Présentation
par Jean-Paul Rogues
La diffusion de certains textes tient parfois à d’étonnants hasards et ces deux nouvelles de Boulgarine, jusqu’ici inédites en français, dormaient réellement dans un tiroir. Ni le vent de l’histoire, ni celui de la steppe ne nous guidaient, ce jour là, au téléphone, vers quoique ce soit, lorsque notre conversation qui, après avoir fait les frais de ces auteurs russes à qui, selon Mandelstam, « on enseigna toujours la science de l’adieu », s’arrêta sur L’heure du roi de Boris Khazanov. C’est à ce dernier qu’allait notre sympathie pour son engagement moral, mais la suite de cette conversation me permit d’apprendre de mon interlocutrice, Marie-Laure Bouté, qu’elle avait traduit deux nouvelles de Boulgarine qui, elles aussi, posaient quelques questions. Les voici... La langue est limpide et belle, et les notes d’une grande précision permettent une large contextualisation.
Quel qu’ait pu être le rôle de traître à la patrie littéraire ou de transfuge politique auquel la tradition littéraire assigne Boulgarine, ces Fantaisies présentent un grand intérêt parce qu’elles s’interrogent sur les facultés humaines et sur le bien qui peut en résulter : « Crois-tu que le genre humain aspire constamment à la perfection dans son comportement moral, et que nos descendants seront meilleurs que nous ? » La question posée, Boulgarine s’efforce d’y répondre dans ces deux nouvelles. La première est l’héritière du mythe de la caverne : trois sociétés où l’on s’élève, à partir du centre de la terre, du sensible à l’intelligible, pour accéder à la lumière du bien. L’autre est plus curieuse. Pour n’en citer qu’un passage, voici ce que sont les domaines de l’Université du XXIXe siècle : « La répartition des facultés était la même qu’à notre époque ; seules les sciences avaient leurs propres sections, qui nous sembleraient étranges et ridicules. Par exemple, dans la section juridique, avant les sciences de la jurisprudence et de la procédure judiciaire, se trouvaient trois nouvelles divisions, savoir la bonne conscience, le désintéressement et la philanthropie. En philosophie, on avait le bon sens, la connaissance de soi et l’humilité. Dans la catégorie des sciences historiques, je remarquai une section spéciale sous le titre : utilité morale de l’histoire, et en statistique et en géographie, on avait ajouté la section : authenticité des témoignages. »
La vie de ces Thélèmites hyperboréens est réglée par un principe de bienveillance qui ne se dément jamais, le développement technique concourt au bien commun et à l’élévation. Il s’agit d’une véritable curiosité, mais Boulgarine nous prévient : « « Je présente quelque chose de vraisemblable dans le futur, quoique chimérique aujourd’hui. Quant au but moral, les lecteurs, le découvriront eux-mêmes. »
Note biographique
par Marie-Laure Bouté
Faddeï Venediktovitch Boulgarine est né en 1789 à Perychevo, dans la région de Minsk, dans une famille de la petite noblesse polonaise. Formé à l’école des cadets de Saint-Pétersbourg, il embrassa la carrière militaire, prit part à diverses campagnes militaires contre la France — participa notamment à la bataille de Friedland (1807) — puis quitta l’armée en 1811, et se rendit à Paris, puis à Varsovie, où il rejoignit la Grande Armée napoléonienne. Dans le cadre de la légion polonaise des armées françaises, il prit part aux hostilités en Espagne, et à la campagne de Russie de 1812. En 1814, il fut emprisonné par les Prussiens.
