Une nouvelle théodicée ?Remarques sur la sociologie des techniques de Bruno Latour.
Daniel Cérézuelle a étudié la philosophie et les sciences sociales. Il a enseigné en France et aux Etats-Unis. Actuellement il mène des recherches dans deux domaines, à ses yeux complémentaires : la philosophie de la technique et de l’imaginaire technicien ; l’exclusion et le rôle socialisant de l’économie non monétaire. Il est actuellement directeur scientifique du Pades (Programme Autoproduction et développement social) qui a pour mission de diffuser les actions d’accompagnement à l’autoproduction et de les intégrer dans les politiques publiques ordinaire.
Une anthropologie symétrique pour socialiser les techniques.
Bruno Latour est un auteur qui, depuis un quart de siècle, fait autorité dès qu’il s’agit de penser les relations entre technique et société. Son œuvre abondante connaît un succès considérable. Latour serait, paraît-il, « le penseur français vivant le plus lu dans le monde » (Le Nouveau Magazine littéraire, no 13, janvier 2019) et on peut dire qu’il exerce aujourd’hui un magistère sur les études « Science Technique Société » (STS) qu’il a contribué à orienter dans la direction très particulière du constructivisme social.
Dans La Vie de laboratoire (1979) [1], à partir de l’étude « anthropologique » d’un laboratoire de neuroendocrinologie au Salk Institute, Latour et Woolgar défendent l’idée que les objets d’étude scientifiques sont « socialement construits » dans les laboratoires, qu’ils n’ont pas d’existence en dehors des instruments de mesure et des spécialistes qui les interprètent. Plus largement, ils présentent l’activité scientifique comme reposant sur un système de croyances, de traditions orales et de pratiques culturelles spécifiques. Latour pense pouvoir ainsi remettre en cause la conception selon laquelle l’acceptation ou le rejet des théories scientifiques est essentiellement, ou même habituellement, de l’ordre de l’expérience, de la preuve ou de la raison. Quelques années plus tard, dans Aramis, ou l’amour des techniques [2], Latour a étudié le processus d’innovation technique en reconstituant l’histoire d’un projet avorté de mini-métro intégralement automatique. Le résultat est à peu près le même : on apprend que le processus d’innovation est pluri-centré, complexe, très différent des descriptions linéaires antérieures (hypothèse, instrumentation, expérimentation, validation). Le regard de l’anthropologue nous révèle qu’il y avait un éventail de choix techniques, des alternatives et qu’à diverses étapes les jeux d’acteurs et leurs réseaux ont suscité des bifurcations. On met ainsi en évidence l’importance des choix et des facteurs contingents dans le processus de production d’un objet technique plutôt que des forces et des contraintes qui déterminent l’histoire des techniques.
Sur le plan théorique, cette analyse du processus d’innovation, qu’elle soit scientifique ou technique, s’appuie sur une méthode dénommée ANT (Actor Network Theory, soit en français Théorie de l’Acteur Réseau) selon laquelle l’analyse d’un processus d’innovation, de sa réussite ou de son échec, doit s’effectuer en termes de réseaux d’acteurs, ou plutôt de réseaux d’actants. Une des innovations théoriques de Latour consiste en effet à répudier la notion trop anthropocentrée « d’acteur » et à lui substituer la notion beaucoup plus ouverte d’actants, qui désormais peuvent être aussi bien humains (le scientifique, l’ingénieur, l’homme d’affaires, le politique, les autochtones, les mères de famille etc.) que non humains, qu’il s’agisse d’artefacts (l’ordinateur, des microscopes, les machines), ou d’êtres naturels (les microbes, l’eau, la lumière, etc.). Dans cette interaction, il n’y a pas de privilège de l’humain. En effet, Latour nous invite à pratiquer une « anthropologie symétrique » qui permet de mettre en évidence l’importance de tous ces objets techniques et de ces êtres naturels non humains qui interviennent dans le processus d’innovation, avec leurs propriétés, leurs réseaux et leurs modes d’existence, et même l’ontologie dont ils sont porteurs et avec quoi il faut composer. Tous ces actants peuvent intervenir de manière décisive, chacun à sa manière, dans le processus d’innovation.
La mise en œuvre de cette méthode conduit à désacraliser la découverte, l’invention « géniale », en montrant que la production d’un « objet » scientifique ou technique est le résultat de multiples interactions avec l’environnement social, politique, professionnel, de modes d’organisation et de financement, de stratégies individuelles, d’équipes ou d’institutions, etc. L’observation des pratiques permet de démonter le mythe positiviste et rationaliste de la production du savoir et des techniques comme pur processus intellectuel qui détermine la solution optimale à un problème donné. Latour est à juste titre très critique à l’égard de l’idéologie de la recherche « pure » qui a pu servir de bonne conscience au complexe scientifico-militaro-industriel. Il s’attache à montrer que l’innovation ne sort pas d’un empyrée de la rationalité pure et que les réussites scientifiques ou techniques semblent être surtout affaire d’enrôlement, de dispositifs d’intéressement permettant de s’allier le plus grand nombre d’acteurs. Pour ce qui concerne les réalités techniques, Latour explique que chaque objet technique « résulte d’une accumulation de travail humain et de tactiques de positionnement tout à fait extraordinaire [3] ». À bien des égards, c’est du social qui s’est concrétisé et a pris corps dans la matière. Dans cette construction sociale des objets techniques, la méthode ANT permet de faire ressortir le rôle essentiel des réseaux d’acteurs et de la maîtrise des communications dans le succès de telle ou telle innovation ou découverte par rapport aux concurrentes. On établit ainsi un point essentiel, à savoir qu’il y a une construction sociale des objets techniques.
Sur la base de ces « descriptions » de la genèse d’objets techniques en train de se faire, Latour nous propose une image très rassurante de l’univers technique qui nous entoure. D’un côté, l’attention aux interactions concrètes entraîne la reconnaissance d’une certaine non-neutralité des objets techniques qui influent à leur manière sur notre vie. Latour retient des analyses de Simondon [4] que les objets techniques ont des « modes d’existence », et en combinant cette proposition avec sa théorie des « actants », il nous explique que désormais notre société est devenue bien plus qu’une collectivité d’humains ; elle est aussi faite d’artefacts. Les objets techniques sont devenus les médiateurs des interactions sociales. Ainsi, construire un dos-d’âne pour forcer les automobilistes à ralentir revient à matérialiser un but (faire ralentir les automobilistes pour assurer la sécurité) via et par un objet technique. La technique remplit ici un rôle médiateur en lieu et place de la moralité (les automobilistes soucieux de la vie des piétons pourraient par exemple ralentir en se conformant à un simple impératif moral) [5].
