interprétation du Coran contre une autre, ni d’édicter qui serait un « bon » musulman et qui serait un « mauvais », mais, sur la base de leurs propres aspirations, d’associer un maximum de musulmans, de leur ouvrir grand les portes de la défense de la démocratie et des libertés, et de soutenir leurs luttes réelles pour sortir de l’étouffoir intégriste, qu’il soit chiite ou sunnite.
Dans un tel contexte, la mise en examen généralisée des populations musulmanes, dans sa généralité inhumaine, est à la fois un coup de couteau dans le tissu républicain, une blessure injuste infligée à des millions d’individus et un service rendu à la radicalisation islamiste.
De quelques interprétations délirantes du 11 janvier
Rapidement après les attentats et les marches, on a pu lire de beaux textes, rigoureux, stimulants, on a entendu de magnifiques expressions de poésie spontanée, on a vu des photographies inoubliables.
Hélas, il a fallu également observer le déclenchement immédiat de la machine intellectuelle à disqualifier le 11 janvier… En quelques jours, tous les outrages ont été infligés à ces défilés, et par des auteurs venus de tous les horizons de la gauche. Pas question de les jeter dans le même sac, donc. Mais comment ne pas voir que, par delà les différences de style et les régimes d’argumentation, certains frénétiques, d’autres plus posés, tous poussaient dans la même direction : donner mauvaise conscience aux millions du 11 janvier.
Voyez Frédéric Lordon. De cet esprit souvent fin, mais avec parfois une certaine tendance à l’intolérance intellectuelle, [46] nous apprenions, dés le 12 janvier, « (qu’il) se pourrait que les cortèges d’hier aient surtout vu la bourgeoisie éduquée contempler ses propres puissances et s’abandonner au ravissement d’elle-même. » [47] Mazette : 4 millions de propriétaires de moyens de production et d’échanges dans la rue ! Une grande manifestation d’onanisme pro capitaliste et contre-révolutionnaire, voilà ce à quoi, pauvres gens, nous avions participé sans le savoir. Mais cette entrée fracassante dans le débat était fondée sur un scotome : il avait seulement échappé à Lordon que le 11 janvier était aussi une réponse aux meurtres de policiers et à l’attentat antisémite de la Porte de Vincennes, attentats auxquels on cherchait en vain dans l’article un seul mot, une seule allusion ! Tout occupé qu’il était en un tel moment à prendre ses distances avec Charlie Hebdo (en insistant lourdement sur le fait que « défendre la liberté d’expression n’implique pas d’endosser les expressions de ceux dont on défend la liberté », - merci, on ne savait pas), le grand savant dressé contre la doxa avait, ce jour là, cédé à la mode du moment : faire du « Je suis Charlie » (entendu comme « je suis d’accord avec Charlie », ce qui était déjà un énorme contresens) l’emblème et le sens exclusif de la manifestation.
Alain Badiou, de son côté, n’hésitait pas à affirmer que les manifestations (réduites au passage à « un million de personnes et quelque » - parce qu’il avait certainement son propre système de comptage !) n’avaient rassemblées que des « personnes à la fois terrorisées par les musulmans et nourries aux vitamines de la démocratie, du pacte républicain et de la grandeur de la France. » [48] Il est certain que Badiou n’a pas mis un pied dans la manifestation, mais ce philosophe à la fois marxiste (paraît-il) et platonicien (c’est lui qui le dit), est quand même capable de s’en faire une « Idée » (avec majuscule), parce que les Idées, voyez-vous, ça marche tout seul, ça ne se frotte pas aux basses vérifications empiriques… Celles, par exemple, qui auraient pu lui apprendre que moins d’une personne sur cent présentes dans les défilés brandissaient un drapeau français ou un panneau « je suis Charlie »…
Aucun moyen ne devant être négligé pour discréditer les marcheurs, Badiou ajoutait qu’ils ne défilaient que « sur ordre de l’Etat » et qu’on avait « de bonnes raisons de se demander si Valls n’envisageait pas d’emprisonner les absents ». Les manifestants ? Des moutons soumis à « la pensée unique » et à « la soumission peureuse. » Le monsieur est si bien connecté aux réalités concrètes qu’il ne voit plus trop bien la différence entre la France et la Corée du Nord.
