Nos sociétés occidentales et la mort

Entre déni collectif et nouvelles productions symboliques. Le cas de Frédéric Lenoir.

Robin Jolissaint nous livre ici une remarquable synthèse des meilleurs travaux sur la mort dans nos sociétés contemporaines, avant de souligner que les auteurs s’arrêtent toutefois peut-être trop tôt en ne retenant que le discours techno-rationnel. Qu’au-delà et parallèlement à ces idéaux de maîtrise et ce déni de la mort, une vaste production symbolique part des mêmes conditions de possibilité pour donner de la substance aux rapports de nos sociétés face à la mort de cet individualité qu’elle sanctifie. En prenant l’exemple de Frédéric Lenoir, à la fois savant et auteur de spiritualité à usage populaire, l’auteur illustre la fonction paradoxalement importante de la mort dans nos sociétés. F.G

Introduction

Alors que nous analysions la littérature spirituelle populaire en vue de dresser une étude socio-anthropologique on ne peut plus contemporaine du fait religieux, une thématique devait choquer par son absence : la mort. Qu’était devenue la question métaphysique par excellence dans les nouveaux discours religieux ? C’est la question qui est à la base de ce travail. Toutefois il ne pouvait lui être apporté de réponse sans prendre en considération le champ plus large des représentations contemporaines de la mort et des attitudes devant elle. La littérature spirituelle populaire comme fait social ne peut se comprendre qu’à l’intérieur d’une matrice plus grande qui est celle des logiques de représentations sociales depuis la modernité. Nous ne prétendons pas comprendre ces dernières dans toutes leurs variations, et la lubie de la « maîtrise » sur laquelle nous revenons souvent dans ce travail n’est peut-être pas la seule à pouvoir expliquer le phénomène étudié ici. La question posée tout à l’heure est fermement liée à d’autres interrogations fondamentales telles que le sens de la vie, la place de l’homme dans la nature ou son rapport à la culture et au social. Le présent travail n’a pas pour objectif de répondre à ces questions, ni à apporter une réponse morale aux interrogations de l’humanité. Notre conception de l’analyse socio-anthropologique de la mort abonde totalement dans le sens que lui donne Patrick Baudry : « Dans une perspective d’une analyse des conceptions occidentales de la mort, du rapport à la mort et au mourir, ainsi qu’au défunt, le discours sociologique […] peut venir davantage questionner des certitudes, les plis d’une réflexion convenable que s’illustrer sur la production de savoirs originaux. » [1] Ainsi c’est la logique des productions sociales de savoirs originaux que nous voulons analyser. Peut-on dresser une liste exhaustive des représentations sociales contemporaines de la mort ? Ou de leurs fortes tendances ? Doit-on opérer une distinction entre une réalité anthropologique et une réalité perçue par les individus à travers la société médiatique notamment ? Nous répondrons à ces questions dans la première partie de ce texte. Nous nous pencherons par la suite sur le conflit humain du rêve d’éternité brimé par la limite de la mort. Enfin, nous pourrons en venir à répondre à notre interrogation première, et nous consacrer à un ouvrage de spiritualité contemporain et populaire. La mort y est-elle vraiment absente ? Les logiques qui l’animent sont-elles nouvelles ?

Des représentations contemporaines de la mort

Dans cette première partie, nous allons nous attacher à découvrir les différentes représentations sociales de la mort et les attitudes devant elle. Si ce travail n’est pas exhaustif, il met en lumière des tendances essentielles pour comprendre la dynamique qui travaille la mort aujourd’hui.

Le tabou et le déni

La leçon bien apprise : un rapport naturel à la mort dans l’hier et l’ailleurs

La mort serait taboue dans l’Occident contemporain. S’il est un truisme facilement accepté quant au rapport à la mort dans notre société, c’est peut-être celui-ci. On se le répète comme l’une de ces nouvelles vérités dont on ne peut par nous-mêmes en juger la force ou la pertinence, mais dont les nombreux exemples et sa présence tautologique dans l’opinion publique doivent en fournir les preuves. On se répète les dangers du réchauffement climatique pour l’humanité et pour de nombreuses espèces animales ; on se répète que les chefs d’Etat n’ont plus d’autorité sur les grandes firmes économiques ; et comme une leçon bien apprise, on se répète que la mort est taboue. Il n’y a qu’à évoquer les corbillards qui prennent des allures de monospaces familiaux, le taux quasi monopolistique de décès à l’hôpital, et l’incommodité d’exprimer son deuil en public, pour prouver que la mort est tue, que la société en a peur. En une phrase : qu’elle est aujourd’hui devenue taboue.

Cette idée est étroitement associée à une dimension évolutionniste qui place dans l’hier et l’ailleurs l’idéal d’une mort autrefois apprivoisée. L’humain aurait peu à peu perdu l’authenticité de son rapport à l’Altérité que représente la mort. Et c’est dans un « autre » que nous situons volontiers aujourd’hui la capacité à accepter la mort, un autre qui est à la fois l’ancêtre et le mystique héritier d’une sagesse millénaire. Cette nostalgie fabriquée est le leitmotiv d’une volonté de retour à l’« origine » et à l’« authenticité ». Pour cela, « une progression quasi mentale des attitudes et des représentations serait nécessaire […], comme s’il était possible d’en décider psychologiquement » [2], « comme s’il s’agissait d’un progrès » [3]. Ce « merveilleux d’autrefois » [4] serait pour Patrick Baudry « l’invention d’une société où l’ont fantasmait la perte du rapport naturel à la mort » [5], par opposition à un rapport technique à la mort qui naît à la modernité comme nous le verrons plus tard dans ce second chapitre.

Le tabou anthropologique et le tabou vulgarisé

Il ne faut pas s’y tromper : le tabou de la mort n’est pas une caractéristique propre à l’Occident contemporain. En fait, il faut distinguer les deux sens auxquels réfère le terme « tabou ». Le premier est issu de l’anthropologie, il rend compte de la représentation de l’interdit et du rapport à l’inconnaissable. [6] Le second est davantage populaire et est utilisé pour désigner un sujet « qu’il serait déplacé d’évoquer, en vertu des convenances sociales ou morales » [7]. C’est ce second sens qui se rapproche le plus de la relation à la mort que véhicule notre culture en ce qu’elle a de spécifique. Il serait néanmoins facile de réfuter l’idée que les gens ne parlent plus de la mort. Les photos d’un grand-parent accrochées au mur, les rétrospectives télévisées sur la vie de Gandhi, Hitchcock ou Bob Marley, les exhortations à être prudent au volant, le cancer découvert en phase avancée de la boulangère, ou encore la maison d’enfance héritée de ses parents, tout cela fait partie de l’ordinaire, et n’est rien d’autre qu’un discours quotidien qui laisse une place à la mort. Ainsi même chez ceux qui répètent machinalement que la mort est taboue se retrouvent de telles allusions à ce dont ils prétendent ne jamais pouvoir parler librement.

Patrick Baudry parle d’un double discours. Le premier, celui des conversations quotidienne où la temporalité libre ne peut faire barrière aux questions de la mort, et le second, « moins traversé par l’expérience commune du dire que marqué par l’autorité du dit, par le projet d’une information, d’un savoir reproduit, mais dont la prétention de vérité se retrouve contredit par sa forme même d’énonciation répétitive et irréelle » [8]. D’un côté donc un discours ordinaire qui aborde la mort le plus souvent sans que nous ne nous en rendions compte, sans que les convenances sociales ou morales ne s’exercent, et d’un autre côté un discours ayant intégré les « on-dit » et qui les répète sans réfléchir à leur cohérence dans l’expérience du vécu quotidien.

Quant au tabou de la mort dans son sens premier, il est évidemment universel. Et c’est la manière dont il est géré – ou évacué – par les civilisations qui permet de distinguer entre ces dernières. En se référant aux travaux de Louis-Vincent Thomas, le premier chercheur à avoir ouvert la voie à la thanatoanthropologie, Baudry affirme : « Il n’existe pas de sociétés qui acceptent la mort comme s’il s’agissait d’une échéance compréhensible ou logique, d’une fin normale et naturelle. » [9] Il enchérit : « L’ensemble des interdits qui pèsent autour du défunt, qui contraignent les endeuillés, les précautions qu’il faut avoir, les craintes à l’endroit des revenants […], tout cela signale dans un imaginaire africain que la mort ne s’accepte, comme le disait Louis-Vincent Thomas, que “sous condition”. » [10] Cette condition, c’est le résultat d’une mise en sens d’un groupe donné face à la mort. C’est un intermédiaire entre une communauté et la mort. C’est une « médiation symbolique » [11] qu’on appelle parfois aussi culture.

