Un devenir spinoziste des sciences sociales ?
Les sciences sociales (sociologie, économies hétérodoxes, sciences politiques etc.) trouvent leurs fondements philosophique et anthropologique dans les écrits de Baruch Spinoza. C’est du moins la thèse que soutiennent brillamment Yves Citton et Frédéric Lordon dans leur introduction d’un ouvrage programmatique à paraître en février 2008 : Spinoza et les sciences sociales. Ouvrage qui, à coup sûr, sera discuté. Le nombre des invités à la table spinoziste est impressionnant.
Ce texte est l’introduction de l’ouvrage Spinoza et les sciences sociales. De la puissance de la multitude à l’économie des affects, coll. « Caute ! », Editions Amsterdam, février 2008. Cet ouvrage comprend les textes de Yves Citton, « Esquisse d’une économie politique des affects. Spinoza et Tarde » ; Christian Lazzeri, « Reconnaissance spinoziste et sociologie critique. Spinoza et Bourdieu » ; Frédéric Lordon et André Orléan, « Genèse de l’Etat et genèse de la monnaie : le modèle de la potentia multitudinis » ; Antonio Negri, « Spinoza : une sociologie des affects » ; Aurélie Pfauwadel et Pascal Sévérac, « Connaissance du politique par les gouffres. Spinoza et Foucault » ; Philippe Zarifian, « Puissance et communauté d’action (à partir de Spinoza) ». Cette introduction a bénéficié des relectures extrêmement attentives de Laurent Bove, Pascal Sévérac et Christian Lazzeri. Qu’ils en soient remerciés – et aussi exonérés de toutes les erreurs qui continueraient de l’émailler. Frédéric Lordon
Concevoir le rapport entre la philosophie de Spinoza et le développement des sciences sociales tient à la fois de l’acrobatie et de l’évidence. Acrobatie parce que notre concept de « sciences sociales » n’a apparemment pas sa place dans la tête des hommes du XVIIe siècle. Acrobatie également parce que Spinoza passe souvent pour le plus abstrait, le plus « métaphysique » des philosophes de l’âge classique, absorbé dans des questions de substance, d’attribut, de définition de Dieu et de perspective de béatitude – questions qui semblent sans grand rapport avec celles que peuvent se poser aujourd’hui des chercheurs en sciences sociales. Acrobatie enfin parce que, sans doute pour les raisons précédentes, peu de grands noms des sciences sociales se sont référés explicitement à la pensée de Spinoza pour étayer leur réflexion. Certes Pierre Bourdieu ne manque pas de le citer en plusieurs endroits décisifs [1]– et pourtant, au moment de placer toute son œuvre sous un patronage philosophique, c’est celui de Pascal qu’il retient [2]. Un siècle plus tôt, Gabriel Tarde regardait du côté de Leibniz plutôt que du philosophe hollandais pour fonder sa démarche sur un parallèle entre Monadologie et sociologie [3]. Et de fait, une partie des études proposées par le livre qu’on tient en mains reconstruira – plus ou moins acrobatiquement – des rencontres qui n’ont pas eu lieu, des convergences qui ne sont que rétrospectives, des montages méthodologiques qui demandent encore à être expérimentés.
D’un autre point de vue pourtant, la continuité et les synergies entre l’ontologie de la puissance esquissée par Spinoza et les analyses des faits sociaux développées au cours des 150 dernières années relèvent de l’évidence. Pour qui gratte sous la surface des apparences, la philosophie de Spinoza pourrait bien non seulement avoir été décisive pour la constitution des sciences sociales, mais fournir aujourd’hui encore un cadre de référence capable de redynamiser la réflexion actuelle. Comme on aura l’occasion de le voir plus en détail dans les pages et les chapitres qui suivent, il ne serait nullement exagéré de voir dans l’édifice théorique élaboré par l’Éthique (1677) un vaste programme de recherche définissant pour les siècles à venir les principes et les ambitions du savoir « scientifique » [4]– et de voir dans les analyses du fait religieux développées dans le Traité Théologico-politique (1670), ainsi que dans la conceptualisation du pouvoir articulée dans le Traité politique (1677), des premières applications de ce projet de recherche, dont les leçons ultimes restent encore aujourd’hui à mesurer.
À cet égard, la distance temporelle (et intellectuelle) qui nous sépare du XVIIe siècle, loin de rendre absurde une mise en parallèle avec les sciences sociales contemporaines, pourrait bien nous apporter sur leur objet une perspicacité accrue, dans la mesure où les philosophies de l’âge classique (celle de Spinoza comme celle de Pascal ou de Leibniz) se situaient en amont des divisions disciplinaires opérées par l’avènement institutionnel des « sciences sociales » : d’une part, on peut relire ces textes anciens en y retrouvant partout les questions (de fond) sur lesquelles butent actuellement la sociologie ou l’économie (la civilité, le besoin de reconnaissance, la captation des désirs, les ressorts de la croyance et de la confiance, la genèse ou le délitement des institutions) ; d’autre part, on y voit ces questions abordées d’un point de vue intégratif qui est profondément transdisciplinaire (puisque antérieur à la séparation, à l’isolement et à l’encroûtement des disciplines).
Cet ouvrage aura rempli son but si les acrobaties qu’il propose entre le XVIIe et le XXIe siècle parviennent à faire partager l’évidence sur laquelle il se fonde – et à en relancer la dynamique en direction de réflexions et de recherches encore à inventer. Il tente la gageure de s’adresser à la fois au bon connaisseur de la philosophie de Spinoza qui s’intéresserait à voir ce qui peut en être tiré pour l’analyse des formes actuelles de notre vie sociale, et au chercheur en sciences sociales qui sentirait le besoin de prendre un peu de recul face à ses études disciplinaires, et qui serait en quête de problématiques intégratrices et de concepts transversaux pour renouveler les conceptions générales au sein desquelles il opère. Nous avons composé ce volume de telle sorte que ses premières contributions présentent et définissent les principaux concepts de la boîte à outils spinoziste, de façon aussi claire et pédagogique que possible, afin de rendre accessible à tous les principales articulations d’une philosophie dont on reconnaîtra volontiers qu’elle n’est pas d’un accès aisé ni immédiat à partir du texte de Spinoza lui-même. Cet ouvrage aura rempli son but s’il permet de construire un pont sur lequel chercheurs en sciences sociales et philosophes (en herbe) intéressés par les questions sociales actuelles – spinozistes et non-spinozistes – peuvent monter sans difficulté, et se rencontrer pour échanger leurs vues, leurs intuitions et les résultats de leurs réflexions.
I. SPINOZISME, SPINOZISMES
Mais qu’est-ce que le spinozisme exactement ? Y a-t-il une doctrine certifiée canonique, et être spinoziste en sciences sociales obligerait-il à s’y conformer à la virgule près ? Évidemment non. C’est pourquoi il y aura nécessairement une pluralité de spinozismes en sciences sociales – comme il y en a en philosophie –, une pluralité inscrite dans le triangle suivant : 1) le spinozisme officiel n’existe pas ; 2) l’œuvre de Spinoza offre sa complexité, ses ellipses, ses contradictions ( ?) et son inachèvement à la sagacité des lecteurs d’aujourd’hui, et « le » spinozisme n’est en fait pas autre chose que la somme des développements, éventuellement divergents, engendrés de (re)lectures non pas « célébrantes » mais créatives ; 3) cette liberté de l’interprétation créative et de l’usage productif n’est cependant pas la licence de faire ou dire n’importe quoi. Si donc il y aura une multiplicité de spinozismes en sciences sociales, ceux-ci n’en auront pas moins un fort socle commun. A quoi pourrait-on le ramener pour l’essentiel ? Cinq thèses-positions en délimitent l’épure – dont certaines d’ailleurs sont bien faites pour prendre à rebrousse-poil quelques habitudes de pensée bien établies en sciences sociales.