Plus généralement les autos, les films, les machines participent eux aussi à la vie collective et contribuent à la façonner. Mais d’un autre côté Latour se veut rassurant : certes, les techniques ont une influence sur la vie sociale et peuvent aussi affecter les milieux naturels, mais il serait faux de penser que cette influence serait déterminante et qu’elle serait difficile à maîtriser et contrôler. « Les humains sont beaucoup trop mêlés aux techniques pour être dominés par elles. [6] » Latour rejette donc avec véhémence les théories selon lesquelles il y aurait une dynamique globale et impersonnelle du changement technique. En particulier, il récuse l’idée de système technicien proposée par Jacques Ellul. « Jacques Ellul constitue une assez bonne antinomie avec ce que je pense sur la question. L’idée d’un système technique, par exemple, est une vue philosophique qui ne repose, encore une fois, sur aucune étude empirique. Ce qui existe ce sont les actions des gens pour essayer de rendre systématiques un certain nombre de relations. […] chaque fois que l’on fait une enquête précise ce ne sont pas des emballements que l’on trouve, mais des intérêts, des groupes, des gens que l’on peut nommer et éventuellement accuser. […] il est également vrai qu’il existe une recherche des fins des dispositifs techniques, mais ce n’est pas un système autonome dans lequel les humains seraient en quelque sorte dominés par les techniques. [7] » Tout au contraire, ce que l’on peut observer c’est une construction sociale des objets techniques, de sorte que tout peut se discuter au sujet des objets techniques, tant leur conception que leur emploi ; « tout est négociable », écrit-il dans Politiques de la nature [8]. Quant à l’influence des réalités techniques sur la vie sociale et les milieux naturels, ce n’est qu’un élément dans un processus d’interaction générale dans lequel elles interviennent à égalité avec tous les autres actants : les humains, bien évidemment, mais aussi les êtres naturels (les animaux, le climat, les mers, la Terre etc.). Dans le monde latourien de l’interactivité généralisée, il n’y a pas beaucoup de place pour les relations de pouvoir et de domination. Et que la technique moderne ait principalement affaire avec la puissance, comme l’affirment Bertrand de Jouvenel [9] et Dominique Janicaud [10], finit par paraître très secondaire.
Certes, Latour convient que nous sommes confrontés à de graves problèmes environnementaux posés par l’usage de nos techniques, mais ces problèmes peuvent être résolus sans recourir à des mesures extrêmes telles que le renoncement à certaines modalités de puissance technique. En effet, dans le prolongement de l’anthropologie symétrique qui ne connaît que des actants, il nous est proposé la version d’une écologie politique fondée sur une « diplomatie » qui serait, elle aussi, symétrique. Il faudrait pour cela organiser un « dispositif diplomatique » nommé « parlement des choses [11] », dispositif qui permettrait à tous les actants concernés, humains et non humains, naturels et artificiels, de représenter leurs divers « modes d’existence » respectifs, de faire valoir et de négocier à égalité leurs intérêts respectifs dans la conception des objets techniques et la régulation de leurs usages. Puisqu’il y a une construction sociale des techniques, il faut démocratiser radicalement ce processus en l’ouvrant à tous les actants. Et pour que cette diplomatie pacifique puisse permettre un véritable changement, il faudrait surtout que nous, les humains, changions nos manières de penser qui, selon Latour, caractérisent l’esprit moderne. Ainsi, il nous invite à renoncer à l’opposition entre nature et culture : « On ne peut pas reprendre à la tradition le terme de nature, inventé pour réduire la vie publique à un croupion. [12] » Il faudrait aussi renoncer à la notion de société et reconnaître que tout n’est qu’acteurs et réseaux, processus d’échange et de communication : « De la même manière que la notion de “nature” rend la politique impossible, il faut maintenant se faire à l’idée que la notion de société, à son tour, est devenue l’ennemie de toute pensée du politique [13]. » De fait, Latour veut promouvoir « une nouvelle école de pensée qui pourrait prendre pour slogan […] La société n’existe pas ! [14] » Il faudrait donc nous convertir à une nouvelle métaphysique qui reconnaîtrait la légitimité de tous les « modes d’existence ». Ainsi la sociologie de l’innovation et l’anthropologie symétrique de Bruno Latour nous transportent dans un monde très rassurant dans lequel il n’y aurait pas de technique dont il faudrait combattre la mise en œuvre ou bien à laquelle il faudrait imposer des seuils de puissance, comme nous y engagent des penseurs comme Günther Anders, Ivan Illich ou Jacques Ellul : toute technique est légitime et il suffit de lui trouver sa juste place dans le concert des étants. Cela peut se faire de manière pacifique, sans conflits et sans changer de mode de vie, sans renoncement difficile, sans avoir à imposer dès maintenant des limites à notre désir de puissance économique et technique [15].
Quand l’arbre de l’innovation risque de cacher la forêt du système techno-industriel.
Latour formule ces propositions avec beaucoup de talent et de facilité d’expression, en mobilisant force néologismes, métaphores originales, paradoxes et humour. Nous n’entrerons pas ici dans une discussion méthodologique approfondie de la validité des concepts et des méthodes sociologiques proposés par Bruno Latour. À ce sujet, on se rapportera avec profit à l’étude critique de Jean-Pierre Delchambre et Nicolas Marquis [16] et à celle d’Arnaud Saint-Martin [17]. C’est plutôt sur la dimension « politique » des thèses présentées par Latour au sujet de la technique que nous formulerons quelques remarques.
On trouve dans les ouvrages de Latour des analyses intéressantes sur la relation Technique et Société. Il est convaincant quand il montre, après bien d’autres, que les objets techniques ne sont pas socialement neutres et qu’ils contribuent à la construction des rapports sociaux. Au sujet de l’innovation, il montre aussi de manière intéressante qu’il y a une part de construction sociale des objets techniques et donc que lors de la phase d’innovation des choix sont possibles. On ne peut que lui donner raison lorsqu’il critique le privilège des experts, qu’il rappelle les limites de l’objectivité scientifique et qu’il préconise une politisation et une démocratisation des choix techniques qui devraient faire l’objet de débats ; débats qui, jusqu’à présent, ont été confisqués par des cercles très restreints de décideurs alors que les conséquences de la recherche scientifique et de l’innovation technique et industrielle nous concernent tous. Certes, ces propositions ne sont pas originales, d’autres ont déjà proposé ces thèses [18] et ont préconisé de telles orientations, en s’appuyant sur des analyses beaucoup plus accessibles au sens commun, mais il est toujours bon de les répéter. En revanche, on peut douter que le cadre théorique de la sociologie des techniques proposée par Latour nous donne une prise efficace pour maîtriser les conséquences environnementales, sociales et politiques d’un déferlement technologique qui ne cesse d’accélérer depuis plus de deux siècles et auquel les individus et les sociétés s’époumonent à s’adapter. En effet, Latour dissout le phénomène global du développement technoscientifique et industriel et de la montée en puissance accélérée du pouvoir d’agir humain en une addition de processus distincts d’innovations particulières, sans lien les unes avec les autres et sans inscription dans la durée. De la sorte, on finit par perdre de vue le caractère nouveau de l’accélération technique : selon l’anthropologie des techniques proposée par Latour, notre rapport aux techniques et au monde reste toujours le même à travers l’histoire ; son écologie politique se veut scientifique mais elle fait délibérément l’impasse sur plusieurs dimensions importantes de la réalité technique contemporaine.