Le déni, caractéristique de notre société contemporaine

Le mythe d’une origine ancestrale qui aurait connu la communion entre l’être humain et la mort – qu’il aurait eu apprivoisée – se trouve contredite par l’universalité du tabou anthropologique de la mort, d’une mort toujours et à jamais inconnue et qui a généré des médiations symboliques aux rayonnements divers, parfois des eschatologies fondatrices de la pensée humaine. Il n’y a jamais eu de rapport naturel à la mort, mais une mort naturellement taboue car indicible. Dans une analyse anthropologique, c’est la culture qui donne une place à la mort pour gérer le tabou. Et si aujourd’hui l’impression dominante est celle d’avoir un rapport difficile à la mort, ce n’est pas parce qu’elle est absente de nos discours et de notre quotidien, mais parce qu’on ne parle pas de la difficulté à répondre collectivement aux questions que pose le mystère de la mort.

Le tabou popularisé n’a pas sa place dans un discours anthropologique qui donne à cette expression une existence si essentielle et irrévocable qu’elle ne peut caractériser le rapport contemporain occidental à la mort. Son acceptation populaire d’une part confond la signification du terme « tabou », et d’autre part peut être contestée par une observation plus sincère de la réalité du discours et du vécu quotidiens. Dans le discours anthropologique depuis les années 1970, un terme s’est peu à peu imposé pour qualifier ce que nous tentons d’analyser ici : le « déni ». C’est bien le déni, et non le tabou, qui caractérise aujourd’hui les représentations et attitudes devant la mort.

Nous allons maintenant développer la thématique du déni sous trois de ses formes : la dédramatisation de la mort ; sa déconstruction biologique ; son renouveau mythologique sous une forme individuelle.

La dédramatisation de la mort et la pensée tragique

La pensée tragique

Les deux tendances mentionnées dans le titre de ce chapitre se confondent facilement puisqu’elles répondent toutes deux à une réaction « brutale » face à la mort. Or comme nous proposons de le voir, elles se distinguent fondamentalement en ce que l’une est clairement ancrée dans la société du déni de la mort, et l’autre non.

Sommairement, la pensée tragique est la conscience du sort terrible de l’être humain. Exercice pas aussi simple qu’il n’y paraît, comme l’a écrit Freud dans ses « Essais de psychanalyse » : « […] au fond personne ne croit à sa propre mort ou, ce qui revient au même, dans son inconscient chacun est persuadé de sa propre immortalité. » [12] La pensée tragique suscite toutefois des adeptes qui, sans résoudre le diagnostic de la psychanalyse, tentent de considérer la mort pour ce qu’elle est. Prenant en référence le texte du Banquet de Platon, Pierre-Alexandre Poirier écrit : « L’homme est marqué à la fois par la limite essentielle que constitue sa mortalité et par un désir se portant vers l’éternité. Penser le tragique, c’est avant tout penser cette irréconciliable contradiction entre le désir et le manque. » [13] Ainsi la pensée tragique consiste non pas à accepter passivement une naturalité de la mort, mais à savoir reconnaître l’impossible satisfaction du désir d’éternité. C’est accepter non pas que nous devons mourir, mais que nous ne pourrons pas atteindre l’état de perfection auquel nous aspirons dans ce monde. Raison pour laquelle peut-être les eschatologies ont promis l’état de plénitude dans le monde prochain, sous des formes et des conditions diverses. Michel Hanus, en commentant une vaste étude sur le vécu et la perception du deuil et des obsèques en France, déclare que les représentations personnelles de la mort permettent un apaisement psychique de l’être humain. [14] Le mythe qui permet à l’individu de se représenter la vie « au-delà » aiderait à « pacifier l’intensité des émotions liées à la mortalité » [15].

Chez Georges Bataille, l’homme tragique est celui « qui regarde comme une plaisanterie le rejet sur autrui de tout ce qui est terrifiant : l’homme tragique est essentiellement celui qui prend conscience de l’existence humaine. » [16] La pensée tragique invite donc à un acte d’humilité qui va à contre-courant sinon de la volonté de maîtriser la mort, de la prétention qu’elle n’est pas une « figure castratrice » [17] mais un événement simplement évident. La pensée tragique se profile comme un idéal qui, le seul aujourd’hui, ne tombe pas dans le piège du déni de la mort.

La dédramatisation de la mort

Il y a, dans la dédramatisation de la mort et la pensée tragique, un élément commun dans l’opposition à une attitude de rejet exprimé et de refus conscient d’une mort-fin. Ils sont pourtant totalement différents là où l’un minimise les conséquences de la mort, alors que l’autre réalise, sans être toujours à l’abri de l’effroi, toute la réalité de la limite fondamentale de l’existence. Ce qui caractérise notre société contemporaine occidentale, nous dit Baudry, « ce n’est pas qu’elle se détourne de la mort : c’est qu’elle prétende l’oublier » [18]. Et cela agit « jusque dans la “réacceptation” d’une mort-fin, traitée sur un mode individuel, confortable, “intime” » [19]. Ainsi faudrait-il, en agissant comme des êtres civilisés, accepter la mort en solitaire et sans faire de vague, en individu autonome qui, lui, sait gérer ses émotions. Il ne s’agit en fait que du processus de pacification des pulsions décrit par Norbert Elias dans « La Dynamique de l’Occident » [20], couplé à l’idéal moderne d’une mort apprivoisée dans l’hier et l’ailleurs. Or la dédramatisation à l’œuvre dans nos sociétés est loin de cet idéal fantasmé : « Se détourner de la mort, vouloir s’en protéger, cela suppose de reconnaître son existence, tandis que nos sociétés modernes font comme si la dimension de la mort n’avait aucune incidence sur nos manières de vivre. » [21]

La dédramatisation de la mort, qui se prétend plus noble que le refus instinctif de mourir, camoufle sa peur de l’inconnu et de la mise en danger de son « confort intime ». En voulant vaincre le tabou universel et intemporel, le tabou fondamental de l’humanité entière, elle ne fait que dénier son propre refus de la mort. En tentant de maîtriser sa peur, c’est sa peur d’avoir peur qu’elle exprime. On est ici devant un phénomène typique et caractéristique d’une « société de la maîtrise », qui colore son rapport à la mort d’un death-control.

La déconstruction biologique de la mort

La « condition postmortelle »

Avec la modernité apparaît un mythe du progrès qui est indéfectible d’un idéal de la maîtrise. L’homme, grâce au progrès de la science, saura dominer son environnement. Et si, biologiquement, il saura maîtriser la vie, il saura également maîtriser la mort : le projet de domination rationnelle de la nature s’étend à la domination rationnelle de la nature humaine. [22] Au XVIIe siècle déjà, Francis Bacon imaginait ainsi le règne de l’homme sur la nature : « Prolonger la vie. Rendre, à quelque degré, la jeunesse. Retarder le vieillissement. Guérir les maladies réputées incurables. […] Transformer les traits. » [23] Quelques siècles plus tard, on constate non seulement que les prévisions de Bacon se sont révélées exactes, mais qu’en plus cet idéal de domination humaine continue de nourrir une recherche scientifique d’une ampleur considérable. Les progrès de la compréhension biologique de la vie ont marié les progrès de la technique pour former ce qu’on appelle les biotechnologies, apogées de la domination et de la manipulation de la vie. Et « à l’heure où la déconstruction biotechnologique a pris le pas sur la philosophie en renversant les frontières entre vivant et artifice, on assiste à l’apparition de nouvelles formes de représentation de la mort et de ses limites qui tendent à nier son inexorabilité » [24]. Il semblerait donc que les représentations biologiques de la mort puissent prendre le pas sur les représentations symboliques. La mort perd de plus son statut de limite fondatrice de l’humanité pour devenir un obstacle à la maîtrise de l’homme – surpuissant – sur la nature.

