S’interroger sur les fondements et/ou les motivations de la vie et de l’action sociales des sujets, c’est s’inscrire dans la filiation de toutes les réflexions de la philosophie morale et politique, par de là le temps et l’espace et la pluralité des cultures, des peuples et des civilisations.
C’est la question de l’humanité même. Sans doute la seule capable de tendre à l’universalité. Car elle pose la question de la signification même du sens de la vie. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Et quel est ce quelque chose ?
Puisqu’il s’agit de penser cette question sous l’angle du don, nous rappelons, en introduction, à quelles visions ontologiques et anthropologiques ce dernier s’oppose ou, plutôt, qu’il tente de complexifier et de dialectiser.
Individualisme et holisme [1]
L’émergence de la modernité politique et économique occidentale marque celle des sciences sociales. Deux grandes visions, ou paradigmes, se sont affrontés et s’affrontent toujours depuis lors. D’abord, le paradigme individualiste, propre à l’utilitarisme de l’économie politique, à une grande partie de la philosophie morale et politique et, plus tard, depuis la fin des années 1970, à une grande partie de la sociologie, de la psychologie et de l’histoire, interprète et se représente l’action sociale par le biais de l’axiomatique de l’intérêt instrumental en finalité. Chaque individu recherche la maximisation de son intérêt (c’est un calculateur visant à s’épargner la souffrance et à multiplier les sources de plaisir selon Bentham). La société n’existe que pour régler l’harmonisation générale des échanges et des contrats passés entre ces êtres déliés et mutuellement indifférents. A l’inverse, le paradigme holiste propre, entre autres, à la sociologie classique française, de Saint Simon à Durkheim, mais aussi aux théories sociologiques générales structuro-fonctionnalistes et systémiques ou à un T. Parsons ou un N. Luhmann, avance que c’est la société, ses institutions, ses normes, et sa conscience collective qui préexistent à cet individu abstrait. Ce dernier est en réalité déterminé en dernière instance par les cadres sociaux et symboliques dans lesquels il né et où il évolue (d’où le propos de Marx soulignant que l’homme fait l’histoire mais qu’il n’a pas conscience de l’histoire qu’il fait).
Ces deux paradigmes posent donc les deux piliers d’affrontements entre lesquels la querelle se mène et les couples d’oppositions (anti-dialogiques) se forment : individu/société, Marché/Etat, intéressement/désintéressement, liberté/obligation, profane/sacré…
Cependant, une autre tradition, hétérodoxe, non unifiée et sans paradigme fédérateur s’est aussi exprimée, et avec elle de grands intellectuels : la sociologie historique comparative et compréhensive de M. Weber, la sociologie historique des configurations et des interactions sociales de N. Elias, l’interactionnisme symbolique et l’écologie sociale de l’Ecole de Chicago, la sociologie critique de l’aliénation de l’Ecole de Francfort… Ces courants ont tous cherché, dans leur diversité, à complexifier les motifs de l’action des individus ; à dépasser les grands partages de valeurs et les systèmes d’opposition binaires ; à na pas systématiser et corseter les approches du social, en les empirisant et en les interprétant sans pour autant les relativiser (Weber et Elias par exemple ont développé, par l’idéal type ou par le processus historique, des thèses monumentales).
Cependant, ces auteurs ne peuvent se rapporter complètement à l’originalité et à l’irréductible découverte de la pensée de M. Mauss sur le politico-symbolique, le don, reprise et amplifiée par le MAUSS. Dès lors, en quoi M. Mauss et le MAUSS permettent-ils de donner un sens et de la profondeur « scientifique » aux intuitions des auteurs de ce tiers paradigme en chantier, tout en ne se détachant jamais entièrement des apports des deux précédents ? Selon nous, en leur donnant de la consistance et de la profondeur morale, morphologique, institutionnelle et symbolique dynamique, c’est-à-dire en montrant l’action sociale en train de se faire.
Nous étudierons ainsi tout d’abord la découverte première du don, le « roc de la morale éternelle », cette multidimensionalité de la vie et de l’action sociale des hommes en société.
Puis, dans un second temps, nous analyserons la pertinence du don pour penser, contre l’utilitarisme dominant, la persistance de ses implications dans la modernité des sociétés occidentales.
Enfin, nous tenterons de discuter cette place du don aujourd’hui dans la globalisation, dans des sociétés soumises au mouvement parcellitaire permanent.