Tout d’abord, le principe d’interactivité réciproque entre les actants dérive d’une analyse des pratiques techniciennes qui est myope par principe puisque Latour s’intéresse aux techniques, et principalement aux objets techniques « en train de se faire ». C’est pour lui un principe méthodologique : « Règle n° 1 : Nous étudions la science en action et non la science faite. [19] » Il en va de même pour les techniques. Selon Latour, pour être sérieux il faut surtout s’intéresser aux objets techniques et aux actants qui gravitent autour de leur genèse. Mais ce principe conduit à négliger les effets de système résultant des relations qui s’établissent à la longue entre ces objets techniques. En ne s’intéressant qu’à des techniques particulières examinées séparément les unes des autres (approche soi-disant « empirique »), la méthode ANT empêche de poser le problème du rôle de la technique dans notre monde. Dans le monde de Latour, il n’y a pas de place pour la technique mais pour des techniques qu’il faut examiner au moment où elles sont en train de se faire. De fait, si on examine le processus de création d’un objet ou d’un processus technique, on voit bien qu’il intervient une multiplicité d’acteurs et que rien n’est complètement déterminé. Il y a bien des négociations, des jeux d’acteurs, de l’aléa, qui peuvent présider à la genèse d’un objet, d’un procédé ou d’une règle technique ; on pourrait croire alors que tout est négociable et affaire de diplomatie. Mais il n’en va pas de même si l’on s’intéresse à l’évolution des techniques dans la durée ainsi qu’à leur insertion dans un monde des objets, des techniques non matérielles, des processus et des règles techniques avec lesquelles elles sont en interrelation. Ce monde se construit et s’organise en fonction de logiques particulières qui définissent des complémentarités possibles, des incompatibilités, des synergies, etc., et qui bien souvent contribuent à définir le contexte d’action et les règles auxquelles devront s’adapter, tant bien que mal, les acteurs économiques et, plus généralement, les groupes sociaux et les individus. Et bien souvent, à l’usage, les innovations s’avèrent difficilement réversibles et pèsent comme un destin sur ceux qui devront vivre avec et n’ont pas d’autre choix.
L’exemple de l’évolution des techniques agricoles, qui contribue de manière importante à la désorganisation environnementale contemporaine, montre que l’étude des objets techniques « en train de se faire » ne peut donner qu’une compréhension très insuffisante du lent processus technique de construction de ce qu’il faut bien appeler le système technico-industriel agroalimentaire qui opère désormais à l’échelle mondiale. Le processus d’industrialisation et de capitalisation de l’agriculture comme sa transformation en un macro-système industriel agroalimentaire ont été rendus possibles par des inventions pratiques et par des découvertes « scientifiques » ainsi que par la convergence de plusieurs lignées techniques indépendantes les unes des autres, dont l’interaction se produit de manière « autonome » et certainement pas pilotée par un projet d’ensemble volontariste. Ce processus s’est déployé sur plus de deux siècles et dans plusieurs dimensions : mécanisation dès le XVIIIe siècle avec la mise au point de semeuses (1701), de batteuses (1794), etc., qui furent d’abord hippotractées ; motorisation grâce au moteur à combustion interne (Beau de Rochas, 1862) ; production d’engrais de synthèse (Bennet-Lawes, 1843) libérant la productivité des contraintes liées aux spécificités du sol ; réfrigération avec la machine frigorifique à compression d’éther (Evans, 1805) ; télécommunications instantanées avec le télégraphe électrique (Wheatstone, 1838), traitement automatique des données (Babbage, 1821 ; Turing, 1943) ; pilotage par satellites (1957), ce qui permet l’intégration informationnelle d’un véritable système agroalimentaire : programmation des cultures en fonction de l’état du marché, dosage des intrants en fonction des données sur l’état des sols fournies par des satellites, gestion logistique à flux tendu du système et de la chaîne du froid, de la salle de traite jusqu’aux linéaires des supermarchés. Si le processus de convergence d’innovations a démarré lentement en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord, le rythme d’expansion de ce système industriel agroalimentaire n’a cessé de s’accélérer de sorte que, dans beaucoup de régions du monde, il finit par se substituer totalement au mode paysan de production-consommation agroalimentaire. Centrée sur l’objet et le moment de l’innovation, la méthode préconisée par Latour favorise une approche forcément myope qui ne permet pas de comprendre les évolutions techniques agricoles dans la durée et comment, à l’usage, il s’établit des interactions entre les diverses techniques qui font nécessairement évoluer chacune d’entre elles selon une orientation inconnue au moment où les objets techniques étaient « en train de se faire ». Chaque innovation dégage des potentialités opératoires dont certaines n’étaient pas anticipables par les acteurs initiaux. Certaines de ces potentialités restent virtuelles jusqu’à ce qu’en un autre temps et en un autre lieu une autre innovation (qui était imprévisible) aille se coupler avec la première et dégager de nouvelles possibilités opératoires dont les acteurs humains peuvent s’emparer. Étudier le processus d’innovation qui a abouti à la mise au point de l’objet technique moissonneuse-batteuse ou bien encore semence OGM ne nous donnera qu’une compréhension très limitée du sens social de cet objet et des enjeux à long terme de son usage, si on ne prend pas en compte la question de son insertion dans le système technico-industriel agro-alimentaire (qui est lui-même en interdépendance fonctionnelle de plus en plus étroite avec le système techno-industriel global). Signalons que ce système est tellement intégré et ses différents secteurs tellement interdépendants qu’une défaillance prolongée des approvisionnements énergétiques entraînerait très rapidement une crise alimentaire catastrophique. Par ailleurs, c’est ce même niveau d’interdépendance fonctionnelle qui donne au système une grande inertie et qui rend si difficile la correction des dysfonctions les plus criantes.
Un problème d’échelle.