1° Le spinozisme est un naturalisme intégral. Comme c’est là sans doute l’énoncé le plus susceptible de scandaliser la plupart des esprits de sciences sociales, autant le prendre de front d’emblée. De fait, comment ceux-ci ne pousseraient-ils pas d’abord des cris d’abomination, eux qui, au-delà de leurs pires conflits théoriques, se retrouvent quasi unanimes à considérer que les sciences sociales ont pour caractéristique constitutive de rompre avec les sciences naturelles et les visions naturalisées du monde social ? Comment le naturalisme spinoziste ne leur apparaîtrait-il pas comme une monstrueuse régression, eux qui ont construit un domaine propre des sciences sociales par séparation d’avec les sciences physiques et par l’affirmation de la coupure nature-culture ? Solidaires d’une définition kantienne de la modernité, qui pense l’ordre humain comme une enclave soustraite au déterminisme des choses naturelles, bref comme un ordre de la liberté morale, les sciences sociales ont sans cesse lutté – et non sans quelques bonnes raisons – contre toutes les tendances à extrapoler les lois du monde historique à partir des « lois de la nature ». Et, comme si le mouvement de la civilisation, compris en tant que refoulement de la violence, exigeait de séparer aussi nettement que possible l’humain de l’animal, réputé figure même de la sauvagerie, les sciences sociales en ont implicitement épousé la cause et ont apporté leur contribution à une coupure qui procède davantage de mobiles politiques et moraux que véritablement intellectuels. De ce point de vue – une fois encore – Spinoza était sans doute trop en avance et il fallait probablement laisser d’abord la société des hommes à quelques illusions, notamment celle de leur extra-naturalité, pour éloigner le spectre de la violence et celui de la loi du plus fort. « Nous ne sommes pas des animaux ; nous ne coexisterons pas selon la loi de la jungle ; et notre destin nous appartient », voilà ce qu’a toujours voulu signifier ce postulat de coupure. Qu’il ait eu d’éminentes propriétés civilisationnelles et que, historiquement, il ait été difficile de faire l’économie d’en passer par lui, ne suffit pourtant pas à en racheter les insuffisances intellectuelles. Car, bien sûr, c’est un faux syllogisme – et un vrai sophisme – qu’il soit requis de penser l’homme hors de l’ordre naturel pour échapper à la violence originelle et disposer d’une politique. Toute l’œuvre de Spinoza, passionné de la démocratie radicale, en témoigne. Avec au surplus les avantages de la conséquence – à l’inverse de la revendication d’extra-territorialité de la liberté humaine qui demeure toujours à la recherche de ce qui pourrait la fonder… De cet introuvable fondement, hypothèque permanente sur les sciences sociales « culturalistes », Spinoza n’a nul besoin. Tout au contraire, son projet consiste à défaire l’homme de tout statut d’exception dans l’ordre de la nature et à récuser strictement qu’il puisse être conçu « comme un empire dans un empire » (E, III, Préface) [5]. Il faut sous-estimer, et de beaucoup, l’infinie productivité de la Nature spinozienne, et surtout la complexité de ses productions, pour imaginer qu’une position naturaliste condamnerait nécessairement aux aberrations intellectuelles que les sciences sociales, à juste titre, ont eu à cœur de dénoncer – une « nature humaine » unique faisant norme, une sacralisation des rapports de force nus, une sociobiologie primaire, un renoncement à toute politique, etc.,
2° Le spinozisme est un déterminisme intégral. Affirmer l’empire sans reste du déterminisme, tel est finalement le sens du naturalisme spinoziste. Rien dans l’univers, et pas plus les agissements des hommes que la rotation des astres, ne saurait échapper à l’enchaînement des causes et des effets. Qu’est-ce donc, en définitive, que la Nature chez Spinoza ? C’est l’ordre de la production causale – c’est-à-dire l’univers entier. Par quel ahurissant privilège, le département humain pourrait-il prétendre s’en abstraire ? Telle est la question que pose Spinoza – et à laquelle il répond du seul fait de la poser. Les sciences sociales « culturalistes » sont d’ailleurs passablement mal à l’aise à ce propos. Comme sciences sociales, c’est-à-dire sciences du monde humain, elles répètent obstinément le credo de la liberté morale. Mais comme sciences sociales, elles ont de fait épousé le modèle de l’intelligibilité par les causes – et les nuances entre « explication » et « compréhension » ne changent en fait pas grand-chose à cette appartenance au genre science conçu comme un idéal de l’intelligere. En fait, les sciences sociales luttent pour se libérer d’une phobie « naturaliste » qu’elles ont elles-mêmes construite : en effet, dès lors qu’elles réservent l’appellation « nature » à tout ce qui n’est pas « humain », elles font, mais tautologiquement, du monde humain une anti-nature – et poussent de logiques cris d’épouvante dès qu’elles lisent le mot « nature »... De l’art de faire soi-même ses propres terreurs… Mais tout change si, sortant de cette artificielle division, on convient de baptiser « Nature » l’ordre général de la production des effets. Qui pourrait nier que les événements historiques, les faits de culture et les institutions sont, eux aussi, produits ? Mais il ne faut pas se tromper sur ce qui, dans le naturalisme spinoziste, fait le commun des faits sociaux et des faits de mécanique céleste (par exemple) : rien d’autre que la forme « production causale » – et évidemment pas la nature des forces spécifiques à l’œuvre, comme s’empressent de le croire des sciences sociales culturalistes en proie à leurs terreurs préférées. Pour un métaphysicien spinoziste, le déterminisme est l’essence du Dieu-Nature comme infinie productivité. Pour le chercheur en science sociale spinoziste, il est la forme causale de tout ce qui arrive, y compris dans son domaine de faits ; il revient à chaque spécialiste, en chaque domaine empirique, de mettre en évidence les puissances causantes spécifiques auxquelles il a à faire, et de dire plus précisément quoi produit quoi – et il ne devrait pas être trop difficile en principe de faire entendre que les forces hamiltonniennes de la gravité sont peu pertinentes pour penser, par exemple, les faits sociaux de famille, et que les rapports de parenté laissent les planètes indifférentes suivre leur trajectoire…
3° Le spinozisme est un anti-humanisme théorique. Pour corriger la vision spontanée du naturalisme et requalifier celui-ci comme ordre général de la production causale, le déterminisme n’en conserve pas moins quelques désagréables propriétés aux yeux de certains chercheurs en sciences sociales. Disons tout de suite que toutes ne pourront pas être adoucies et rendues universellement aimables – il est temps d’avouer que, pour appeler irrésistiblement son prolongement sous la forme d’une science sociale, le spinozisme n’est pas compatible avec tous les points de vue de sciences sociales… On réussira peut-être à désarmer le désespoir, le plus souvent politique, qu’inspire généralement le déterminisme spinozien, d’ailleurs éloquemment rebaptisé « fatalisme » : « si tout est déterminé, à quoi bon… ». Car il faut bien entendu préciser sur ce point que l’implacabilité de l’enchaînement des causes et des effets n’est vraiment telle qu’à un entendement infini. C’est pourquoi, du point de vue de nos entendements finis, il reste toujours, à la mesure de notre déficit d’intelligere, un (important) résidu du cours des choses qui nous apparaît sous l’espèce de la contingence, de l’imprévisible, et l’impression que demeurent des interstices pour une action transformatrice. C’est même plus qu’une impression : les hommes agissent, et (parfois) il en résulte des changements objectifs de leur existence collective ! Toute la construction spinozienne vise à comprendre et à accroître notre puissance d’agir humaine (et non à la nier !). Réduire l’homme à n’être qu’une partie de la Nature, cela ne va pas chez Spinoza sans affirmer simultanément qu’il est une partie du Dieu-Nature, et donc qu’il participe de sa productivité infinie : comme toute partie de la nature, je peux produire des effets qui me sont propres. Le déterminisme spinozien n’abolit donc nullement la possibilité d’un agir humain : il ne fait que nier son caractère inconditionné. Surtout, et cela fonde en réalité le domaine propre des sciences sociales, il fournit de l’agir humain une définition remarquablement précise et rigoureuse qui nous permet de comprendre les conditionnements qui tout à la fois le limitent et le constituent. Si Spinoza commence bien par faire scandale en déniant le « libre arbitre », il oriente toute son élaboration théorique en direction d’un horizon faisant de la libération (politique) le plus haut bien que puisse viser une société humaine, et de la libération (éthique) le plus haut point du cheminement personnel (la dernière partie de l’Éthique s’intitulant précisément « De la puissance de l’intellect ou de la liberté humaine »). La particularité du geste spinoziste est donc qu’au lieu de se contenter d’affirmer la liberté humaine (comme un présupposé ou comme une condition de possibilité de l’action humaine), il cherche à comprendre comment des processus qui relèvent tous du conditionnement peuvent aboutir, sous certaines conditions à préciser, à produire des effets émancipateurs [6]. Ce qui restera toutefois de l’ordre de l’imagination, c’est l’idée que ces actions et ces changements auront été des miracles de la liberté comprise comme inconditionnée, des surgissements sans cause, des irruptions pures. Pour leur part, les historiens, également, conservent l’espoir d’écrire une histoire qui ne soit pas qu’un simple déroulé mécanique, et qui laisse toute sa force disruptive à l’événement. Mais que celui-ci nous surprenne, ou même nous stupéfie, n’ôte rien de l’enchaînement qui l’a engendré et qui l’insère dans un cours. C’est cependant moins du côté de l’histoire à grande échelle, que de celui de l’intimité de la conscience que viendront les plus fortes réticences. Et particulièrement de la part de tous ceux qui conçoivent le monde social à partir de l’idée de l’individu humain comme sujet souverain, arbitre libre, autonome de conscience, commandant dans la clarté – et plus encore : dans la rationalité ! – des actes dont il se reconnaît l’auteur et le responsable. Pour le coup, le spinozisme prend à rebrousse-poil une bonne partie des courants de sciences sociales qui, depuis deux décennies, ont prospéré sur « le retour de l’acteur ». Car, bien sûr, et telle a été dès l’origine le motif du grand scandale Spinoza, si l’homme, comme toute chose dans le monde, est conditionné – à désirer et à agir, à penser aussi –, ce sont les façons dont chacun envisage spontanément son propre être au monde, et telles que les sciences sociales de l’acteur les restituent à l’identique pour leur propre compte, qui se trouvent mises à bas. Or, sous ce rapport, Spinoza ne laisse aucune chance aux illusions individualistes du moi souverain [7] : « les hommes se trompent en ce qu’ils se croient libres, opinion qui consiste en ce qu’ils sont conscients de leurs actions, et ignorants des causes qui les déterminent » (E, II, 35, scolie) [8]. Faire des sciences sociales dans une perspective spinoziste n’implique nullement de renoncer à décrire des formes d’actions individuées – le conatus, cet effort que déploie chaque chose pour persévérer dans son être (E, III, 6), n’est-il pas l’indice même d’un pôle individuel d’activité ? Cela exige toutefois d’abandonner l’idée de les rapporter au travail de consciences autonomes et libres. Or le coût de cet abandon n’est en fait que pyschologique – il est vrai que les blessures narcissiques les plus superficielles en apparence sont parfois les plus difficiles à tolérer. Un regard plus rationnel, prenant au moins en considération les bénéfices théoriques qui en sont la contrepartie, pourrait pourtant convaincre d’y consentir assez facilement.
4° Le spinozisme dénonce par avance les illusions de l’individualisme méthodologique. Parmi ces bénéfices, il faut à coup sûr compter le changement radical de point de vue qu’opère le spinozisme sur les faits individuels, ou plutôt sur les faits d’individuation. Car chez Spinoza, un caillou, un arbre, une molécule entrant dans la composition du sang, l’ensemble du sang circulant dans un corps animé, une personne humaine, une famille ou une cité constituent chacun une « chose singulière » (res), dont l’individuation ne va jamais de soi, mais doit être comprise à partir de son niveau d’émergence dans un enchâssement d’objets composants et d’objets composés. Parce que sa philosophie reste ancrée dans des questions héritées de la scolastique tardive (les contemporains ont souvent comparé ses thèses à celles de Duns Scot), parce que l’ensemble du XVIIe siècle met au cœur de sa pensée une réflexion sur les infinis (comme l’a bien souligné Gilles Deleuze), et en conséquence de l’approche mathématisée, c’est-à-dire quantitative, qui est une de ses caractéristiques les plus fortes, l’Éthique propose un cadre de pensée qui court-circuite les fausses évidences de l’individualisme méthodologique – ainsi d’ailleurs que les sur-corrections également trompeuses qui ont souvent caractérisé les retours de manivelle holistes. Parce qu’il écrit un siècle avant Bentham, Spinoza offre aux sciences sociales une approche qui ne fétichise ni « l’individu » ni « la communauté », mais qui permet de rendre compte de façon souple – parfois contre-intuitive, mais d’autant plus éclairante – des questions d’individuation, à tous les niveaux, en termes de processus constituants.
