Virantanaz. Épopée vepse
Traduction française de Guillaume Gibert, en collaboration avec Pierre Présumey
Pourquoi publier le Virantanaz ?
Les langues naissent, vivent, évoluent, et peuvent mourir.
Il se perd une trentaine de langues tous les ans ; encore faut-il pour étayer cette estimation savoir identifier et délimiter une langue : Où commence-t-elle ? Où finit-elle ? Quels sont selon les enjeux, les critères retenus ? Sujet polémique qui a partie liée avec la politique car c’est à la fois une institution sociale et une pratique individuelle comme l’indiquait Saussure dans sa bipartition langue/parole. Vendryes, Meillet, et bien d’autres linguistes se sont interrogés sur la mort des langues (les processus, les conditions qui l’autorisent…)
Une langue peut disparaître avec la société qui l’emploie, soit qu’une calamité se soit abattue sur elle, soit qu’elle se transforme au contact d’autres langues, se transforme jusqu’à disparaître. Autrefois, la disparition d’un peuple engloutissait sa langue dans l’oubli ; mais il arrive aussi aujourd’hui que les populations abandonnent leurs langues tribales, régionales, souvent de transmission orale, et adoptent, sans formuler une décision explicitement, mais parfois avec douleur, une langue dominante dont ils pensent qu’elle assurera à leurs enfants un avenir, alors que leur langue paraît condamnée ; ce qui est certain si les pouvoirs n’ont pas une politique de maintien énergique. Or les pouvoirs politiques cherchent avant tout à consolider leur autorité à travers l’hégémonie d’une langue officielle.
Pourtant, chaque langue nous apporte des informations sur une manière d’agir de la pensée humaine. Car les langues sont bien plus que des systèmes de communication, ou même des véhicules de valeurs ou de représentations, comme on le lit souvent : ceux-ci sont consubstantiels à la langue ; ils ne font pas que s’y « exprimer », elle contribue à leur élaboration.
L’humanité a, dans son patrimoine, ses langues qui sont autant de façons de dire, de considérer et même de constituer le monde, aussi quand une langue s’éteint, un pan de ce patrimoine se perd avec elle. Considérant ce patrimoine « immatériel », l’UNESCO a établi des degrés de menace, de « vulnérable » à « éteinte ».
L’organisation considère qu’à l’exception du russe et du tatar toutes les langues de la Fédération de Russie sont menacées et certaines sont éteintes. Ainsi, le vepse qui appartient au sous-groupe des langues fenniques des langues finno-ougriennes, et dont il va être question plus loin : c’est une langue essentiellement orale dont les premiers textes datent du début du XIXe siècle ; un système d’écriture (en caractères romains) à été élaboré en 1932.
Le vepse n’est pas le plus menacé : le vote a disparu, on ne comptait qu’une trentaine de locuteurs en 1989. Un professeur de philosophie s’est immolé par le feu en 2019 pour attirer l’attention sur la langue oudmourte.
Le langage sert aussi à affirmer ses convictions, un mouvement nous pousse parfois à la rencontre de ces langues rares et de leurs locuteurs parce qu’ils sont peu nombreux, que la langue est fragile, menacée d’extinction.
La menace pèse surtout sur celles qui se transmettent oralement et laissent trop peu de traces à la mort des derniers locuteurs ; c’est pourquoi aller vers ce qui se maintient encore, recueillir tous les éléments disponibles, les chants, les récits, les parlers qui structurent ces sociétés orales n’appartient pas au collectionneur curieux, mais manifeste une adhésion à l’humain dans toute sa profondeur.
G.Valency
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Lire le Virantanaz
Le vepse n’est pas seulement la langue minoritaire, parlée par quelques milliers d’habitants dans les villages, que le communisme avait jugé « sans perspectives » qu’il s’agit de faire connaître. Si nous lisons aujourd’hui le Virantanaz, il ne faut pas oublier le travail hors du commun de Guillaume Gibert qui a appris cette langue, qui est entré en contact avec le peuple vepse en Carélie, a rencontré l’auteur de cette épopée, s’est passionné pour le texte et en a fait la traduction. Mais sans la plume de Pierre Présumey qui sait avancer le mètre à la main en parfaite connaissance du rythme, et de l’image, l’oralité du récit ne serait pas restituée. Avec cette mise en forme en français, l’épopée évite le récitatif, reste simple et vivante, et nous permet de pénétrer la pensée vepse et la vision animiste. Il faut saluer la générosité d’un tel effort.
Le Virantanaz nous apprend ce qu’est la bonne vie, et l’Ours, maître des lieux, se charge de cela en enjoignant aux hommes de ne pas être mauvais envers la Forêt : « Vivre aux côtés des hommes. Vivre aux côtés des bêtes, c’est là qu’est votre chemin ». De l’animisme de l’épopée vepse nous donnons ici un exemple : les chants 6 à 10, en nous arrêtant à l’incantation d’Anni à son bouleau ; mais l’ensemble de l’œuvre de Nina Grigorievna Zaiceva est une illustration supplémentaire d’un lien au vivant, qui ignore la réification de ce que nous nommons, sans la connaître, « la nature ». On ne saurait cependant la réduire à cela ; dans le Virantanaz, on voit le peuple Vepse faire société, porter un regard sur le monde, dans une langue dont Guillaume Gibert est passé maître.
J-P Rogues
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Mots d’introduction aux lecteurs français
Chers lecteurs français,
Il m’est agréable et hautement précieux de savoir que mon petit peuple, les Vepses, ait trouvé des amis jusqu’au centre de l’Europe, en France. Que soient remerciés avant tout les traducteurs Guillaume Gibert et Pierre Présumey ainsi qu’Emilie Maj, éditrice du texte, eux qui ont offert cette possibilité !
Les Vepses sont les descendants de la vieille peuplade balto-fennique de Ves’. Elias Lônnrot, le célèbre folkloriste, linguiste et auteur du Kalevala, qui était chez les Vepses en 1842, a écrit dans son journal que les Vepses en ce temps-là étaient déjà bilingues. Se fondant là-dessus, il annonçait que bientôt les Vepses et leur langue n’existeraient plus. Mon peuple est vraiment devenu un petit peuple mais nous vivons, nous apprenons la langue, nous lisons et nous écrivons dans notre langue maternelle. Il est clair que le bilinguisme n’empêche ni la protection de la langue ni la culture et ouvre au monde, il faut seulement aimer la langue maternelle et la garder en première place dans nos cœurs.