Un peu après, Emmanuel Todd devait nous inviter, carrément, à regarder les marches des 10 et 11 janvier comme les manifestations d’une « hystérie sécuritaire »… et l’émotion collective suscitée par les attentats comme un « flash totalitaire », [49] alors que le seul éclair totalitaire auquel nous avons assisté avait jailli des mitraillettes. Mais imaginons un instant que tout le monde ait fait comme Todd, qui se vante de n’avoir pas défilé. Que reste-t-il si on passe ce comportement abstentionniste au crible d’un vénérable impératif catégorique ? Il n’y aurait donc pas eu de manifestation. Aucune réaction aux tueries. Silence des masses. Seulement quelques mouvements d’ajustement au sein de l’Etat et des forces de l’ordre. Pas de citoyens indignés. Bref, un triomphe tranquille assuré à ceux qui glorifient ou excusent les tueurs…
Pour Jean-Louis Amselle, les choses sont claires : la manifestation parisienne est « une marche blanche ». Fine allusion à celle qui avait suivi les meurtres de Dutroux en Belgique, mais aussi mots choisis pour surligner en blanc les défilés anti terroristes de janvier 2015, ce qui est une façon très sûre de les effacer. [50]
Quelque chose se dégage de cet ensemble hétéroclite de propos tenus, hauts et forts, juste après le 11 janvier : la volonté de faire honte aux marcheurs. « Vous avez manifesté contre un leurre, trimbalant avec vous vos natures de bourgeois blancs, vertueux et apeurés. Vous faisiez fausse route, des forces invisibles vous déterminant à cette idiotie collective. Mais nous, qui savons où se loge l’immonde, le vrai, le seul, nous allons vous le désigner afin que vous procédiez, sous contrôle de la science, aux réorientations nécessaires. »
Vite, changer de coupables
L’urgence, pour d’autres, était de dire qu’au fond les manifestants étaient responsables de ce qui était arrivé. Voyez Laurent Chalumeau, dans sa tribune extravagante parue le 12 janvier : « Peut être la boucherie du 7 janvier est-elle ce crime abject qui tombe notre masque d’innocence ». Pas de point d’interrogation, et plus loin le « peut-être » est oublié : ce sont bien de « nos pêchés collectifs » que ces gens sont morts. « Nous qui, depuis des années, faisons tout, jour après jour, pour pousser des français arabes à la faute (…) avec « le paternalisme petit blanc éclairé », « la commisération larvée » et « l’exclusion sournoise ». Au passage, il offrait aux tueurs, au cas où certains auraient voulu les juger, le cadeau de l’irresponsabilité mentale, donc de l’impunité, en les déclarant, après expertise conduite derrière son clavier, « sociopathes ». [51] Des millions de coupables, et trois tueurs qui ne sont que des malades pour lesquels, en conséquence, si on avait pu les prendre, il aurait fallu passer l’éponge. Nous voici équipés d’une solide intelligence de la situation, n’est-ce-pas ?
Edwy Plenel, plus modéré, nous accusait quand même d’avoir enfanté le monstre. Ces terroristes étaient « de chez nous », bien français ? C’est donc, un mois après les attentats, toute influence étrangère gommée, une accusatrice « Lettre à la France » qu’il fallait publier, en forme de préface à la deuxième édition de son « Pour les musulmans ». La rédaction d’un courrier destiné à ceux que les attentats avaient laissés indifférents n’avait pas été envisagée… Faire honte, toujours. Mais principalement à la France et aux Français.
Parfois on allait jusqu’à tenter pathétiquement de détourner la colère des foules contre d’autres que les tueurs. Relisons la tribune d’un avocat, Nicolas Garderes, publiée par Libération juste après les attentats : « l’attentat contre Charlie hebdo a la sale gueule de Renaud Camus, d’Eric Zemmour et de Marine Le Pen. Il a la sale gueule de leur victoire idéologique. ». Oui, on a bien lu : une seule sale gueule à l’attentat, l’idéologie de Renaud Camus, Eric Zemmour et Marine Le Pen, les interchangeables. Idéologie de Kouachi, Coulibaly ? Pas vue, pas connue.