5° Le spinozisme propose une approche purement relationnelle des réalités humaines. Certes, parmi l’ensemble des choses-individus en rapports de compositions multiples, l’individu humain subit d’abord de plein fouet le choc du déclassement puisque, là où les autres philosophies lui accordaient le statut de substance, en particulier à travers son âme (immortelle), la métaphysique de Spinoza lui dénie ce statut, qu’elle ne reconnaît qu’à l’ensemble de la Nature. Qu’est ce qu’être « substance » pour Spinoza ? C’est être « en soi et conçu par soi » (E, I, Déf. III) – et cela l’individu humain ne l’est pas. La personne humaine, de son point de vue, n’a pas d’identité en soi, explicable par soi, mais elle est à concevoir comme un « mode », soit comme « ce qui est en une autre chose, et se conçoit aussi par cette autre chose » (E, I, Déf. V). Cette métaphysique n’est pas vaine ou vide d’implication pour une sociologie, par exemple, puisqu’elle appelle à considérer l’individu socialisé comme un « effet de mode », c’est-à-dire à le concevoir – lui comme n’importe quelle autre chose-individu d’ailleurs – en termes relationnels : nous ne sommes pas substances, mais rapports, et plus précisément encore, rapports de rapports, comme y a tant insisté Deleuze. D’une part, on l’a vu, notre individu n’est composé que du rapport (interne) de ses composants (lequel rapport est bien entendu davantage que la simple juxtaposition de ses parties) ; d’autre part, nous ne sommes ce que nous sommes que par les rapports (externes) que nous entretenons avec l’ensemble des autres objets qui composent notre « milieu ». Ici encore, on voit en quoi cette approche résonne profondément avec celle qui caractérise – ou du moins qui devrait caractériser – les problématiques posées par les sciences sociales, dans la mesure où celles-ci s’intéressent à la production relationnelle des comportements et des identités, plutôt qu’à leur essence figée.
Qu’il n’y ait aucun spinozisme « officiel » n’empêche donc pas de dire qu’une pensée qui voudrait conserver le sujet souverain, l’idée de la liberté comme capacité d’auto-détermination inconditionnée, l’extra-territorialité humaine au sein de la totalité de la Nature, une pensée qui, oubliant le déterminisme des causes, se ferait finaliste, dans le double registre du téléologisme ou du fonctionnalisme, cette pensée-là n’aurait plus grand-chose de spinoziste… Bien des courants de sciences sociales achopperont sur ces clauses du credo minimalis spinozien – mais pas tous, loin s’en faut. Sans doute la conjoncture intellectuelle en place depuis deux décennies rend-elle minoritaires ceux qui pourraient se reconnaître dans la ligne matérialiste [9]et anti-humaniste-théorique du spinozisme. Elle n’empêche pas pour autant qu’ils soient variés et que leurs façons d’accommoder le point de vue spinoziste livrent des visions du monde social parfois sensiblement différentes. Ainsi prolongée en sciences sociales, la philosophie de Spinoza engage donc de sérieuses options intellectuelles – dont le poids apparent semble d’autant plus lourd qu’elles contredisent les courants dominants –, mais elle ne prédétermine pas tout – et c’est heureux !
Le présent ouvrage est d’ailleurs en lui-même assez représentatif de cette diversité puisque on y rencontrera des « socio-spinozismes » assez bigarrés, parfois au point de soulever l’interrogation du lecteur qui trouvera, ici, les concepts spinozistes mêlés à ceux d’un certain auteur, puis dans le chapitre d’à-côté à ceux d’un autre, réputé bien étranger au premier – parfois même son grand contradicteur ! Ainsi, Yves Citton explore intensivement la synergie Spinoza-Tarde, quand Frédéric Lordon et André Orléan montrent les étranges résonances spinoziennes de certains passages de Durkheim et Mauss... Ne pourrait-on d’ailleurs en conclure que, contrairement à une tradition sociologique bien établie, Tarde et Durkheim ne sont pas nécessairement l’eau et le feu, en tout cas qu’il y a moyen de leur trouver des terrains communs, notamment sur la question de l’imitation [10] ? Philippe Zarifian explore une veine très deleuzienne, à la recherche des devenir-actif, du travail des singularités et des innovations faisant événement – en tout cas assez loin de l’inspiration structuraliste. Mais Christian Lazzeri, sans nécessairement s’engager pour son propre compte, travaille les soubassements spinozistes de la pensée de Bourdieu – l’un des coordinateurs de cet ouvrage plaidant lui, ouvertement, pour rendre effective et productive cette connexion Spinoza-Bourdieu et, plus généralement, pour faire du spinozisme un instrument de renouvellement de la pensée « structuraliste » [11]…
En matière de revendications structuralistes, on sait quelles ont été les réticences de Michel Foucault. Aurélie Pfauwadel et Pascal Sévérac n’en mettent pas moins au jour tout ce qui rapproche sa pensée de celle de Spinoza, dans des apparentements aussi frappants que peu aperçus jusqu’ici. Quant à Antonio Negri, il voit en Spinoza le socle d’une sociologie de l’amour, quand d’autres s’en servent pour fonder une « économie générale de la violence » [12] …
Les coordinateurs de l’ouvrage eux-mêmes semblent vivre dans deux univers différents ! L’un lit dans le spinozisme un imaginaire de l’auto-organisation [13], tandis que l’autre se méfie comme de la peste de ce schème, trop vite appropriable à ses yeux par la pensée libérale, et réclame au minimum un caveat ou deux : certes, du point de vue de l’entendement infini de Dieu, la Nature est un vaste système auto-organisé, mais du point de vue de l’entendement fini des hommes, et surtout, au travers de certains rapports de puissance, notamment du côté des puissances institutionnelles, il reste des « effets d’extériorité ». Ce thème de l’extériorité produite par immanence, ou de la « transcendance immanente » est d’ailleurs au centre de la contribution de Frédéric Lordon et André Orléan. Le grand motif spinozien du pouvoir comme capture de puissance – plus précisément comme capture de potentia multitudinis –, travaillé de longue date par Alexandre Matheron, Antonio Negri ou Gilles Deleuze et Felix Guattari, offre certainement un puissant moyen de dissoudre les apories de la pensée hayekienne de l’auto-organisation : car l’Etat ne saurait être présenté comme une entité extérieure à la société, puisqu’il est lui-même endogènement produit par le travail des forces politiques à l’intérieur de la société…
Quoique partageant fortement cette thématique du pouvoir comme capture de puissance – à laquelle Negri a peut-être donné son expression la plus aboutie en soulignant l’opposition potentia/potestas dans le lexique politique de Spinoza [14]–, les auteurs spinozistes n’en tirent pas tous les mêmes conclusions. Le spinozisme politique de Negri et Hardt [15]est un militantisme de l’immanence, un refus intransigeant de la capture. D’autres, quoiqu’ils en partagent l’idéal, doutent de sa possibilité, en tout cas sous le régime de l’hétéronomie passionnelle – c’est-à-dire dans la condition humaine présente. Le schème auto-organisateur, d’où l’on a fait dériver toute cette discussion, n’est d’ailleurs pas seulement porteur de controverses politiques, mais également de débats théoriques. Fidèle à sa lecture tardienne, et rejoignant en cela celle de Maurizio Lazzarato [16], Yves Citton décline la théorie spinozienne des corps composés et voit en la société un cerveau de cerveaux, là où une lecture plus structuraliste de Spinoza, plus préoccupée de l’appareillage institutionnel de la société, verra moins la fluidité, et surtout la « planéité », d’un réseau neuronal (même sous la forme d’un hyper-graphe) que la rigidité relative des captures institutionnelles et la verticalité des rapports sociaux [17].
Le lecteur pourrait être tenté de s’alarmer de ce que l’arène spinoziste semble si bruyamment discordante. Cette animation est pourtant la meilleure des choses possibles. En premier lieu, elle signifie que l’ordre n’y règne pas, et c’est une excellente nouvelle – surtout par les temps qui courent… Ensuite, elle indique que, s’agissant de donner des prolongements en sciences sociales à la philosophie de Spinoza, tout est à faire, et rien n’est dit, ni joué. Enfin, elle montre que le spinozisme n’est pas un talmudisme : ce ne sera pas « Spinoza, tout Spinoza, rien que Spinoza ». Qui pourrait imaginer un instant qu’un philosophe du XVIIe siècle, aussi génial fût-il, ait pu épuiser ce qu’il est possible de dire sur la société ? Aussi la proposition « Spinoza et les sciences sociales » s’entend-elle nécessairement, d’abord, comme « Spinoza et les auteurs des sciences sociales ». On n’entre pas en sciences sociales avec juste Spinoza pour viatique. Pour faire une économie spinoziste, il faut d’abord avoir pratiqué des économistes, et ce prérequis vaut tout aussi bien pour la sociologie, l’anthropologie, l’histoire, etc. Pas tous, ou pas n’importe quels économistes ou sociologues, on l’a vu : l’indulgence pour le désordre n’est pas pour autant une apologie du foutoir ou de l’« anything goes ». La « spino-compatibilité » n’est pas universellement distribuée, elle reste strictement déterminée par des options théoriques dont on sous-estimera difficilement la force.
II. L’EMERGENCE SPINOZISTE EN SCIENCES SOCIALES
Que le spinozisme ait à faire avec les sciences sociales – ou l’inverse – nul ne devrait en être surpris. C’est là l’effet du paradoxe voulant que nul ne parle autant aux chercheurs en sciences sociales que les philosophes d’avant « l’invention des sciences sociales ». Et pour cause : nombre d’objets qui reviendront ultérieurement à ces dernières sont d’abord sur le métier de ces philosophes qu’on dit « classiques » : pouvoirs, institutions, normes, conflits, crises, etc. Si cette influence a été perdue de vue, c’est sans doute sous l’effet de ce mouvement réactionnel par lequel, soucieuses d’affirmer leur identité épistémologique propre, les sciences sociales ont affecté de rompre spectaculairement avec la philosophie. « Perdue de vue » ne signifie d’ailleurs pas « complètement inactive », et l’on sait combien les grands auteurs de sciences sociales ont aussi été formés dans la pensée philosophique. S’agissant du spinozisme en particulier, on pourrait en principe reconstituer cette lente percolation, ces circulations souterraines et ces influences discrètes. La place de Spinoza dans les esprits d’un XVIIIe siècle qui a vu se mettre en place une discipline devenue aussi centrale que l’économie politique fait actuellement l’objet de débats riches et nombreux [18]. Toute une série de dossiers permettraient de repérer qu’un cadre de pensée prend forme à l’époque des Lumières, pour permettre l’émergence de domaines d’analyses et de formes de réflexions qui correspondent de très près au programme de recherches esquissé par l’Éthique, le Traité théologico-politique et le Traité politique, sans pour autant qu’il ne soit fait référence explicite aux écrits de Spinoza [19].