Nous, les Vepses, nous faisons découvrir au monde quelque chose de nouveau : avant tout la philosophie de la langue vepse et de sa littérature. Cette philosophie est très ancienne et singulière. Nous n’avons pas conservé en grande quantité un folklore ancien mais nos chants de lamentations pour les mariages et les enterrements, par leurs textes lyriques, leurs allitérations, leur langage poétique, ont construit les fondements de la poésie, ce qui a contribué à la création de l’épopée et au développement de la poésie. Nous aussi avons eu notre propre regard sur le monde, notre rapport à la nature que nous considérions comme un être vivant et avec qui nous vivions en parfaite harmonie. Ces savoirs, inclus dans le folklore et la mythologie, que nous avons conservés et selon lesquels nous avons vécu, ont permis d’écrire l’épopée vepse. Vir et Aira, la tante Anni, Talia la jeune fille et d’autres personnages de l’épopée, montrent une petite partie de la vie des Vepses, ses aspects lyriques, ainsi que ses traits mythologiques et folkloriques.
Bienvenus en terre vepse, dans le monde vepse, chers lecteurs français ! Nous sommes très heureux de faire connaissance avec vous !
Nina Zaiceva
Introduction
Qui sont les Vepses ?
Les Vepses sont un petit peuple finno-ougrien, proches parents des finnois et des estoniens, vivant au Nord-Ouest de la Russie. Parmi l’ensemble des peuples fenniques, ils sont le plus oriental. Ils ne bénéficient pas d’un territoire vepse administratif autonome mais sont répartis entre la République de Carélie et les oblasts de Leningrad et de Vologda. La majorité d’entre eux vit en République de Carélie. D’après le recensement de 2010, la population vepse s’élève à 5936 personnes.
Le territoire des Vepses, d’une taille comparable à l’Estonie, s’étend entre les trois grands lacs d’Europe du Nord, Beloie (lac blanc), Onega et Ladoga. Les Vepses ne l’occupent pas de manière homogène mais vivent dans des petits villages souvent isolés et éloignés des centres urbains de la région. Ce territoire est essentiellement composé de forêts et de lacs qui constituent l’essentiel des ressources exploitables. Une des matières premières notables que l’on y trouve également est la roche porphyrique rouge ou grès de Carélie (quartzite de Soksa), pierre rare dans laquelle ont été sculptés de nombreux monuments prestigieux en Russie et le sarcophage de Napoléon en France.
Une histoire liée à la Russie
On trouve la première mention d’un peuple que l’on peut rattacher aux Vepses actuels dans les écrits de l’historien goth Jordanès au VIe siècle qui utilise l’éthnonyme Vas ou Vasina. Au IXe siècle, les chroniques russes évoquent les Vess et au Xe siècle, apparaît le nom Visu dans les récits de voyages arabes. Le contact avec les Russes est donc ancien et les Vepses vont adopter très tôt la religion orthodoxe.
Pendant plusieurs siècles, les Vepses disparaissent des écrits des historiens car, selon toute vraisemblance, l’élite de la population avait été russifiée en quelques générations. Il faut attendre 1824 pour que le linguiste Anders Sjôgren « redécouvre » les Vepses lors d’une expédition scientifique, en identifiant aux Vepses des anciennes chroniques les locuteurs d’une langue fennique inconnue jusque-là.
Les Vepses, comme beaucoup d’autres peuples de Russie, vont connaître un éveil culturel après la révolution russe. A partir des années 1930, ils créent une langue standard écrite et choisissent d’utiliser l’alphabet latin. Une trentaine d’ouvrages scolaires, soumis aux influences idéologiques soviétiques, est publiée. L’existence de cette langue écrite est brève puisqu’à partir de 1938, la publication de livres écrits en vepse est interdite et les livres sont brûlés.
Pendant la deuxième guerre mondiale, les Vepses vont subir les conséquences de leur situation géographique. Le territoire vepse se trouve sur la zone d’affrontement des Allemands, des Finlandais et des Russes. Les Vepses sont alors occupés par les uns puis par les autres. C’est à cette époque que certains d’entre eux quittent leur territoire. Dans un ouvrage autobiographique intitulé Ripaska linnut, la finnoise d’origine vepse, Raisa Lardot, raconte comment, petite fille, elle a dû aller à l’école où l’on devait parler en finnois puis en russe. Son père ayant travaillé avec les Finlandais, elle doit se réfugier en Finlande avec sa mère et ses sœurs.
La période d’après-guerre est marquée par les déplacements de population et de villages vepses. Dans les années 1960-1970, les habitants des villages catégorisés comme « sans perspectives » devaient gagner des bourgs plus peuplés. La fin des années 80 et la perestroïka vont permettre une amélioration de la situation, notamment culturelle. La langue écrite est réintroduite sur les bases de celle des années 30 et en 1993, paraît le premier journal vepse Kodima « Terre de mon foyer ».
De nos jours, la majorité des Vepses vit en Carélie (3423) où coexistent populations et langues vepses, russes et caréliennes. Le carélien est la langue la plus proche du finnois. A la différence du vepse, il est parlé des deux côtés de la frontière. La langue vepse n’a pas le statut de langue officielle mais bénéficie d’un encouragement et d’initiatives culturelles fortes. Ces efforts de la part des autorités tentent d’enrayer la situation parfois difficile des villages vepses isolés qui connaissent un exode souvent massif vers des centres urbains plus importants comme Petrozavodsk (Petroskoi en vepse) ou Saint-Pétersbourg.