L’histoire, pourtant, est toujours la même : celle d’un désir d’immortalité brimée par une existence limitée. Or c’est toute la toile de fond sur laquelle est projetée cette histoire qui change. Dans une représentation biologique de la mort, l’homme moderne s’arme des outils qui lui paraissent les plus adaptés pour répondre à cette contradiction fondamentale : atteindre l’immortalité dans une continuation de soi, sans dégradation ni séparation de l’âme ni du corps. C’est ce phénomène que Céline Lafontaine nomme « la condition postmortelle » [25], et dont l’émergence correspond au moment de « la dissolution de l’idée même d’immortalité dans un présent illimité » [26]. La condition postmortelle regroupe des tendances telles que la transformation cataloguée du corps grâce à la chirurgie esthétique, son pendant « préventif » qu’est l’eugénisme génétique, les vies virtuelles sur les réseaux sociaux ou encore le transhumanisme (dont le géant Google Inc. serait l’un des leaders mondiaux de sa mise en application) [27]. Ces quatre tendances actuelles, parmi d’autres, de la postmortalité agissent toutes à leur manière sur la limite de la mort soit en la repoussant, soit en éliminant ses indices, soit encore en donnant à sa vie un espace où la mort n’existe pas – dans l’attente d’un tel espace qui ne soit plus virtuel.

Une mort à la carte

Le développement de technologies n’est pas sans incidence sur les comportements adoptés face à la mort. Lorsque les prix des interventions médicales se démocratisent, les possibilités offertes au plus grand nombre s’élargissent et de nouveaux choix à faire ne manquent pas d’apparaître. Dans le même temps, des questions très pragmatiques quant à son propre décès se posent : si la science n’a pas encore tuée la mort, si l’amortalité biologique [28] décrite par Edgar Morin n’est toujours pas une réalité, nous avons véritablement aujourd’hui la possibilité d’intervenir sur sa survenue. Dans « Choisir sa mort » [29], Pascal Hintermeyer décrit trois comportements possibles dans la situation actuelle qui influencent de manière pratique sa propre mort : la retarder le plus longtemps possible ; l’humaniser pour la rendre « moins désagréable » ; l’anticiper en choisissant le moment et les conditions de sa venue. Ces trois options connaissent des motivations et des limites qui leur sont propres. La seconde se distingue par l’emphase mis sur la « qualité » de la fin de vie. Le relationnel et la diminution de la douleur prévalent sur des traitements impersonnels qui peuvent augmenter la « quantité de vie » au détriment du bien du patient qui ne comprend pas toujours les implications des interventions proposées, ou qui peut n’être même pas consulté avant celles-ci. En cela, les soins palliatifs s’opposent au risque d’acharnement thérapeutique lorsque prévaut la volonté d’ajourner la mort le plus longtemps possible. L’acharnement thérapeutique, spécifique à la première option, serait un cas de figure majoritaire aujourd’hui [30] – à des degrés différents.

En réponse à ce cas de figure « peu humain », une troisième option tout aussi radicale a vu le jour : choisir l’heure, le lieu et les conditions de son propre décès, en optant pour l’euthanasie volontaire ou le suicide assisté. [31] Et si tout le monde ne va pas jusqu’à choisir réellement sa mort, l’idée de pouvoir abréger sa mort « au moment venu » - qui en fait ne vient pas puisque c’est l’individu qui va à elle –, dans la paix et accompagné de ceux qu’on aime, gagne de plus en plus de consciences « confortables ». Les raisons souvent évoquées sont a priori louables : ne pas devenir ou rester handicapant pour ses proches, éviter des coûts d’hospitalisation qui peuvent grever le budget d’une famille, s’éviter une mort longue marquée par la dégradation de son état de santé, ou encore mourir dans la dignité. Pourtant, plus que dans l’optique d’un ajournement de la mort, c’est bien la lubie de la maîtrise qui s’exprime ici. Il ne faut pas négliger toutefois que souvent, la haute valeur morale accordée à la médecine dicte les prises de décision.

La mort, cette contre-valeur

Il n’y a donc rien de moins humaniste dans le choix de repousser l’échéance fatale selon les possibilités de la science que d’en terminer selon son propre choix. Comment donc sommes-nous passés des utopies de certains scientifiques transhumanistes à une « prise de conscience » que la dignité humaine peut nécessiter de se donner la mort ? C’est dans une société où la mort est dévalorisée qu’une telle conscience populaire peut émerger. Lorsque dans les hôpitaux le décès devient une « erreur » médicale, la mort devient un échec qui offense l’omnipotence déclarée de l’homme à partir de la modernité. S’en suit une société publicitaire qui est à la fois la source et le reflet d’une « idéologie du bonheur et du confort qui évacue la dimension de la mort et qui converti l’événement du trépas en disparition d’individus. La société publicitaire impose un système de valeurs par rapport auquel la mort devient une antivaleur. » [32] C’est dans cette situation que l’être humain en vient à choisir entre les trois options décrites par Pascal Hintermeyer. Pour ce qui est de la première option, « la mort deviendrait une dimension obsolète des sociétés » [33]. Dans le troisième cas de figure, « l’homme se conformerait encore à l’idéal d’une société d’efficacité. Dans les deux cas, en fait, un système de rationalisation s’impose » [34]. Rien de plus ou de moins humaniste dans ces attitudes face à sa propre mort donc, puisque comme le rappelle Patrick Baudry, « ce qu’il y a d’humain dans le rapport à l’inhumain, ne se joue pas dans un auto-contrôle, ne relève pas d’une décision, ou d’une maîtrise qui pourrait s’appareiller » [35].

Nous le disions précédemment, l’homme moderne tente opiniâtrement de résoudre l’irrésoluble conflit tragique avec les outils qu’il pense être les plus appropriés. Or il n’est pas remarquable de constater que cet essai est un échec, que l’effroi devant la mort subsiste, que le projet transhumaniste d’un sur-homme ne produit pas et ne produira pas une sur-société. Au contraire, elle dénigre toujours plus ce qui fait l’humanité des êtres humains, sa limite fondatrice, et accentue encore et encore le statut de contre-valeur d’une mort à éviter en la repoussant ou à esquiver en la devançant. Le mot de la fin reviendra encore à Patrick Baudry, en proposant cette analyse d’une société rationnelle qui repousse le mystère, d’une société de la maîtrise : « L’embarras que nous connaissons ne provient pas d’une perte de repères fondateurs, mais du retour d’un “désordre” que nous ne mettons plus en mots. » [36]

Le renouveau mythologique de la mort sous une forme individuelle

L’enjeu des générations : reformation du groupe et transmission

Longtemps collectives, les représentations de la limite fondatrice de l’humanité s’attachaient précisément à mettre en mots le désordre – a-ordre ? – de la mort. Elles jouaient de plus un rôle dans la (re-)formation du groupe et dans le passage des générations.

Si anthropologiquement la mort est la limite qui menace l’humanité, celle-ci entreprend deux réponses pour s’en protéger. Premièrement elle élabore une eschatologie dans le but de ne pas perdre complètement ceux des siens qu’on ne verra plus. C’est-à-dire qu’elle autorise le départ de ses défunts qui ne seront jamais absents, mais qui seront ailleurs, sous une forme plus ou moins matérialisée. « Un défunt […] n’est jamais, selon une étymologie simplifiée, celui qui serait devenu sans fonction. Et un défunt […] n’est pas davantage un individu disparu. » [37] Ce que Baudry attribue à la mémoire involontaire qui travaille dans le deuil [38], est tout l’enjeu de la représentation d’une vie post-mortem. Et à défaut de pouvoir compter, pour ceux qui restent, sur la présence invisible des défunts dans la vie terrestre, il existe l’espoir de retrouver les anciens à sa propre mort. C’est par la ritualisation que les survivants permettent le départ du défunt dans les conditions favorables à des retrouvailles en de bons termes : « Chacun des peuples archaïques redoute, évoque, nourrit, utilise ses défunts ; […] leur donne dans la vie un rôle positif, les subit comme des parasites, les accueille comme des hôtes plus ou moins désirables, leur prête des besoins, des intentions, des pouvoirs. » [39] Les eschatologies se déclinent en une grande variété, dont les idéaux-type seront présentés tout à l’heure.