Contrairement aux débats actuels sur « le spinozisme des Lumières », le siècle suivant n’a pas (encore) fait l’objet d’une réévaluation d’ensemble des destins du spinozisme dans la pensée française à l’âge du romantisme et de l’industrialisation [20]. Outre la convergence avec Gabriel Tarde longuement développée dans la première partie de cet ouvrage, on y découvrirait par exemple que Marcel Mauss a écrit un mémoire de jeunesse sur le livre V de l’Ethique [21], témoignant de l’influence de Spinoza dans la formation de sa pensée [22], que Durkheim, écrivant dans De la division du travail social que « nous ne réprouvons pas [un acte] parce qu’il est un crime mais il est un crime parce que nous le réprouvons » [23]reproduit très exactement – et probablement pas par hasard ! – le scolie de E, III, 9. Mais c’est en fait une très large gamme de réflexions sur la société explicitement inspirées par Spinoza ou se déroulant en intime homologie avec ses principes (scandaleux) qu’il faudrait porter au jour, depuis le « spinozisme involontaire » de Victor Cousin jusqu’à Balzac se prenant à traduire le début de l’Éthique avant de se faire romancier-sociologue de la France de son temps, en passant par le désir des saint-simoniens de « compléter Spinoza » et par le geste de Marx s’inscrivant ouvertement dans la tradition philosophique minoritaire de l’hérésie matérialiste et recopiant méthodiquement des passages entiers du Traité théologico-politique [24].
Si pourtant le projet de construire des ponts entre l’histoire des sciences sociales et celle du spinozisme tient en partie de l’acrobatie, c’est largement dû au fait que la « découverte » de Spinoza en tant que penseur du social est finalement encore toute fraîche. Dans la réception (française) de Spinoza, la dimension socio-politique de son système n’a en effet précipité en un système de pensée majeur et original que depuis la fin des années 1960, marquant une rupture manifeste avec les trois siècles de réception antérieure. Les acrobaties ne peuvent désormais prétendre à une certaine évidence que grâce à une histoire très récente, dont il faut maintenant préciser rapidement les scansions générales et les enjeux principaux. Certes, des discussions sur l’ancrage de Spinoza dans la pensée et la situation politique de la Hollande du XVIIe siècle avaient déjà amené depuis longtemps certains historiens à relire ses textes politiques [25]. Mais la scansion majeure que constituent les années soixante s’impose au regard rétrospectif comme une grande rupture, et pourrait même appeler un écho de l’hémistiche par lequel Boileau marque le tournant de la littérature classique : Enfin Matheron vint...
Enfin une interprétation méticuleuse, rigoureuse et inspirée donnait à entrevoir la puissance, la radicalité et l’originalité de la construction spinozienne du social. Même si les considérations consacrées à l’arbre séfirotique des cabalistes gardent sans doute de quoi déconcerter quelque peu les chercheurs en sciences sociales, le type de reconstruction auquel se livrait Alexandre Matheron dans Individu et communauté chez Spinoza [26]opérait une véritable traduction de l’Éthique et du Traité politique dans un langage et un mode de raisonnement avec lesquels de larges secteurs de ces chercheurs sont susceptibles de se trouver spontanément en phase. Ce livre a mis en place l’ensemble d’un édifice, livré clés en main pour être exploré et agrandi par des générations de chercheurs, depuis une théorie de l’individuation et des rapports inter-humains, jusqu’à une modélisation de la genèse des institutions et des équilibrations de puissance, tout en ouvrant la porte à une critique radicale de l’aliénation et à une perspective d’émancipation vers un « communisme des esprits ». Bien entendu, Alexandre Matheron n’arrivait pas tout seul. La publication de son ouvrage avait été précédée de quelques mois par celle de Spinoza et la liberté des hommes de Jean Préposiet et de Spinoza et le problème de l’expression par Gilles Deleuze, et elle annonçait avec une décennie d’avance un feu continu de parutions dédiées à revaloriser la dimension politique de la pensée spinozienne [27].
Qu’est-ce qui caractérise cette découverte du Spinoza politique ? D’abord son articulation à la fermentation intellectuelle et politique qui a marqué la charnière des années 1960-1970, au sein d’un spectre assez large qui allait de l’anarchisme aux cercles althussériens, mais qui partageait un désir de transformation sociale radicale (anti-capitaliste) et un ancrage commun dans la tradition marxiste. Ce qui séduit sans doute cette sensibilité marxiste, outre l’ancienne aura de matérialisme et d’athéisme radical qui accompagne le spinozisme depuis ses origines, c’est une vision des rapports socio-politiques basée sur la lutte, la force et la compétition des puissances, faisant éclater le fétichisme contractualiste qui caractérise la pensée politique « bourgeoise ». Contre une approche kantienne qui paraît déboucher sur des mièvreries idéalistes, prisonnière de sa rigidité déontologique et de sa timidité légaliste, le Traité politique présente une modélisation conflictuelle des rapports sociaux qui, comme le dit Spinoza lui-même dans une de ses lettres [28], refuse la coupure trop absolue proposée par Hobbes entre l’état politique (où est censé régner la loi) et l’état de nature (où ne régnait que la force) : il faut plutôt concevoir une superposition et une interpénétration permanente des deux niveaux qui font du jeu politique une poursuite de la guerre par d’autres moyens.
Spinoza offre ainsi aux activistes politiques l’avantage de prôner la démocratie comme forme la plus désirable de gouvernement, sans donner dans le piège d’un respect réifié des procédures de représentation formelle : il permet plutôt de théoriser une « démocratie radicale », voulant que toute forme de « pouvoir » institutionnel ne soit qu’une appropriation de la « puissance » propre à la multitude (selon la distinction théorisée par Antonio Negri entre la potestas et la potentia). Autour de cette originalité de la construction spinozienne d’une puissance venant toujours du bas (thèse esquissée dès Marsile de Padoue et Etienne de La Boétie, mais développée le plus systématiquement dans le Traité politique), on a vu converger les divers mouvements de pensée qui se reconnaissaient dans la micro-physique du pouvoir (étudiée à la même époque par Michel Foucault) ou dans les phénomènes de captation de puissance et de désirs (théorisés simultanément par Gilles Deleuze et Félix Guattari). Si cette génération (se) découvre politiquement (en) Spinoza, c’est sans doute aussi qu’il ouvre la perspective historique à des formes de devenir plurielles, jusqu’alors mutilées par le monolithisme téléologique des dialectiques hégélienne ou marxienne. C’est sans doute aussi qu’on pressentait dans les mécanismes et la complexité des processus d’individuation mis en lumière par Alexandre Matheron une première modélisation d’une société de la « communication » généralisée (pour reprendre la conclusion du petit ouvrage d’Étienne Balibar, Spinoza et la politique, qui a beaucoup fait pour diffuser cette découverte).
Depuis le milieu des années 1990, une seconde génération est venue approfondir et réorienter cette investigation de la face socio-politique du système spinozien [29]. Explicitement influencée par le travail des Matheron, Deleuze, Balibar et Macherey, dont elle reprend les conclusions (parfois pour les infléchir dans des directions nouvelles), cette génération mène bien entendu ses recherches dans des domaines trop divers pour pouvoir être regroupés sous une rubrique unique, mais il ne serait guère forcé de la présenter comme ayant hérité (directement ou non) d’une rencontre qui s’est produite au cours des années 1980 entre des penseurs de domaines très variés autour de la thématique de l’auto-organisation. Biologistes (Henri Atlan), économistes hétérodoxes (André Orléan), philosophes (Cornélius Castoriadis, Edgar Morin), anthropologues (René Girard) et polymathes (Jean-Pierre Dupuy) ont posé les bases d’un dialogue transdisciplinaire dont on peut s’apercevoir rétrospectivement qu’il renouait, de façon bien mieux informée et bien plus étroite, des fils qui avaient déjà été confusément entrelacés dès les premiers avatars de la réflexion spinoziste au cours du XVIIIe siècle.
Même si ce dialogue ne faisait que rarement référence explicite à la tradition spinoziste, comme ce fut le cas toutefois pour les travaux d’Henri Atlan, il a contribué à nourrir un renouveau de l’exégèse spinozienne dont le produit le plus achevé a été le livre de Laurent Bove, La stratégie du conatus : affirmation et résistance chez Spinoza [30]. Comme l’ouvrage d’Alexandre Matheron publié un quart de siècle plus tôt, cette reconstruction du spinozisme s’inspirant (discrètement) de la réflexion sur l’auto-poïèse offrait un champ de problématisation directement traduisible en projets de recherche en sciences sociales. La notion centrale de stratégie reprenait la conflictualité qui est le pendant du refus spinoziste de croire en aucune pacification providentielle immanente à la Nature. Les notions d’affirmation et de résistance permettaient de penser les dynamiques socio-politiques comme relevant de tensions entre, d’une part, une pulsion interne à tout être vivant qui, face au besoin de s’adapter aux modifications de son environnement, tend à exprimer son existence en agençant de nouvelles formes de vie et, d’autre part, une tendance qui lui fait résister spontanément à toute forme de loi imposée de l’extérieur (et donc à toute obéissance). Ces deux tendances se recoupaient dans le concept spinozien de conatus (défini par la tendance de chaque chose à « persévérer dans son être »), qui prenait dès lors un rôle central dans le modèle anthropologique proposé par Laurent Bove aux praticiens des sciences sociales. Au passage, et comme un contrepoint, il est opportun de noter les usages radicalement opposés à ceux de Laurent Bove – mais dans un registre semblable, qui donne sens à la comparaison – que Judith Butler propose du conatus [31]. Non pas qu’elle nie que celui-ci puisse être une force de résistance, mais parce qu’elle ne manque pas d’ajouter qu’il est également, et en fait antérieurement, un point d’appui d’une grande efficacité pour les pouvoirs. C’est en effet l’effort de persévérer qui, imposant ses impérieux réquisits dès les tout premiers moments de l’existence, c’est-à-dire en ces situations où l’individu humain nouveau-né expérimente la plus extrême dépendance, forge l’attachement passionné à ceux qui lui prodiguent les moyens du maintien dans l’existence biologique, et qui peuvent dès lors prétendre régner sur lui. Ici se forme, selon Butler, le pli de l’amour du maître, suffisamment profond et générique pour être plus tard transposé en amour du souverain, en amour des pouvoirs. Par ce pli, indéfroissable à proportion de ce qu’il s’est formé autour des enjeux les plus hauts de la persévérance dans l’être, les pouvoirs font mieux que désarmer notre résistance : ils se font aimer de nous.
