Préface au dernier ouvrage de Roger Godino

GODINO, R., 2007, Réenchanter le travail. Pour une réforme du capitalisme, La Découverte, 15 €.

Ce livre de Roger Godino, qui se lit et se comprend si bien tout seul, a-t-il vraiment besoin de la préface qu’il me demande sans que je comprenne bien quel titre j’ai à l’écrire [1] ? Bien d’autres que moi – hommes politiques, économistes de haut vol, technocrates avertis – sembleraient a priori plus indiqués. Mais peut-être est-ce justement parce que je ne suis rien de tout cela et parce qu’il arrive, quand on s’y intéresse, qu’on ait un peu de mal à classer le M.A.U.S.S. – qui accueille cet ouvrage [2] – et son directeur sur l’échiquier politique ou idéologique convenu qu’il peut y avoir un sens à ce que je dise brièvement tout le bien que j’en pense.

Dans l’état actuel du débat intellectuel et politique en France, il y faut un peu de hardiesse. On y est si facilement classé, épinglé, adulé ou stigmatisé pour un morceau de phrase extrait de son contexte ou pour un fragment de proposition détaché du reste qui lui donne son sens ! Or le livre de Roger Godino se prête admirablement à ce genre de traitement. Proche de Michel Rocard et de Dominique Strauss-Kahn, son auteur est clairement situé à gauche. Mais certaines de ses phrases ou de ses propositions le feraient aisément ranger au centre droit, voire plus à droite encore. Son appel réitéré à dépasser la lutte des classes, à surmonter le conflit du capital et du travail et à instaurer entre eux un climat de dialogue et de coopération le fera aisément taxer en France de naïveté bien-pensante et traditionaliste. Et même un Nicolas Sarkozy n’ose pas plaider comme lui pour la suppression de l’Impôt sur la fortune, de l’Impôt sur les sociétés et des droits de succession. À l’inverse, le projet d’instaurer un revenu minimum d’existence et, plus encore, de verser un patrimoine substantiel de l’ordre de 10 000 euros (assorti de la possibilité d’emprunter jusqu’à 30 000 euros) à tout Français arrivant à l’âge de 18 ans pourrait aisément passer pour une utopie gauchiste.
On l’aura compris : selon les préjugés avec lesquels on entrera dans la lecture de cet ouvrage, on le croira mollement réformiste, platement réactionnaire ou dangereusement révolutionnaire. Ou alors, étonnamment juste et bien fondé. Si bien qu’on serait tenté de dire : « Lecteur, toi qui entres dans ce livre, abandonne, non pas toute espérance comme à l’entrée de l’Enfer de Dante – ce livre, au contraire, a tout pour redonner espoir –, mais tout préjugé et accepte de ne conclure que lorsque tu auras lu l’ensemble et compris la cohérence et l’interdépendance des réformes proposées. »

Mais pour entrer véritablement dans le livre, en effet, encore lui faudra-t-il aussi surmonter un autre obstacle préalable, plus redoutable encore. Les projets de réforme, nous n’en manquons pas. Il y a même pléthore, surabondance. Il n’est pas un homme ou un parti politiques, pas une tendance ou une fraction des mêmes partis, pas un citoyen éclairé se targuant de compétences économiques qui n’y aille de son catalogue de mesures supposées être les seules à pouvoir sauver la France, l’Europe et le monde. Que personne ou presque ne lit. Et ne parlons pas de songer à les mettre en pratique ! Le danger qu’encourt un ouvrage comme celui que nous offre Roger Godino est de se heurter au haussement d’épaules du lecteur incrédule et lassé, qui croira avoir affaire à un énième Géo-trouve-tout de la politique ou à un concurrent au concours Lépine de la bonne réforme.