Durant les quatre années qui suivirent, il partagea son temps entre Saint-Pétersbourg et Vilno, où il gérait le domaine de son oncle. À Vilno, il fréquenta de nombreux hommes de lettres et universitaires, commença à publier anonymement en polonais dans les journaux, et devint membre de la société des Szubrawiec [1], qui professait des idées libérales. Puis en 1819, il s’installa à Saint-Pétersbourg, où il rencontra N. M. Karamzine [2], se lia (pour un temps) d’amitié avec K. F. Ryleev [3], V. K. Küchelbecker [4], A. S. Griboïedov [5], A. O. Kornilovitch [6], et surtout avec N. I. Gretch [7], qui lui ouvrit les portes des lettres russes. Ses premières publications en russe virent le jour en 1820, et il acquit bientôt une certaine notoriété dans les milieux libéraux.
Véritable « passeur » de la littérature et de la culture polonaises, il publie des traductions, ainsi que ses Souvenirs d’Espagne (1823), participe à la rédaction et l’édition de nombreuses revues ou almanachs tels que les Archives du Nord (1822-1829), les Feuillets littéraires (1823-24), l’Étoile du Nord, ou la Talja russe, almanach théâtral ayant accueilli des extraits de la pièce de Griboïedov, Le Malheur d’avoir trop d’esprit (Gore ot uma, 1833, 1862). À partir de 1825 il coédite avec Gretch les Archives du Nord et le Fils de la patrie (1825-29), qui fusionneront en 1829 ; tous deux collaborent également à la rédaction et à l’édition de l’Abeille du Nord, que Boulgarine dirigera jusqu’à la fin de sa vie. Mais ce journal politique et littéraire, qui adhérait avant le soulèvement décembriste [8] à des positions libérales modérées, étant devenu à partir de 1825 le porte-parole du régime et de la réaction, ces fonctions valurent à Boulgarine le surnom de « renégat du libéralisme ». Celui-ci acquiert également une réputation sulfureuse pour avoir fait allégeance au pouvoir, et collaboré aux activités de la Troisième section [9] de la Chancellerie personnelle de Nicolas Ier. Son nom devient alors l’emblème de la délation, de la trahison et de la servilité.
Entre 1826 et 1847, il occupa successivement un poste au ministère de l’Éducation, puis un poste de membre correspondant d’une commission spéciale pour l’élevage des chevaux, tout en poursuivant sa carrière de publiciste polémiste. Ses contacts avec la Troisième section ayant été rendus publics, on vit fleurir une multitude d’épigrammes émanant notamment de Pouchkine, et de son cercle, avec qui Boulgarine entretint des rapports très conflictuels à partir des années 30. Il vécut les dernières années de sa vie à Karlova, près de Derpt (Dorpat, Tartu), dans un isolement presque total. Et sa mort, en 1859, fut accueillie en silence, seule L’Abeille du Nord publia un petit entrefilet.
La production littéraire de Boulgarine, inaugurée dans les années vingt, présente les genres les plus variés : lettres, nouvelles, récits de voyage, contes philosophiques, utopies, essais critiques, essais… sont publiés dans les revues qu’il éditait. Son roman picaresque Ivan Ivanovitch Vyjigin ou le Gil Blas russe, roman moral et satirique (1829) obtient un grand succès à l’échelle européenne puisqu’en l’espace de trois ans, il est traduit en lituanien, français, polonais, italien, allemand et anglais. Suivent des romans historiques : Le Faux Dimitri (1830) et Mazepa (1834) ; mais ces œuvres qui trouvent un écho populaire sont généralement considérées comme faciles, plates et ennuyeuses par ses contemporains lettrés [10], parce qu’il n’y a pas, à proprement parler, de véritable travail littéraire. Boulgarine serait ce que l’on appelle aujourd’hui un écrivain « commercial », pourvoyeur d’une littérature de masse médiocre car conventionnelle, conformiste [11], ce qui explique peut-être le fait qu’il soit peu diffusé de nos jours [12]. Il a cependant laissé sa trace dans l’histoire littéraire, puisqu’il est le père de l’expression « école naturelle » [13], qu’il a forgée afin de caractériser la prose de N. V. Gogol [14], ainsi que celle des auteurs défendus par le critique littéraire V. G. Biélinski [15], le chantre de la littérature « réelle », c’est-à-dire réaliste.