Le don, ce « roc de la morale éternelle » (Mauss)
Mauss partage avec son oncle Durkheim la conviction selon laquelle les hommes sont des sujets sociaux et politiques, immergés dans les institutions sociales, immédiatement reliés à leurs semblables et à la nature. Il partage également les intuitions de son oncle sur les fondements religieux et symboliques (vecteurs de la conscience et des sentiments collectifs partagés des individus) des sociétés. Mais il va donner vie et corps à cette existence symbolico-politique de la société. En rompant avec la dichotomie des faits sociaux et des faits religieux, de l’individu et de la société, du sacré et du profane. Les faits sociaux sont intrinsèquement symboliques. La vie sociale des hommes n’est pas entourée de déterminismes mais d’une obligation de liberté, la société n’existant que par l’action en valeur, en grandeur et en intérêt des hommes (pôle de la liberté) et ces derniers n’apparaissant et ne conquérant leur puissance qu’à travers des institutions, les normes morales, le droit, la technique, mettant en œuvre et étant eux-mêmes des symboles.
Qu’est-ce alors précisément que le don ? Quel est l’aspect fondamental de la découverte du symbolique comme source du politique ?
Pour le cerner, revenons en aux considérations anthropologiques comme pour les deux autres paradigmes. Pour M. Mauss, ce qui motive l’homme dans sa vie psychique et collective, c’est d’être reconnu comme le plus « grand », le plus magnifique, le plus généreux, le plus sublime à l’égard des autres, bref, le plus apte à donner. Pour faire reconnaître symboliquement sa grandeur, son envergure, son autorité (son « mana »), l’homme est forcé à apparaître socialement, à nouer des liens, à proposer des alliances, au risque de les rompre, ou de ne pouvoir les assumer (de « perdre la face »). Car, il s’agit bien, dans l’étude de Mauss sur les sociétés archaïques, d’une interprétation agonistique, d’une guerre de richesse. C’est en cela que le don est symbolique. Puisqu’il est l’opérateur premier du politique, de l’alliance entre les hommes, il est ce qui excède l’utilitaire dans l’intentionnalité du lien avec l’autre qui est manifestée. Ce vecteur se réalise via des symboles, ces marqueurs de l’alliance, ces faiseurs de réciprocité, ces objets ou ces monnaies incorporant l’esprit du donateur et faisant circuler l’ « esprit de la chose donnée » (le hau).
On peut alors dégager comme rapport premier entre les hommes, dans leur personnalité et dans leur réciprocité, la triple obligation morale que font les sociétés humaines à leurs membres de « donner, recevoir et rendre », toujours à même de se renverser en « prendre, refuser et garder ».
L’action sociale des sujets donnant est ainsi marquée par l’inconditionnalité conditionnelle, c’est-à-dire l’obligation faite de rentrer dans le cycle du don, mais également de toujours pouvoir en sortir, de rompre les liens, soit parce que l’on se sent trop faible ou trop « petit » pour faire face aux dons de son adversaire et accepter de les recevoir (il s’agit en effet lors du potlatch de mettre l’adversaire « à l’ombre de son nom »), soit parce que l’on refuse l’alliance, en basculant de cette manière dans le conflit, voire la guerre de sang. Cette réversibilité de l’alliance et des sentiments qui animent le sujet et qui portent son action, est à l’origine d’une possibilité pour la sociologie de forger une théorie générale de l’action qui ne soit pas systématique car étant non systémique.
En effet il s’agit, dans le sillage de M. Mauss, de repérer des schémas circulaires et dynamiques de l’action fixant des grands pôles de valeurs et de ressources autour desquels la praxis s’articule dans l’hétérogénéité des contextes socioculturels et politiques. Ainsi, l’individu maussien est pris entre l’obligation et la liberté d’une part, que recoupe d’autre part l’intérêt qu’il a d’agir, pour lui, ou pour les autres dans le cadre de l’aimance. Il est également défini en fonction de grands déterminismes ontologiques, la vie et la mort, que recoupent leur réalité matérielle et symbolique réciproque, à savoir la paix et la guerre. Tout comme les dons, les sujets circulent sur ces normes de l’action, le point d’équilibre, jamais atteint, toujours incertain (à l’encontre de l’harmonie recherchée par la nomologie sociale) étant à l’intersection de ces pôles d’opposition, tant du point de vu psychique que social (là aussi le grand partage pouvant être contesté, Mauss ayant d’ailleurs tenté de rallier la psychologie sociale à ses projets scientifiques).