Il incombe donc au préfacier de donner à ce lecteur quelques bonnes raisons de surmonter sa méfiance et de prêter une oreille attentive au propos de Roger Godino. La première est que ce dernier sait bien de quoi il parle. Ancien doyen de l’INSEAD [3], la plus cotée de nos grandes écoles commerciales avec HEC et l’ESSEC, il connaît parfaitement le monde de l’entreprise et ses contraintes. Il n’est pas le seul, assurément, et nombre de membres du Medef ou du CAC40 pourraient en dire autant dont on aurait d’autant plus de motifs de mettre en doute le sens de l’intérêt général et la pertinence de leurs projets de réforme qu’ils en resteraient à cette seule connaissance de l’entreprise. Mais on accordera qu’il serait malvenu que celui qui entend raisonner à la fois du point de vue du travail et de celui du capital ignore tout de ce dernier.

Le vrai titre de Roger Godino, cependant, à retenir notre attention est qu’il est de ceux qui, autour de Michel Rocard dont il était le conseiller à Matignon, sont à l’origine de deux des principales réformes des vingt-cinq dernières années : la création du RMI et l’invention de la CSG. Michel Rocard, justement, aime à dire que les seules bonnes réformes sont celles que la majorité ou le gouvernement suivants ne songent même pas à abolir. Et tel est bien le cas du RMI et de la CSG. Non qu’il n’y ait beaucoup à redire quant à leur mise en œuvre actuelle, et Roger Godino ne s’en prive d’ailleurs pas. Mais voilà en effet des réformes que personne ne remet en cause, au moins dans leur principe. Avec l’invention de la TVA, désormais adoptée dans toute l’Europe, il y a là des innovations qui ont toutes chances de rester au nombre des institutions de base de toute société qui entend combiner souci de l’efficience économique, humanisme et sens de la justice.

On ne peut, on le voit, dénier à Roger Godino le talent d’imaginer des réformes simples et qui touchent à l’essentiel. Il mérite donc qu’on prête sérieuse attention à ce qu’il nous dit ici et qui est à la fois, là encore, très simple en son principe mais, au fond, d’une extrême ambition.

Entrons un peu maintenant dans le détail de ses propositions. Son point de départ prête peu à contestation, sauf pour qui aime à s’aveugler. Parce qu’elle n’est pas parvenue à se structurer politiquement, l’Europe subit désormais une baisse de régime et un retard croissant – par rapport aux États-Unis et à l’Asie qui émerge – tant au plan économique que démographique ou scientifique. Et au sein de l’Europe, la France accuse encore plus ces retards. C’est d’autant plus préoccupant que l’Europe est le seul endroit où puissent se réinventer des contrepoids ou des contre-feux au déchaînement mondial du capitalisme financier et se formuler de manière plausible les règles de fonctionnement qui permettent, en « réenchantant le travail », de façonner une société vivable qui échappe à l’autodestruction. Car trois choses sont sûres, au moins pour Roger Godino :

— à l’échelle des grandes sociétés, il n’y a pas d’autre système économique plausible que le capitalisme fondé sur l’économie de marché ;
— laissé à lui-même, ce système tend nécessairement à étendre les inégalités économiques et à détruire la nature dans des proportions insupportables ;
— tout le problème politique est donc d’inventer des règles du jeu du capitalisme qui permettent de bénéficier de son dynamisme et de sa capacité à créer des richesses, mais aussi de les redistribuer de manière qu’elles profitent à tout le monde et que soit préservé l’environnement naturel. De telles règles du jeu avaient été mises en place dans le cadre du fordisme et des social-démocraties d’hier. Elles ne peuvent plus être appliquées à l’identique parce que l’échelle de la production économique a changé.
Les réformes à mettre en œuvre doivent l’être, selon notre auteur, à trois niveaux différents : celui de l’entreprise, celui de la nation et celui de l’Europe.

Réformer au niveau de l’entreprise

Au plan de l’entreprise, il importe d’abord de faire reconnaître qu’elle n’est pas et ne peut pas être uniquement la propriété des actionnaires, des share-holders, mais qu’elle constitue une entité beaucoup plus complexe dans laquelle interviennent diverses parties prenantes, des stake-holders, auxquelles il importe de conférer juridiquement un droit de regard sur les décisions. Comment le faire sans paralyser les directions d’entreprise ? En rassemblant, nous dit Roger Godino, les représentants des actionnaires et des salariés dans un conseil de surveillance qui choisit un directoire en fonction de ses compétences seules. Le président du directoire a le pouvoir de gestion et celui du conseil de surveillance le pouvoir de contrôle. Cette formule est différente de la participation, gaulliste ou autre, qui entend transformer les salariés en petits capitalistes, ou de la cogestion à l’allemande qui ne sépare pas assez gestion et surveillance.