Deuxièmement, la limite menaçante dont il est question pose le problème de savoir si la société survivra au départ du défunt. Il est connu depuis les travaux d’Arnold van Gennep, de Marcel Mauss et de Victor Turner que le rite, dont le rite funéraire, se compose de trois étapes – phases préliminaire, liminaire, puis postliminaire –, la troisième étant celle où la communauté doit se ressouder, conserver sa structure, malgré un changement intervenu lors des phases antérieures. [40] Dans le cas du rite funéraire, la communauté doit se ressouder malgré l’absence de l’un des membres. La phase préliminaire, celle de la séparation, met en péril la recomposition harmonieuse de la communauté dès l’aboutissement de la seconde étape, celle qui dans le cas présent permet au défunt de partir. Ce n’est qu’une fois que la communauté est à nouveau solidement mais quelque peu différemment unie que la troisième étape prend fin.

Sur un plan temporel plus long, le danger que représente la mort pour la reformation du groupe l’est aussi quant à sa pérennité générationnelle. La perte progressive mais annoncée d’une grande partie du groupe pose toute la question de la transmission culturelle qui se voit elle aussi en danger. Le dialogue entre générations est engendré par la volonté d’éternité qui ici n’est pas pensée à travers la continuation de soi-même, mais à travers le prisme de la collectivité.

L’individu devant la mort

Or les représentations collectives de la mort s’amenuisent pour laisser la place à des représentations individuelles. La tendance à parler aujourd’hui non plus d’une culture devant la mort mais d’être humains pris séparément, tient en grande partie selon Patrick Baudry à une sociologie de l’individu qui se propage dans la société médiatique : « La société du reality-show naturalise une vision individualiste du social […], l’expérience individuelle de la vie sociale [est] transmuée en visualisation d’une individualité simulée. » [41] Ainsi, la réalité anthropologique n’est pas tant la représentation que l’individu a lui-même de sa situation face à la mort que celle, toujours effective, d’une culture qui agit comme médiatrice entre l’humanité et sa limite.

Pourtant donc, le renversement des représentations de la mort ne présente plus aujourd’hui cette dernière comme la limite qui permet la continuité (celle d’une vie « ailleurs » autant que celle de la vie terrestre des survivants). Au contraire, « chez nous, cette mort devrait s’enregistrer au titre de la triste nouvelle, du malheureux évènement, et se gérer de manière intime sous forme d’une acceptation progressive de la disparition. La mort devient une disparition. » [42] Les réponses activement générées face à la limite de l’humanité, la médiation symbolique et culturelle, sont ignoramment délaissées au nom d’une « ré-acceptation » idéale de la mort. « La société pacifiée, en tant que dispositif dominant (mais qui ne se confond pas avec toute la société), ne comprend plus, au sens strict, l’échéance mortelle et le dynamisme d’un rapport à la mort. C’est-à-dire l’implication générationnelle d’un décès qui devient purement constaté selon une logique toute rationaliste. » [43] Ce n’est pas seulement une logique individualiste qui met à mal la médiation symbolique culturel, mais « la fragilisation de “l’être avec” » [44]. Un « être avec » qui a le devoir de nourrir l’échange intergénérationnel. Cette fragilisation, toutefois, semble basée sur l’illusion de l’autonomie de l’individu. Ce dernier prétendant interroger individuellement la mort, alors que celle-ci comporte une dimension fondamentalement collective. [45]

Le renouveau de la mort

Il serait pourtant trop tôt de s’arrêter ici, comme le fait Patrick Baudry, et de ne pas chercher ce que l’individu est lui-aussi capable de produire une mise en sens de la mort qui n’est pas uniquement rationaliste. Dans ses derniers travaux, Louis-Vincent Thomas fait part de ses observations concernant un « renouveau de la mort » [46]. Ce retour ne contredit pas la thèse d’un déni collectif de la mort, mais se manifeste comme nous l’avons vu tout à l’heure dans une objectivation scientifique de la mort et une volonté de maîtrise. Il serait peut-être intéressant de mettre en parallèle le retour du thème maudit dans l’espace public avec, à la même époque, une nouvelle théorie de la sécularisation chez Peter L. Berger, les travaux de Raymond Lemieux qui mettent en lumière la hiérarchisation personnelle des croyances comme structurant l’imaginaire d’un individu, et plus tard ceux de Denis Jeffrey concernant la personnalisation du rite et du mythe. Paradoxalement donc, il s’agirait de comprendre comment s’agencent à la fois un renouveau de la mort par la science et par l’individu, et à la fois un déni de la mort typique des sociétés modernes qui se caractériseraient « par la croyance en une toute-puissance de la volonté permettant un déni du deuil et de la souffrance » [47].

Chez l’individu, le renouveau de la mort s’opère selon Denis Jeffrey par la survenue d’une multitude de mythes et de rituels personnalisés autour de la mort afin de la mettre en sens. [48] Toujours selon ce dernier, « le mythe personnel est un bricolage assemblé à partir de symboles puisés à même diverses traditions religieuses, une structure à la fois cohérente et transmissible composée du croisement de ce qu’elle considère comme important et signifiant » [49]. Il est moins important ici de savoir comment se forment les mythes personnels que de comprendre à quels besoins ils subviennent. Chez Raymond Lemieux, l’acte du croire est fondamental et inhérent à tout rapport à l’altérité. Or c’est dans le rapport à l’autre que se construit sa propre subjectivité : « [L’anthropologie du croire] concerne l’émergence et la structuration du sujet dans l’expérience de ses limites et de son nécessaire rapport à l’autre. » [50] Et il s’agit bien, dans un mythe post mortem, d’une croyance relative à l’Autre, d’une manière de dire l’indicible.

Le renouveau de la mort chez l’individu ne répond pas à une mode, comme cela est peut-être le cas pour l’augmentation vertigineuse du nombre de publication sur le sujet, mais à un acte spontané de croire lorsque l’être humain est confronté à l’altérité de la mort. Il ne faut pas s’étonner de « la multitude de mythes et de rituels personnalisés » [51] qui surgissent ou se dévoilent au grand jour. Ils ne sont que la manifestation logique d’un besoin d’exprimer l’indicible, à une période de l’histoire qui est marquée par la désaffectation des religions instituées et par la méfiance et/ou l’insatisfaction à l’égard des mythes globaux qu’elles avaient, elles-aussi, élaborer pour apprivoiser le tabou.

L’âme immortelle et a-motelle, premier dépassement et premier refus

Suite à la longue analyse anthropologique des représentations de la mort et des attitudes devant elle, le risque serait de porter un regard nostalgique sur les eschatologies qui ont connu par le passé de très larges audiences. À plus forte raison dans une société contemporaine où ces dernières sont largement décriées pour leur potentiel de « totalitarisme spirituel » [52]. Il ne faudrait pas croire non plus que le symbolique qui agit dans les eschatologies a une prétention à l’ordre rationnel du cosmos, bien que dans leur réalité historique elles aient pu connaître des dérives fatales. Fondamentalement, le symbolique « n’est pas un ordre qui s’oppose au désordre, mais une combinatoire qui compose avec le désordonné, l’imprévu » [53], une mise en ordre qui tente de réconcilier les contradictions. Il met en fiction ce qui demeure inexplicable, ce qui résiste à la raison et passe communément pour être un raté ou un échec. [54] Et c’est tout le problème d’une société de la maîtrise technoscientifique et rationnelle que d’accepter une mise en ordre fictionnelle du « raté », ou pour reprendre des termes déjà utilisés : de proposer une médiation culturelle du mystère.

Celle-ci a existé durant pratiquement toute l’histoire de l’humanité, sous des formes tellement diverses qu’il serait impossible de les relater. Certains chercheurs ont proposé de les organiser grâce à une variable universelle, celle de la dualité de l’âme et du corps – nous n’entrons pas ici dans le débat. C’est Edgar Morin, dans L’homme et la mort, qui a œuvré à cette démarche avec le plus grand brio. Afin de trouver un point d’ancrage commun aux diverses représentations, nous présentons aussi la thèse de Michel Hulin postulant que l’invention de l’âme est non seulement à la base de toutes les eschatologies, mais qu’elle est également la première initiative humaine cherchant à se défendre contre la mort. Nous nous contentons malheureusement de présenter les représentations sans aborder leur contrepartie : le rite.