Pour comprendre la fonction des différentes techniques qui contribuent à ce système, des observations empiriques locales et sur la courte durée ne suffisent pas, il faut aussi conceptualiser ce qui fait l’unité de l’ensemble du processus. Comme l’écrivait Ellul (que Latour s’est appliqué à discréditer sans l’avoir bien compris) : « le système technique est un phénomène qualitativement différent d’une addition de multiples techniques et objets. On ne peut strictement rien comprendre à ceux-ci si on les considère séparément ou si on isole un secteur d’action de la technique : il faut les étudier à l’intérieur de, et par rapport à ce système technique global [20]. » Ici encore, la méthode « empiriste » proposée par Latour (qui fait abstraction du contexte technique global) se révèle anachronique, valable surtout pour le XIXe siècle et le début du XXe siècle. Ellul remarquait qu’« il reparaît sans cesse, même chez les plus “progressistes”, l’image d’une société moderne qui n’est en définitive que la société traditionnelle plus les techniques. […] Il est très difficile d’accepter que nous vivions dans une société sans commune mesure avec celles qui l’ont précédée [21]. » C’est ainsi que, dans un article sur les rapports entre morale et technique [22], Latour met à plusieurs reprises sur le même plan le type de rapport aux techniques qui prévalait dans les sociétés préindustrielles avec celui que nous entretenons aujourd’hui avec nos techniques, affirmant que si les techniques d’aujourd’hui ne sont pas neutres et contribuent à leur manière à orienter nos actions et nos pratiques, c’est qu’en réalité il en a toujours été ainsi : rien de fondamentalement nouveau sous le soleil ! Ainsi Latour nous propose des remarques qui portent sur le rapport que nous entretenons avec des objets techniques particuliers (le marteau, le ralentisseur), puis, pensant avoir établi que de tout temps ces techniques n’ont jamais été ni neutres ni autonomes, il extrapole à la technique moderne, entendue comme processus global, comme s’il n’y avait pas de changement d’échelle en complexité, en puissance et en interdépendance de nos moyens. Or c’est bien de cela que nous ont avertis des penseurs de la technique comme Ellul, Illich ou, plus récemment, Olivier Rey [23] : au-delà de certains seuils de puissance, tout change, et le raisonnement qui peut s’appliquer au marteau et au ralentisseur perd de sa pertinence lorsqu’on l’applique au système technique qui rend possibles l’ordinateur portable et la centrale nucléaire. Comme le remarque Andrew Feenberg, « le rejet du déterminisme technologique est allé si loin chez les constructivistes qu’il n’y a plus de place pour l’impact de la médiation technique généralisée [24] ».
Par ailleurs, la méthode ANT ne peut pas prendre en charge la question du rythme de l’innovation. L’expérience de la technicisation accélérée du monde et de la vie entre mal dans ce cadre méthodologique : elle devient presque illégitime, alors que c’est pourtant ce que nous vivons. Certes, si l’on fait une « enquête précise » sur tel ou tel objet ou procédé, comme nous y encourage Latour, on peut prétendre qu’« il n’y a pas d’emballement », mais si l’on considère non plus le court terme de la mise au point d’un procédé ou d’un objet, mais la durée plus longue de sa diffusion et de son insertion dans le monde, humain aussi bien que non humain, il en va tout autrement : on constate alors des effets d’accélération sidérants, comme en témoignent cinquante années d’informatisation, accélération qui prive les humains du temps nécessaire pour comprendre les multiples enjeux de cette innovation et déterminer, selon les contextes, les usages souhaitables ou nocifs. L’expérience la plus commune, et qui pourtant semble échapper à la science latourienne, c’est que les choses vont si vite que la pensée est constamment prise de court, comme l’ont signalé entre autres Hartmut Rosa dans Accélération [25] et Bernard Charbonneau dans Le Changement [26].
Latour s’est rendu célèbre par sa critique des illusions modernistes [27], mais, bien qu’elle se présente comme une innovation majeure, son analyse du rôle de la technique dans la vie sociale ne semble plus adaptée à l’âge des politiques de Recherche et Développement, et des méga-organisations technoscientifiques avec leurs armées de chercheurs et d’ingénieurs qui mettent au point à un rythme toujours plus rapide des procédés et des dispositifs toujours plus puissants, produisant chaque année des centaines de milliers de brevets d’exploitation commerciale et industrielle. La méthode ANT promue par Latour peut être utile pour éclairer les modalités de production et de diffusion d’une innovation technique particulière. Ainsi l’étude du fonctionnement d’un programme de Recherche et Développement technico-industriel peut nous apporter des aperçus intéressants sur l’importance de l’imaginaire des chercheurs qui y travaillent, des rapports de force qui s’établissent entre eux, des réseaux informels, des rivalités et des enjeux sociaux et économiques qui sous-tendent la conception, la mise en œuvre et le succès de ce programme. Mais lorsque l’on change d’échelle, que l’on passe de l’objet technique au système technoscientifique et industriel, ou bien de la courte durée de la mise au point d’une technique à la longue durée de son fonctionnement et de son retentissement sur la vie sociale et le milieu technique, cette méthode semble inadaptée et insuffisante pour comprendre la dynamique et les effets d’un changement technique global dont la montée en puissance est de plus en plus rapide. Certes, il est important de comprendre les propriétés et les modalités de production des objets techniques pendant la phase d’innovation mais il semble au moins aussi important de disposer d’un cadre théorique qui permette de comprendre la dynamique du déferlement technologique qui transforme notre monde depuis plus de deux cents ans.
En réalité, il s’avère que Latour a du mal à rester fidèle à son principe de ne pas dépasser les limites de ce qui est observable empiriquement. Dans son dernier livre Où atterrir ? [28], il a introduit l’image du maelstrom destructeur, image empruntée à E.A. Poe, pour caractériser la dynamique écologiquement dévastatrice du développement technique et industriel. Or, qu’il soit aquatique comme le maelstrom marin, ou atmosphérique, comme les cyclones et les tornades, ce qui caractérise un tourbillon c’est qu’il se forme selon une dynamique propre qui est déterminée par des lois particulières, indépendantes des actions humaines, lois analysées par la dynamique des fluides, et qui dégagent des effets de puissance sur lesquels les individus humains n’ont guère de prise. En recourant à l’image du maelstrom, Latour semble reconnaître ce qui est au cœur de l’analyse d’Ellul, à savoir que nous sommes confrontés à des évolutions qui ont leur autonomie, engendrent des effets de puissance spécifiques et résistent à nos tentatives de modification. De fait, cette image est assez pertinente pour décrire la course en avant vers toujours plus de puissance et l’impuissance où nous sommes d’empêcher tant de désastres prévisibles. S’il était facile d’arrêter nos machines et nos installations techniques et industrielles, l’image du maelstrom n’aurait guère de pertinence. Mais l’interdépendance fonctionnelle et informationnelle de nos techniques (qui favorise leur organisation en systèmes structurés selon une logique et une dynamique propre) rend cette tâche très difficile. Nous avons signalé que Latour reproche à Ellul d’utiliser la notion de système technicien, qui serait bien trop générale – une idée « philosophique », alors que (selon lui) on ne peut pas observer d’emballement et que « ce qui existe ce sont les actions des gens pour essayer de rendre systématiques un certain nombre de relations [29] ». Mais alors, pourquoi cette notion de maelstrom, qui contredit complètement cette posture méthodologique ? Et si cette référence à un processus global qui dépasse « les actions des gens » correspond un tant soit peu à une réalité, alors c’est toute la science latourienne (qui ne reconnaît que des objets techniques) qui s’avère insuffisante pour penser et agir dans ces conditions. Si on veut comprendre quelque chose à la nature et à la dynamique du maelstrom technicien, il vaut mieux lire Ellul que Latour.