Bien sûr, les modalités d’application peuvent varier, notamment selon la taille des entreprises, mais le principe général est suffisamment clair. Au moins d’un point de vue formel. Pour bien comprendre ce qu’il implique d’un point de vue substantiel, il convient de se demander ce que surveillerait le conseil de surveillance. La bonne gestion de l’entreprise, sans doute, mais aussi, surtout, qu’elle ne nuise pas aux intérêts des diverses parties prenantes concernées – salariés, collectivités locales, consommateurs, sous-traitants, actionnaires, etc.

Et, au-delà des limites strictes de l’entreprise, il aurait à veiller à ce que celle-ci puisse être bien notée par les diverses agences de notation, qui commencent déjà à exister et dont Roger Godino croit, à juste titre, hautement souhaitable de favoriser le développement et la multiplication Ces agences pourraient évaluer de nombreux facteurs. Par exemple : taux d’accident du travail et gestion préventive de la santé du personnel, effort de formation, taux de mise en chômage et conditions de licenciement, qualité du dialogue social, hiérarchie des rémunérations (en portant une attention toute particulière à la rémunération des dirigeants), respect des normes environnementales, etc. En fonction des notes obtenues, les entreprises pourraient se voir attribuer un bonus ou un malus fiscal. On voit là, en un mot, comment pourrait être introduite structurellement à la fois à l’intérieur de l’entreprise et à son pourtour la logique de la contre-démocratie si bien analysée par Pierre Rosanvallon.

Réformer au niveau de la nation

Mais cette première série de réformes ne suffit nullement par elle-même à lutter contre l’explosion des inégalités ni à résorber les poches, toujours plus grandes aujourd’hui, de misère et de pauvreté. Voilà qui suppose de pousser le raisonnement au niveau de la nation. Quels sont donc les impôts concevables efficaces du double point de vue de leur rapport et de l’équité ? De toute évidence, il faut à la fois qu’ils ne pénalisent pas l’activité économique, qu’ils ne suscitent pas la fuite des capitaux et qu’ils permettent une véritable intégration sociale et un épanouissement personnel des bénéficiaires de la redistribution. Du premier point de vue, il faut constater que l’Impôt sur les sociétés est critiquable puisqu’il pénalise la recherche du profit qui est la raison d’être de l’entreprise. Et la Taxe professionnelle ne correspond plus à rien d’intelligible. Roger Godino propose de les remplacer par un impôt sur le capital qui incite, au contraire de l’Impôt sur les sociétés, à sa bonne mise en œuvre. « D’après des calculs du Cepremap [4], nous dit-il, sur la base de la comptabilité nationale de 2002, un taux de 1,4 % rapporterait au fisc un total de 76 milliards d’euros, ce qui pourrait remplacer l’Impôt sur les sociétés (pour 49,5 milliards d’euros) et la Taxe professionnelle (pour 26,3 milliards d’euros). Or 1,4 % du capital investi, c’est peu par rapport aux rendements recherchés dans l’entreprise. Cet impôt favoriserait donc grandement les bonnes entreprises qui font du profit au détriment des mauvaises qui n’en font pas. C’est donc une formidable incitation à l’efficacité de l’entreprise. » Quant aux charges sur les salaires, elles seraient avantageusement remplacées par une CSG d’entreprise.

En ce qui concerne l’équité, maintenant, et du point de vue des bénéficiaires, il convient de lutter à la fois contre les inégalités de revenu et contre les inégalités de patrimoine. Sur le premier point, l’essentiel des mesures proposées par Roger Godino s’organise autour de l’articulation entre ce qu’il appelle un « revenu minimum d’existence » (RME), celui en dessous duquel personne ne peut être admis à tomber – le minimum de ressources incompressible offert à qui n’a rien d’autre pour vivre – et ce qu’il appelle un « revenu normal d’existence » (RNE), le revenu minimum que doivent pouvoir obtenir ceux qui travaillent à plein temps et que la société juge décent.

