Se laisser mourir pour que l’autre puisse vivre
Le résumé de la thèse en sociologie de Eylem Ozkaya, sur le thème de la grève de la faim et du don. Le terrain d’enquête est la Turquie et le mouvement de protestation qui a touché les prisons à partir de l’année 2000.
par Eylem Ozkaya, docteur en sociologie.
La grève de la faim en tant que relation de don : le cas des grévistes de la faim turcs
Le 20 octobre 2000, la gauche radicale illégale [1] en Turquie a commencé, dans les prisons turques, une grève de la faim illimitée qui est devenue un jeûne de la mort [2]. Ce jeûne s’est poursuivi jusqu’en 2007 et a causé la mort de 123 détenus. Au total, 600 personnes sont devenues handicapées suite à l’alimentation forcée de l’Etat. [3] L’affaire commence en août 2000, lorsque le gouvernement turc exprime encore une fois sa décision de transférer les détenus dans des prisons de haute sécurité, communément appelées prisons de type F, qu’il juge plus modernes. Ce faisant, le gouvernement déclare son souhait de reconquérir les prisons qui se trouvent sous le contrôle des prisonniers appartenant à des groupuscules de la gauche radicale et surtout de préserver les jeunes militants de la pression de ces groupes. Pour protester contre ce changement dans les prisons, trois organisations de la gauche radicale commencent une grève de la faim à durée illimitée. Ces organisations sont : le DHKP-C, le TKP (M-L) et le TKİP. Ce sont 816 prisonniers qui entament la grève dans toute la Turquie : ils sont organisés en « équipes » formées de trois à quatre grévistes qui commencent la grève l’un après l’autre.
Ce jeûne de la mort n’est pas un fait inédit : en Turquie, la grève de la faim est un moyen de contestation très pratiqué chez les détenus. Les prisonniers turcs, comme ceux de bien d’autres pays, ont adopté cette façon de contester surtout à partir de 1984. En Turquie, nous avons quatre dates importantes concernant les grèves de la faim : 1981, 1984, 1996 et 2000. [4] Ces dates sont essentielles car elles indiquent comment les grèves de la faim sont devenues jeûnes de la mort pour protester dans un premier temps contre les conditions de détention des prisonniers et par la suite pour mener une action politique à partir des prisons. En 1981, les prisonniers entament une grève de la faim dans la prison de Diyarbakır contre les tortures, les tabassages et les mauvaises conditions de vie en prison. En 1984, une grève de la faim éclate car l’administration oblige les prisonniers à porter des uniformes [5]. Ce jeûne de la mort vise tout à la fois à dénoncer les mauvaises conditions de vie dans les prisons, les tortures et les isolements dans des cellules pour des durées indéterminées. En 1996, les prisonniers font la grève de la faim pour arrêter les transferts dans les prisons de haute sécurité communément appelées « prisons de type F ». Ces prisons sont spécialisées dans l’isolement des détenus dans des cellules appelées « chambres ». Après la mort de douze personnes lors de cette grève, l’Etat arrête les transferts. Hormis ces jeûnes de la mort, il est possible de compter soixante -dix grèves de la faim non mortelles, réalisées par les militants appartenant aux organisations de la gauche radicale turque dans l’espace carcéral turc.
Comprendre, au sens wébérien du terme, ces grèves de la faim, devient vite un défi difficile à relever avec les paradigmes dominants dans les sciences sociales, notamment avec les théories du choix rationnel selon lesquelles les acteurs sont à la recherche de leur propre satisfaction et de leur intérêt. Dans ce cadre, la question posée par Mary Douglas devient tout à fait intéressante pour l’étude des grèves de la faim :
« Si lon fait l
hypothèse que les individus sont rationnels et recherchent leur propre satisfaction, leur arrive-t-il de faire des sacrifices au nom du groupe ? Et sil leur arrive effectivement d
agir contre leur propre intérêt, quelle théorie des motivations humaines est susceptible de l`expliquer ? [6] ».
En d’autres termes, à la lumière des théories du choix rationnel, comment expliquer le cas des grévistes de la faim dans les prisons en Turquie ? Comment les prisonniers politiques turcs acceptent-ils de faire la grève de la faim qui peut, en outre, se transformer en jeûne de la mort ? Car dans les deux cas, ils « encaissent » des coûts physiques et matériels importants alors qu’ils ne sont pas sûrs de pouvoir profiter du résultat.