La naissance de l’âme

Selon Michel Hulin, l’invention de l’âme provient de la nécessité de résoudre un dilemme : « D’un côté, […] l’impossibilité pour l’homme – une fois dépassée l’ignorance animale de la mort – de s’accommoder de son destin terrestre limité. De l’autre, son inaptitude à conquérir une condition divine qu’il ressent pourtant comme sa vocation la plus essentielle. » [55] En distinguant chez l’homme une part mortelle et une part immortelle, le dilemme peut être résolu. La première est observable, ce sera le corps, et la seconde est invisible et impalpable, ce sera l’âme. Le premier sera l’élément qui nous empêche de nous fondre durablement dans le divin, la seconde sera capable de déjouer la limite imposée par le destin terrestre. C’est là le point d’ancrage d’une séparation corps-âme, où le corps est la donnée immédiate, évidente, et dont on sait qu’il arrivera à un terme (la mort au sens biologique), tandis que l’âme, par la mort du corps, sera libre de s’unir durablement au divin qui ne devient autre que l’extrémité opposée au corps. « Le statut initial de l’âme sera fondamentalement le même partout, à savoir celui d’une structure intermédiaire – et médiatrice – entre les pôles extrêmes du Soi transpersonnel et de la personne concrète. » [56]

Michel Hulin reste passablement mystérieux sur la vocation divine de l’être humain, ou comme il le dit également sur le besoin de se désindividualiser. Si c’est par une activité spirituelle importante que certains mystiques ont ressenti un état d’extase assimilé à l’expérimentation de l’absolu et ont développé l’idée de l’âme, et que par un raisonnement psychanalytique il soit possible de s’accorder à la possibilité de cet absolu, il semblerait que par la suite c’est la simple banalisation de cette idée qui suffise à engendrer chez les individus qui ne pratiquent ni une réflexion ni une activité mystique une telle vocation, un tel besoin. Lorsque nous parlons d’« absolu psychanalytique », il s’agit du Soi authentique, possédant les deux propriétés d’être à la fois « plus nous-mêmes que nous-mêmes » [57] – c’est-à-dire être plus soi-même que le « Moi », la « conscience éveillée » [58], dont on se dépouille en rejoignant le Soi – et la propriété d’être universel, « transpersonnel – et non pas impersonnel » [59].

De ce point de vue, l’âme est alors une invention de l’intellect qui cherche à résoudre le passage entre deux temps qui ne se confondent jamais : le temps empirique du corps terrestre et le temps spéculé de l’au-delà divin et éternel dans lequel l’âme se lie durablement à l’absolu.

Typologie anthropologique des conceptions de l’âme

Dans L’homme et la mort, Edgar Morin propose une typologie des conceptions de l’âme à l’aide d’une variable : la « matérialisation » de l’âme. Elle varierait entre deux pôles, le premier où l’âme est apparentée au corps ou à la matière et qui est appelé le pôle du double, et le second où l’âme captive ne cherche qu’à se libérer du corps, c’est le pôle de la mort-renaissance. Bien que sa théorie évolutionniste des idéologies de la mort soit quelque peu dépassée, c’est la distinction entre « double » et « mort-renaissance » [60] comme destinées de l’âme qui fait mouche.

C’est le deuxième type qui nous intéresse, en ce que ses différentes manifestations regroupent les eschatologies qui influencent le plus directement l’Occident contemporain : celles des trois monothéismes abrahamiques, les conceptions hindouistes et bouddhistes et encore l’idéal platonicien. De cette catégorie, Louis-Vincent Thomas, commentant L’Homme et la mort, dit que « l’immortalité véritable (esprit) remplace désormais l’amortalité (double) » [61]. En effet, dans l’idéaltype du double, le refus de la mort – qui nous le rappelons est l’une des conditions à l’élaboration d’une idéologie de l’âme – s’apparente à un refus de quitter la vie terrestre, occasionnant un retour, et avec toute la prudence lexicale nécessaire est la tentative d’une non-mort. Mais dans le cas de la mort-renaissance, la renaissance de l’âme se fait « au-delà » de la mort, avec une forme plus ou moins anthropomorphe et dans un lieu ressemblant plus ou moins à la Terre connue. Voyons maintenant plus en détail la nature du lien entre le vivant et son âme selon deux traditions influentes dans notre société occidentale contemporaine.

Indulgences, conversion du cœur et signes d’élection : l’âme chrétienne

Dans la conception chrétienne de l’au-delà, le corps ressuscite sous la forme d’un « corps glorieux » qui n’est pas anthropomorphe, et cela à la fin des temps seulement. La vie du défunt quant à elle – son âme – se poursuit dans l’éternité possible par la résurrection de Jésus-Christ [62] que tout chrétien vit lors du baptême déjà. Le jugement dernier doit permettre un tri dans les actes du défunt pour séparer le bon du mauvais, et conduire à la béatitude. Dans un imaginaire médiéval, le jugement particulier qui a lieu au purgatoire doit permettre au croyant d’expier ses péchés, faute de quoi il sera privé de béatitude et sombrera dans la damnation. On peut imaginer que l’abandon de la damnation dans le Catéchisme de l’Eglise catholique inaugure d’une certaine manière la « réussite promise » que l’on retrouve comme on le verra chez Frédéric Lenoir.

La nécessité de se rattraper de ses péchés pour pouvoir atteindre le Salut est tout de même, depuis le XIIe siècle environ, une constante dans le catholicisme, qui a imaginé historiquement trois voies principales pour cela, parfois amenées davantage par la piété des croyants que par la doctrine [63] : les indulgences médiévales qui se manifestent par le tintement des piécettes d’or ou lors des pèlerinages jubilaires à Rome ; la rétribution des mérites sous forme de prières et messes pour les défunts et de sacrifices expiatoires ; la conversion du cœur et l’amour de Dieu. L’engouement pour la rétribution des mérites et la piété expiatoire qui a culminé au XIXe siècle s’est éteint au siècle dernier. Aujourd’hui, l’importance accordée au Salut périclite et la damnation effraierait de moins en moins de fidèles. Parallèlement, l’appréciation de la conversion du cœur étant laissée à son bon vouloir, la conscience personnelle semble se substituer au jugement de l’âme pour toujours davantage de fidèles, et cela bien que le retour au premier plan de la conscience individuelle soit encouragé par le Vatican. L’écart qui sépare la théologie de l’idéologie humaniste, tel que perçu par les fidèles, se réduit et présage encore des dynamiques retrouvées dans la littérature spirituelle populaire, signe de notre temps.

L’Eglise réformée, elle, s’oppose à l’éventualité d’un purgatoire et à l’idée même d’un Salut « au mérite », pouvant être influencé par des actions de grâce ou des péchés. Dans la théologie réformée calviniste, par exemple, Dieu a créé le monde puis s’est retiré, décidant à l’avance du Salut des hommes. Sur terre, le croyant a la possibilité de découvrir des signes de son élection dans les fruits de son labeur, c’est pourquoi sa foi mobilisera ses efforts dans les domaines économique, social ou encore relationnel, sa réussite ou son échec étant une précieuse indication quant à son futur dans l’au-delà, suivant la célèbre thèse de Max Weber.

L’« âme absolue » : la transmigration indienne

La transmigration des âmes, de corps en corps, de renaissances en renaissances (le samsara) est la forme la plus absolue de l’âme qui opère alors d’un strict dualisme avec le corps. Elle est « la captive et l’esclave du corps. Et pourtant, par son affinité avec le divin, elle doit être considérée comme foncièrement libre. » [64] Captive et esclave du corps, l’âme (l’atman) succombe à la tentation du monde sensible et s’attache à la vie terrestre. Lorsque le corps habité est détruit, l’âme migre vers une nouvelle chair – elle se réincarne. La conformité à l’ordre cosmique (le dharma) – le principe fondamental de l’hindouisme qui règlemente tant une vie sociale très codifiée que les principes naturels [65] – dans la vie terrestre précédente détermine la condition de la nouvelle naissance (animale/humaine, sociale, etc.). Mais si la conformité au dharma est primordiale et permet une condition acceptable à partir d’une naissance future, la migration de l’âme n’est pas un but en soi ! Le but véritable, celui que suivent les ascètes, est la délivrance (la moksha) par l’abandon, la purification de tout ce qui est propre à la condition terrestre : le monde sensible. Amené à terme, cet exercice mystique extrême mène à un retour à l’atman délivré. La forme la plus pure de transmigration selon Hulin se trouve dans le concept bouddhique de l’illusion : non seulement l’atman est assailli d’illusion, mais l’atman lui-même, le « Soi », serait illusion. La moksha consiste alors à supprimer la distinction entre l’atman et l’absolu, entre le samsara et la moksha : l’un et l’autre se confonde puisqu’ils ne sont qu’un, signant la fin de l’âme, mais aussi son apothéose. [66]

Les courtes descriptions des deux eschatologies ci-dessus – regroupées de manière simpliste en « eschatologies chrétiennes » et « eschatologies orientales » – n’ont pas d’autres prétentions que de mettre en relief des représentations typiques de la modernité qui toutes sont empreintes de l’idée d’une capacité de maîtrise de l’environnement (naturel, social, psychologique, spirituel, etc.) par l’être humain. Elles tentent aussi d’éviter l’écueil des idées reçues sur des représentations exotiques, et permettront en cela de comprendre quelques logiques présentes dans ce qui suit.