Autour d’une telle plate-forme, précisément circonscrite entre les notions d’auto-organisation, de stratégie, d’affirmation, de résistance et de conatus, on a pu voir se réunir des réflexions inspirées à la fois par les travaux de Michel Foucault sur la « gouvernementalité » libérale, par les catégories de « biopouvoir » et de « biopolitique » qu’une série de penseurs d’origine italienne ont reprises au même Michel Foucault (Antonio Negri, Paolo Virno, Maurizio Lazzarato, Giorgio Agamben), et par la notion de « sociétés de contrôle » avancée par Gilles Deleuze pour rendre compte des nouvelles formes de régulation mises en place au cours des dernières décennies. C’est sur ce terreau que se développe ce qui apparaît comme l’une des productions d’inspiration spinoziste les plus visibles dans le champ intellectuel élargi : il s’agit du dyptique Empire/Multitude de Michael Hardt et Antonio Negri. L’une des plus visibles mais pas l’une des moins controversées ! De fait, ces ouvrages ne peuvent qu’assumer les risques inhérents à leur genre, et à leur réussite éditoriale : dans le champ du débat politique, la polémique est à fleuret moins moucheté. Or Hardt et Negri n’ont pas économisé les occasions de controverse, à la fois dans leurs écrits et dans les positions qu’ils ont été amenés à prendre en certaines « grandes » occasions politiques. Sans surprise, la petite communauté des spinozistes apparaît comme un lieu de bouillonnement contradictoire, en particulier à propos de la crainte que les usages politiques, et pour ainsi dire à grand spectacle, du concept spinoziste de « multitude » ne puissent nuire à ses usages plus modestement académiques, plus obscurs et plus méticuleux. Mais c’est une bonne occasion de plus de constater que le « noyau dur » spinoziste laisse de nombreux degrés de liberté, c’est-à-dire de possibilités au dissensus créateur, et force est de reconnaître que, pour toute leur charge de controverses et de désaccords, les ouvrages de Hardt et Negri, par l’ampleur de leur perspective critique du capitalisme, ont maintenant fait leur preuve comme machines à ré-agiter le champ des sciences sociales
[32]– et à le faire dans des termes qui sont largement ceux du spinozisme politique [33].
III. QUELQUES CHANTIERS EN COURS OU EN PROJET
Pour autant ce que nous avons appelé « spinozisme politique » est loin de n’être affaire… que de politique. Il est bien plutôt la ligne de force d’un spinozisme en sciences sociales, et ceci parce que la relecture des ouvrages politiques de Spinoza fait revenir bon nombre d’objets et de problématiques qui sont fondamentalement les leurs : les institutions, les normes, la détermination des comportements individuels, leur composition en comportements collectifs, etc. Quels pourraient être, plus précisément, les « points chauds » de futures rencontres entre spinozisme et sciences sociales ? On évoquera brièvement huit chantiers, en démarrage ou en cours, où sont appelés à se rencontrer les spéculations relevant de la philosophie spinoziste et des projets de recherche menés sur des objets concrets (parfois déjà lancés depuis de nombreuses années) par des sociologues, des ethnologues, des anthropologues, des économistes, des historiens, des spécialistes de la communication, du droit ou des institutions politiques, huit chantiers qui explorent les compositions de l’individuel et du collectif.
a) L’analyse anthropologique des comportements humains à la lumière de la puissance propre du concept spinozien de conatus.
Le concept de conatus, cette tendance de chaque chose à s’efforcer pour persévérer dans son être, est peut-être, de tous les concepts spinozistes, celui qui intéresse au premier chef les sciences sociales. Si la critique du structuralisme a eu au moins pour avantage de redonner de l’importance à la problématique de l’action, force est en effet de reconnaître qu’en cette matière la proposition spinoziste du conatus apparaît aussi puissante que polyvalente. Car le conatus a la double propriété d’être un concept à la fois très général, très déclinable, et néanmoins précisément défini. Comme élan de puissance, comme force désirante générique et intransitive – désir sans objet, dit même Laurent Bove [34] – le conatus est l’existence comme activité, la propension de toute chose à déployer son pouvoir de produire des effets. La chose humaine – à laquelle, on l’a vu, Spinoza refuse radicalement le statut « d’empire dans un empire » – n’échappe nullement à cette caractérisation-là ; c’est pourquoi l’ontologie du conatus peut aussi fonder une anthropologie, et ceci sans contradiction : que le « mode humain » soit, d’un point de vue ontologique, strictement logé à la même enseigne que tous les autres modes n’empêche pas qu’il y ait à dire des choses assez spécifiques à son propos... Cette spécificité vient d’ailleurs du fait même que, force propulsive générique et intransitive, le conatus as such, celui de E, III, 6 ne livre qu’un principe très sous-déterminé de l’action humaine – donc, en l’état, impropre à un usage immédiat en sciences sociales. D’où viendra alors le complément de détermination qui permettra de rendre intelligible l’action humaine ? Du dehors de l’individu humain, mais du dedans du monde humain – c’est-à-dire du monde social.
Voilà pourquoi le naturalisme spinoziste n’empêche en rien qu’il y ait quelque chose comme des sciences sociales : car ce sont les collectivités humaines dans leur ensemble – et dans leur ensemble non seulement synchronique mais diachronique – qui déterminent leurs membres à se mouvoir de telles ou telles façons. Voilà donc aussi pourquoi le principe ontologique du conatus, dès lors qu’il se projette dans la déterminité historique et sociale, est susceptible d’engendrer les formes individuelles et collectives d’agir les plus variées : à la mesure de la productivité infinie de la Nature quand celle-ci se manifeste comme auto-affections des corps sociaux. Ainsi, pour donner à sa vision de l’action humaine le caractère très particulier du conatus comme effort d’effectuer ses puissances, une anthropologie spinoziste : a) accueille toute la diversité des ethoï individuels ou collectifs ; b) dénie toute autonomie, tout auto-fondement à l’action individuelle – puisque le conatus est en attente de l’exo-détermination qui, de force désirante intransitive, va le faire se mouvoir transitivement, c’est-à-dire vers des objets déterminés ; c) rapporte cette exo-détermination à l’effet sur soi des « autres hommes », à la fois comme autres individus et comme corps ; d) en appelle nécessairement à toutes les autres spécialités des sciences sociales pour éclairer dans leur complexité les forces à l’œuvre dans ce procès d’exo-détermination sociale.
Il vaut la peine de noter au passage que la problématique du conatus et de ses actualisations dans le monde social est presque intégralement retraduisible dans le lexique de l’intérêt. L’occasion est ainsi donnée de souligner que pour être d’une flexibilité extrême, le concept de conatus est le contraire d’un attrape-tout informe : s’il se laisse modeler pour rendre compte aussi bien de l’intérêt économique égoïste que de l’intérêt à donner, à se montrer charitable, bref de l’intérêt au désintéressement, le conatus n’engage pas moins dans une option théorique fortement singularisante, à laquelle bon nombre de courants en sciences sociales ne consentiraient pas, à savoir considérer que le principe moteur de toute action est en dernière analyse l’expression d’un intérêt fondamental à soi. Que cet intérêt fondamental – en fait celui de la persévérance – s’exprime sous des formes ouvertement utilitaristes, ou qu’elle emprunte les médiations des diverses sortes de « passage par autrui » (générosité, charité, réciprocité, amour, amitié, soin, etc.), en précisant à chaque fois comment il est déterminé à le faire, c’est aux diverses sciences historiques et sociales qu’il appartient d’en rendre compte [35].
b) L’action dans une économie générale des affects.
Ainsi une anthropologie du conatus se prolonge nécessairement en une sociologie, une économie et une politologie spinozistes – à vrai dire en toutes les sciences sociales qui ont à traiter des comportements concrets. L’Éthique, notamment en ses parties III et IV, offre bien une théorie générale de la motion des corps. Comment, par quelles forces sont-ils déterminés à se diriger dans telle ou telle direction, à désirer obtenir ceci ou faire cela ? Quelle science sociale échappe à ces questions ? Au niveau d’abstraction qui est le sien, Spinoza y apporte une réponse tout à fait générale, mais disponible pour toutes les adaptations spécifiques par les disciplines en prise avec leurs domaines d’objet particuliers : ce qui décide du mouvement des corps, ce qui détermine les forces désirantes des conatus à s’orienter ainsi ou autrement, ce sont les affects [36].
On pourrait difficilement sur-estimer la portée de cette proposition et l’ampleur de la reconfiguration que, transversalement, elle pourrait faire connaître aux sciences des divers comportements sociaux – individuels ou collectifs. Pour comprendre ce qui fait courir les individus, cherchez les régimes collectifs d’affects : ce sont des agencements d’affects qui déterminent les hommes des différents champs à partager une illusio, à vouloir bâtir un empire dans le champ du capital [37], à désirer la reconnaissance académique dans le champ scientifique, la gloire olympique dans le champ sportif, la postérité dans le champ artistique, etc. – et ici les mots mêmes indiquent que toute une sociologie bourdieusienne pourrait s’y reconnaître. Ce sont des agencements d’affects, empiriquement élaborés et maniés par des praticiens manipulateurs, qui déterminent les consommateurs à aller vers tel produit, à vouloir telle marque. La publicité, le marketing, et l’organisation des têtes de gondole : des objets inattendus, réputés « vulgaires », mais choisis tout exprès pour attester que la métaphysique spinoziste ne cesse en fait de parler de ce monde. Et pas seulement dans le domaine de l’économie ou de la sociologie économique : ce sont des dynamiques collectives d’affects qui forment les lames de fond électorales et forgent les victoires politiques institutionnelles. Et c’en sont d’autres qui nourrissent les mouvements sociaux et toutes les formes alternatives, minoritaires ou pas, de l’action politique, syndicale ou révolutionnaire.