A relire aussi un éditorial de Laurent Joffrin, lequel, le lendemain de la tuerie à Charlie Hebdo, éprouvait le besoin d’écrire : « Est-ce un hasard ? Les terroristes ne se sont pas attaqués aux « islamophobes », aux ennemis des musulmans, à ceux qui ne cessent de crier au loup islamiste. Ils ont visé Charlie. C’est-à-dire la tolérance, le refus du fanatisme, le défi au dogmatisme. Ils ont visé cette gauche ouverte, tolérante, laïque, trop gentille sans doute, « droit-de-l’hommiste », pacifique, indignée par le monde mais qui préfère s’en moquer plutôt que d’infliger son catéchisme. Cette gauche dont se moquent tant Houellebecq, Finkielkraut et tous les identitaires… ». [52]
Deux lectures possibles des mots qu’on suppose pesés de cet éditorial : soit Laurent Joffrin, juste après le premier attentat, tenait à avertir la gauche « ouverte » qu’elle était attaquée des deux côtés par les terroristes et les « islamophobes » et on est dans un parallélisme plus que tiré par les cheveux ; soit, pire, il laissait poindre une sorte de regret : ah, s’ils avaient pris de bonnes cibles, tout aurait été différent ! et on est alors dans l’indécence.
Deux jours plus tard, quatre juifs étaient, par un comparse des premiers tueurs, fusillés dans un magasin hyper cacher. Il devenait plus difficile d’attribuer la responsabilité morale ou politique de cet acte à Houellebecq et Finkielkraut. Mais la liste des vrais méchants avait été dressée, pour mémoire.
Et encore Chalumeau : le seul procès valable suite aux événements était à ses yeux celui où seraient « cités à comparaître » un ancien président, des ministres, des éditorialistes, un ou deux philosophes et bien évidemment « un certain académicien récent. » [53] Les Djihadistes tirent. Chalumeau prend alors immédiatement sa plume pour dénoncer. Qui ? Les bons coupables, là où ils sont, c’est-à-dire à droite, dans des journaux et à l’académie française. Rassemblez tous les suspects et groupez les dans le box !
Avec de tels amis, la gauche est mal partie.
La légende des torts partagés
De ce délirium confusionniste et souvent sectaire, il fallait s’attendre à voir resurgir la théorie de l’équivalence des torts. Lisons encore Laurent Joffrin : « La folie religieuse, qui est un fourrier de la violence, et la folie identitaire qui commence à déborder au-delà du Front National, qu’on retrouve dans des livres à succès ou sur les plateaux de télévision se rejoignent dans la même négation des principes de la République ». [54]
Déblayons un peu sous les mots. Nous sommes le 11 janvier 2015. « Folie religieuse » : attentats, 17 morts et 19 blessés par balles en 3 jours. « Folie identitaire » : quelques propos réactionnaires à la télévision, des livres qui se vendent, un Zemmour qu’on ne parvient pas à faire taire. Des gens qui pensent que l’identité nationale ou européenne mérite d’être défendue, et… zéro mort, zéro blessé. Pour Laurent Joffrin, néanmoins : match nul [55]
Propos d’éditorialiste un peu pressé, dérapage émotif ? Le croire, ce serait sous estimer les états d’esprits diffus qui circulent dans certains milieux et donnent le courage d’écrire de telles inepties. Car il est bien inepte de soutenir que tenir des propos, même douteux, même dangereux, même réactionnaires à la télévision constitue une atteinte aux « principes de la République » équivalente à celle qui consiste à conduire à une mort violente (par balles) 20 personnes en 3 jours. En réalité, cette hypothèse de l’équivalence des torts entre terrorisme et courants souverainistes, infuse à gauche, tantôt assumée, tantôt à titre d’idée qu’on garde pour soi tout en n’en pensant pas moins. Joffrin ne faisait que donner vigueur et publicité à des analyses qui circulaient avant.