Par ailleurs, le recours à la notion d’Anthropocène pour qualifier les problèmes qui résultent de la montée en puissance de nos techniques est à la fois stimulante et trop partielle. Certes, il n’est pas faux de dire que le développement des sciences et des techniques a donné aux actions humaines une ampleur proprement géologique, susceptible de bouleverser gravement les conditions environnementales dont nous dépendons. Mais on peut penser que nos problèmes sont autant d’ordre social qu’environnemental. Ainsi, sur le plan social et politique, ce progrès de la puissance matérielle s’accompagne partout d’une technocratisation de la vie politique et d’une bureaucratisation croissante de nos existences qui sont de plus en plus soumises à des logiques techniques et gestionnaires centralisées, hiérarchisées et autoritaires sur lesquelles nous n’avons guère de prise. Pour en rester à l’exemple des techniques agricoles, à eux seuls les progrès de la mécanisation, de la « chimisation » et des autres techniques matérielles que nous avons évoquées ne suffisait pas pour que se mette en place un système industriel agroalimentaire ; il fallait aussi que ce mouvement soit accompagné par des techniques non-matérielles. Ainsi le plein emploi des possibilités ouvertes par la mécanisation agricole appelait une reconfiguration volontariste de l’espace rural et du monde agricole. Il a donc fallu mettre au point des techniques d’administration, d’aménagement du territoire, de remembrement, de formation et d’encadrement professionnel etc. sans lesquelles le potentiel des techniques matérielles ne pouvait se déployer. Or, la question des techniques non matérielles n’est pas prise en charge par la philosophie des techniques de Latour, alors qu’une des dimensions les plus importantes du changement technique, depuis près d’un siècle, c’est le développement des techniques de l’humain, et en particulier des techniques non matérielles d’organisation (propagandes, logistique, management etc.) qui favorisent une sur-organisation sociale, le renforcement progressif de l’encadrement impersonnel de la quasi-totalité des domaines d’activité humaine, de sorte que ce que remet en question le développement technique accéléré, c’est non seulement la nature mais aussi la liberté et l’autonomie des personnes. Mais Latour semble ignorer le lien étroit qui associe le développement des techniques matérielles et celui des techniques immatérielles de gestion et d’organisation sociale. Le cadre théorique qu’il nous propose semble négliger les difficultés que devra surmonter toute tentative de maîtriser le changement technique tout en préservant à la fois la liberté des hommes et un minimum de stabilité environnementale.
Le modernisme catholique techniciste : de la théologie à la science
.
Latour se présente comme empiriste mais, à bien des égards, sa pensée est souvent plus prescriptive que descriptive. Son œuvre nous propose, avec un appareil intellectuel complètement renouvelé et plutôt baroque, une des thèses de la théologie catholique techniciste post-teilhardienne : il n’y a pas de problème de la technique en soi, toute puissance est bonne, il n’y a que des mésusages. Dans la mesure où les réalités techniques sont construites socialement, elles n’ont pas d’autonomie ni de finalités propres et il appartient aux humains de les reconfigurer ou d’en corriger le fonctionnement. C’est une affaire de politique, entendue au sens large, et que l’on peut résumer par la formule : « il faut socialiser la technique ». Ce n’est pas original et c’est exactement ce qu’Emmanuel Mounier (1905-1950) proposait cinquante ans plus tôt dans La Petite Peur du XXe siècle [30], titre d’un essai qui deviendra le bréviaire de l’optimisme technophile catholique des « Trente Glorieuses ». Ce philosophe catholique, fondateur et directeur de la revue Esprit, expliquait que, si les techniques modernes posent problème, ce n’est pas à cause de leur caractère intrinsèque, c’est parce que leur mise en œuvre est asservie aux objectifs particuliers du capitalisme, c’est-à-dire le profit et l’accumulation du capital. Comme Marx, Mounier pensait qu’il suffirait donc de libérer la technique des usages capitalistes particuliers pour en retirer tous les effets libérateurs. Il faut donc socialiser la technique. Latour reprend ce thème mais en l’adaptant à la conception du social qui découle de son anthropologie symétrique. De la sorte se trouve rétablie, sous couvert de science, avec un nouvel appareil méthodologique et un vocabulaire « newlook », la thèse centrale de la théologie techniciste catholique d’après-guerre [31] qui avait tant plu à la bourgeoisie moderniste et à la technostructure naissante.
Rappelons que Bruno Latour est catholique, qu’il a été élève des Jésuites et qu’il a soutenu en 1975 une thèse de théologie sur l’exégèse biblique des textes de l’Évangile de Marc relatifs à la résurrection. Les catégories qu’il nous propose pour analyser le rôle de la technique, loin d’être dégagées à partir de l’examen des faits d’expérience, nous semblent plutôt construites pour légitimer un certain nombre de convictions initiales qui convergent avec un courant de théologie techniciste catholique, portée par des théologiens français, notamment des pères jésuites. Chez Latour, les convictions théologiques sont associées à une métaphysique et une ontologie qui, dès les débuts de sa carrière, fondent ses options méthodologiques et orientent fortement les « résultats » de ses enquêtes. Les analyses qui semblent résulter de la mise en œuvre de ces méthodes peuvent être considérées comme autant de défenses et illustrations d’une conception spiritualiste du rôle de la technique qui ne voudrait pas dire son nom. Dans cette perspective, on peut considérer que l’œuvre de Bruno Latour joue le rôle d’une théodicée apaisante pour l’âge industriel et technoscientifique.