Une fois cet apport fondamental du don – comme opérateur primordial du symbolique et du politique à travers les relations de réciprocité entre les hommes, définissant la circulation et l’hybridation entre les différentes dimensions de l’action et de ses motivations – démontré, il nous faut appréhender en quoi M. Mauss, loin de se réduire à l’étude anthropologique de sociétés archaïques en voie de marginalisation, et aujourd’hui en quasi disparition, peut éclairer notre modernité. Ainsi, Mauss n’a ni l’optimisme d’un Durkheim (la solidarité organique des sociétés modernes via une division sociale du travail réussie peut amener à l’avènement du sujet républicain) ou des marxistes (la lutte des classes menées à son terme supprimera l’économie et l’intérêt des pratiques humaines enfin rendues à leur socialité pure et harmonieuse d’origine), ni le pessimisme de M. Weber (la « cage d’acier » de la rationalisation enferme les possibilités d’action politique des hommes en dehors du règne hégémonique de l’utilité religieuse). Il établit une critique de l’homo œconomicus et de la réduction utilitariste de l’action sociale et de la société au détriment du politique, tout en pensant toujours présent le don, dans les soubassements (symboliques) des sociétés modernes, comme dans des dynamiques politiques à l’œuvre (le mutuellisme et l’associationnisme au sein et entre les nations par exemple).
Mauss (Marcel) et MAUSS (le mouvement) : pertinence et persistance du don ?
Le mouvement du MAUSS a approfondi considérablement la portée de cette analyse selon laquelle nos sociétés ne seraient pas pleinement désenchantées. Il a en effet, avec A. Caillé, permis de faire apparaître ce qui sépare le don premier des sociétés archaïques de nos rapports sociaux utilitaires (ou en tout cas représentés comme tels), fonctionnels, propres aux grandes sociétés stato-nationales. Ainsi, il coexiste une socialité primaire, c’est-à-dire l’espace des relations sociales de réciprocité, dans des petites communautés ou groupes sociaux (famille, amis, voisinage), où priment les liens tissés et perpétués entre les personnes ; et une socialité secondaire où priment les relations entre des fonctions sociales impersonnelles, dégagées de toute subjectivité, réglées par des normes procédurales et dont les exemples types sont les rapports contractuels marchands et les fonctions légales rationnelles instituées au sein de la bureaucratie étatique.
Ce qui est intéressant alors, c’est l’agencement sociopolitique, morphologique de ces types de socialité dans l’Etat Nation. A. Caillé étage de la sorte les imbrications entre l’infrastructure de la primarité, au fondement des interactions sociales multiples opérant entre individus et entre groupes sociaux, et la vitalité des grands « ordres sociaux » institutionnels et fonctionnels sur lesquels vivent les sociétés (la politique, la culture, l’économie, le social). La primarité vient ainsi se loger dans les interstices, aux coutures réciproques des ordres (changeantes selon les sociétés). Au dessus de ces ordres enfin, vient loger le politique, c’est-à-dire l’auto-institution, l’alliance des multiples liens et associations entre groupes, fixant les rapports mutuels entre les ordres, et vecteur du lien social, du don.
Ces étages constitutifs de sociétés, du don au politique et du politique au don, permettent de penser au-delà du structuralisme, figeant à jamais les codes sous-jacents aux positions immuables des associations entre ordres, et déniant tout poids au don en dehors de l’échange, et au politique dans sa capacité à penser, à changer le sens de l’espace entre les hommes (pour le dire comme H. Arendt) ; et de l’interactionnisme goffmanien seul, incapable de se hisser au-delà des relations interpersonnelles et finissant par les enfermer dans un jeu de rôle où les places ne laissent plus aucune marge de liberté.
Le don permet donc de penser empiriquement le politique, cet insaisissable et grand absent des sciences sociales, dont la conscience est pourtant la condition pour penser le projet démocratique, lequel se réduit sinon à une métaphysique de catégories abstraites et à des règles de droit impersonnelles inaptes à rentrer dans la praxis (également parce que comme le soutenait Mauss, le droit moderne dénie toute importance à la matérialité symbolique des choses désormais séparée des personnes singulières ou morales).