Envisagée depuis une perspective spinoziste, la vie politique a ainsi moins à voir avec la rationalité communicationnelle kanto-habermassienne qu’avec des phénomènes de composition et de propagation d’affects. C’est dire, en passant, que le point de vue des affects s’offre à dépasser l’antinomie quelque peu fatiguée des « idées » et des « intérêts matériels ». Car d’une part les conditions matérielles d’existence sont une source considérable d’affects – n’est-il pas évident que l’aisance ou la précarité, absolues ou relatives, nous affectent immédiatement, joyeusement ou tristement ? Mais d’autre part, comme le montre en particulier Lorenzo Vinciguerra [38], les idées sont des produits gnoséologiques élaborés par l’imaginaire sous la sollicitation, et donc au voisinage, d’affects de toutes sortes : ceux de nos expériences objectales immédiates, ceux de nos interactions sociales, etc. La catégorie d’affect englobe donc des déterminations jadis tenues pour exclusives l’une de l’autre, et pose synthétiquement la question cruciale, dès lors qu’il s’agit de penser la mise en mouvement des corps : ce qui arrive à cet homme, qu’est ce que ça lui fait ? Et qu’est ce que ça lui fait faire ? Ainsi se profile la tâche de cartographier les structures et les dispositifs institutionnels qui conditionnent dans l’idéosphère les productions des imaginations individuelles et collectives, et déterminent les divers types de temporalité propres à la contamination et à la coagulation des affects politiques. À l’exemple de la contribution de Philippe Zarifian à ce volume, toute une série de livres récents, qui élaborent l’originalité de la conception spinoziste du temps politique (du kairos ou de l’occasion) ou des grands types d’affects à travers lesquels s’opèrent les précipitations politiques (à commencer par l’« indignation »), ne demandent qu’à être repris par des chercheurs en sciences sociales dans la grammaire propre de leurs enquêtes historiques et de leurs procédures empiriques [39].
c) L’analyse des mécanismes constituants de bouclages auto-transcendants dans lesquels peut entrer la puissance de la multitude.
Si la puissance chez Spinoza est définie comme le pouvoir d’affecter, le pouvoir de produire des affects sur une ou plusieurs autres choses, nul doute que les affects collectifs se posent comme une puissance sociale à grande échelle. La « puissance morale de la société » dont parle si souvent Durkheim, en des termes extrêmement évocateurs mais conceptuellement quelque peu obscurs, trouve dans le cadre spinoziste sa pleine explicitation comme un certain régime de composition collective des affects. Elle y trouve même son appellation propre : c’est la potentia multitudinis – la puissance de la multitude. Depuis les livres désormais classiques d’Alexandre Matheron et d’Antonio Negri, la notion de « puissance de la multitude » joue un rôle central dans la théorie politique spinoziste. Elle désigne cette force des affects portés à coalescence et dont la composition engendre une puissance supérieure à toutes les puissances individuelles, puisqu’elle est une puissance capable de les affecter toutes. À l’évidence, comme y insistent Matheron et Negri à partir de leur lecture du Traité politique, la potentia multitudinis est à l’œuvre dans l’ordre politique, mais pas seulement, comme invite à le penser le parallèle avec la « puissance morale » durkheimienne : les propriétés génératrices de la puissance de la multitude s’exercent tout autant dans le domaine religieux, dans la production des faits de charisme, de valeur et de légitimité.
Aussi la puissance de la multitude apparaît-elle comme un instrument conceptuel particulièrement adéquat pour penser la façon dont des mécanismes strictement immanents sont capables d’engendrer des effets qui dominent leurs propres producteurs. Les phénomènes d’émergence qu’ont cherché à cerner les théoriciens de l’auto-organisation, les faits que Jean-Pierre Dupuy regroupe sous la catégorie d’« auto-transcendance » [40], sont des manifestations typiques de la potentia multitudinis. Ainsi, par le travail de composition collective d’affects par lequel se forme la puissance de la multitude, des quasi-transcendances peuvent se dresser depuis le plan d’immanence. Ces transcendances immanentes, fausses transcendances en vérité, mais perçues, vécues et pensées comme telles par les agents, structurent des rapports verticaux qui sont le propre de l’existence du collectif sous le régime du social. Génératrice d’aliénations par la méconnaissance où se trouvent les agents de leur propre production affective collective, la potentia multitudinis ouvre une sorte d’écart de la multitude à elle-même, dans lequel vient se glisser le pouvoir. Car le pouvoir n’est pas autre chose, nous disent aussi bien Matheron et Negri, que la captation de cette puissance qui, en dernière analyse, émane de la multitude elle-même. C’est peut-être dans cette analyse différenciée de la puissance et du pouvoir, du pouvoir comme récupération d’une puissance qui ne lui appartient pas – il faudrait même dire plus précisément : du pouvoir se constituant par et dans cette récupération même –, que se tient toute la charge de subversion politique de la philosophie spinoziste. Car elle met cul par-dessus tête l’imaginaire traditionnel du pouvoir – que l’on pense généralement tomber du haut (du Souverain) vers le bas (le peuple), alors qu’en fait la multitude est bel et bien la source véritable d’une puissance que le pouvoir souverain, fondamentalement opportuniste, ne fait que capter et ré-appliquer sur elle (pour son plus grand bien comme pour son plus grand mal).
d) L’analyse des phénomènes de confiance et de croyance : du monétaire au religieux.
Si la puissance de la multitude est ainsi une force « constituante », comme l’a souligné Negri, il reste à en comprendre, dans le détail de ses manifestations concrètes, les frayages, les pressions et les détournements. De nouvelles voies de recherches se sont déjà ouvertes dans cette perspective, représentées dans cet ouvrage par l’article de Frédéric Lordon et André Orléan, dont l’analyse consacrée à la monnaie montre bien, par parenthèses, la généralité d’application du concept de potentia multitudinis, très au-delà des seules limites du politique stricto sensu : la monnaie « officielle » est en elle-même un fait d’imperium ; comme telle, elle est adossée à une circulation de puissance de la multitude ; comme toutes les souverainetés, elle usurpe une puissance qui, en dernière analyse, n’est pas la sienne. Mais comment mieux dire la pertinence de ce cadre conceptuel pour saisir les phénomènes de croyance et de confiance, puisque c’est dans ces termes que, à juste titre, toute une tradition de pensée économique hétérodoxe a d’abord conçu la monnaie [41] ?
Or, si la souveraineté de la monnaie s’adosse à une circulation de puissance de la multitude et que celle-ci est une certaine composition collective d’affects, alors les faits de confiance et de croyance s’inscrivent de plein droit dans l’économie générale des affects, dont Yves Citton tente d’esquisser ici quelques principes fondamentaux. Cette « inscription » est d’ailleurs très générique et vaut indépendamment des choses crues ou investies de confiance. C’est dire que ces instruments fournis par l’économie des affects sont susceptibles d’être redéployés dans les domaines les plus divers – en fait dans tous les domaines de la croyance/confiance : politique, monétaire, on l’a vu, mais aussi financier. Qu’est ce qu’une bulle financière, sinon une certaine polarisation d’affects ? Qu’est-ce qu’un krach, sinon la polarisation inverse ? Cela vaut encore pour le domaine moral : l’élan de charité post-tsunami n’est-il pas le produit d’un affect commun quasi-planétaire ? Ou dans le domaine religieux (retour à Durkheim) – n’est-ce pas d’ailleurs par la religion qu’il aurait fallu commencer cette énumération, tant Spinoza a eu l’occasion de lui consacrer directement une réflexion particulièrement riche, qui fait le cœur du Traité théologico-politique [42], et dans laquelle on pourrait trouver la matrice de tous les faits de l’ordre symbolique ?
Il semblerait donc particulièrement intéressant de solliciter le haut degré d’abstraction auquel Spinoza élève ses définitions des affects pour rapprocher ces divers phénomènes de croyance, si étrangers les uns aux autres en apparence (comme ceux qui structurent le fait religieux et ceux qui traversent les évaluations financières et boursières), et pourtant si semblables du point de vue des mécanismes fondamentaux qu’ils mettent en œuvre. Ces deux formes d’« irrationalités » explicables rationnellement – au sens où elles relèvent des « passions », mais de passions que le spinozisme s’efforce de réduire à des explications causalistes rigoureuses et même géométrisables (à savoir : « scientifiques ») – paraissent entretenir de nombreux liens plus ou moins souterrains, de solidarité et de complémentarité qu’il serait crucial de parvenir à mieux mettre en lumière.
e) L’analyse du rôle et de la nature des mécanismes relevant de l’interprétation dans nos sociétés de communication.
L’insistance sur la production et la productivité sociales des affects conduit également à mettre l’accent sur la dimension interprétative des faits sociaux. Or, par sa nature intégralement relationnelle, l’approche spinoziste des phénomènes humains a spontanément tendance à traiter en termes de mises en rapports et de communication ce que d’autres approches mettent au compte de l’individu substantifié. Parce qu’elle valorise ainsi l’entre-deux, elle est mieux placée que toute autre pour rendre compte des mécanismes d’interprétation qui filtrent et spécifient les rapports noués entre les individus. Or, ce sont de plus en plus sur de telles questions d’interprétation que portent leur regard bon nombre de sciences sociales : comment l’électeur traite-t-il les informations que lui donne la télévision dans les mois qui précèdent une élection ? Comment le consommateur (adulte ou enfant) réagit-il aux messages publicitaires dont il est bombardé ? Sur quels types de services sociaux ou de structures politiques repose notre capacité à « re-concaténer » nos affections selon les enchaînements de la raison, plutôt que selon les emportements des passions – processus qui peuvent tous deux être considérés comme relevant de l’interprétation ? Christian Lazzeri, qui livre dans cet ouvrage une contribution consacrée aux questions de l’intérêt et de l’amour de soi, a par ailleurs longuement développé les thématiques de la reconnaissance dans lesquelles ces dimensions interprétatives et communicationnelles sont évidemment présentes. Qu’il étudie les médias ou les interactions entre la police et les jeunes des milieux défavorisés, le chercheur en sciences sociales pourra donc trouver dans la théorisation spinoziste des phénomènes d’interprétation un cadre propre à apporter une lumière nouvelle sur ses objets d’investigation [43].
f) Une théorie des institutions sociales et du changement institutionnel.
Le conatus comme force motrice fondamentale, les affects comme principe de ses orientations concrètes, l’économie générale des affects comme perspective sur leur formation et leur opération sociales, la potentia multitudinis comme l’un des régimes de cette économie des affects : ce parcours de l’individuel au collectif appelle son complément sous la forme d’une théorie des institutions. Car le monde social n’est pas qu’un réseau auto-organisé de cerveaux : il est structuré, et les institutions sont une contribution visible à cette structuration. Les phénomènes de transcendance immanente ont déjà laissé entrevoir la présence du vertical – ou d’un quasi-vertical – dans « l’organisation » du monde social, mais il faudrait s’intéresser en fait au vertical extrêmement ramifié de l’architectonique institutionnelle. Inversement, on peut aussi reprendre la question des institutions par le bout des individus. Qu’est ce qui détermine les conduites, les orientations concrètes des conatus sinon les (innombrables) rapports institutionnels dans lesquels les individus sont pris en permanence ? Les institutions sont donc déterminantes et normalisantes, et en un sens qui fait irrésistiblement écho à la pensée de Michel Foucault, auquel Aurélie Pfauwadel et Pascal Sévérac consacrent leur contribution. Les institutions chez Foucault ne sauraient être vues comme de pures instances de répression. Il en va de même d’un point de vue spinoziste, puisque les institutions forment ce milieu dans lequel la force générique et intransitive du conatus trouve le complément positif de détermination qui la fait se mouvoir et désirer spécifiquement – et cette détermination positive est du même coup normalisation. « Que font les institutions aux individus ? » est la première des questions à leur poser ; « comment se forment-elles et se transforment-elles ? » est celle qui vient immédiatement derrière.