Et c’est une grande figure de la gauche intellectuelle, Alain Touraine, qui, ayant pris le temps de réfléchir, lui, nous assène dans les colonnes du Monde, le 22 octobre 2015 : « Je vois dans la montée du souverainisme défensif et haineux en Europe l’équivalence du djihadisme dans le monde arabo-musulman ». [56]
Résumons. Le souverainisme - immanquablement et globalement « défensif et haineux » - est aussi grave que le Djihadisme. A l’occasion d’une réflexion sur la crise des réfugiés, le sage rend sa sentence : en vérité je vous le dis, les mots doivent être déclarés équivalents aux bombes ou aux mitraillettes. Mais quelqu’un d’autre s’exprimait en filigrane. En effet, cette charge contre le souverainisme, qu’on criminalise puisqu’on le compare au Djihadisme, dissimulait mal un règlement de compte interne à la gauche : affreux jojos souverainistes, vade retro ! Protectionnistes de gauche, hors de nos rangs !
Et il faudrait que la gauche toute entière se prosterne devant la hauteur de ces vues, devant ces parallélismes artificiels, qui renvoient tous à un refus de constater la spécificité du Djihadisme ?
N’y-a-t-il aucune morale à cette histoire ?
Laurent Bonelli, dans l’article déjà cité, estime qu’on doit « déplacer le curseur du jugement moral vers le terrain politique ». Comme si le premier était nécessairement scabreux, et le second noble. On retrouve ici l’anti moralisme primaire, indécrottable réflexe de la majorité des intellectuels de la gauche actuelle - à quelques exceptions remarquables près [57] - du moins ceux s’exprimant souvent dans les médias. Le mot d’ordre insubmersible (depuis les années soixante, et en France) : ricaner de l’éthique.
Pourquoi donc la dimension morale ne devrait-elle pas être une composante de la mobilisation antiterroriste ? On défouraille dans les locaux d’un journal ; on tue, on mutile, on prend en otage… Aucune objection morale, exclusivement des condamnations politiques ? Hugues Lagrange avait certainement tort d’employer l’expression de « tares morales » [58] à propos des inconduites commises par « les minorités issues des pays colonisés », car l’un des sens du mot « tare » est : une défectuosité physique ou psychique, le plus souvent héréditaire, présentée par un être humain, un animal (Larousse). Il est néanmoins juste de souligner que, non seulement les actes de janvier, mais aussi le soutien discret ou affiché dont ils ont bénéficié dans certains quartiers, renvoient à un inquiétant déficit moral.
Beaucoup de choses sont à apprendre des marches du 11 janvier. Elles étaient, comme l’a dit Sophie Wahnich, des « manifestations de deuil ». [59] Oui, en partie. Elles étaient aussi des manifestations d’effroi. Mais les transformer en « une communauté d’effroi », dont la terreur aurait été le seul ciment, comme le suggère Pierre Rosanvallon, [60] est réducteur. Ces cortèges ne faisaient pas qu’osciller entre le funèbre et la frayeur : ils exprimaient le « choc moral » ressenti par des millions de Français lors des attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper cacher de la porte de Vincennes.
La question morale y était bien présente, comme un sous-entendu massif. Celle-là même que cible Emmanuel Todd lorsqu’il ironise sur « l’ignorance vertueuse » des défilés. [61] Ne lui en déplaise, la morale commune avait été blessée, elle aussi, par les massacres de janvier. D’où cela vient-il ? De ce qu’en chaque individu existe une conscience morale. Celle-ci, par sa relation à la conscience morale collective, fait le pont avec le sentiment d’appartenance à la collectivité. Cette conscience morale inséparablement individuelle et collective n’est rien d’autre que la traduction de l’interdépendance mutuelle, qui constitue leur socle matériel. Non à l’inhumanité ! Bas les pattes devant la civilité ! Augmentez la convivialité ! étaient peut-être les mots d’ordres sous-jacents de ces manifs silencieuses. Elles étaient un acte de résistance à la démoralisation.
Les religions n’ont aucun monopole moral et sur ce sujet l’instituteur, malgré ce qu’a pu dire Nicolas Sarkozy, n’est nullement inférieur au prêtre, au pasteur, au rabin ou à l’imam. Lorsqu’on rappelle quelques règles fondamentales autorisant la cohabitation pacifique des différences, on n’est pas forcément dans la transcendance ou le surplomb, on est dans l’immanence d’une morale née au ras de l’inter activité des hommes, issue de leur praxis.
