Dans les phares

Le meilleur de cette semaine fut un long moment de laisser aller. Il faut dire que je me moquais de l’heure et que je n’attendais rien de cette route plate et très bien entretenue. Longer la Loire paraissait suffisant. La voie ferrée accompagnée de caténaires, le grand virage de Saint Simon et son éperon rocheux, le bief et l’ancienne usine électrique, les grandes cassures où l’eau, même sous la lune, se devinait vaseuse et grasse, les formes perdues pour le regard du pont ferroviaire et du château de Lavoute-Polignac, tout avait une existence 
 ; même si je ne pouvais les voir, il était impossible d’imaginer leur absence. Dans cette coulisse qu’est la nuit on finit toujours par fréquenter le remous des ombres, mais elles voulaient bien ce soir-là, se tenir au-delà des phares, stabilisées par la lumière d’une ferme qui dominait la vallée et la Loire où vacillait toujours quelques lueurs.

Jeune, j’essayais de rouler plus vite que la nuit, pour doubler le temps et arriver au matin dans le paysage avant le soleil. Je voulais le voir s’éveiller, être seul un instant avec lui, avant que les premiers paysans claquent la porte de leurs fermes pour une longue journée dehors ; souvent ce fut ainsi. Mais cette nuit-là, au bord de la route que je voyais se produire dans les phares, ce n’était plus cela ; la nuit avait perdu cette teinte d’impatience qui fait négliger les circonstances, et je me mis à écouter Brahms. Huit mesures dont la répétition même semblait avoir commencé bien avant qu’elle ne fût écrite et dont l’auteur avait heureusement pris le courant au passage. Et cette phrase se mit à me dicter ma vitesse, pour correspondre exactement au déploiement de la route sur laquelle avancer produisait l’égrènement mélodique. Les gros yeux blancs de la voiture éclairaient au loin les portées sur lesquelles la partition allait s’écrire ; l’ajustement était tel que chaque inflexion de virage était un accent profond dans lequel je me glissais le plus doucement possible en jouant de la force des courbes, de sorte que le moteur, en gardant la vitesse voulue, semblait tourner au rythme de la noire.

Et comme quelqu’un qui n’aurait jamais lu un livre et qui ne serait pas encombré de choses déjà dites, j’étais porté par le petit texte, sans personne pour ne pas comprendre cette longue rêverie qui prenait la dimension de toute la vallée et s’accordait avec l’écoulement de Loire. Un peu de lune s’était marié à l’eau nocturne qui luisait épaisse dans les torsades des longs courants. Soudain, car ce qu’on pouvait voir des arbres était trop fugitif, ils se mirent à avoir à eux tous une seule présence et leur voute cérémonielle accueillait les longues phrases pour leur donner abri. Les parapets, les murs, les rochers épointés, arrimés à la terre par des travaux titanesques longeaient une simulation de piste cyclable, et tout ce qui s’était absenté dans l’obscurité de la vallée redoublait pourtant de sa présence une joie si pleine que la vie en devenait merveilleuse et frivole.

Dans les phares, c’était l’automne sans que les arbres se défeuillent, mais ce n’était pas important, la musique avait rattrapé l’écoulement du temps et j’avançais à son rythme, porté dans ce dehors auquel elle me disait d’obéir. Les phares énuméraient les noms des lieux qui, à leur tour, venaient certifier l’ancienneté de l’accord et l’égrènement des notes se répartissait dans le silence.

Cette phrase avait un jour été écrite dans une maison lointaine, par la fenêtre on voyait s’étendre les près, une rivière, et les notes s’étaient alors mises à coïncider avec l’horizon offert par la perspective au-delà des peupliers et l’acquiescement était venu dans ce lointain tout autre. La main était là qui se penchait vers la portée blanche pour noter et tout se déroulait favorablement, et comme la voiture qui avançait sur la route, la phrase s’éveillait note par note à l’immense approbation nostalgique.

Et maintenant les arbres, les ponts, la maigreur des pierres qui même la nuit étaient grises, s’ajustaient facilement à la somme des lieux comme la vieille bâtisse aux portes brunes de l’écurie usée et le vieux café de la Loire où nous avions joué au billard. Et son mur blanchi se faisait laiteux dans les phares comme la peau de la jeune fille épanouie qui servait les petits messieurs que nous espérions être. Tout était là pour une énumération sans fin ; pour une fois, j’étais additionné au mouvement qui emporte, sûr, enfin sûr du poids, de la richesse et du ressort infini de ce qui était offert à la vue parce que quelqu’un d’autre l’avait complété de ces huit mesures ; et la phrase, comme une prière exaucée, répondait à une attente que nous n’avions pu formuler.

Et comme je savais que ce moment serait nécessairement rompu au sortir de la vallée par le retour à la lumière des réverbères et à la couleur orangée des carrefours d’une presque-banlieue visible, je ralentissais. J’avais mis en boucle l’intermezzo de Brahms, pour prolonger encore cette adhésion profonde au cœur d’un monde que je sentais irréversiblement emporté.

J’avais pensé parfois, au moment des lourdes peines hivernales, lorsque que l’on voyait s’allumer le cercle jaune d’une lampe, à ce que cette lumière avait de chaleureuse bonté. Mais sur la route, ouverte par les phares au mouvement des huit mesures, il n’y avait plus de place pour la consolation, l’inquiétude, la nostalgie de la beauté. C’était être pris dans la course dispersante qui, maintenant que j’approchais de la ville, s’étendait aux berges étonnamment sableuses, aux jardins entrevus, à leurs portes dérisoires, aux roulottes des gitans, aux ossements grenat des luminaires effondrés d’une ex-boite de nuit, à tout ce qui restait du monde, et qui pourtant donnait envie de remercier.

// Article publié le 8 juin 2023 Pour citer cet article : Jean-Paul Rogues , « Dans les phares », Revue du MAUSS permanente, 8 juin 2023 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Dans-les-phares
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