Il est patent que cette constatation est aux antipodes du phénomène de passager clandestin [7] fondé sur la rationalité calculatrice de la participation à une action collective. L’existence de tels cas n’implique pas l’irrationalité des acteurs. Cet état peut révéler un autre type de rationalité. Les exemples donnés plus haut illustrent parfaitement le concept de l’altruisme qui relève effectivement d’un autre type de rationalité.
C’est pour cette raison que nous considérons les grèves de la faim (limitée, illimitée) et les jeûnes de la mort comme des actions altruistes. Car avant tout, selon les témoignages des détenus, les prisonniers appartenant aux différentes organisations d’extrême gauche donnent leur vie pour que leurs camarades puissent vivre. En outre, cet altruisme ne vise pas seulement le groupe des grévistes mais toute la société. Dans ce sens, les grévistes produisent une sorte de « bien commun ». [8] Par exemple, dans le cas des détenus turcs, les droits obtenus par les grèves de la faim illimitées ou les jeûnes de la mort ne concernent pas seulement les détenus politiques qui font la grève mais aussi les détenus de droit commun ainsi que les futurs détenus politiques.
Deux arguments peuvent être utilisés pour classer les grèves de la faim dans la catégorie des relations de don. D’abord, la correspondance entre les relations que l’on observe au sein des grèves de la faim et des jeûnes de la mort et le cycle de donner, recevoir et rendre. Ensuite, la finalité des grèves de la faim et des jeûnes de la mort qui consiste à construire et à reconstruire les liens idéologiques et sociaux au sein des organisations de la gauche radicale turque, conformément à la définition du don proposée par Alain Caillé et Jacques T. Godbout [9]. Plus précisément, l’acte de donner la vie, les grèves de la faim et les jeûnes de la mort visent à créer et recréer les liens sociaux et idéologiques au sein de la gauche radicale turque et peuvent être considérés comme des relations de don.
La grève de la faim et le cycle de donner, recevoir et rendre
En évoquant les associations, Alain Caillé souligne le fait qu’« entrer en association, c’est d’abord donner de son temps et de sa personne [10] ». Ceci voudrait dire que la participation à une organisation implique toujours un don. Cependant, il existe une sorte de hiérarchie parmi les dons des militants, selon qu’il s’agit de leur argent, de leur temps, de leur corps ou de leur vie comme l’explique le concept de l’engagement différencié [11]. Les militants donnent d’abord leur sympathie, puis leur argent et ensuite leur temps. Dès lors qu’ils deviennent plus que des sympathisants et qu’ils adhèrent donc à l’organisation, ils font alors don de leur corps comme dans le cas de la torture ou de l’emprisonnement. L’ultime don est celui de leur vie. Dans le cas des grèves de la faim illimitées ou des jeûnes de la mort des détenus de la gauche radicale turque, il s’agit d’un don du corps ou de la vie. Dans cette perspective, les militants affirment que le gréviste met en péril sa vie ou donne sa vie pour que les autres puissent vivre.
« …Je savais que cette victoire allait venir avec les morts. J’ai pensé que ‘ mes amis ne doivent pas mourir. Il faut que je meure pour empêcher leur mort.’ Il y a une partie de sentimentalisme dans cela. Tu sais que la mort va venir vers toi ou vers quelqu’un à côté de toi. C’est ce sentimentalisme qui te pousse à dire qu’il vive, que je sois mort pour que l’autre vive. Tu es content parce que tu sais que tes amis vont vivre …Lorsque les personnes choisies pour entamer le jeûne sont affichées sur une liste, ceux qui sont choisis volent en l’air. Car chacun pense : « Si quelqu’un tombe, que cela soit moi ». Pour que les gens qui restent derrière moi vivent heureux. Car je sais que je ne serai pas le dernier. Mes pieds ne touchaient plus le sol tellement j’étais content [12] ».
Derrière cette envie de donner sa vie pour que les autres puissent vivre, se trouve une comparaison avec les autres militants. Lors de cette comparaison, ils constatent qu’ils ont reçu plus qu’ils n’ont donné. Ainsi, ils évoquent une sorte de dette positive [13]. C’est une dette qui est reçue avec reconnaissance et qui donne envie de répondre avec tous les moyens que l’individu a sous la main. Cet état peut être résumé de la façon suivante : « Mon camarade a tellement fait pour moi qu’il faut qu’il vive. Je peux mourir mais pas lui [14] ».