À la suite de l’encyclique Rerum novarum de Léon XIII, publiée en 1891, un courant s’est développé au sein du monde catholique pour réconcilier l’Église avec la classe ouvrière et le progrès technique. Comme le rappelle Ronan Le Roux [32], au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale ce courant a été porté par divers théologiens très marqués par la métaphysique évolutionniste du jésuite Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955) que le mouvement transhumaniste contemporain considère comme un précurseur. Il serait trop long d’examiner ici les dimensions technophiles de la pensée de Teilhard qui saluait l’explosion de la bombe atomique sur Hiroshima comme la manifestation de l’expansion du divin dans la matière [33]. Rappelons seulement qu’il a élaboré une théologie qui se propose de mobiliser toutes les ressources de la technique afin de « poursuivre l’œuvre divine » par la spiritualisation du monde matériel et l’unification des êtres conscients en une noosphère [34]. Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale et jusqu’aux années soixante-dix, cette interprétation exaltante du sens spirituel du progrès technique a eu un grand succès dans divers milieux, notamment dans la bourgeoisie catholique – qui pouvait ainsi tirer parti en toute bonne conscience, et sans trop s’interroger sur les conséquences environnementales et sociales de son action, des multiples opportunités économiques et professionnelles offertes par un développement technoscientifique et industriel qui ne cessait de s’accélérer [35]. On trouve des échos de cette théologie teilhardienne chez le dominicain Marie-Dominique Chenu (1895-1990) pour qui les hommes sont appelés à la poursuite de l’œuvre divine, c’est-à-dire à la transformation de toute la nature par la technique, entreprise qui a pour but ultime la spiritualisation de la matière et la suppression de l’altérité du monde matériel, considéré comme ontologiquement déficient. Ainsi Chenu n’hésite pas à écrire que par la technique l’homme devient « co-créateur du monde [36] ». Emmanuel Mounier développera cette interprétation spiritualiste du sens de la technique pour disqualifier les inquiétudes des « personnalistes gascons », Ellul (1912-1994) et Charbonneau (1910-1996), qui dès avant-guerre s’inquiétaient d’une accélération technicienne qui tendait à s’autonomiser et appelaient à sortir d’une course à la puissance dont ils prévoyaient qu’elle pourrait avoir des effets sociaux et environnementaux catastrophiques. Au contraire, Mounier, qui envisageait le progrès technique comme un prolongement de l’Incarnation, ne voyait aucune raison de mettre des bornes à la puissance technique. Pour lui « la nature s’offre à être recréée par l’homme [37] ». Cette conception religieuse de la vocation technicienne de l’homme inspire aussi fortement les travaux du Centre catholique des intellectuels français (CCIF). Fondé dans la clandestinité en 1941 par des philosophes et des historiens, il a exercé une grande influence dans les milieux intellectuels français. Il a été un foyer particulièrement dynamique des grands débats d’après-guerre sur les implications de la pensée catholique dans les domaines de la recherche, de la politique, de la science et des techniques [38]. D’un côté, ces intellectuels cherchent à dépasser l’anti-modernisme thomiste qui avait longtemps joué un rôle dominant dans la pensée ecclésiastique [39] ; d’un autre côté, contre le matérialisme marxiste, ces intellectuels catholiques progressistes cherchaient à élaborer une vision du monde spiritualiste compatible avec la modernité technicienne. Le jésuite François Russo (1909-1998), historien des techniques qui, de 1951 à 1980, fut rédacteur de la revue Études publiée par la Compagnie de Jésus, a joué lui aussi un rôle important de diffusion de cet optimisme techniciste dans les milieux catholiques progressistes. Dans le prolongement de la métaphysique teilhardienne et s’inspirant des travaux des premiers informaticiens sur les mécanismes autorégulateurs et la théorie de l’information, Russo rejette toute discontinuité entre le spirituel et le matériel, et en particulier entre le mécanique et l’humain. C’est ainsi qu’il écrit : « En d’autres termes, la notion de technique vraiment satisfaisante est celle-là seule qui réunit la machine et l’action humaine dans une même réalité d’ensemble. [40] » Le refus de cette discontinuité est associé à une vision du monde métaphysico-religieuse : « Il ne s’agit pas de voir dans le monde profane toute la religion, mais d’y discerner du religieux à l’état latent, inchoatif. [41] » Au fond la technique n’est qu’une médiation qui favorise l’incarnation progressive du spirituel dans le monde et, de ce fait, la puissance technique ne saurait être porteuse d’une négativité propre. Comme l’affirmait Mounier, il n’y a donc rien à redouter de la brusque montée en puissance du pouvoir de l’homme sur le monde matériel. Quant au père Russo, il écrit : « Si nous savons être attentifs à sa véritable signification, la technique nous apparaît comme nous mettant en demeure d’assumer pleinement notre liberté, d’en accepter tous les risques [42]. » On comprend bien qu’au regard d’enjeux tellement sublimes la considération des ratés ou des risques liés à l’usage de telle ou telle technique n’a guère de poids. Cependant, cette théologie technophile a un point faible : elle repose sur des fondements essentiellement spéculatifs, qu’ils soient philosophiques ou théologiques ; or, dans un monde qui se veut moderne, qui se méfie du religieux et où, de plus en plus, la science se présente comme l’autorité ultime, la non-scientificité de cette théologie techniciste qui propose une vision du monde sans pouvoir la démontrer constitue à terme une entrave à sa diffusion et une limite à son autorité. Pour consolider l’influence sociale de ce progressisme techniciste catholique il serait plus efficace qu’il puisse se présenter comme « scientifique » et fondé sur l’observation et l’analyse objective des faits.
Un « empirisme » très métaphysique.
C’est ici qu’interviennent l’anthropologie des sciences et des techniques et la sociologie de l’innovation promues par Bruno Latour. La démarche qu’il met en œuvre pour analyser les rapports entre la science, les techniques et la société se réclame de l’objectivité scientifique ; il présente même sa Théorie Acteur Réseau comme « empiriste », fondée sur l’observation des objets concrets et des pratiques techniques et, comme nous l’avons vu, sur le rejet des grandes constructions conceptuelles telles que les notions de société et de Nature. Voici donc une approche des réalités scientifiques et techniques qui devrait satisfaire aux exigences des amateurs de savoir positif et qui se méfient de tout ce qui sent la sacristie. Cette approche, apparemment désinfectée de toute référence transcendante ou religieuse, permet, elle aussi, de rassurer les esprits inquiets quant aux conséquences du progrès technique.
Selon le père François Russo, pour comprendre correctement le sens humain de la science, il faut l’étudier en train de se faire [43]. Bruno Latour élargit ce programme et nous propose à son tour d’étudier non seulement les sciences mais aussi les techniques « en train de se faire ». Signalons qu’un des philosophèmes sur lequel est fondée sa construction théorique, à savoir qu’il n’y a pas de discontinuité entre le mécanique et l’humain, était déjà un des fondements de la philosophie technophile du père Russo. C’est aussi un des piliers théoriques de la métaphysique évolutionniste du père Teilhard de Chardin, qui n’hésitait pas à parler de la « Sainte Matière ».