Un exemple de production symbolique contemporain : Frédéric Lenoir

Pour des raisons pratiques, nous nous concentrons ici uniquement sur le « Petit traité de vie intérieure » de Frédéric Lenoir, paru la première fois en 2010, puis en format de poche en 2012. Ce livre ne prétend pas à une représentativité de la littérature spirituelle populaire contemporaine, d’autant plus que l’auteur a un profil atypique. Il est pourtant le porteur de certaines tendances importantes. Premièrement, il connait une très large audience qui dans le cas présent concerne notamment la France, la Belgique, le Québec et la Suisse bien qu’il soit traduit en langues étrangères. Deuxièmement, il participe au fait social de la prise de conscience que l’individu a une vie à diriger et il propose pour cela des pistes à suivre. Troisièmement, cet ouvrage cherche un sens ultime à la vie, tout en aidant le lecteur à comprendre « sa » propre vie. Finalement, toujours en adéquation avec la majorité des livres de spiritualité, il articule en soubassements les notions d’authenticité et de plénitude opérationnelle de l’individu. Précisons encore que les livres de spiritualités se distinguent des ouvrages de psychologie populaire en ce qu’ils introduisent un rapport plus explicite à une forme d’altérité symbolisée, notamment par des références aux grandes traditions religieuses et mystiques.

Connaître l’auteur pour comprendre le discours

Frédéric Lenoir a un profil atypique. Il est philosophe, sociologue des religions, écrivain, essayiste, docteur en sciences sociales, journaliste, animateur et producteur d’émissions radio. Lecteur dès son adolescence des dialogues socratiques, il est initié à la méditation par des moins bouddhistes en Inde, puis redécouvre dans les Evangiles deux valeurs selon lui essentielles : l’amour et la liberté, ce qui lui fait dire qu’il est un « chrétien de cœur ». Durant ses études universitaires de philosophie et sciences des religions, il est également un lecteur attentif d’ouvrages de psychanalyse, notamment de Carl Gustav Jung. Trois sources sont alors unifiées dans son message : l’expérience mystique chrétienne et bouddhiste, la psychologie des profondeurs et la philosophie.

Lenoir est à la fois scientifique, à la fois intimement impliqué dans la spiritualité, et à la fois « prestataire » de discours sur la spiritualité. Et c’est surtout ce troisième point qui nous intéresse ici puisqu’on analyse un ouvrage de spiritualité populaire. Toutefois, le contenu de ses œuvres est une synthèse des deux premiers aspects, c’est-à-dire de son côté scientifique et de son expérience personnelle. Frédéric Lenoir est un auteur qui met des mots sur ce qu’il vit et sur les tendances qu’il observe scientifiquement, ce qui lui permet de diffuser des pratiques et des croyances personnelles, mais qu’il juge universelles. Il dit lui-même qu’il tente, avec un regard anthropologique, « de voir ce qu’il y a de commun entre l’homme préhistorique qui fleurit les tombes, le bâtisseur de cathédrales au Moyen Âge, le moine hindouiste dans son ashram et l’Européen d’aujourd’hui qui se bricole sa petite spiritualité » [67]. Son public-cible, il le définit lui-même comme allant « des cathos ouverts aux agnostiques qui se posent des questions sur le sens de la vie » [68], autrement dit un public potentiellement très large, sans compter les auditeurs et téléspectateurs passifs qui assistent aux émissions dans lesquelles il est invité en tant qu’expert.

La plénitude terrestre

Dans son « Petit traité de vie intérieure », Frédéric Lenoir divise le discours en vingt chapitres, comme tout autant de domaines dans lesquels il peut donner une leçon de vie. C’est bien d’un enseignement dont il s’agit. [69] Un enseignement de « savoir-être » [70] qui doit répondre à la question : « Comment finalement accéder à un bonheur vrai et durable […] ? » [71] Dans ce sens, le chapitrage indique une évolution du propos de l’auteur. Dans les dix premiers chapitres, c’est-à-dire la première moitié du livre, nous retrouvons des titres tels que « Dire “oui” à la vie », « Responsable de sa vie », « Connais-toi toi-même », ou encore « Amour de soi et guérison intérieure ». La première moitié du propos est dédiée à une réflexion largement introspective, à une mise en ordre de soi-même pour appliquer en quelques sortes le précepte : « il faut être bien avec soi-même avant d’aller vers les autres ». Précisément, les chapitres 11 à 16 insistent non plus sur la relation de soi avec soi, mais sur la relation de soi avec l’autre. Le chapitre 11 s’intitule « La Règle d’or », et réfère à l’idée apparemment universelle qu’il ne faut pas faire aux autres ce que nous ne voulons pas qu’on nous fasse, ou même de se comporter avec l’autre de la manière dont nous aimerions nous-mêmes être chéris. Les chapitres suivant s’intitulent « L’amour et l’amitié » ou « La non-violence et le pardon ». Les quatre derniers chapitres, finalement, abordent une altérité qui n’est pas humaine, et qui pourrait prendre la majuscule. C’est à la fin de ce parcours que la plénitude peut être trouvée, à travers des chapitres que Lenoir présente comme tels. Les chapitres s’appellent « Ici et maintenant », « Apprivoiser la mort », « L’humour » et « La beauté ».

Que pouvons-nous dire du rapport à la mort, à partir de ce passage en revue des chapitres ? Premièrement, la thématique de la mort prend une place paradoxalement importante dans le message de Lenoir en ce qu’elle fait partie des derniers enseignements avant l’aboutissement de la démarche, mais presque totalement tue dans le reste de l’ouvrage. Ensuite surtout, c’est le titre du dix-huitième chapitre qui doit nous frapper : « Apprivoiser la mort ». L’accent n’est pas mis sur la mort comme un passage ou une finitude, mais il est mis sur l’attitude à adopter devant elle. Il faut l’apprivoiser. Ce n’est pas la mort elle-même qui apporte la plénitude, mais son apprivoisement. Ainsi donc la plénitude n’est pas hors de ce monde, elle est terrestre. Nous sommes bien chez Lenoir en présence d’une représentation moderne de la mort. C’est-à-dire que l’impression de maîtrise, qui s’est d’abord porté sur la nature puis sur la nature humaine, doit maintenant permettre la maîtrise de sa propre vie par l’individu. Et la maîtrise de l’individu dans la vie terrestre place cette dernière au-dessus de la vie post mortem, qui sans être exclue, n’a plus l’apanage de la plénitude de l’être.