Cette phase de don de vie ou de corps par les militants est suivie par celle de recevoir. Si le gréviste est décédé, il reçoit la distinction de martyr. Ainsi, son nom est glorifié. Ses photos et l’histoire de sa vie sont publiées dans les journaux officiels. L’organisation aide sa famille matériellement et psychologiquement. Les membres de sa famille aussi reçoivent une sorte de prestige [15]. Si le gréviste survit, il est perçu autrement, comme étant « différent des autres ». Il est respecté par les autres militants et, dans la hiérarchie de l’organisation, il fait partie des militants qui ont fait leurs preuves. Ainsi, il reçoit une sorte de distinction même quand il est désigné pour devenir le gréviste de la faim.
« (…) Dès que tu es choisi on t’applaudit. Même les regards des gens changent vis-à-vis de toi [16] ».
Le martyre rend ce don de deux façons. D’abord, il crée la cohésion au sein du groupe [17] parce que, du point de vue des liens qui lient les militants aux autres, le martyr est la perfection de ce lien, son apogée, dans le sens où il accomplit le « devoir » [18] de se sacrifier à la cause lorsque celle-ci l’exige. Cette idée de cohésion obtenue au prix de la vie des martyrs est soulignée par un des prisonniers de la façon suivante :
« …De plus en Turquie, à partir de 1995, nous avons vu grandir des générations qui ne connaissaient pas le socialisme. Il n’y avait plus de foi dans le socialisme. Il fallait le recréer de façon mystique. Dans la mesure où tu t’affaiblis idéologiquement, il n’y a plus de socialisme mais une foi mystique : la culture de l’organisation, les liens d’amitié, l’attachement au parti, aux martyrs, aux camarades. Quand je parle de camaraderie, il s’agit de camarades morts. Ils se sont sacrifiés. Le sacrifice est quelque chose comme cela. Tout le monde doit suivre leur chemin. Comme si les yeux des martyrs étaient sur nous. Comme si c’était les yeux de Dieu. Dieu vous suit tout le temps. C’est très sentimental les yeux des martyrs [19] ».
Ensuite, le martyr crée un lien intergénérationnel par lequel les militants de différentes époques peuvent se sentir comme faisant partie de la même organisation, même si l’organisation initiale se scinde et change, ce qui est souvent le cas pour les organisations de la gauche radicale en Turquie. Par exemple, un martyr-jeûneur de la mort appartenant à l’organisation DHKP-C [20] donne le sentiment que les militants de cette organisation sont les descendants de THKP-C et de ses leaders tués dans une embuscade avec les forces de l’ordre turc et donc devenus martyrs par le fait de s’être sacrifiés pour une cause. [21] Dans cette perspective, le martyr concrétise les liens idéologiques, leur donne du sens et les situe dans l’histoire. D’ailleurs, c’est cette question de création des liens qui est au cœur des grèves de la faim des détenus appartenant aux organisations de la gauche radicale turque.
La grève de la faim et le lien social
Les grèves de la faim illimitées et les jeûnes de la mort dans l’espace carcéral turc constituent d’abord une réponse aux difficultés de la gauche radicale à récréer les liens idéologiques [22], affaiblis par le processus d’emprisonnement après le coup d’Etat des militaires du 12 septembre 1980, et à garantir leur continuité pendant les années 1990 et 2000.
Reconstituer des liens idéologiques est une recherche récurrente au cours de l’histoire récente de la gauche radicale turque. Depuis la fondation de la République en 1923, la gauche radicale turque éprouve des difficultés à créer et à pérenniser les liens idéologiques entre ses militants, c’est-à-dire à assurer la stabilité de ces liens [23]. De plus, cette gauche extrêmement fragmentée connaît dans les années 1980 de nouvelles difficultés. En effet, la gauche radicale se trouve confrontée au problème de reconstruction des liens dans les prisons. Cette reconstitution ne s’avère pas être une tâche facile. Le coup d’État avec ses emprisonnements non sélectifs et les interrogatoires musclés qui s’ensuivent, finit par provoquer des aveux des cadres, ce qui brise ces liens et met à mal les organisations d’extrême-gauche.