Le RME est très proche du RMI, mais d’une condition simplifiée d’application. « Notre démocratie s’honorerait à reconnaître une fois pour toutes avec cette nouvelle appellation qu’un ménage qui ne dispose pas de ce minimum ne peut pas vivre. »
Quant au RNE, qui reste à construire, il deviendrait une valeur-pivôt au travers de la mise en place d’une aide spécifique, l’« allocation compensatrice de revenu » : « Tout revenu inférieur au RNE donnerait droit à une allocation compensatrice de revenu (ACR), dont le montant serait égal au RME pour un revenu nul, deviendrait nul pour un revenu égal au RNE et serait proportionnellement dégressif pour les revenus compris entre le RME et le RNE, supprimant ainsi la fameuse “trappe à pauvreté” » ; au-delà de ce point, l’impôt qui était négatif – versement aux plus démunis – devient impôt positif [5] .

Le gros avantage de ce dispositif est qu’à la différence de la Prime pour l’emploi (PPE) qui lui a été substituée par le gouvernement Jospin – qui avait un temps pensé instaurer cette allocation compensatrice de revenu –, il s’adresse à tous les très bas revenus et pas seulement aux smicards (qui, avec la PPE, d’ailleurs perdent doublement lorsqu’ils se retrouvent au chômage) ; en effet, le calcul du RNE ne se préoccupe pas de l’origine des revenus.

En ce qui concerne la redistribution patrimoniale, il faut d’abord observer que « la fiscalité relative au patrimoine – les droits de succession et le célèbre ISF – est à la fois mal vécue et très peu productive de recettes pour l’État » : « sur un montant total d’impôts de 360 milliards d’euros dans le budget 2002, les successions n’ont rapporté que 7,3 milliards et l’ISF 2,6 milliards, soit au total moins que la taxe d’habitation : 11,9 milliards ».

Le mieux sera donc de supprimer ces impôts souvent mal vécus et largement stériles. Mesure socialement, moralement et politiquement inacceptable ? Non, si, en regard, on instaure ce que Roger Godino appelle un héritage universel qui prendrait « la forme d’une dotation de capital mise à la disposition de tout jeune arrivant à l’âge de 18 ans, concrétisé par un livret pourvu d’une certaine somme, 10 000 euros par exemple, que le jeune pourrait dépenser entre 18 et 25 ans pour réaliser des projets personnels destinés à assurer son avenir : des études supérieures, la création d’une entreprise ou tout autre projet réaliste intéressant son avenir. Dans la mesure où les 10 000 euros sont à la disposition de chaque citoyen à partir de ses 18 ans, il s’agit vraiment d’une redistribution égalitaire du capital. Cette dotation en capital serait assortie de la possibilité d’emprunter une somme complémentaire pouvant aller jusqu’à 30 000 euros à raison de 10 000 euros par an pendant trois ans. Son coût annuel, précise l’auteur, serait de 8 milliards d’euros (800 000 naissances annuelles environ x 10 000 euros).
À pression fiscale constante, il faut donc trouver l’équivalent des 10 milliards d’euros perdus avec la suppression de l’ISF et des droits de succession, et y ajouter les 8 milliards que coûterait l’héritage universel. Les 18 milliards nécessaires rapportés à un patrimoine net des Français évalué à 2 500 milliards (après exclusion raisonnée de certains éléments de la base taxable) représentent un prélèvement total et unique annuel de 0,72 %. Un tel impôt, nous dit Roger Godino, serait facilement supporté : « Si on suppose que le rendement net d’un capital avant impôt avoisine les 4 %, cet impôt ramènerait ce rendement à 3,28 % après impôt. Un rendement de 10 % serait ramené à 9,28 %. Cette baisse de rendement, demande-t-il, peut-elle justifier une expatriation ? On peut en douter. »