Une culture de tradition orale et une jeune littérature écrite
Les vepses sont culturellement liés à l’élément fondamental de leur environnement : la forêt. Elle gouverne l’essentiel des activités traditionnelles que sont le travail du bois, l’agriculture et l’élevage, modestes dans ces régions. L’eau est un autre élément fondamental et la pêche, dans les innombrables lacs, reste une activité importante. Eloignés des centres urbains, les Vepses ont conservé des traits culturels et linguistiques archaïques au sein des populations fenniques. Malgré la forte implantation de la religion orthodoxe, ils ont gardé des pratiques animistes. La forêt est pour eux un être vivant. Cet espace « animé », dans lequel les arbres voient et entendent tout, est régi par un maître : le mecizand, « le maître de la forêt ». Ce dernier peut soit être favorable aux hommes, soit les perdre. Lorsque l’on se rend chez les Vepses, on ne peut qu’être frappé par l’extrême étendue et l’extrême densité de la forêt. On comprend aisément que leur crainte fondamentale ait été de s’y perdre. Ils utilisent pour signifier « s’égarer en forêt » une expression difficile à traduire : olda hondoljal ’gel « être sur une mauvaise trace ». Etre perdu indique le non-respect des lois de la forêt et tomber sous la domination de son maître.
Dans cet environnement et au sein d’une telle culture, c’est tout d’abord la littérature orale qui s’est développée. Elle se compose de textes narratifs : contes, légendes, récits brefs, en vepse, sarnad, starinad, sanutesed, relatifs, par exemple, à l’ours ou au maître de la forêt ; de chants, pajod ; de proverbes, mustatized ; de charmes ou incantations, puheged et de lamentations, voikud. Mais, à la différence des populations caréliennes ou estoniennes, les Vepses n’ont pas connu de tradition épique semblable à celle du Kalevala, l’épopée nationale de la Finlande, ou du Kalevipoeg estonien.
La littérature écrite, en tant qu’œuvre esthétique, apparaît en 1994 grâce à la publication du recueil, Koumekümne koume, « Trente-trois », du poète Nikolai Abramov, qui s’ouvre sur les vers suivants : Kaikuccel - iceze màgi / Kaikuccel - iceze kel ’ : « A chacun sa colline / A chacun sa langue. » Il deviendra un classique de cette jeune littérature et entraînera dans son sillage toute une création poétique essentiellement lyrique et féminine, dont Alevtina Andrejeva, Valentina Lebedeva et Nina Zaiceva sont les grands noms. On ne peut que souligner le dynamisme créatif vepse qui se concentre aussi sur la littérature pour enfants, la traduction d’œuvres en prose et la chanson.
Nina Zaiceva et l’épopée vepse Virantanaz
Nina Zaiceva, née en 1946 dans le village vepse de Voilaht, est professeur, linguiste, spécialiste de langue, littérature et culture vepse, membre de l’institut de langue, littérature et histoire du centre de recherche de Carélie. Outre ses travaux scientifiques, elle publie régulièrement des œuvres littéraires. Elle est appelée par les Vepses « la mère de la langue écrite » car elle a joué et joue un rôle majeur dans le processus de revitalisation de la langue écrite. En 2012, elle publie l’épopée vepse Virantanaz qui va marquer la jeune littérature par son caractère unique.
Ne pouvant s’appuyer sur aucune tradition épique orale ancienne, Nina Zaiceva utilise essentiellement les voikud, les chants de lamentations, comme clef de voûte de sa construction épique. Les Vepses, et dans l’immense majorité, les femmes, chantent ces voikud dans les contextes et situations de séparation : mort, mariage, départ. Pour l’auteur de l’épopée, ces chants de lamentations constituent le cœur culturel et esthétique de la littérature orale sur lequel s’appuie la littérature écrite. A ce fonds culturel, Nina Zaiceva a su intégrer et fondre, dans le texte de son épopée, des éléments de la jeune littérature vepse, tel le poème « Lendi linduine », « L’oiseau s’est envolé » de Valentina Lebedeva, que chante Tal’oi, la fille de Vir. Ainsi, l’épopée vepse peut être lue comme une « broderie de mots », pour reprendre l’expression vepse, anciens et actuels, qui ouvre à son lecteur cette riche culture.
L’épopée a été traduite en finnois, en russe et en estonien. A partir de la traduction de Madis Arukask, certains passages ont donné lieu à des représentations théâtrales en Estonie.
La traduction française
Le français et le vepse sont deux langues très différentes. Le vepse, par son caractère agglutinant et son absence d’article, peut, en quelques mots brefs, avoir une grande force expressive que nous avons essayé de rendre en français. Le texte de l’épopée est écrit en vers rimés de longueur variable, conférant à l’ensemble un rythme alternant selon les différents chants. Il nous a paru souhaitable de conserver cette variation rythmique en l’adaptant à la langue française et d’utiliser, l’hepta-, l’octo- et le décasyllabe.
En savoir plus sur les Vepses
Il n’existe pas à notre connaissance d’ouvrage spécifique consacré aux Vepses en français.
ABRAMOV Nikolai, 2011, Les chants des forêts : poèmes choisis, traduits du vepse et présentés par Sébastien Cagnoli. Edition bilingue, Paris, ADEFO (Le seul ouvrage vepse traduit en français à ce jour).
GIBERT Guillaume, 2017, « La femme et le sacré dans l’épopée vepse Virantanaz », La Femme et le Sacré, actes du colloque La Femme et le Sacré, Le Puy-en-Velay, 8-9 avril 2016, P. Guelpa (éd), l’Harmattan.
GIBERT Guillaume, 2020, à par. dans Etudes finno-ougriennes, « Panorama de la littérature vepse » (L’article propose un aperçu de la littérature vepse dans sa diversité avec un choix d’extraits traduits et donne une bibliographie fournie).
LEONARD Jean Léo & DJORDJEVIC LEONARD Ksenija, 2014, « Un terrain vepse », Etudes finno- ougriennes, n°46, mis en ligne, le 15 octobre 2015, https://efo.revues.org/4376.
SARESSALO Laasi, 2005, Vepsà : Maa, kansa, kultturi, Suomalaisen Kiijallisuuden Seuran Toimituksia 1005 & Tampereen Museoiden Julkaisuja 81, Tampere, Tampereen museot & Helsinki, Suomalaisen Kiijallisuuden Seura (Le livre propose un éventail d’articles consacrés aux vepses et à leur culture).
ZAICEVANina, 2018, Virantanaz, Vepsa Eepos, traduction estonienne, notes, commentaires et introduction de Madis Arukask, Tartu, Tartu Ülikooli Kirjastus (Les notes et les commentaires offrent des informations solides et détaillées sur le monde vepse).