En somme, le besoin de recréer des liens sociaux naît à la suite de deux sortes de modification des conditions de vie des militants. L’une est le changement de milieu des militants et de leurs organisations, qui passent de la liberté de mouvement du monde externe aux contraintes imposées par l’emprisonnement. L’autre est induite par le changement de la représentation de l’organisation chez les militants-détenus, ce que les organisations ont plus de mal à surmonter.
Ainsi, le besoin de créer des liens sociaux dans l’espace carcéral est d’abord issu des longues durées d’emprisonnement auxquelles sont condamnés les militants de la gauche radicale à partir du coup d’État de 1980. Ces longues durées d’emprisonnement ne sont pas seulement valables pour les condamnés mais aussi pour les prévenus, parce que les procès durent longtemps [24]. Cela entraîne le besoin de recréer des liens de camaraderie à l’intérieur des prisons.
En outre, lorsque les leaders et les cadres supérieurs des organisations entrent en prison, ils y trouvent certes un mouvement de résistance, mais dont les militants sont de moins en moins nombreux. Les grèves de la faim de décembre 1978, d’avril et d’août 1980 ou de janvier et de mars 1981 ne parviennent pas à entraver cette diminution du nombre des résistants [25]. De plus, ces militants qui vivent chaque jour de nouvelles épreuves doivent être encadrés pour éviter qu’ils ne se transforment en « collabo » ou en « traîtres » [26]. Cela implique la reconstitution de ces organisations dans le cadre des prisons. C’est ainsi que naît le premier jeûne de la mort de la gauche radicale turque en 1984.
Le changement de représentation de l’organisation se caractérise principalement par la perte de confiance que subissent les organisations d’extrême-gauche, comme le précise un des anciens détenus :
« C’est vrai, il était nécessaire de préserver les équilibres internes propres à l’organisation. (…) D’un seul coup, des centaines, des milliers de cadres ont été emprisonnés et jugés. De plus, ces personnes que l’on respectait beaucoup, qui étaient des idoles à nos yeux, se sont livrées à des aveux pendant les interrogatoires. Ceci représente une rupture très sérieuse pour les personnes, si on essaie de comprendre en prenant leur monde en considération [27] ».
Après avoir étudié la raison pour laquelle il est nécessaire que ces organisations de la gauche radicale reconstituent des liens sociaux, il s’agit de se concentrer sur la façon dont ces liens sont créés. En d’autres termes, ayant abordé le pourquoi, il faut s’intéresser au comment. L’analyse de nos données montre que certaines organisations utilisent les grèves de la faim illimitées et les jeûnes de la mort pour créer ces liens. Car tout d’abord, le jeûne a pour effet de réduire l’intervention et les sanctions de l’administration sur les détenus et, de ce fait, il laisse la place libre à l’association des détenus.
« En outre, dans la mesure où la grève de la faim se prolongeait, ils arrêtaient plus ou moins les tortures « dures ». Lorsque nous disions que notre ami était en grève de la faim et que c’était pour cela qu’il ne se levait pas, les premières jours, ils essayaient de le faire bouger, mais après ils le laissaient tranquille [28] ».
De plus, dans un contexte où faire oublier – autrement dit effacer la mémoire collective et recréer une nouvelle mémoire – est crucial pour la survie physique mais aussi pour la survie des organisations, les sacrifices en termes de vie permettent de retrouver l’unité des années antérieures au coup d’État. Car la défaite créée non seulement par le coup d’Etat mais aussi par les aveux qui donnent plus d’informations que nécessaires doit être oubliée ou transformée en victoire pour empêcher le désengagement des militants emprisonnés. Il suffit de se référer aux réflexions de Renan sur l’importance de l’oubli dans la création des nations pour comprendre l’importance de l’oubli dans la reconstitution de ces liens au sein de l’espace carcéral. D’ailleurs, Philippe Braud [29] souligne aussi le rôle des temps morts et des inattentions de la mémoire collective dans la fusion des individus avec les organisations et dans l’idéalisation de ces organisations. Ainsi, ces sacrifices, en occasionnant par leur altruisme un temps mort ou une rupture de la défaite, ouvrent une nouvelle ère grâce à l’oubli et facilitent l’émergence des résistances futures.