La réussite promise

L’antépénultième chapitre du Petit traité de vie intérieure procède sur le même mode de fonctionnement que l’entier du livre. Lenoir y collecte plusieurs références philosophiques et religieuses dans le but de raconter un cheminement spirituel possible – en l’occurrence le sien. Un cheminement qui est le résultat d’une recomposition de plusieurs sources qu’il qualifie de sages. Puis, Frédéric Lenoir termine son chapitre consacré à la mort en résumant ainsi le rapport qu’il entretien avec elle : « vivre [la mort] de telle sorte que je puisse, le soir venu, m’endormir avec une conscience apaisée. Peut-être que je ne me réveillerai pas. Telle est la manière dont j’intègre, au jour le jour, dans ma vie, la dimension de notre finitude. » [72] La mort s’y résume donc à un « peut-être ». Un « peut-être » qui présuppose une réussite assurée, comprenons là une absence d’échec. On a vu que la mort a toujours comporté une peur et une angoisse de l’échec : il faut correctement ritualiser le départ, il faut être vertueux pour ne pas finir en enfers, il faut avoir un bon karma pour sortir du samsara, sans quoi la mort devient l’échec d’une vie terrestre pour l’éternité. Or il suffirait d’avoir la foi. L’échec n’a plus de raison d’être et il ne demeure que deux possibilités : la croyance et la non croyance en un au-delà. Même la réincarnation popularisée n’est plus perçue comme une punition, mais comme une sorte de récompense à laquelle on ne croit pas forcément, mais dont on veut bien bénéficier au cas où « les sagesses orientales » auraient « raison ». Actuellement, soit en remettant en cause l’existence d’une éternité, soit en étant trop confiant du succès du « passage » vers un ailleurs, tous les efforts sont tournés vers une réussite terrestre. « Je me réveille en me disant que ceci est peut-être ma dernière journée. Et que je dois donc la vivre en pleine conscience, sans jamais abdiquer mes valeurs, c’est-à-dire la vivre de la meilleure manière possible, sans me laisser envahir par des émotions perturbatrices, pour moi ou pour les autres, sans accomplir un acte que je regretterai. » [73]

La mort dédramatisée au profit d’un discours spirituel sur le sens de la vie

Chez Frédéric Lenoir la mort est présentée comme un événement qui n’a pas d’incidence castratrice sur nos vies. Au mieux, elle est un moteur dans nos vies. Ce renversement correspond certainement davantage à une adaptation de la représentation de la mort aux logiques des représentations sociales qui existent aujourd’hui qu’à une réponse morale universelle, libérée du joug du temps dans laquelle elle s’inscrit. C’est vers une dédramatisation de la mort que se profile le Petit traité de vie intérieure, qui ne peut prétendre au titre de best seller que dans une société caractérisée par le déni de la mort et qui élit la vie terrestre au rang de valeur morale par excellence. [74]

À cet égard, il faut remarquer qu’en accord avec les représentations modernes de la mort, le désir d’éternité indissociable du conflit tragique qui tourmente l’humanité entière doit être satisfait sur terre. [75] Le désir d’éternité se manifeste dans le lien direct qui est tissé entre plénitude et éternité et pour Frédéric Lenoir, l’éternité peut être terrestre : « L’instant nous fait toucher l’éternité, c’est-à-dire l’absence de temporalité linéaire, le présent éternel. Nous pouvons ainsi arriver à comprendre, en le vivant pleinement, à quoi pourrait ressembler le bonheur perpétuel dont parlent les grandes religions, et qui consiste à être fixé dans une sérénité, une harmonie, une paix, une réconciliation avec soi-même et avec le monde. » [76] Cette phrase pourrait faire écho à la thèse déjà commentée de Céline Lafontaine quant à l’idée d’immortalité dissoute dans un présent illimité. Nous préférons pourtant y voir une visée idéologique complètement différente de celle qui prévaut pour les sciences technologiques de la vie : l’éternité chez Lenoir ne s’exprime pas dans une « quantité de temps » mais dans une « densité de temps » condensée dans « l’instant ». La réconciliation avec soi-même et avec le monde équivaut à une possible abolition de l’Altérité, qui plus est se vit dans des instants d’éternité qui ne souffrent pas de l’imminence du danger de la mort. Celle-ci, partout, se retrouve alors déniée.

L’idée d’éternité chez Frédéric Lenoir se distingue de celle qui prévaut dans la société postmortelle scientifique et rationaliste. En effet, il ne faudrait pas confondre le déni de la mort qui opère dans la littérature spirituelle avec celui des logiques techniciennes qui prévalent dans d’autres pans de la société. Dans la thèse exprimée plus haut, nous posions que la conviction en une toute-puissance de la volonté menait au déni de la mort, en même que celle-ci connaissait un renouveau par la science et par l’individu. Et là où par la science jaillissent des initiatives techniques, par l’individu jaillissent des initiatives symboliques qui doivent, avant d’expliquer la mort (le terme « expliquer » ayant pris une connotation trop scientifique), lui donner un sens. L’utilisation des symboles issus de grandes traditions, bien que souvent détournés de leurs significations culturelles, se retrouvent tant dans les enseignements proférés par la littérature spirituelle que dans la prolifération d’une multitude de mythes et rituels personnalisés étudiés par de nombreux sociologues du religieux. Pourtant, on ne saurait affirmer franchement que la mise en sens de la vie proposée par la littérature spirituelle serve le renouveau de mythes et rituels personnalisés de la mort. Car avec l’élection de la vie comme plus haute valeur morale, et la réduction de la mort à une antivaleur, il s’agit dans la littérature spirituelle du renversement d’un discours symbolique sur la mort à un discours symbolique sur la vie.

Entamer une analyse sociologique des effets de la littérature spirituelle

Enfin, ce renversement saurait-il produire lui-aussi les effets observés dans les sociétés traditionnelles ? Saurait-il générer une cohésion sociale devant la limite de l’humanité ? Saurait-il, individuellement, résoudre en nous-mêmes l’irrésoluble conflit entre la finitude et le désir d’éternité ? Le début de réponse que nous proposons est le suivant : le discours symbolique sur la vie – le discours de la littérature spirituelle contemporaine – ne produira jamais de cohésion sociale devant la limite de l’humanité, puisque celle-ci perd son caractère d’effroi. La cohésion sociale ne sera pas produite par la peur ou par le désir d’éternité vécu à travers la collectivité et le cycle des générations, mais par l’envie qui s’exprime en chaque individu de la société. Cette envie, ce besoin inculqué par la société médiatique, de l’épanouissement, de l’authenticité et de la plénitude, le discours symbolique sur la vie y répond en faisant de la paix avec l’humanité à la fois un moyen et un but. Contrairement à la publicité commerciale mais grâce à celle-ci, la littérature spirituelle replace de manière intelligible l’individu au sein d’une société. Cette forme de plénitude individuelle tournée vers le social saurait-elle résoudre le diagnostic d’Emile Durkheim [77] selon lequel dans une société organique exacerbée, la conscience commune d’une individualité glorifiée qui n’est possible que par la ruine des autres ne saurait que distendre les liens entre les individus ? Une conscience collective de l’individu tourné vers le social constituerait-il un lien social véritable et suffisamment puissant ? Ces perspectives prophétiques ne trouveront pas de réponse ici.

Pour tenter de répondre finalement à la question de savoir si le discours analysé dans cet ultime chapitre saurait résoudre individuellement le conflit tragique, c’est à une étude des rites et de l’expérimentation des croyances qu’il faut faire appel. Dans une représentation qui place la plénitude dans une vie terrestre, l’incapacité à atteindre cet état renvoie anthropologiquement à l’échec d’un rituel funéraire dans les représentations traditionnelles de la mort et de la vie post mortem. À la différence que dans la compréhension individualiste de la mort, l’individu qui cherche la plénitude terrestre peut lui-même juger de son échec, alors qu’ailleurs c’est la communauté qui doit endurer l’échec d’un rituel. La théorie du jeu pourrait plus loin éclairer la manière dont l’échec de l’atteinte d’un état de plénitude, ou de manière plus populaire l’incapacité à être heureux, est géré par les lecteurs de la littérature spirituelle contemporaine.

Conclusion

Dans « La condition postmortelle », Céline Lafontaine affirme que « l’histoire des sociétés humaines peut ainsi se lire comme l’ensemble des récits visant à donner vie au rêve d’immortalité » [78]. À elle seule, cette lecture ne dira pas toute l’histoire des sociétés humaines. Toutefois le présent travail montre lui aussi que cette lecture est possible. Le passage à la modernité a profondément modifié le rapport à la mort des sociétés, lorsque la science et la technique se sont émancipées des récits englobant de la théologie. Les récits des grandes religions instituées devaient longtemps fournir une explication acceptable à la mort et étant focalisées davantage sur une mise en sens – une composition du désordre – que sur la mise en ordre que proposera la science. De nos jours, c’est cette dernière qui offre l’explication acceptable de la mort, et il conviendrait peut-être de se demander si la prétention de vérité qu’elle comporte est comparable aux récits théologiques qui ont par le passé prévalus comme seules explications véritables. Pour aller dans le sens de Céline Lafontaine, la culture technoscientifique contemporaine est elle-aussi productrice d’un récit qui chercher à réaliser l’immortalité (l’amortalité) et à résoudre le conflit tragique entre désir d’éternité et limite de la mort. Elle le fait de manière différente, non plus symboliquement, mais empiriquement, tel que le veut la logique de maîtrise qui englobe les représentations sociales modernes. La représentation de la mort s’adapte donc à son temps, mais pour répondre toujours à un même conflit.

