Être fidèle au paysage

Le tableau d’Anne BAUDEQUIN, peintre à laquelle est consacré cet article de Jean-Paul Rogues, a pour titre : « Dix octobre, Roches de Mariol, aurore » (2016).
http://www.annebaudequin.fr/

Mon travail tend à rendre humblement hommage à la beauté du monde.
J’aime la poésie des sujets simples comme les chemins autour de mon village, le bord d’une rivière, un nuage au-dessus des monts… Je peins à l’huile, « alla prima »

Anne Baudequin

Cela aurait-il encore un sens de peindre un paysage, de sortir de chez soi et de poser un chevalet là où les plis des monts, le miroir mouvementé de la rivière, l’élan des arbres vers le haut nous arrête ? Il y a si longtemps que les artistes sont sortis des ateliers que cela semble réservé aux peintres du dimanche, à ceux qui font de leur pinceau un violon d’Ingres, une activité solitaire à ne pas prendre au sérieux.

Depuis le milieu de l’autre siècle, le XXe, les artistes ont cru que l’univers était privé de sens, que leur vie était absurde. Ils se sentaient voués à la solitude cosmique de Pascal ou à la vision existentialiste du néant. Et comme l’imaginaire ne semblait plus, à lui seul, pouvoir répondre aux questions qui se posaient, ils se sont tournés vers les idées, les concepts susceptibles de pallier le manque de sens, en voulant dénoncer ou réparer les désastres moraux et les effondrements politiques. Mais en chemin, tout ou presque avait disparu : la réalité était déconstruite et le sujet humain était devenu un assemblage malheureux de potentialités hasardeuses sans réelle direction. De plus nous étions tenus d’être, sans le vouloir expressément, des individus auto-référencés, privés d’altérité, privation qui, selon l’extraordinaire image d’Henri Raynal, fait de nous « des îles sans océan ».

Dès lors, il n’y avait plus que truchement, interprétation ; et le réel, qui n’existait plus que dans le regard falsifiant, ne pouvait être qu’une fiction. Déjà Guy Debord avait souligné, dans La Société du spectacle, combien nous étions les dupes d’une comédie généralisée qui trouve aujourd’hui son apogée dans facebook et combien nous avions du mal à nous appartenir vraiment, à penser selon nous et à exercer notre libre arbitre. Mais il souhaitait ardemment que nous puissions à nouveau être libres, et que nous puissions nous réapproprier ce qui nous avait été dérobé : la relation à notre propre vie, la relation aux autres et au monde.

Aussi, peindre les Roches de Mariol, la Loire à Saint-Vincent, le haut du Cirque des Boutières a de quoi surprendre alors que Christo s’efforce de faire disparaître le réel au profit de son emballage.

Pourtant, loin de la complexité des moyens auquel recourt l’art contemporain, Anne Baudequin offre une œuvre qui pourrait apparaître comme un anachronisme ou un archaïsme, une volonté un peu absurde de vouloir égaler la photo, ou encore une simple respiration, privée de tout sens collectif. Mais « innombrables sont les voies » qui mènent au sens, et ses tableaux sont peut-être des « vedute » mais en aucun cas des chromos ou des sujets agrestes de calendriers des Postes.

Sa parfaite maîtrise technique, sa palette très simple, le choix d’une facture sans artifice, comme la sélection d’un lieu qu’elle transforme en paysage, permettent de comprendre qu’elle ne cherche pas à mettre en œuvre les abîmes de sa psyché. En effet sa singularité ne fait pas obstacle à sa perception du réel, elle n’entend, de prime abord, délivrer aucun message. Elle n’admet aucun des partis pris contemporains, elle ne dénonce rien, ne lutte pas, pas plus qu’elle ne déplore ou ne soutient. Elle semble même ignorer la gradation classique : voir, regarder, observer, contempler, méditer, atteindre enfin le sens révélé. On dirait simplement qu’elle regarde, qu’elle voit et qu’elle se met en tête de rivaliser avec le paysage tout en lui étant parfaitement fidèle.