Or, les exemples de la force constituante de la potentia multitudinis en matière d’institutions politiques, ou en matière de monnaie – une autre institution sociale de première grandeur s’il en est – indiquent déjà dans quelle direction regarder : les institutions sont des dispositifs affectifs collectifs, elles sont affectantes et affectivement constituées. Il est donc possible de voir dans le Traité politique, et notamment dans la relecture qu’en donne Alexandre Matheron, un modèle général pour une théorie des institutions sociales. À leur échelle, pour la part des conduites qu’il leur revient de déterminer/normaliser, les institutions sont souveraines : on peut dire d’elles qu’elles règnent sur les individus – à proportion, bien sûr, de ceux de leurs comportements qui se trouvent concernés. Évoquer leur pouvoir d’affecter – et donc de déterminer – des individus nombreux, c’est d’emblée, une fois encore, indiquer la piste de la potentia multitudinis. Ainsi les institutions sociales, quelles qu’elles soient, dès lors qu’elles sont comprises comme dispositifs à normaliser les conduites et à affecter les individus de certains affects homogènes, tombent toutes sous le coup du modèle de la puissance de la multitude que le Traité politique a dégagé à propos des seules institutions politiques, mais qui vaut en fait bien plus largement [44].
g) Une économie politique spinoziste.
Certains courants de l’économie politique sont très susceptibles de trouver dans ce « socio-spinozisme » d’utiles instruments théoriques. Redisons cependant que tous n’en sont pas justiciables. En premier lieu, pareille rencontre suppose que l’économie politique en question s’intéresse aux institutions – et qu’elle s’y intéresse autrement que la théorie néoclassique qui en fait les produits d’ensemble de contrats optimaux passés par des agents supposés d’une parfaite rationalité calculatrice intertemporelle… Elle suppose ensuite que cette économie politique ait une vue de l’action individuelle qui ne reproduise pas la position dominante du moment en sciences sociales, à savoir de considérer un « acteur » formellement libre, autonome, auteur et responsable de ses actes, etc.
La théorie de la Régulation [45]échappe à tous ces travers et se trouve à maints égards qualifiée pour cette rencontre. D’une part, elle met la problématique des institutions au cœur de sa réflexion sur les transformations du capitalisme. D’autre part, elle porte sur ces institutions un regard fondamentalement politique. Enfin, ses inspirations althussériennes la rendent sensibles à une certaine lecture de la philosophie de Spinoza, en tout cas à la part de cette philosophie qui rompt avec le subjectivisme de l’acteur et cherche en permanence les déterminations des individus par les structures. Or, après avoir longtemps envisagé l’effet des grandes formes institutionnelles sur la conformation des dynamiques d’accumulation du capital, et cela d’un point de vue macroéconomique, la théorie de la Régulation s’intéresse désormais, sur une échelle plus fine, aux constructions institutionnelles pour elles-mêmes, à leurs effets microéconomiques et aux processus de leurs transformations. Mais comment penser ces dynamiques de crise et de changement institutionnels sans disposer d’une théorie de l’action, et surtout comment procéder dès lors que, comme la théorie de la Régulation, on a d’emblée récusé les théories classiques de « l’acteur » ? C’est précisément en ce point de tension que l’approche spinoziste peut rendre les plus grands services, elle qui propose, à partir du couple conatus-affect, une théorie non subjectiviste de l’action individuée [46].
h) L’analyse des différents niveaux d’intégration auxquels s’opère l’individuation sociale, et de l’efficience propre à chacun de ces niveaux.
Passer par une macroéconomie, telle que celle proposée par la théorie de la Régulation, c’est indiquer qu’une science sociale spinoziste a vocation à épouser une perspective macroscopique et à se saisir des entités sociales les plus « volumineuses ». À l’heure où il tient du cliché (parfois trompeur) de dire que l’État national se voit progressivement dépossédé de ses prérogatives souveraines au profit d’entités supra-nationales (l’Union européenne) ou infra-nationales (les régions, les communes), la totale disponibilité du spinozisme à considérer l’individuation comme un processus de composition universel, depuis la molécule jusqu’à l’ensemble du système solaire, permet d’aborder d’un regard frais, et nettoyé de la plupart des préjugés individualistes, familialistes, ethnicistes ou nationalistes, la question des niveaux de composition selon lesquels se déploient les sociétés humaines. Qu’il s’agisse, pour les économistes, de mieux comprendre les phénomènes d’externalités positives ou, pour les théoriciens de la communication, de saisir plus précisément ce dont il est question lorsqu’on évoque les réseaux producteurs d’intelligence collective, de nombreux programmes de recherche s’attachent déjà à rendre compte de la production du commun dont se nourrit notre vie sociale quotidienne, et la référence spinoziste apporte déjà souvent à ce type d’analyse un cadre théorique remarquablement éclairant [47].
S’élever ainsi dans l’échelle des corps sociaux considérés est aussi un moyen de mettre en connexion les deux bouts de la chaîne : l’humain et l’humanité – soit de poser les questions simultanées de l’anthropogenèse et des conséquences de l’anthropotechnie. Dans la mesure où l’approche spinoziste considère l’humain comme un « mode », résultant de conditionnements producteurs (et non comme une substance dotée d’une identité transcendante), elle est particulièrement bien placée pour aider à comprendre les implications des multiples formes d’anthropotechnies dont on s’inquiète aujourd’hui qu’elles viennent altérer (plus ou moins dangereusement) la « nature » humaine. Les spinozistes du XVIIIe siècle traduisaient souvent le latin modus par le mot de « modification » et aimaient à répéter que « l’homme est un être modifiable ». Quelles peuvent être les conséquences sociales résultant de l’exposition des individus à des niveaux de stress toujours plus élevés ? ou à quatre heures de télévision journalière ? ou à une plasticité toujours accrue de leur corps biologique, obtenue par les progrès de la chirurgie esthétique aujourd’hui, et par les interventions génétiques demain ?
En refusant de faire de l’homme un « empire dans un empire », en postulant que tout ce qui existe est par définition « naturel », en faisant de toute question un problème relevant en dernière analyse d’une bonne « écologie », Spinoza posait un cadre de pensée qui nous permet aujourd’hui de mesurer les profits et les dommages sociaux apportés par les développements anthropo-technologiques, sans succomber aux mystifications – parallèles entre elles – ni des nostalgiques d’une nature perdue (qu’un éternel rousseauisme porte certains à imaginer comme « originellement » bienveillante à notre égard), ni des quiétistes croyant aveuglément à l’auto-régulation spontanée des systèmes vivants (à qui leur providentialisme fait oublier cette réalité parfaitement naturelle, mais néanmoins subjectivement déplaisante, qu’est la mort de tout corps, y compris des corps sociaux et civilisationnels) [48].
IV. DANS CE VOLUME
Dans l’ouvrage que le lecteur tient en main, au lieu de multiplier les contributions montrant la variété des objets qui pourraient profiter d’un éclairage spinoziste, et plutôt que de nous cantonner au type de saupoudrage en survol auquel se sont livrés les paragraphes précédents, nous avons préféré nous donner le temps de traiter plus en profondeur certaines problématiques potentiellement fédératives, ou certaines questions dont l’investigation précise et fouillée donne une meilleure idée des résultats à espérer d’un tel recadrage. Il ne pouvait de toutes façons être question d’exhaustivité, et nous avons délibérément fait le choix de préférer établir quelques points d’ancrages aussi solides que possible, plutôt que de faire miroiter des richesses laissées à l’état purement virtuel – ce qui explique la taille généralement imposante des contributions inclues dans ce volume.
Une première partie, intitulée ESQUISSE D’UNE ECONOMIE POLITIQUE DES AFFECTS et proposée par Yves Citton, est dédiée à la mise en place patiente des bases sur lesquelles pourrait se développer une approche de l’économie des affects qui pourrait jouer un rôle fédérateur pour une large série de travaux en sciences sociales. Ces bases sont posées à travers une lecture croisée de la théorie spinozienne des affects et des principales thèses avancées par le sociologue Gabriel Tarde dans la Psychologie économique qu’il publie vers la fin de sa vie en 1902. C’est l’occasion, en ouverture de ce volume, de présenter, de façon aussi didactique que possible, à la fois quelques-uns des termes-clés de la réflexion spinoziste qui seront sans cesse évoqués par les contributions ultérieures (conatus, affect, individuation, etc.) et de revisiter la contribution importante au développement des sciences sociales qu’apporte la sociologie tardienne, malheureusement occultée pendant près d’un siècle alors qu’elle était considérée (à juste titre), au moment de son émergence, comme aussi prometteuse que celle de son rival Durkheim.
C’est à ce travail de présentation parallèle des convergences entre les deux pensées que se livre le premier chapitre intitulé « Entre l’économie psychique de Spinoza et l’inter-psychologie économique de Tarde ». On y observe comment, même s’il se réfère explicitement à Leibniz plutôt qu’à Spinoza, Tarde propose la construction d’une inter-psychologie qui se trouve être en remarquable conformité avec les implications des principes posés dans les trois parties centrales de l’Éthique : il s’agit dans les deux cas de comprendre les comportements humains sur des bases purement relationnelles d’entre-impressions affectant les individus, ici considérés du point de vue de leur « esprit » (ou de leur « psychologie », à savoir de la mens spinozienne). C’est l’occasion de mesurer d’emblée à quel point un tel projet subvertit quelques-uns des principes fondateurs sur lesquels s’est construite la discipline économique (orthodoxe), dont Gabriel Tarde opère une critique qui n’a (malheureusement) pas pris une ride.
Un deuxième chapitre intitulé « Les lois de l’imitation des affects » entreprend de lire, dans le détail, les diverses définitions que Spinoza donne des affects dans Éthique III, et d’en tirer une quinzaine de principes d’analyse aussi précis (« géométriques ») que possible – dont on veut imaginer qu’ils puissent être investis d’une valeur heuristique immédiate par des enquêtes de terrain de sociologues, d’anthropologues, de théoriciens de la communication ou du marketing. La règle (psychologique) fondamentale de « l’imitation des affects » formulée par Spinoza est alors complétée par les analyses (sociologiques) de Tarde, qui consacre son ouvrage le plus célèbre à théoriser Les Lois de l’imitation. La commune référence de ces deux auteurs aux phénomènes de somnambulisme permet de situer les comportements mimétiques (aussi bien qu’anti-mimétiques) dans le cadre plus général d’une économie de la communication, dont le philosophe hollandais et le sociologue français pourraient avoir été les deux grands précurseurs.