Et il résume ainsi les bénéfices d’une telle réforme :
— « en dotant chaque jeune d’un patrimoine à 18 ans, il opère un transfert générationnel des vieux vers les jeunes ;
— en supprimant l’ISF et les droits de succession et en remplaçant ces deux ponctions sur le patrimoine – qui se font de façon partielle et fort imparfaite – par une ponction unique annuelle, mais faible et à taux unique, il incite à la gestion rationnelle du capital, ce qui n’est pas une question de mince importance ;
— par la création d’un héritage universel destiné à chaque citoyen de 18 ans, cet impôt réalise vraiment une réduction des inégalités de patrimoine par une redistribution égalitaire dont l’avantage se concentre sur les plus pauvres et les plus jeunes. »

Réformer au niveau supranational : la question de l’Europe

Le troisième niveau auquel il importe de penser une réforme profonde et durable du capitalisme est celui de l’Europe. Rien de véritablement décisif ne peut plus s’opérer en effet aujourd’hui à la seule échelle de la nation. Mais le projet européen est en panne. Il ne pourra repartir que clairement lié à un tel projet de réforme et de réhumanisation du capitalisme. Symétriquement, un tel projet ne pourra devenir pleinement réalité que s’il est entrepris aussi à un niveau supranational. Comment relancer une Europe désormais à la traîne quant à l’investissement, la recherche, l’enseignement supérieur, l’investissement et dont l’endettement s’accroît dangereusement ? L’endettement n’a à dire vrai rien de dramatique en lui-même. Le problème est de savoir s’il sert à financer des dépenses improductives qui relancent une spirale auto-entretenue et accrue de l’endettement ou s’il finance des dépenses qui permettent de relancer la croissance et de l’assurer à long terme. La solution suggérée par Roger Godino est celle de la création d’une agence européenne d’investissement qui serait dotée d’un capital important et de larges capacités d’emprunt.

Cette agence ou des agences spécialisées orienteraient l’investissement vers les secteurs prioritaires de l’aide à la recherche et à l’enseignement supérieur, ou à une politique de natalité, pour parer au drame démographique qui se profile. De même faudrait-il créer, à l’image de l’ancienne Ceca, une agence européenne de l’énergie puisqu’il est bien évident qu’une gestion raisonnable et raisonnée des problèmes liés à l’épuisement des ressources énergétiques et à l’accroissement des pollutions et des dégradations de l’environnement n’aura de sens elle aussi qu’à une échelle supranationale.

Encore faut-il que cette échelle européenne puisse se constituer politiquement. Et c’est sur ce point encore largement aveugle que tous les projets de réforme achoppent. Les États constitutifs de l’Euroland ont perdu de leur légitimité et de leur capacité politiques beaucoup plus vite et beaucoup plus profondément que l’ensemble européen n’en a acquis. C’est dans cette déperdition béante de capacité politique que réside la raison principale de l’atonie et de la langueur européennes. Il n’y sera pas porté remède par les pays qui, à l’instar de la Grande-Bretagne, ne veulent voir dans l’Europe qu’une vaste zone de libre-échange.

Seule la constitution d’un noyau dur fédéral européen de sept à huit pays décidés à aller de l’avant en direction d’une intégration supranationale poussée permettrait de sortir de l’impasse [6]. Elle pourrait mettre en œuvre les réformes ici proposées et, symétriquement, elle trouverait sa légitimation et sa raison d’être à rebâtir un projet social et humaniste sur les décombres d’un capitalisme rhénan aujourd’hui écrasé par un capitalisme financier à l’anglo-saxonne, pour former un capitalisme proprement européen qui préserverait à la fois tous les atouts du capitalisme et toutes les valeurs inscrites dans la social-démocratie, et qui tirerait de cette nouvelle alliance une formidable énergie dans la compétition mondiale des capitalismes.

Qu’en penser ?