On pourrait se demander si elle travaille bien sur le motif et non à partir de photos, mais sa façon obligeante de capter et d’interpréter la lumière permet d’affirmer que, même si c’est le cas, elle ne triche pas avec la présence à laquelle elle se soumet et dont elle va s’efforcer de révéler le sens. On peut deviner qu’au cours d’une promenade elle s’arrête devant l’évidence d’une beauté dont elle ne saurait douter. Ce sont ces perspectives dont la beauté surprenante nous fait dire : « viens voir ! », qu’Henri Raynal appelle « la parole montrante », ce désir immédiat de partager lorsque nous sommes étonnés parfois jusqu’à l’émerveillement.

« Je m’efforce jour après jour de transcrire avec le plus de justesse possible ses subtiles nuances. Au-delà de la simple représentation, je cherche à exprimer mon émerveillement devant le spectacle sans cesse renouvelé de la nature » explique-t-elle dans un entretien pour Kazoart

C’est ainsi que l’on peut penser une œuvre qui nous dit : « viens voir, regarde ! » Elle s’est arrêtée, étonnée de ce qui est, elle s’en réjouit, et semble l’aimer profondément, et son regard aimant érige la vue en paysage. Son parti pris esthétique tient dans son refus de tous les soulignements qui transforment la réalité en pittoresque, comme de toutes les esquives qui pourraient masquer l’immense difficulté de toute œuvre. Rien de flouté, pas de laisser-aller parce que, de toute façon, la tâche n’est pas insurmontable, il faut vouloir et travailler. Chaque touche dans sa précision cherche à saisir une vérité, c’est un effort perpétuel. Cherchez un coup qui ne requiert pas cette tension, vous ne la trouverez pas. Et pourtant c’est un choix de modestie, elle s’efface autant qu’elle peut, son regard s’oublie dans le voisinage de la rivière et des monts comme si elle disposait d’un cœur poreux. Après, c’est autre chose ; créatrice, elle va entrer en compétition avec la réalité, recréer ce qui est déjà, ajouter sa part à ce qu’elle a su admirer, l’augmenter de sa vision, et magnifiquement le célébrer.

En nous soumettant les lointains, la Loire, des champs de brume, elle lutte contre notre distraction. Nous n’avons pas su assister au paysage, nous ne l’avons pas aimé, pas compris, nous sommes passés à côté de L’Emblavez sans le voir ni le regarder. Elle nous accorde un arrêt devant une certitude, et le double qu’elle nous en propose n’est pas un point de vue qui pourrait avoir la même valeur que n’importe quel autre, il révèle autre chose qu’une vérité de carte postale reposant sur l’évidence de la singularité d’un lieu. Une puissante énigme gît dans la lumière d’un matin d’automne dont nous n’avons pas saisi la qualité. Ce qu’elle propose c’est bien l’intimité d’un lien qui d’abord est le sien, mais qui par son travail peut aussi devenir le nôtre. Son œuvre est une demande de porter attention à part entière au paysage que nous avons négligé et qu’elle a choisi de ne pas embellir artistement pour se faire valoir.

Elle ne donne pas une impression, elle montre un chemin beaucoup plus important, celui de la proximité que nous pourrions avoir avec les arbres, les ruisseaux, les prairies dont nous pourrions nous aussi nous éprendre si nous refusions la malédiction qui a fait de la nature un objet tout extérieur dont nous pouvons disposer, parce que les liens que nous avions avec elle sont rompus.

Ainsi, là où l’on pourrait croire le travail déjà fait depuis que la photo existe, Anne Baudequin nous conduit à une conversion du regard, en révélant que nous avons rompu avec l’évidence des lieux dans lesquels nous vivons. Dans ses œuvres, trois arbres, un portail de prairie, un chemin de Saint-Vincent ne sont pas un décor, et elle affirme de surcroît que cette intimité est aussi à notre portée.

Loin de tout désir de contemporanéité ou de tout lien pseudo-mystique avec la nature déifiée qui fait flores aujourd’hui, elle rappelle, par exemple,la permanence de la brume à l’automne, savolatilité, elle lui porte une attention particulière, elle essaie de comprendre, de savoir comment elle absorbe et révèle la lumière et comment, éphémère, elle n’accumule rien.