Etudes finno-ougriennes
http://joumals. openedition.org/efo/
Musée ethnographique vepse à Soutjârv’
Source : https://vep.wikipedia.org/wiki/Yepsan_kul%27turan_muzei
Extraits du Virantanaz
1. Prologue de l’auteur
Il m’est venu dans la tête,
Il m’a coulé dans le cœur,
De faire une épopée vepse,
De me hâter de donner
Au plus vite ce poème
Que je crée en langue vepse.
À vous, tant que vous savez,
À vous, tant que vous voulez
Parler encor notre langue,
Tant que n’est pas interdit
Le parler que nous aimons
Et qu’on entend encor chez nous.
Car voici ce qui m’angoisse
Et ce qui ronge mon âme :
Que le vepse disparaisse.
C’est pourquoi j’ai entrepris
De vous raconter en vepse
Tout ce qui ne le fut pas
Ou ce qui le fut peut-être,
Mais a quitté les mémoires.
Un soir que j’étais bien lasse,
À peine arrivée chez moi,
Je rêve une belle histoire
Qui devint mots avec le jour.
Aussitôt je la retins ;
Elle devint la légende
De notre vie d’autrefois,
Du Virantanaz [1] ancien.
Alors sur la page blanche
Je déposai les paroles
Afin qu’on puisse les lire
Et pour que vous réjouisse
L’épopée dite par moi.
Si la légende vous plaît
Je m’en trouverai heureuse
Et vous en écrirai une autre.
Mais pour faire celle-ci
J’ai cherché les vieux récits,
Et les tendres souvenirs
De ce que l’on m’avait dit.
Dans la mémoire des Vepses
Brillent des récits sans nombre,
Retentissent tant de chants
Que le peuple avait chantés !
Les voiks [2] ne sont pas perdus,
Les proverbes et les contes
Mots écrits sont devenus,
Ainsi que les incantations [3].
Donc, lecteur, je te le dis :
Ces paroles sont en or,
Elles brûlent comme un feu
Dans la poitrine des hommes.
Chaque mot vient des ancêtres,
Et sorti du fond des temps,
Chaque mot est ciselé
Et lavé par chaque lèvre.
Les meilleurs de tous ces mots,
Et les dires d’autrefois,
Je les prends et les assemble
Pour composer cette épopée.
(…)
6. Dans le vieux Virantanaz
Sur les bords de la rivière,
Sur la plage du grand lac
Était la ferme de Vir,
Le foyer qu’il chérissait.
Car Vir avait une femme,
Aira, qui venait d’une île
Du pays du peuple same.
Sa langue n’est pas la nôtre,
Mais Aira parlait le vepse
De façon nette et parfaite.
Elle connaissait des chants
Et même elle chantait des voiks.
Où trouver pareille épouse
Que la jeune fille Aira ?
Chacun vantait sa beauté,
Celle de ses sourcils noirs
Et celle de ses yeux bruns...
Et quand Vir la regarda
L’air se mit à lui manquer...
Ensuite on fit le mariage,
Et Aira vint au village.
Elle occupa un étage ;
L’amour parfait y régna,
La famille s’enracina...
7. Histoire d’Aira
Différente était sa vie
D’autrefois, et différent
Était aussi son langage.
Etrangères ses coutumes,
Etrangers parfois des mots
Qui lui venaient à la bouche :
Torok, lizm, ou bien capta [4]...
Regardez ces mots, mes frères,
Vous voyez qu’ils nous ont plu,
Car ils se sont confondus
Tout à fait dans notre vepse :
Ils font partie de sa richesse.
Aira avait l’habitude
De s’aller non loin de là
Reposer au bord de l’eau
Sur la souche d’un bouleau.
On pensait qu’elle attendait
Un message de chez elle.
Elle voyait dans son rêve
Un très grand troupeau de rennes.
C’était celui de son père
Qui couvrait les pâturages.
Aira, comme ta vie change,
Et ton père qui n’est plus là !
Et ta mère n’est plus là !
Souvent elle revoyait
De sa maman les yeux noirs.
Et quand elle y repensait
L’air venait à lui manquer.
Dureté des souvenirs
Qui lui remontaient en tête
Et lui serraient la poitrine !
Dans son cœur la peine noire
Et le tourment éternel.
Elle regardait le ciel
Pour appeler ceux qu’elle aimait.
Ses parents, un jour lointain,
Avaient fait paître leurs rennes
Dans la toundra tout au loin.
On était partout chez soi ;
Au soleil ou dans le froid
On savait vivre, mes frères !
Mais quand il fallut rentrer,
Et se mettre en mouvement
Pour regagner la maison,
On n’eut plus nouvelle d’eux.
On redoutait qu’un malheur
Les eût frappés là-bas au loin.
On partit à leur recherche,
On battit tout le pays.
On chercha, chercha, chercha
Jusqu’au bout de la toundra.
Quand on dit dans le village
Qu’on avait trouvé des traces
Au-delà de la rivière,
Cette fois fut la dernière ;
Après ce fut le silence.
On pensa à la malchance,
Ou à quelque égarement :
Dans tous les cas même tourment.
Mais Aira se souvenait
Du jour où elle entendit
Ses parents qui lui disaient :
« Quand tu suivras l’arc-en-ciel
Tu pourras aller au ciel,
Et ce ne sera pas loin !
Quand éclatera l’éclair,
Tu devras te préparer
Et marchera jusqu’à lui,
Là où son feu aura lui.
Car c’est ce feu de couleurs
Qui nous fait glisser dans le ciel. »
« Toute la vie est au ciel
Père et mère, mes chéris,
De longtemps y sont allés.
Dans l’étendue du grand ciel
On mène une belle vie,
Dans les profondeurs du ciel,
Dans les étendues de bleu
Tout proches des arcs-en-ciel.
Et le ciel n’a pas de fond,
On n’y trouve que le bien,
Qu’on ne trouve point sur terre,
Car dans le ciel germe la vie. »
Aira savait maintenant,
C’était clair comme de l’eau,
Que père et mère chéris
Dans la neige étaient partis
Au matin vers les éclairs,
Ceux qui éclatent au nord,
Avec force dans l’hiver.