Cette morale pour tous dépasse les catéchismes particuliers. « Civilité » « convivialité », ou « moralité », peu importe le nom choisi. Tous recouvrent la notion de ce qui ne se fait pas, largement partagée entre croyants et non croyants. La foudre de janvier était tombée là-dessus aussi. Cela a suscité une énorme réplique collective dont aucune cartographie savante, analyse démographique rétroactive ou interprétation politique ne pourront jamais complètement rendre compte. D’abord parce que comprendre, c’est un peu plus qu’expliquer par des causes. Ensuite car ces gens défilaient tout simplement contre l’immonde.
Ne laissons pas non plus les terroristes, ou leurs apologistes, tranquilles sur ce terrain. Osons défendre nos valeurs. Osons juger. Oui, il existe un fondement moral à la lutte contre la terreur et ses thuriféraires. Pour ne pas disperser définitivement les manifs du 11 janvier, il faut accepter d’intégrer la question morale au combat antiterroriste. C’est aussi elle, d’ailleurs, qui nous aidera à retenir certains coups.
*
Un effort est indispensable pour que se constitue un rempart intellectuel, militant, citoyen et unitaire contre le terrorisme. Une gauche lucide et déterminée apportant sa pierre, sans rien renier de ses valeurs mais au contraire les défendant contre ce qui les attaque, est indispensable à son édification. Il s’agit de politique, de fermeté de jugement, d’idées claires et distinctes. Il faut faire face. Nous revient de démontrer qu’on peut penser et agir contre le terrorisme sans glisser à droite, ni bouleverser l’équilibre nécessaire entre sécurité et liberté. Mais nous ne pouvons plus, en désertant ce terrain, en usant de stratégie d’évitement ou de ruses lexicales, laisser le FN libre de labourer le champ des inquiétudes, pour y semer les poisons de l’intolérance et de la démocratie comprimée.
Des gens luttent, des individus se battent pied à pied contre les apologies, et la banalisation, des chercheurs cherchent, des intellectuels musulmans travaillent à la minorisation des fanatismes, des écrivains écrivent, des profs se mobilisent, des parents font attention. Tous sont les fantassins indispensables et admirables de la prévention du terrorisme. Mais trop souvent : chacun dans son coin, chacun dans son organisation, chacun dans son institution, chacun dans sa famille…
Il est proprement incroyable qu’après les attentats de janvier et rien moins que la plus grande manifestation de l’Histoire de France, il n’y ait pas eu une seule réunion convoquée ou seulement proposée pour réunir toutes les organisations de gauche afin de trouver quelques mots communs, prendre quelques initiatives ensemble, initier une réflexion collective par delà les désaccords maintenus sur d’autres questions ! Or si « les années trente » devaient un jour finir par revenir vraiment, c’est par le truchement de cette démission face aux tâches, cette insensée division face au pire qu’elles se seront engouffrées…
On peut craindre que ce soit sous la pression diffuse de ce brouillage des pistes causales, de cet enfumage dans la détermination des responsabilités, dans ce festival de fausses symétries qu’une partie de la gauche renâcle aujourd’hui à la lucidité face au terrorisme. En tout cas, il faut constater que les syndicats, les partis, les associations formant l’armature de la gauche n’ont pas éprouvé le besoin de prendre la moindre initiative unitaire à la mesure de l’événement, qu’ils n’ont pas même essayé, depuis 10 mois, de bâtir des espaces de réflexions, de discussions et de militantisme communs sur un sujet si terriblement actuel.
Pourtant, à côté du travail institutionnel, incontournable, un authentique travail d’éducation populaire serait à imaginer et à construire, de toute urgence, face aux nouveaux guerriers de l’absolu. [62] Si l’on ne veut pas que leurs actes nous coincent longtemps entre des séquences de chaos sanglant et des réponses ultra répressives, il faut s’y mettre.
Ce n’est certainement pas la seule chose à faire, mais cela est requis autant par le respect de nos engagements à gauche que par la fidélité à l’esprit du 11 janvier.
31 octobre 2015