Que penser de cet ensemble de propositions ? Avant de tenter d’émettre un jugement, il importe tout d’abord de noter un point essentiel qui est que toutes les réformes proposées sont présentées comme susceptibles d’être effectuées à budget constant. Il n’y a pas une nouvelle dépense suggérée qui ne soit gagée sur une économie plausible et dûment chiffrée. La chose est suffisamment rare pour être notée. Elle est d’excellente méthode. À ne pas la respecter, on s’engage en effet très vite dans des spéculations incontrôlables. Il convient par ailleurs d’observer et de saluer la grande simplicité et la grande lisibilité des réformes défendues – leur évidence, leur allant-de-soi, serait-on tenté de dire – et leur grande cohérence. Elles s’appellent et se justifient les unes les autres. Selon son humeur, ses choix politiques et son tempérament idéologique, on sera tenté de ne voir dans ces qualités remarquables que leurs bons côtés ou d’y déceler, au contraire, un possible revers de la médaille.

Raisonner à moyens constants est à coup sûr de bonne méthode, mais est peut-être trop limitatif en termes politiques. Après tout, pourquoi ne pas s’autoriser par principe à élever la part des prélèvements obligatoires en France au niveau, nettement supérieur, qu’ils atteignent dans les pays scandinaves ? Plus spécifiquement, on sait gré à Roger Godino de réformer en raisonnant du point de vue des plus pauvres et des plus démunis. Mais il est sans doute trop silencieux sur ce qui concerne le bord opposé, celui des plus riches. Il ne cache pas son désir de réduire les inégalités et de lutter contre les rémunérations exorbitantes des grands patrons du capitalisme actionnarial, mais il ne propose pas de mesures explicites pour aller spécifiquement et directement dans cette direction. Sans doute abandonne-t-il ce rôle aux agences de notation et aux conseils de surveillance futurs. Mais on aimerait entendre dire plus fortement que l’extrême richesse, déliée de toute obligation sociale, est aussi insupportable et inadmissible en démocratie que l’extrême misère, et qu’il faut donc compléter l’instauration d’un revenu minimum d’existence par celle d’un revenu maximal de décence.

Enfin, il n’est pas sûr qu’on puisse se contenter de raisonner au seul niveau de l’Europe. La mise en application des mesures proposées y est déjà bien problématique puisqu’on ne voit nullement se profiler le projet fédéral appelé de ses vœux par notre auteur. Plutôt qu’un projet social-démocrate européen radicalisé (un projet post-social-démocrate, dirait Roger Godino), n’est-ce pas un projet social-démocrate mondial qu’il faut tenter d’imaginer ? Mais pourrait-on encore, en ce cas, parler de social-démocratie ?
L’autre défaut possible du système tient justement à sa cohérence même. Que se passerait-il si tel homme ou telle femme politique s’en réclamant n’en actionnait qu’une partie et laissait tomber le reste ? Supprimait par exemple l’ISF ou l’Impôt sur les sociétés sans instaurer un impôt sur le patrimoine ou un impôt sur le capital, ou alors à un taux très (trop) minime ? Ou encore s’il abolissait les droits de succession sans créer en échange un héritage inconditionnel gagé sur un impôt sur le patrimoine ? De tels périls n’ont évidemment rien d’imaginaire puisque, en la matière, comme en médecine et en pharmacie, tout est affaire de dosage. Le RMI procède d’une idée juste, mais un RMI localement trop élevé développe, par exemple, l’alcoolisme à la Réunion ; des taux de CSG inadéquats en amoindrissent la portée ; la gauche au pouvoir instaure la Prime pour l’emploi en place d’un revenu minimum d’activité sans bien comprendre ou expliquer la différence et rate ainsi la lutte contre la précarité ; sous prétexte de partage des emplois, elle institue les 35-Heures dont les effets sur le chômage restent soumis à discussion, mais qui, en tout état de cause, coûtent extrêmement cher et n’ont pas contribué de manière bien palpable à améliorer le sort des exclus.