À sa manière, Bruno Latour réactive cette métaphysique continuiste lorsqu’il confie : « Je comprenais d’un coup que les personnages non humains avaient eux aussi des aventures que l’on pouvait se mettre à suivre à condition d’abandonner l’illusion qu’ils différeraient ontologiquement des humains [44]. » Déjà, Teilhard de Chardin critiquait « l’absolue coupure que nous mettons sans cesse entre le naturel et l’artificiel. […] C’est sous l’influence du même et néfaste présupposé que nous regardons depuis des années, sans comprendre, se former sous nos yeux l’étonnant système des routes terrestres, marines et aériennes, de voies postales, de fils, de câbles, de pulsations éthérées qui enserrent chaque jour davantage la face de la Terre. » « Communications d’affaires ou de plaisir que tout cela, répète-t-on ; établissement de voies utilitaires et commerciales… » « Non point, dirons-nous ; mais, plus profondément que cela, création d’un véritable système nerveux de l’Humanité ; élaboration d’une conscience commune… [45] » Bruno Latour reprend ce thème teilhardien dans les mêmes termes [46] : « Avec la multiplication du numérique, l’on est enfin face à un dispositif qui commence sérieusement à ressembler à un système nerveux planétaire. Nous avons enfin les moyens de rendre concrets, visibles et matériels l’ensemble des connexions qui étaient auparavant invisibles, ou qui se faisaient dans la tête des gens. […] Nous ne sommes qu’au tout début de cette expansion d’un système nerveux un peu sérieux, qui remplace des systèmes d’information “papiers”, qui pour leur part étaient lents. […] il se construit ce système nerveux planétaire bégayant, qui nous libère quand même de l’idée locale. Même si tout le monde déclare aujourd’hui être opposé à la mondialisation, nous avons atteint un état de connexion qui rend potentiellement intelligent, ou global, n’importe quel point du globe du point de vue de la topologie générale des infrastructures [47]. » Décidément, Latour, ce « scientifique » qui veut nous faire entendre la parole de Gaïa, est en bonne Compagnie !
Pendant longtemps Latour, afin de pouvoir constituer et établir sa nouvelle science de l’anthropologie symétrique, semble avoir suivi avec succès la devise de Descartes Larvatus prodeo : j’avance masqué. Puis, après avoir conquis une position d’autorité dans le champ des études STS, Bruno Latour a enfin mis les cartes sur table et n’hésite plus à faire état de son catholicisme et à parler de ses conceptions métaphysiques et ontologiques. Mais on aurait tort de considérer qu’il y a là un « tournant métaphysique de sa pensée » ; au contraire, la continuité est frappante et il se borne à préciser, à la fin de son parcours académique, les convictions et les principes qui ont présidé à ses commencements.
Pour une analyse plus approfondie des présupposés religieux et cosmologiques de la sociologie des sciences et des techniques de Latour, on ne peut que recommander l’excellente étude de Thomas Cortado [48]. De son côté, Nathalie Heinich signalait que le programme méthodologique prôné par Latour est « chargé de religiosité ». En particulier, montrer qu’il y a une construction sociale de la science, c’est du même coup pouvoir montrer, « comme allant de soi l’idée que science et religion seraient sur le même plan, donc en concurrence » et qu’elles seraient sur le même pied quant à leur capacité à dire la vérité [49].
Un irénisme apaisant.
Pour dépasser la crise de l’anthropocène, nous avons vu que Latour nous propose de renoncer aux manières de voir et de penser notre rapport au monde et à la technique qui nous auraient été imposées sous couvert d’une modernité que nous n’aurions jamais pratiquée [50]. Que nous n’ayons jamais été « modernes », bien d’autres l’avaient déjà dit et dès les années trente, le philosophe français Alain rappelait qu’en dépit de la sophistication de nos techniques, nous restons « des Polynésiens téléphonant ». On pourrait objecter à Latour qu’il n’est nul besoin de recherches en anthropologie symétrique pour faire ce constat de bon sens. Mais pourtant ce sont ces mêmes humains qui s’engagent, souvent pour des motifs très irrationnels, dans la poursuite de la puissance technique qui est une des caractéristiques de notre monde moderne. Il n’est pas très important que nous, humains, ne soyons « toujours pas modernes ». L’important c’est que nous construisons un monde qui, lui, n’arrête pas de se moderniser, ainsi que nous pouvons le constater tous les jours dès que nous sortons de notre maison ; et nos facultés naturelles ne changeant pas profondément, nous nous trouvons ainsi en décalage avec le monde modernisé dans lequel nous devons vivre.
Selon Latour, le seul moyen de réduire ce décalage serait de nous transformer nous-mêmes ; il faudrait « changer d’ontologie », renoncer à l’opposition entre sujets et objets, nature et société, et accorder un commun statut d’« actants » à tous les êtres humains et non humains invités à débattre de leur cohabitation et de leurs « modes d’existence » respectifs au sein d’un « parlement des choses ». Discutons et tout s’arrangera : cette utopie d’une « diplomatie symétrique » dédramatise notre situation d’impuissance en attribuant à toutes sortes de réalités, et tout particulièrement aux objets techniques, le statut de sujet avec lequel on peut négocier ; elle est cohérente avec une méthodologie qui ne considère que des objets techniques séparés et les réseaux d’acteurs ayant chacun leurs objectifs et leur mode d’existence particuliers. Mais, comme le remarquait Langdon Winner dès 1991, l’école du constructivisme social et de la méthode ANT de Latour conduit à ne pas accorder assez d’importance aux conséquences sociales des choix techniques [51]. Cette approche néglige les effets de puissance sociale et de domination résultant de l’organisation des techniques en ensembles, voire en systèmes qui ont leur cohérence. Ainsi les macro-systèmes techniques de la production et de la distribution d’énergie, des transports ferroviaires ou aériens, et des télécommunications étudiées par Alain Gras opèrent à une échelle planétaire, de sorte que « l’espace-temps social est ainsi soumis à des contraintes qui éloignent le citoyen de toute possibilité d’action sur l’évolution technique » [52]. Ces effets sont d’autant plus difficiles à combattre que les esprits humains sont souvent « colonisés » par un imaginaire techniciste qui engendre une fascination pour tout ce qui augmente notre puissance ainsi qu’une disposition au déni des problèmes engendrés par la course à la puissance technicienne. Remettre la technique à sa place suppose un renoncement très difficile à cette passion de la puissance qui est très largement partagée. On voit mal comment cela pourrait se faire sans conflits aigus. La « diplomatie symétrique » proposée par Latour risque de se réduire à des jeux de langage et à des mises en scène sans prise sur la réalité technique et sociale. Mais en même temps elle nous fait croire que toute technique, quelle que soit son échelle de puissance, peut être socialisée et que cela peut se faire sans que nous ayons à changer nos manières de vivre. On touche ici à une des dimensions du succès de la sociologie de la technique proposée par Latour : à bien des égards elle est très rassurante et en accord avec l’air du temps. Et de plus elle n’est dérangeante pour personne ; elle peut convenir à tous et n’engage à rien, surtout pas à renoncer à certaines modalités de puissance matérielle.