Le chemin était brillant
Qui menait au fond du ciel,
Et l’on croyait bien entendre :
« Approchez, approchez-vous,
Le meilleur séjour est chez nous. »
Souvent la petite Aira
Restait assise à l’écart.
Elle contemplait le ciel
Et ne pouvait détourner
Son regard fixé sur lui.
Père et mère étaient là-bas,
Oui, dans le monde du ciel.
Mais ce monde était si loin,
Mais ce monde était si haut !
Père et mère faisaient signe :
De là-haut à leur enfant :
Alors une étoile filait.
Aira devint orpheline,
Comme une rame sans barque.
Le village l’adopta,
Une noid la prit chez elle.
Et nombreux étaient ceux qui
Allaient consulter la noid.
Elle seule possédait
Le pouvoir de tout soigner ;
La maman de Vir souffrait
Et longtemps garda le lit...
Son père alors prit la route
Pour le lointain pays lapon.
La noid avait pris Aira
Pour aller sur les rivages
Où les gens parlent le vepse,
Là où claires sont les eaux,
Et où les arbres sont hauts...
Les deux femmes s’installèrent
Sur une île pour y vivre,
Soigner et guérir les maux.
Aira ici se plaisait,
Au milieu de ce pays.
Elle en apprit le parler
Et une place elle se fit.
On parlait aussi d’Aira :
On disait de cette Same
Qu’elle était une étrangère,
Mais une bien belle femme.
Et le cœur de Vir s’enflamme
D’aller trouver cette belle,
De poser ses yeux sur elle.
Son père pouvait gronder,
Lui arracher les cheveux,
Peu importe, il s’en moquait.
Et quand la neige fondit,
Dans l’île belle il se rendit.
Les beaux yeux noirs de la Same
S’emparèrent de son âme.
Sans Aira la vie est vide,
Les cloches perdent leur son,
Le soleil perd sa lumière.
Avec elle à ses côtés
Au devant de sa maison
Son cœur plein de douce fièvre
Chauffe sa poitrine entière
D’une joie que rien n’arrête.
Nul n’empêcha que Ton aille
Jusqu’à la fin du mariage !
8. La famille de Vir et d’Aira
Elle attendait un enfant,
Il restait encor du temps.
De son ventre elle souffrait.
Quand Aira vint à crier
La vieille Anni l’on manda
Car son savoir était grand.
Cette Anni était la sœur
De la mère aimée de Vir,
Qui très jeune était partie
Prise par la maladie.
Et Vir avait oublié
Le visage d’Iroï sa mère.
Très douce était tante Anni ;
Depuis déjà bien longtemps
De sa sœur elle avait pris
La place à côté de Vir.
Elle n’était pas mariée,
Elle était vive, en ce temps ;
Elle connaissait les mots,
Savait les incantations,
Et pour soigner et guérir
Aux deux langues recourir :
Elle possédait très bien
Le vepse, et le russe au besoin.
Dans la vie de tante Anni
Nulle cloche n’a sonné
Pour y dire le bonheur ;
Dans sa maison les années
Nulle joie n’ont apportée.
Et sa famille était morte.
Elle avait aimé très fort
Comme en un conte de fée
Timoï, qui pourtant partit
Chercher femme loin d’ici
Et la prendre pour épouse
En laissant là son pauvre amour.
Le nom du jeune Timoï
Aujourd’hui encore crie
Et il frappe à ses oreilles
Malgré ces longues années.
Le jeune homme lui manquait.
Pourquoi n’a-t-elle pas pu
Auprès d’elle le garder ?
Voilà où était le mal :
D’avoir été égarée [5]
Dans la fond de la forêt
Sans retrouver son chemin !
Alors toute sa vie changea.
Ensuite elle se taisait.
Et même si quelquefois
Le souvenir la rongeait,
Elle savait le ranger
Dans un coin très loin de soi.
Pourvu qu’aujourd’hui sa vie
Apporte ce qu’elle veut,
Du passé elle se tait,
Elle retient tout en elle.
J’ai donc quitté là le vers
Qui servait pour sa légende
Et contenait sa vérité.
9. Histoire d’Anni
Un jour qu’Anni était dans la forêt
Partie matin pour y cueillir des baies,
Tant en trouva et tant en ramassa
Qu’elle en remplit son panier bien à ras,
Mais tant aussi qu’elle perdit la voix
De ses amies, couverte par le vent.
« Que m’advient-il ? Où donc m’en suis-je allée ?
Malheur à moi, je me suis égarée ! »
Puis avisant un être très étrange :
« Qui vois-je là, au bas de la colline ?
Quel genre d’homme, en si curieux habit
Qu’on le croirait en tout point travesti ? »
Après un temps Anni se rendit compte
Que de feuillage il était tout couvert,
Puis le voyant la regarder soudain :
« Quel être sort de la forêt profonde ?
Le maître peut, ou alors le vent fou,
Trouver ainsi la trace d’un humain. »
La créature avança vers Anni
Et mit des mots au creux de son oreille :
« Anni, ne détourne pas ton visage.
De mal ne te ferai au grand jamais,
Mais dans ton cœur l’amour je répandrai,
A la maison mes bras te porteront.
De la forêt tu auras tout savoir,
Un sort jeté fera de toi ma noid,
Et tu vivras, Anni, en pleine force,
Si tu deviens maîtresse des forêts !
Tu auras tout pouvoir sur la nature
Sur toute bête et sur tous les oiseaux,
Jusqu’au poisson qui montera des eaux,
Quittant sa vague afin de t’obéir.
Et chacun d’eux prendra de toi grand soin,
Pour contenter chacun de tes besoins.
Ils aimeront se lever, se coucher,
En faisant tout selon ta volonté.
Il te suffit alors de m’embrasser.
Il te suffit de me donner ton âme.
En te touchant, point n’userai de force,
Ni ne prendrai ton âme par la force.
Car pour l’instant, je ne me fâche pas.
Tu peux coiffer ta tête d’un foulard,
Mais elle doit te servir à penser !
Tu as pour toi encore un peu de temps.
Si tu dis non, tu vivras dans les bois,
Et même à quatre pas de ta maison,
Et même en la cherchant pendant cent ans,
Dans la forêt tu tourneras en rond. »
La pauvre Anni fut prise par les larmes :
« Comment pourrais-je bien être la femme
Du maître des forêts ? » L’obscurité
Couvrit tout l’air. Que pouvait-elle faire ?