Quelle place pour le don, aujourd’hui, dans des sociétés soumises au parcellitarisme ?
Mais ce modèle du don peut-il justement encore aujourd’hui nous parler et nous faire avancer dans la crise totale que traverse l’ensemble des démocraties occidentales ? Auparavant, ces dernières avaient su maintenir ou développer des institutions non réductibles au primat de l’économie formelle et de la valorisation marchande de toutes les activités. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Les institutions primaires du don sont en proie à l’éclatement, à la marginalisation et à la désymbolisation, que cela soit dans la famille (sans référent, sans consistance et en recomposition permanente), dans les relations de voisinage et de quartiers (l’espace public rituel et/ou agonistique, apte à faire vivre les dons du quotidien et les commémorations symboliques de l’union des communautés, se privatise, se communautarise et se marchandise), mais aussi dans les relations interpersonnelles (de plus en plus médiatisées virtuellement en dehors des médiations institutionnelles du face à face). On peut en ce cas parler de désordonnancement du don. Ce dernier n’irrigue plus fortement la socialité secondaire qui a tendance à se tendre sur des objectifs procéduraux, de calculs et d’évaluations comptables dans le cadre de la rationalité néo-libérale. D’autre part, les grandes identités collectives (classe, nation…) s’épuisent en même temps que les grands récits idéologiques (marxistes, socialistes, conservateurs…) qui poussaient les sujets à se donner par delà leurs relations primaires. On peut en ce cas parler d’épuisement des formes traditionnelles d’expression et de matérialisation symbolique du politique. Enfin, la réduction de plus en plus totale de l’homme et de son action aux impératifs de performance, de rentabilité, de jouissance, d’adaptabilité et de communicabilité, lui faisant intérioriser les normes des marchés financiers à sa propre échelle, à l’intérieur d’institutions marchandes concurrentielles (multinationales, centres commerciaux, rituels consuméristes, institution permanente des loisirs et de la fête en continuel mouvement) épuisent le propre du politique démocratique, à savoir la lutte contre deux tendances nihilistes : l’illimitation de soi et l’éclatement, le détachement des sujets de la chose publique et du sentiment d’appartenance commun à une communauté politique (ayant un monde en commun). La politique se retrouve enchâssée dans l’économique.
Dans ce contexte, le don peut-il encore décrire et expliquer de manière compréhensive la réalité sociale ? Oui en partie puisque ces processus propres à la post-modernité et à la globalisation économique ne sont que des tendances, réversibles et contestées. Mais, il nous faut selon nous être attentif et prendre au sérieux l’émergence d’une nouvelle forme inédite de socialité, virtuelle et locale (à cheval entre globalisme et localisme), détachée de tout lien traditionnel, institutionnel, propres aux communautés politiques nationales. Dans cette socialité émergente, le don semble perdre sa force d’obligation et la médiation symbolique qu’était la sienne.
Mais, pour appréhender ces mutations anthropologiques à l’œuvre, la souplesse du paradigme du don est ici un atout considérable. Il s’agit en fait non plus tellement de se demander comment la société tient, quels faits sociaux totaux sont observables, mais d’appréhender comment les sociétés telles que nous les avons connues sont en train de se défaire au sein de crises totales à fragmentations. Le paradigme du don étant également normatif, nous pouvons alors émettre des hypothèses quant aux potentielles adaptations/ transformations de l’esprit du don aux bouleversements en cours, mais aussi quant aux dangers qu’il encourt et avec lui, le politique.
Penser le rapport économie et société au regard du projet démocratique
Car la grande question sociologique de notre temps va sans doute être de penser les possibilités et/ou l’échec des recompositions des communautés politiques à l’heure de la globalisation économique, c’est-à-dire le rapport économie et société au regard du projet démocratique. Le MAUSS nous apprend ici que ni le don, ni les ordres sociaux, ni la gouvernance globale actuelle ne peuvent flotter dans l’air, détaché en haut des idées et du politique et, en bas, des institutions et les systèmes de valeur rendant possibles l’interaction et la triple obligation de donner, recevoir et rendre. Ce nouveau départ possible de la sociologie recoupe celui qui l’a vu naître. Le paradigme du don permettrait peut être ne pas renouer, tout en la renouvelant, avec la coupure stérile et dangereuse communauté/société.