Aux écologistes qui parlent de prudence et de mesure, Latour répond de manière très teilhardienne : « A entendre les “prophètes de malheur”, il faudrait que nous nous sentions coupables de nos excès, que nous suspendions nos folles innovations pour sentir enfin nos limites et que nous revenions ainsi à une saine sobriété. Après le “croissez et multipliez !”, voilà qu’on veut nous humilier, nous faire baisser la tête avec un : “Décroissez, décroissez, effacez la trace que vous laissez sur cette Terre, diminuez votre footprint…”. […] À ceux qui se sont incarnés dans le monde créé au point de le transformer de fond en comble, il faut une bien autre leçon que “décroissez et diminuez !”. Puisqu’il n’y a pas de “nature” à protéger, mais qu’il y a une Création à continuer, alors nous pouvons reprendre au dogme de l’Incarnation cette leçon fondamentale que là où a été le péché, là aussi est la Rédemption. […] C’est parce que nous avons rendu artificiels tous les détails de notre existence, et heureusement, qu’il faut maintenant continuer à être plus artificiels encore. D’une façon, je le reconnais, surprenante, la spiritualité écologique n’a rien à voir avec le Ciel ou avec le naturel, mais avec l’artificiel et le fabriqué, c’est-à-dire avec le créé. […] La seule morale qu’il faudrait inventer, ce serait celle d’un Victor [Frankenstein] qui n’aurait pas fui devant les monstres sortis de ses mains. La Création peut être reprise, aimée, rachetée, elle ne peut pas être interrompue. Aussi étrange que cela sonne, il faut aimer les sciences, les techniques, les marchés, bref, l’artificiel d’une Terre dont il faut apprendre à renouveler la face. Prométhée nous sommes, Prométhée nous devons continuer à être, mais cette fois-ci, “faits à l’image de Dieu”. [53] »
L’irénisme [54] et l’irréalisme rassurants des propositions de Latour sont solidaires de sa méthode ANT et son principe de la subjectivisation généralisée. Latour ne cache plus qu’il est chrétien ; rappelons que l’un des théoriciens de l’irénisme religieux fut Leibniz, un philosophe qui était aussi diplomate et qui à la fin du XVIIe siècle prônait l’unification des Églises chrétiennes [55]. Son optimisme consensualiste dérivait des principes de sa métaphysique panpsychiste selon laquelle tout est animé, tous les êtres ont une dimension subjective et sont donc en communication : « Il en est de l’univers comme de notre corps dont Hippocrate dit que tout y conspire [56]. » Puisque « tout est conspirant », chaque être participe à un processus d’interaction généralisée qui contribue à une « harmonie universelle », perspective dont Voltaire s’est beaucoup moqué dans Candide. La vision du monde qui sous-tend l’anthropologie symétrique de Latour a plusieurs points communs avec la Monadologie de Leibniz. Bien qu’elle se présente comme scientifique, il s’agit en réalité d’une métaphysique qui a pour conséquence l’exclusion de tout ce qu’Ellul appelle des « processus sans sujets » tels que le capital, la bureaucratie, la technique ou l’État, et dont la logique impersonnelle peut être cause d’aliénation pour l’homme. Pour Latour, au contraire, il semble que l’impersonnel n’existe pas, ou plutôt, qu’il ne doit pas exister ; il n’y a que des « actants » en interrelation, ce qui permet de rabattre l’impersonnel sur le personnel. Ainsi, dans le prolongement de la métaphysique leibnizienne, la philosophie de Latour nous propose une nouvelle théodicée [57] qui dédramatise notre condition en éliminant toute possibilité d’aliénation radicale, de déshumanisation politique, économique ou technicienne ; elle permet de faire fusionner les contraires et de tout réconcilier. Démarche somme toute assez confortable et qui peut arranger tout le monde car, comme le remarque Nathalie Heinich, Bruno Latour nous « invite surtout (heureusement… ?) à changer de conception de la société beaucoup plus qu’à transformer l’organisation sociale ». Il s’agit de promouvoir « une nouvelle façon de voir » qui nous réconcilie avec l’évolution sociale.
Et ceci n’a rien d’original. Il y a cinquante ans, les adeptes de la Théorie générale des systèmes élaborée par Ludwig von Bertalanffy [58] disaient la même chose avec un vocabulaire différent. Puis, une fois que le systémisme eut fait long feu, ce fut le tour des théories de la Complexité, de la Nouvelle Alliance promue par Isabelle Stengers et Ilia Prigogine [59], puis de La Méthode d’Edgar Morin, etc., pour ne proposer que quelques exemples francophones de métaphysiques réconciliatrices et rassurantes dissimulées sous le masque de l’objectivité scientifique.
Pas d’emballement, pas d’interdépendance systémique entre les techniques, rien de fondamentalement nouveau dans notre rapport aux techniques ? Latour se dit « empiriste » mais son discours si sophistiqué et rassurant ne fait guère justice à ce dont chacun peut faire l’expérience : une avalanche continue d’innovations qui bouleversent notre monde et notre vie quotidienne ; une impuissance à en corriger en temps voulu les effets négatifs et les absurdités car l’imbrication entre les dispositifs techniques matériels et immatériels est telle que pour modifier un élément c’est, de proche en proche, tout un ensemble qu’il faudrait réformer. Que la technique ait affaire avec la puissance, c’est l’expérience la plus commune et il n’est pas vrai que « tout est négociable » ; elle résiste. À bien des égards, la contrepartie de la montée de la puissance technique collective c’est l’expérience de l’impuissance personnelle. Qui dans sa vie professionnelle n’est-il pas contraint de se conformer à des prescriptions absurdes, voire immorales, sous couvert de rationalité technique ? Et pour comprendre pourquoi il en est ainsi, il vaut mieux lire Ellul que Latour. Pour qu’une véritable socialisation de la technique soit envisageable, il ne suffit pas de créer quelque « parlement des choses », il faudrait au moins que nous ayons le temps d’enregistrer les effets de l’innovation avant qu’elle ne soit partout un fait accompli. Cela supposerait un tout autre rythme de l’innovation et la renonciation à l’obsession de la puissance.