Un jour passa, et puis une semaine.
Déjà la voix d’Anni s’était éteinte.
Partout le noir aux branches et buissons
Et des sapins tout autour la prison.
A ce moment lui revinrent les mots
Que sa maman n’aurait jamais dû dire :
« Va-t’en chercher des baies, et reviens vite :
Le bois de pins est là tout à côté. »
Mais la maman en son empressement
Avait omis de bénir son enfant.
Voilà pourquoi sa fille ce jour-là
Entre les mains du grand maître tomba.
Que faire ? Attendre la mort sans manger ?
Dans la forêt disparaître à jamais ?
À bout de force Anni se décida
À devenir du grand maître la noid.
Il haussait bien le sourcil en clignant,
Mais il avait la semblance d’un homme,
Chapeau, chemise et pantalon tout comme...
Alors Anni sa tête rapprocha.
Elle embrassa le grand maître des bois,
Elle sentit son âme s’envoler...
Toute pensée d’elle s’évanouit ;
Ne lui resta presque aucun souvenir !
Et quand enfin elle rouvrit les yeux,
Le maître n’était plus qu’un vent léger.
« Malheur à moi, qu’ai-je pu faire là ?
Et maintenant qui suis-je devenue
En me faisant l’épouse de mon maître ?
Et mon malheur, comment vais-je le dire ?
Mon cher Timoï, toi qui es plein d’esprit...
Je ne sais plus comment faire à présent... »
Anni couvrit ses yeux avec ses mains,
Il en coulait un grand ruisseau de larmes.
Elle tomba par terre évanouie,
Et demeura ainsi toute la nuit.
« Qui me dira le moyen de survivre ?
Et le moyen de rentrer chez les hommes ?
Mieux vaut pour moi continuer ici,
Dans la forêt demeurant pour toujours.
Et c’est ainsi que ma vie passera. »
Tout se mêla dans la tête d’Anni.
À se sauver elle ne chercha pas,
Elle voulait mourir où elle était.
À son réveil, dans la cour de la ferme,
Sous sa chemise elle avait des brindilles
Et demanda, s’adressant à son père :
« Mon vieux papa, pourquoi vivre sur terre ? »
Un autre jour, c’est un malheur bien pire :
À son troupeau il manquait une vache !
Le maître alors en serpent se montra
Et de sa bouche il ôta tous les mots.
La pauvre Anni fut conduite muette,
Sans plus aucune force chez la noid
Qui habitait tout au bout du village :
« Ma tendre enfant, c’est un bien grand malheur ! »
La vieille femme examina Anni,
Et demanda ce qu’elle pouvait faire,
Réfléchit bien, fila dans sa remise,
En rapporta des herbes des prairies.
En fine mouche elle avait bien compris
Au fond des bois la cause du tracas.
Elle savait que c’était le grand maître
Qui lui jouait un de ses mille tours !
« Ma pauvre enfant, qu’allons-nous pouvoir faire ?
Sache pourtant que je t’assisterai ! »
Au fond de soi la vieille se disait :
« Cette pâleur est celle d’un cadavre ! »
« En toi c’est le grand maître qui travaille.
Garde confiance, un beau jour reviendra
Où tout ce mal de toi s’envolera,
Et la parole alors te reviendra. »
Mais dans son cœur le charme des forêts
Règne en tyran sur Anni désormais :
On y entend le cri du grand tétras
Car tout son cœur est devenu forêt.
Qui donc a pu manigancer cela,
Sinon le maître ? Anni le sent fort bien :
Maître en son cœur, comme dans la forêt,
Il est certain que tout lui appartient.
Elle ouvre alors ses yeux pleins d’épouvante :
Le bois sauvage et la forêt lointaine
De tous côtés se couvrent d’un air blanc,
Posant sur elle un grand fardeau de peines ;
De la fenêtre on ne peut plus rien voir
Qu’un peu partout la profondeur du noir ;
Et l’on n’entend rien d’autre que le vent
Jetant sur lui des bouts de bois de pin...
C’est le moment où Anni se souvient :
Du seul bouleau lui viendra le salut !
Car du bouleau ce qu’elle a entendu
C’est que son bois à toute chose est bon.
Pendant l’été il nous offre sa sève,
Pendant l’hiver il nous garde en santé.
Sur ses rameaux vient se poser l’abeille
Qui trouve en lui de quoi faire son miel.
Quant au feuillage, il flotte toujours beau
Au gré du vent berçant ses pousses vertes
Tant qu’on croirait que quelque noid alerte
Jette son charme en sa belle ramée...
De lui, l’hiver, tu feras un balai ;
Mais ce feuillage a plus d’un avantage :
Après le froid, le rameau de bouleau
Sera pour toi vraie corne de bonheur.
De son écorce encore tu peux faire
Une besace aussi bien qu’une chope,
Et t’écrier en y buvant l’eau claire
Que c’est du miel qui coule dans ta gorge !
Car le bouleau nous est utile à tout :
À la maison, au champ, au pré, partout.
C’est bien pourquoi il faut qu’on ait souci
De nos boulaies pleines d’arbres chéris,
Et c’est aussi pourquoi toujours on dit :
« Si quelque jour te vient quelque embarras,
Cherche un bouleau que tu embrasseras :
Et du mal tu diras : bon débarras ! »
Anni vint donc auprès d’un bouleau blanc,
Et dit à l’arbre en caressant son bois :
« Puisque le maître des forêts m’a prise,
Petit bouleau, de lui libère-moi ! »
Et le bouleau, l’ayant entendue dire,
Empli de joie, remua ses rameaux.
Anni trouva encore d’autres mots
Qu’elle alla dire au petit bouleau blanc.
Anni lia l’un à l’autre ces mots
Où son malheur se dévoilait en grand :
L’incantation qu’alors il en naquit,
C’est le moment de la chanter ici.
Incantation d’Anni à son bouleau
Toi mon bouleau, mon petit bouleau blanc,
Petit bouleau au feuillage éclatant,
Petit bouleau au solide branchage,
Petit bouleau à l’écorce si blanche,
Mon pauvre cœur est frappé au couteau.