Concluons donc que, bien sûr, le risque d’un détournement dangereux des propositions de Roger Godino est loin d’être nul. Mais il en est lui-même fortement conscient et l’on ne peut que lui être reconnaissant d’avoir formulé un ensemble de propositions aussi claires et à bien des égards excitantes. La société possible qu’il nous dépeint est parfaitement plausible, et il ne fait aucun doute qu’elle serait nettement plus acceptable, humainement et moralement, que celle qui existe actuellement. Sur cette base, chacun pourra broder à sa guise, pour aller plus ou moins loin. En direction d’objectifs modestes et prudents ou, au contraire, avec des visées de réforme beaucoup plus radicales. Mais dans un cas comme dans l’autre : avec quelles forces politiques ?
Le problème majeur qui est posé à nos sociétés aujourd’hui est que l’offre politique (et intellectuelle) est largement en inadéquation par rapport aux difficultés de l’heure, incapable de formuler un diagnostic correct et de proposer des thérapeutiques adaptées. Pourtant, un tel diagnostic est possible, ce livre de Roger Godino le démontre amplement. Il a donc au minimum le mérite précieux de nous donner une première mesure de l’écart entre le pensable et le pensé, entre le « à faire » effectif et le faisable proclamé. Et de donner ainsi du bon grain à moudre au débat politique.

// Article publié le 14 avril 2007 Pour citer cet article : Alain Caillé , « Préface au dernier ouvrage de Roger Godino », Revue du MAUSS permanente, 14 avril 2007 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Preface-au-dernier-ouvrage-de
Notes

[1Alain Caillé est Professeur de sociologie à l’université Paris-X Nanterre, codirecteur du Sophiapol (Sociologie, philosophie et anthropologie politiques) et directeur de La Revue du M.A.U.S.S. (Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales) éditée par les éditions La Découverte.

[2Exceptionnellement, non pas dans sa collection « La bibliothèque du M.A.U.S.S. », mais dans la collection « Cahiers libres » des éditions La Découverte.

[3Institut européen d’administration des affaires

[4Centre d’études prospectives d’économie mathématique appliquées à la planification, laboratoire CNRS de l’École normale supérieure

[5Ce projet d’allocation compensatrice de revenu est quasiment identique, au plan technique, à celui qui avait été défendu, avec un argumentaire différent, par moi-même et Ahmet Insel, dans Le Bulletin du MAUSS (l’ancêtre de La Revue du M.A.U.S.S.) dès 1987 sous l’appellation de revenu de citoyenneté (cf. Bulletin du MAUSS, n° 23, « Du revenu social : au-delà de l’aide, la citoyenneté ? », septembre 1987 ; et aussi La Revue du MAUSS semestrielle, n° 7, « Vers un revenu minimum inconditionnel ? », 1er semestre 1996). La visée essentielle est de rendre structurellement et légitimement cumulables le RMI et des revenus complémentaires soumis à taxation marginale. Ce projet a été au cœur des discussions menées durant deux ans au sein et autour du Commissariat général du Plan et qui ont abouti à ce qu’on a appelé le « rapport Belorgey ». J’ai assuré la publication d’une version abrégée de ce rapport en 1995, qui a été discutée par une dizaine d’experts ou syndicalistes – cf. Jean-Michel Belorgey, Refonder la protection sociale (débat présenté et coordonné par A. Caillé), La Découverte, « Cahiers libres », 1995. Le point important à noter est qu’un large accord s’était à l’époque établi, et notamment de la part de Robert Castel ou Denis Clerc, longtemps opposés pourtant à toute idée de revenu inconditionnel et qui l’acceptaient dans la version Godino. Curieusement, aussitôt le rapport Belorgey et le livre publiés, tout débat sur ce sujet s’est arrêté. Il est vrai que la croissance revenait et que tout le monde voulait se persuader que le chômage et l’exclusion sociale allaient disparaître d’eux-mêmes…

[6J’espère qu’on me pardonnera de signaler que c’est exactement la position que nous avons défendue, Ahmet Insel et moi-même, dans un article de La Revue du MAUSS semestrielle (n° 20, « Quelle autre mondialisation ? », 2e semestre 2002) et dans diverses tribunes publiées dans Libération (cf. A. Caillé, Dé-penser l’économique, « Conclusions », La Découverte/M.A.U.S.S., 2005). Il y a là somme toute quelques convergences objectives qui expliquent peut-être que R. Godino ait tenu à ce que je sois son préfacier quoique n’appartenant pas a priori exactement au même bord que lui.

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