Les vallées que nous habitons et que nous modifions souvent pour le pire, reviennent grâce à cette œuvre dans leur altérité. Elles ne sont plus en nous, mais hors de nous, fragiles, mouvantes, et leur permanence permet ce que l’on pourrait appeler une affiliation. Anne Baudequin est reçue et enrôlée par ces lieux, et si l’on cherche ce que pourrait être la signification d’une telle œuvre, c’est bien celle d’une conversion du regard. Elle offre les prémices d’une nouvelle relation avec ce que nous avons mis à distance, et propose une relation faite d’un ensemble d’égards envers ce qui nous entoure, elle nous demande, comme Baptiste Morizot, de prendre enfin au sérieux le monde vivant.

Chaque tableau dont on pourrait dire qu’il est un portrait, souligne notre absence de disponibilité à l’égard de ce qui peut être regardé et longuement vu, que ce soit l’ampleur des paysages d’altitude ou les Roches de Mariol qui sont sa montagne Sainte-Victoire. Elle voit ce qui est en réserve et nous offre, si nous sommes disponibles, la perspective unique d’une heure ou d’un jour étonnant, qui nous réjouira et pourra nous émerveiller. Elle ne peut faire autrement que de témoigner une fois, puis une fois encore, et encore une fois de la largesse d’un point de vue vivant, de ce qu’il a de donateur, dans un nécessaire arrêt du temps, « Le paysage, écrit-elle, a toujours été pour moi objet de contemplation, parenthèse ouverte hors du quotidien. »

Cette fidélité du peintre qui s’efface devant la beauté d’un monde alourdi de temps est plus riche que la singularité des dramaturgies privées. Sans doute égale-t-elle, pour leur lumière, les paysagistes russes que l’on peut voir au Musée Tretiakov, lumière qui ne saurait, pour être celle que nous admirons, se passer de la neige. Mais elle en efface l’intimité, le caractère privé, éminemment sentimental des Russes. Anne Baudequin comprend la présence du corps de la montagne, comme elle comprend la manifestation du silence d’hiver, elle perce et restitue la matérialité des monts sous la neige et leur fourniment organique. Il suffit de regarder un chemin, quelques arbres, et les fermes ballottées dans le froid, pour comprendre que le tableau est un accès à ce qui existe avant sa représentation. Son travail est révélation et témoignage de ce qui ne se donne pas si l’on ne décide pas de s’arrêter. Elle répond à la triple obligation pensée par Marcel Mauss : donner, recevoir et rendre. Je ne sais s’il y a chez elle « une demande » explicite à l’égard de la nature, si ce quatrième terme introduit par Alain Caillé permet de saisir d’encore plus près le sens de sa démarche. Mais sa maison est comme un atelier, les murs disparaissent au profit des fenêtres, c’est voulu, c’est comme si elle demandait à voir la vallée de la Loire, comme si elle ne voulait rien perdre de ce qui lui est donné. Ce don elle l’a compris, elle sait l’attendre, l’accepter, remercier et célébrer l’ampleur du lointain qui devient par sa main paysage ; mais aussi dire sa gratitude à l’égard du plus près, de l’incessante métamorphose des champs, des labours et des arbres. C’est un échange parfait qui a besoin de ses fenêtres. Certains tableaux sont parfois des cérémonies d’anniversaires à l’occasion desquelles elle offre à une barrière, à trois arbres jumeaux, leur portrait en saison. Après c’est l’histoire d’une relation qui nous devient intelligible, il nous reste ses œuvres dont elle souhaite qu’elles donnent à voir « humblement » précise-t-elle, et grâce à elle nous voyons.

Jean-Paul Rogues, Les Avits, 25 août 2021

// Article publié le 3 décembre 2021 Pour citer cet article : Jean-Paul Rogues , « Être fidèle au paysage », Revue du MAUSS permanente, 3 décembre 2021 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Etre-fidele-au-paysage
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