Assiste-moi, moi qui suis ton enfant,
Et remets-moi sur le chemin d’antan,
Moi qui n’ai pas fini mon jeune temps.
Toi mon bouleau, mon joli bouleau blanc,
En toi je mets toute mon espérance,
Et c’est vers toi que ma clameur s’élance,
Et c’est vers toi que s’élèvent mes pleurs.
Vois comme on a maltraité ton enfant,
Entends sa plainte et sa supplication :
Tu ne peux pas, en pareil abandon,
Me laisser là à la mort condamnée.
Toi mon bouleau, prends donc pitié de moi,
De moi tu dois faire tomber le mal,
Pour moi tu dois faire le choix du bien.
Bouleau puissant, fais sonner ton feuillage
Comme la cloche au clocher du village,
Puissant bouleau, transforme mon esprit,
Puissant bouleau, redonne-moi la vie,
Puisque tu es le donateur de tout. »
* * *
Alors Anni du mal fut délestée,
Et de nouveau son âme réparée
Pouvait s’ouvrir aux paroles de vie.
Au loin s’en fut le feu qui la brûlait
Laissant la place au désir de la vie,
Qui ne connaît que la clarté du monde :
Comme un devon piqué dans l’eau profonde
Libre soudain remonte à la surface.
Telle était donc la leçon du grand maître :
Au cœur d’Anni l’espoir faire renaître
En libérant du sort la jeune fille.
Car tel était le dit du bouleau vert.
Plus tard Anni ne se maria pas,
Passant sa vie en restant vieille fille.
Et c’était là ce qu’elle désirait,
Car à quoi bon un mari désormais ?
Elle voyait, la chose était limpide,
Que son Timoï, quand on sut l’aventure,
N’avait pas pris la peine de venir,
Et qu’il n’était même pas apparu !
« Elle est allée sur la mauvaise trace,
La jeune fille ; elle est devenue noid.
Son âme humaine en elle est comme morte
Dès aujourd’hui, et quoi que l’on y fasse ! »
Anni sentit de Vesi [6] le pouvoir
Parler tout près et presque comme en soi...
Elle en reçut les savoirs ancestraux
Pour à son tour en user aussitôt.
Elle se mit à ramasser les herbes
Qu’on va cueillir quand revient la Saint-Jean.
Et ce savoir lui venait tout d’un coup,
Au point d’aller toute seule en forêt
Chercher pour tous remède à leur souffrance,
Et tous venaient la voir et consulter,
Du voisinage ou bien de l’étranger,
Car de son mieux elle aidait tout le monde.
Un serpent mordit une jeune fille.
La pauvre sentit la mort s’approcher.
Pendant qu’au village on la transportait,
On disait déjà : « Creusez-lui sa tombe ! »
La fille souffrait, la mère pleurait :
« Malheur de malheur, ma fille chérie !
Il faut qu’on t’emmène à la bonne Anni
Qui seule pourra te porter secours. »
Anni se pencha sur la jeune fille
Posant les yeux sur la jambe mordue
Et sans même toucher à la morsure,
Se mit à prononcer l’incantation.
Incantation contre les morsures de serpent
Serpent noir ou serpent gris,
Serpent tacheté ou blanc,
La maison que tu habites,
Où ta mère t’a fait naître,
Est au coin de la clôture :
Tu la connais, rentres-y !
Et toi le mal, peu à peu,
Tu rentreras sous la terre
Et laisseras cette fille
Retrouver sa vie d’avant.
Qu’elle reste auprès de nous
Et que cesse enfin sa douleur !
* * *
Et la fille fut guérie,
Sa douleur partit sous terre.
Le sourire lui revint
Et elle s’agenouilla :
« Chère petite grand-mère,
Je te dis très grand merci.
Ainsi que dans les légendes
Tu m’as donné ton secours :
Je m’en souviendrai toujours,
Jamais je ne t’oublierai
Et au ciel, quand j’y serai,
De toi toujours je parlerai.
— Tout beau, tout beau, jeune fille,
Je n’ai là point de mérite.
C’est Dieu qui, de son couteau,
A chassé de toi le mal.
Moi, je n’ai fait que redire
Des mots qui lui appartiennent,
Des formules qui sont siennes
Avant de devenir miennes. »
Ainsi répondait Anni
À qui lui disait merci.
« De louange n’ai que faire :
Je ne suis pour rien dans l’affaire. »
Les rituels pour les vaches [7],
Dont elles avaient besoin,
Il fallait les accomplir,
Pour qu’elles aient du bon lait.
Après qu’elles ont mis bas,
Et que tout s’est bien passé,
La douceur du premier lait,
Pouvons-nous en profiter ?
Non ! puisque pendant trois jours
Ce lait n’est pas bon à traire,
Mais quand vient le quatrième,
Alors on peut le déguster.
Ce premier lait mis au four,
Pour en faire une kasa,
Tante Anni ne l’offrait pas
À manger aux petits gars.
Elle appelait une fille,
Et donnait un petit coup
Avec sa cuillère en bois
Sur son front tout doucement :
Pour que naisse l’an suivant
Au lieu d’un veau une velle,
Sa tartine de kasa
Devait aller à la femelle.
À l’étable elle disait :
« Tant pis si nous vient un veau,
Mais enfin, tu ferais beau
De nous donner l’an prochain,
Pour assurer notre vie
Une vache, bel et bien. »
Sur la table elle posait
La kasa qui embaumait
Et partout on partageait
La kasa du lait nouveau
Que chacun accompagnait
D’un coup de kvas au navet !
Tante Anni aidait aussi
Les enfants ensorcelés :
Pour contrer le mauvais œil.
Elle savait comment faire.
Si l’enfant est bien portant,
Bien propre et ne pleure pas,
À la noid il plaît de nuire
En disant ces quelques mots :
« Ce petit, comme il est beau !
On ne l’entend pas pleurer ! »
Et voilà qui peut suffire
A frapper cet enfant d’un coup.
Écoutez l’incantation
Qu’Anni dit pour ce petit.
Elle ignore qui la fit
Dans sa sagesse autrefois.
Plus personne à la maison,
Elle est seule avec l’enfant ;
Elle fait monter le chant
Qui viendra le délivrer.