« (…) On vivait un tel processus. Dans ces conditions, les organisations avaient besoin d’oublier certaines choses et de se souvenir d’autres. Pour préserver l’unité de l’organisation et pour créer les raisons de la maintenir unie, il fallait écrire un manifeste de la résistance. (…)Ils avaient donc besoin de la réussite et des effets d’une telle manifestation de résistance, à la fois pour mettre fin aux doutes sur leur pouvoir au sein de l’organisation, pour motiver leurs partisans et pour redresser l’organisation ». [30]
Enfin ces sacrifices de vies humaines permettent de recréer des liens par l’altruisme qu’ils véhiculent, car, en donnant leur vie ou en s’infligeant de graves blessures, les militants prouvent aux autres détenus l’existence de liens idéologiques, de leur force et de leur croyance en ces liens. Comme le disait un poète nationaliste turc « le sol est la patrie s’il y a des gens qui meurent pour lui » [31]. Une logique similaire est à l’œuvre pour les organisations d’extrême-gauche. Les liens sociaux et par conséquent les organisations de la gauche radicale existent justement parce qu’il y a des militants qui donnent leur vie pour elles. En effet, ces sacrifices constituent des preuves de l’existence de ces liens pour ceux qui en doutent. D’ailleurs, cette violence sur soi des militants crée une communauté fondée sur l’échange de la violence, en réponse aux « passages à tabac » et aux tortures pratiquées par l’administration des prisons [32].D’autres formes de violence, notamment celle de la violence sur les autres – qu’il est presque impossible de mettre en œuvre dans les prisons des années 1980 – ne peuvent clairement pas aboutir au même résultat, à la fois parce qu’elles n’ont pas une telle portée symbolique et parce qu’elles ne véhiculent pas d’altruisme.
En outre, cette relation de finalité entre la construction et la reconstruction des liens sociaux et idéologiques et les grèves de la faim peut être constatée à travers la réaction des organisations vis-à-vis des mesures de l’administration des prisons.
Pendant les années 1990, l’État turc et l’administration des prisons ont essayé de défaire ces liens entre les militants par la promulgation de lois et de circulaires et par la mise en œuvre d’opérations. À chaque tentative de séparation des détenus par l’État, les prisonniers répondaient par des grèves de la faim et des jeûnes de la mort. Dans ce contexte, il faut souligner que les détenus ont eu recours aux grèves de la faim, ou dans les cas les plus sérieux, aux jeûnes de la mort, uniquement dans les cas où l’État a tenté de défaire ces liens. Les autres tentatives de l’État ou de l’administration des prisons visant à regagner leur autorité dans l’espace carcéral et à maintenir l’ordre, n’ont pas entraîné le même type de réponse des prisonniers. Ainsi, les opérations dans la prison de Buca (İzmir) en septembre 1995, dans la prison d’Ümraniye (İstanbul) et dans la prison de Diyarbakır en 1996 et en septembre 1999 dans la prison d’Ulucanlar [33](Ankara) ont incité les détenus à un mouvement de résistance générale. Aussi, quatorze organisations dans différentes prisons, ont-elles eu recours à diverses actions collectives (violentes ou non-violentes). Organisées par la coordination centrale des détenus, ces actions collectives n’ont pas inclus de grèves de la faim illimitées ou de jeûnes de la mort [34].
Par conséquent, nous pouvons affirmer que la grève de la faim se distingue des autres actions collectives par son effet sur les liens. Ainsi, plus l’attaque contre les liens idéologiques sera forte et dangereuse pour leur continuité, plus la réponse sera violente en termes de degré de la grève de la faim.
Penser autrement les grèves de la faim :
Les grèves de la faim réalisées dans le cadre de l’institution carcérale turque visent à la fois la construction ou l’activation des liens et les relations sociales [35] en même temps qu’elles obéissent au schéma de donner, recevoir et rendre.
Dans l’état actuel des sciences sociales où les grèves de la faim sont traitées dans le cadre du choix rationnel et essentiellement à partir des théories de la mobilisation des ressources, l’étude des grèves de la faim par une approche centrée sur l’altruisme, en particulier dans le cadre des théories du don, laisse entrevoir de nouvelles possibilités d’analyse que ce travail de recherche tente de dégager. Cependant, nous sommes conscients du fait que cette démarche pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. Du reste, ce travail, qui s’efforce d’apporter un début de réponse à la question de l’altruisme des grèves de la faim, révèle combien le sujet doit être approfondi et, de préférence, dans le cadre de travaux collectifs fondés sur le paradigme de don. C’est à partir de ce moment que nous pourrons comprendre pleinement les secrets de ce que signifie « se laisser mourir pour faire vivre ».
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