Un troisième chapitre intitulé « Téléologie régnante et politiques de modes » prend du recul à l’égard de l’analyse concrète des mécanismes affectifs et imitatifs, afin de mieux voir comment Spinoza et Tarde nous invitent ensemble à en mesurer les conséquences éthiques et politiques. Leur théorisation commune de l’économie des affects les conduit en effet, d’une part, à renverser la morale traditionnelle qui suppose que nous désirons un objet parce que nous le croyons « bon » (alors que, selon eux, c’est au contraire parce que nous le désirons que nous le disons « bon »), ainsi que, d’autre part, à renverser l’imaginaire économique dominant qui nous fait penser que nos sociétés s’affairent à produire des biens (et à faire croître leur PIB) pour satisfaire nos besoins – alors qu’il apparaît, sous l’éclairage qu’ils nous font porter sur le monde contemporain, que nous nous affairons surtout à produire des besoins (ou plus précisément : de la demande) capables de justifier le maintien et l’expansion de nos activités productives.
La deuxième partie de cet ouvrage propose deux exemples de CONCEPTS SPINOZISTES AU TRAVAIL. Il s’agit ici de donner la parole à des praticiens des sciences sociales, pour voir in situ comment des concepts et des principes inspirés par la philosophie de Spinoza leur sont utiles pour identifier, articuler entre eux et expliquer les phénomènes observés dans leurs domaines d’études respectifs.
Dans le quatrième chapitre, intitulé « Genèse de l’État et genèse de la monnaie : le modèle de la potentia multitudinis », Frédéric Lordon et André Orléan, tous deux économistes travaillant dans le cadre de l’école de la Régulation, montrent comment les concepts spinozistes s’offrent à théoriser la forme institutionnelle centrale des économies marchandes, à savoir la monnaie. Leur travail part du constat d’une analogie frappante entre le modèle de genèse de l’État déployé par Alexandre Matheron à partir du Traité politique, et du modèle de genèse de la monnaie développé par André Orléan depuis plus de deux décennies. Cet isomorphisme presque parfait appelle assez naturellement à étendre le modèle de la potentia multitudinis, de son cadre politique originel, vers le cadre économique de la monnaie, pour poser à nouveaux frais la lancinante question de toute théorie monétaire institutionnaliste, à savoir : qu’est-ce qui « soutient » la monnaie et la fait valoir comme représentant élu de la richesse ? Dans le droit fil de la théorie spinoziste du politique, la réponse est : un certain affect commun. Comment cet affect commun est-il engendré, comment est-il reproduit, comment est-il parfois détruit ? Telles sont les questions soulevées par ce travail qui, à partir du « laboratoire monétaire », offre aux principes de la philosophie politique spinoziste la possibilité d’être rendus très concrètement observables, quoique dans un autre domaine, et qui débouche sur des interrogations plus générales à propos du statut des normes, des droits, des institutions, des phénomènes de capture, et de leurs crises.
Dans le cinquième chapitre, intitulé « Puissance et communauté d’action (à partir de Spinoza) », le sociologue Philippe Zarifian va chercher dans les concepts spinozistes de quoi prendre à rebours certaines impasses des démarches sociologiques traditionnelles (prisonnières depuis des décennies d’un débat leurrant entre individualisme et holisme). Il sollicite alors la réflexion de Spinoza sur les affects et la puissance d’agir, augmentée de références à Gilbert Simondon, à Gabriel Tarde et à Gilles Deleuze, pour rendre compte de la capacité présentée par certains groupements, dans certaines conditions historiques, à constituer des « communautés d’action », autour desquelles coagulent parfois ce que la presse identifie comme des « mouvements sociaux ». Sur la base de quelles reconfigurations affectives de telles communautés d’action sont-elles possibles ? Quels tendent à être leurs effets, sur leurs membres et sur l’extérieur ? Quelles peuvent être leurs perspectives de durée dans le temps ? Ici aussi, Philippe Zarifian ne se contente pas de poser de telles questions sur le seul plan de la spéculation philosophique : il sollicite ses enquêtes de terrain, au titre de sociologue du travail, dans le conflit de la sidérurgie française en 1979, ou dans le management par ligne TER à la SNCF, pour voir à quelles conditions une « équipe de travail » peut fonctionner (au moins partiellement) sur le mode d’une « communauté d’action ».
Une troisième partie, intitulée FILIGRANES SPINOZISTES, prend du recul face à la dimension directement « productive » des deux parties précédentes et tente d’évaluer le dialogue, les convergences et les divergences, qui ont caractérisé les rapports qu’ont entretenu avec la pensée de Spinoza deux références centrales dans le paysage actuel des sciences sociales (françaises), Michel Foucault et Pierre Bourdieu.
Dans le sixième chapitre, intitulé « Connaissance du politique par les gouffres : Spinoza et Foucault », Aurélie Pfauwadel et Pascal Sévérac mettent en évidence les points multiples sur lesquels la pensée de Michel Foucault, en particulier sa conception de la dynamique immanente et de la micro-physique du pouvoir, s’inscrit en continuité avec les principes directeurs de l’ontologie spinozienne. À partir d’un contraste entre l’héritage spinozien et l’inspiration nietzschéenne dont s’est explicitement réclamé Foucault, ils mettent en lumière un déplacement opéré sur le statut de la connaissance et de la vérité, qui sont généralement posés en termes de développement interne à la mens chez Spinoza, alors que Foucault cherche davantage à les comprendre à partir des phénomènes de luttes entre groupes d’individus. Une deuxième section est alors consacrée au statut de la guerre (et des phénomènes relevant des « stratégies » conflictuelles) chez les deux penseurs, entre lesquels se détache la figure du philosophe Boulainvilliers, lecteur et interprète de Spinoza au tout début du XVIIIe siècle, et référence centrale des cours de Foucault consacrés au thème Il faut défendre la société. Le chapitre se conclut sur la question de l’obéissance, à propos de laquelle Spinoza semble valoriser des mécanismes affectifs d’identification et d’intériorisation, là où Foucault s’efforce de dissoudre la réalité affective dans le jeu purement extérieur des corps et des rapports de pouvoir.
Dans le septième chapitre, intitulé « Reconnaissance spinoziste et sociologie critique : Spinoza et Bourdieu », Christian Lazzeri commence par reconstruire les logiques à l’œuvre à travers les notions de « champ », d’« habitus » et d’« illusio » élaborées par la sociologie de Pierre Bourdieu. Il en arrive vite à se concentrer sur les questions de l’honneur et du don, qui posent toutes deux le problème du statut de la reconnaissance. À travers une discussion serrée de la notion d’intérêt, telle qu’elle est redéfinie dans un ouvrage récent de Frédéric Lordon au point d’intersection entre conatus spinozien et sociologie boudieusienne, l’auteur revisite l’histoire des évolutions des « théories morales » qui, depuis le XVIIe siècle, ont labouré le terrain où se sont développées ultérieurement les « sciences sociales », en distinguant, au sein de l’« égoïsme », entre amour de soi et amour-propre, entre la philautia aristotélicienne et l’affect spinozien d’acquiescentia in se ipso. Un détour par le jansénisme, référence explicitée par Bourdieu lui-même dans ses Méditations pascaliennes, permet de conclure en mesurant l’originalité de l’éclairage que la conception spinoziste de la reconnaissance permet d’apporter aux questions du don et du « désintéressement ». Au carrefour d’une préhistoire des sciences sociales et d’une analyse (méta-)anthropologique rigoureuse, cette confrontation entre la reconnaissance spinoziste et la sociologie critique amène Christian Lazzeri à identifier chez Spinoza – à travers la dynamique de l’imitation des affects – des processus de fusion des intérêts qui pourraient fournir des intuitions et des pistes de réflexion très suggestives pour les chercheurs en sciences sociales, qu’ils travaillent sur les externalités positives, la coopération intellectuelle ou les mécanismes de reconnaissance identitaire.
Une dernière partie, en guise d’ENVOI final, donne la parole à Antonio Negri, dont la pensée a été centrale dans chacune des trois dernières décennies d’évolution du spinozisme, depuis la publication de l’Anomalie sauvage en 1981, à l’animation de la revue Futur antérieur de 1990 à 1998, et jusqu’aux succès de librairie que furent Empire en 2000 et Multitude en 2004. Sa réflexion, dans la contribution qu’il propose à cet ouvrage, intitulée « Spinoza : une sociologie des affects », reprend – par des voies très différentes quant à la forme mais tout à fait convergentes sur le fond – le fil sur lequel se concluait le chapitre de Christian Lazzeri, celui de cette situation affective très particulière de fusion des intérêts qu’est le rapport amoureux. Dans ce texte bref, mais fortement suggestif, Antonio Negri présente l’Amour, tel que Spinoza définit l’Amor erga Deum dans la cinquième partie de l’Éthique, comme constituant à la fois la base première et l’horizon ultime du rapport social. À travers un bref retour sur les rapports entre Spinoza et Foucault, il apparaît qu’une sociologie digne de l’anomalie spinozienne devrait non seulement dépasser les oppositions trop mal construites du libéralisme et de l’anti-libéralisme, mais qu’elle devrait surtout dépasser la problématique du don et de la générosité (ou de son impossibilité), pour identifier un plan d’échanges non-rivaux – plan qui tient non tant du vœu pieux des rêveries utopistes que des mécanismes concrets, présents dès l’émergence des sociétés humaines, de construction effective du commun. En s’assignant pour tâche de parcourir le chemin qui va « du conatus associatif à l’amor constitutif », une sociologie spinoziste des affects nous ferait identifier cet Amour au cœur du « rapport rationnel et constructif entre la puissance ontologique constituante et l’action collective des singularités ».
Frédéric Lordon nous avait adressé il y a quelques mois l’un des articles qui compose l’ouvrage dont on vient de lire l’introduction. Article qu’il a co-écrit avec André Orléan : "Genèse de l’Etat et genèse de la monnaie : le modèle de la potentia multitudinis. Nous y renvoyons à nouveau.
Histoire de permettre à nos visiteurs de connaître un peu mieux Frédéric Lordon, nous mettons en ligne un entretien qu’il a eu avec Daniel Mermet dans son émission Là-bas si j’y suis, sur France-Inter, le vendredi 25 janvier 2008. Comme quoi on peut être savant et engagé.