Elle trouve les mots justes ;
C’est un don qu’elle possède,
Et la chose est manifeste :
Demandez à qui vous voulez.
Incantation pour chasser le mauvais œil des enfants
Passé quatre-vingt-dix mers,
Passé quatre-vingt-dix terres :
Des îlots. L’un d’eux est noir.
Sur l’îlot noir, une pierre
Toute noire, qui se fend,
Et d’où sort alors un homme,
Sombre et tout noir lui aussi,
Muni d’un arc et de flèches.
Il tient l’arc très fermement,
Et le bande fortement.
« Homme, apporte-nous ton aide
Pour que s’éteignent tous nos maux.
Et les maux de cet enfant
Attache-les tous ensemble,
Fais partir les sortilèges, Brûle les malédictions,
Chasse-les dans la forêt,
Dans l’épaisse forêt noire.
Mets l’angoisse à la tenaille,
La courbature aux ordures,
Afin qu’au temps de la lune,
Comme au temps du soleil clair,
Le mal quitte cet enfant,
Et plus jamais ne le saisisse. »
***
Telle fut la vie d’Anni,
Au plus près des gens d’ici,
Au plus près de tout le monde,
De savoir toujours emplie,
Donnant soin et attention
À chacun dans le village,
À chacun dans le besoin,
Autant qu’il était en elle.
Et aussi bien soignait-elle
Les chiens tout comme les gens
Grâce à des mots murmurés
À son oreille par le vent.
10. Premier accouchement d’Aira
Elle avait le savoir-faire
Et désirait ardemment
À Aira donner son aide
Et surtout en ce moment.
Elle usa plus d’une fois
Des gestes du pays vepse
Et pendant le jour entier
Les vieux chants elle chanta.
Mais Aira ne disait mot
Pendant que sur son visage
Tante Ani jetait de Peau :
Comment comprendre tout cela ?
Dans un coin Anni traçait
De la pointe du couteau
Sur son front une croix noire
Conservée dans sa mémoire.
Vite, elle fit apporter
Des chevaux le joug de bois,
Celui qui donne la force.
On la fit passer dessous :
Elle était toute en sueur
Et ne tenait plus debout.
Mais cela fut sans effet...
Et autre chose elle chercha.
Longtemps elle murmura
Des formules, des arcanes.
Elle prononça des charmes
Qui venaient de l’ancien temps,
Entendus on ne sait où
Mais dont le seul souvenir
Et les mots pleins de magie
Au long des jours avaient pris
La force d’une croyance :
Le mot peut chasser le mal
Dont maintenant souffre Aira ;
Le mot n’est jamais sans puissance.
Incantations d’Anni pour l’accouchée
Vers la porte je m’en vais,
Puis, de portail en portail,
Jusque dans le vaste pré,
Et dans la verte vallée.
Là je rencontre des frères,
Trois fois neuf en ai compté :
Partout dans le vaste pré,
Et dans la verte vallée.
À la main tiennent leur arc
Avec force et bien bandé.
Les flèches sont encochées :
Tous les maux, vous les détruirez.
Le mauvais sort chasserez,
Et Aira délivrerez,
Du sortilège des gens
Qui, remplis de jalousie,
La regardent d’un œil noir,
La regardent d’un œil gris,
La regardent d’un œil rouge,
La regardent d’un œil blanc,
La regardent d’un œil jaune.
Mais son âme est toute pure :
Chassez sa peine et son mal,
Délivrez-la sans plus tarder !
* * *
« Ô toi le sang, petit sang,
Rouge comme l’eau de l’aulne,
Toi, sang brûlant et salé,
Tu es passé dans les veines,
Alors reste dans ces veines,
Restes-y bien attaché !
Ne coule pas dans la terre,
Ne pèse pas sur la tête,
Ne coule pas en ruisseau,
N’emporte pas la santé,
Ne va pas en t’égouttant
Permettre au mal de se montrer. »
* * *
La troisième incantation
Une fois prête disait :
« Toi, maîtresse des forêts,
Et toi, maître des forêts,
Purifiez cet enfant,
Faites sortir ce petit
De la noirceur du malheur,
De ce terrible moment.
Que ce petit à l’instant
Ait sur sa petite vie
Douce chaleur. » Mais Anni
Ne put l’empêcher de mourir.
(...)
EXTRAITS EN VEPSE
1. Tegijan ezisanad (Prologue de l’auteur)
Minun pähä tuli,
Südäimehe suli
Vepsän epos tehta,
Teramb teile ehtta
Epos nece toda.
Vepsäks epos loda,
Rahvast, kuni mahtat,
Da i kuni tahtoit
Pagišta völ kelel,
Kuni kel’tud eile
Meiden pagin sula,
Kuni kanzas kulem.
Minä holiš olen,
Minun henged noleb
Vepsän kelend kadond.
Sikš-se otin radon :
Starinoita teile
Vepsäks, midä eilend…
A voib olda oli,
Vaiše muštos koli ?!
Kerdan kut-se väzuin,
Habi kod’he päzuin…
Starin unes – mel’he,
Päiväl johtui kel’he.
Teramb muštho panin,
Tuli legend ani
Meiden elos vanhas
Enččes Virantanhas.
Bumagale sanad
Minä sid’-žo panin :
Lugeda-ki voiži,
Miše ilod toiži
Teile epos minun.
Ozav minä linnen,
Ku tuleb mel’he legend,
A minä uden tegen.
Eposan täht necen
Vanhoid tedoid ecin,
Muštlosid-ki sulid,
Miččid iče kulin.
Vepsläižiden muštos
Tedod äjad kušttas,
Kajadaba pajod,
Miččid rahvaz pajat’.
Voikuid johtui mel’he,
Sid’ jo tuli kel’he
Muštatišid, sarnoid,
Puhegid-ki arni.
Lugii, sinei sanun :
Kuldaižed ned sanad,
Miččed rahvhan henges
Kuti lämoi lemktas.
Ezitatoil ottud,
Vanhudespäi todud,
Joga sana vesttud,
Äjil hulil pestud.
Eposaha panin
Parahimid sanoid,
Virkehid da vaihid
Kerazin mä vanhoid.
(...)