Chez Frédéric Lenoir, la volonté de maîtrise se manifeste dans une plénitude opérationnelle atteinte par une pacification des pulsions et la maîtrise de soi. Cette maîtrise doit permettre une plénitude terrestre dont l’éternité se comprend comme une densité de temps plutôt que comme la quantité de temps à laquelle aspire le rapport technicien et scientifique à la mort. En cela, le discours spirituel sur le sens de la vie se distingue considérablement des visées techniciennes et propose de revenir à une compréhension symbolique de la nature humaine. Il dénie toutefois la mort en partageant avec les représentations modernes la haute importance morale accordée à la vie qui devient la valeur essentielle. En inscrivant son rapport à la mort dans le champ des représentations sociales modernes, le discours de la littérature spirituelle contemporaine représente davantage une réponse adaptée aux questions de son temps qu’à une réponse morale universelle. Il ne représente probablement pas plus un progrès qu’un réarrangement du désordre qui n’en finira pas de fasciner l’humanité. Nous pouvons aussi supposer que la littérature spirituelle, si elle doit effectivement se définir par la quête d’une plénitude opérationnelle, c’est-à-dire « utile » dans tous les domaines de la vie du lecteur, se caractérise aussi par la dédramatisation de la mort puisqu’elle participe activement à offrir à la vie, et non à la mort, le rôle principal. À la fois même, l’émergence de cette littérature est structurellement liée à la société du déni de la mort sans laquelle elle ne pourrait connaître le succès.

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LENOIR Frédéric (2010), « Petit traité de vie intérieure ». Paris : Plon.

// Article publié le 23 mai 2014 Pour citer cet article : Robin Jolissaint , « Nos sociétés occidentales et la mort, Entre déni collectif et nouvelles productions symboliques. Le cas de Frédéric Lenoir. », Revue du MAUSS permanente, 23 mai 2014 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Nos-societes-occidentales-et-la
Notes

[1BAUDRY Patrick (1997), « Conceptions sur la mort en Occident », in CORNILLOT Pierre et HANUS Michel (dir.), Parlons de la mort et du deuil. Paris : Frison-Roche, p. 116.

[2BAUDRY Patrick (2004), « Paradoxes contemporains. Nouveaux rapports anthropologiques à la mort », in LENOIR Frédéric et DE TONNAC Jean-Philippe (dir.), La mort et l’immortalité. Encyclopédie des savoirs et des croyances. Paris : Bayard, page 893.

[3Ibid.

[4Ibid.

[5Ibid.

[6Ibid.

[7« Tabou ». In : JEUGE-MAYNART Isabelle (dir.) (2007), Le Petit Larousse Illustré. Paris : Larousse, p. 987.

[8BAUDRY Patrick (1997), op. cit., p. 114.

[9BAUDRY Patrick (2006), « L’histoire de la mort », Hypothèses, 2006/1, p. 151.

[10Ibid.

[11Id., p. 152.

[12FREUD Sigmund, cité dans HULIN Michel (2004), « L’homme et son double. L’invention de l’au-delà », in LENOIR Frédéric et DE TONNAC Jean-Philippe (dir.), op. cit., page 67.

[13POIRIER Pierre-Alexandre (2001), De la mort occultée au renouveau de la mort », Sociétés, 2001/3, p. 52.

[14HANUS Michel (2000), La Mort aujourd’hui. Paris : Frison-Roche, p. 34.

[15POIRIER Pierre-Alexandre (2001), op. cit., p. 54.

[16BATAILLE Georges, cité dans BAUDRY Patrick (1997), op. cit., p. 122.

[17POIRIER Pierre-Alexandre (2001), op. cit, p. 53.

[18BAUDRY Patrick (2004), op. cit., p. 895.

[19BAUDRY Patrick (1997), op. cit., p. 126.

[20ELIAS Norbert, (2007 ; [1939]), La dynamique de l’Occident. Paris : Pocket, p. 195.

[21BAUDRY Patrick (2004), op. cit., p. 896.

[22LUZI Jacques (2013), « Le temps et la mort à l’âge du capitalisme technoscientifique », Ecologie & Politique, 2013/1, p. 124.

[23BACON Francis, cité dans Ibid.

[24LAFONTAINE Céline (2008), « La condition postmortelle. Du déni de la mort à la quête d’une vie sans fin », Etudes, 2008/10, p. 329.

[25Id., titre de l’article.

[26Id., p. 330.

[27Dans l’émission télévisée « C dans l’air » diffusée le 13 février 2014 sur « France 5 », le chirurgien Laurent Alexandre déclarait que Google travaille à devenir le maître des technologies NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives) pour renforcer les capacités de l’homme et lutter contre la mort. Consulter également l’ouvrage : Google démocratie (2011).

[28« La capacité illimitée de vivre tant qu’un accident ne survient pas. » in MORIN Edgar (2004), « L’homme et la mort », in LENOIR Frédéric et DE TONNAC Jean-Philippe, op. cit., p. 47.

[29HINTERMEYER Pascal (2009), « Choisir sa mort ? », Gérontologie et société, 2009/4, p. 157-170.

[30Id., p. 159.

[31Pascal Hintermeyer ne propose pas ici une mise en parallèle entre euthanasie volontaire, suicide assisté, et suicide « individuel ». Il met en lumière toutefois le paradoxal besoin d’inscrire sa mort dans une relation à un médecin alors même que le « patient » agit principalement au nom d’une prétendue liberté individuelle. Id., p. 167.

[32BAUDRY Patrick (2004), op. cit., p. 898.

[33Id., p. 899.

[34Ibid.

[35BAUDRY Patrick (1997), op. cit., 130.

[36BAUDRY Patrick (2006), op. cit., 153.

[37BAUDRY Patrick (1997), op. cit., p. 128.

[38Ibid.

[39THOMAS Louis-Vincent (1977), « Review [L’Homme et la mort by Edgar Morin] », Archives de sciences sociales des religions, vol. 43.2, p. 281.

[40SINDZINGRE Nicole, « Rites de passage », Encyclopaedia Universalis [en ligne], consulté le 06 mars 2014. URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/rites-de-passage/

[41BAUDRY Patrick (1997), op. cit., p. 124.

[42Id., p. 134.

[43Ibid.

[44THOMAS Louis-Vincent, cité dans Id., p.130.

[45BAUDRY Patrick (2006), op. cit., p. 148.

[46THOMAS Louis-Vincent (1997 ; [1993]), « Le renouveau de la mort », in CORNILLOT Pierre et HANUS Michel (dir.), op. cit., p. 31.

[47POIRIER Pierre-Alexandre (2001), op. cit., p. 51.

[48Id., p. 53.

[49Id., p. 54.

[50LEMIEUX Raymond ; MILLOT Micheline (dir.) (1992), Les croyances des québécois. Esquisse pour une approche empirique. Québec : Cahiers de recherches en sciences des religions, vol. 11, p. 50.

[51POIRIER Pierre-Alexandre (2011), op. cit., p. 53.

[52Id., p. 54.

[53BAUDRY Patrick (2006), op. cit., p. 153.

[54DE CERTEAU Michel, cité dans Id., p. 154.

[55HULIN Michel (2004), « L’homme et son double. L’invention de l’au-delà », in LENOIR Frédéric et DE TONNAC Jean-Philippe (dir.), La mort et l’immortalité. Encyclopédie des savoirs et des croyances. Paris : Bayard, p. 70.

[56Id., p. 71.

[57Id., p. 69.

[58Id., p. 62.

[59Id., p. 70.

[60THOMAS Louis-Vincent (1977), op. cit., p. 281.

[61Id., p. 282.

[62Eglise.catholique.fr, Conférence des évêques de France (2014), « Mort, deuil et espérance », consulté le 17 mai 2014. URL : http://www.eglise.catholique.fr/foi-et-vie-chretienne/la-celebration-de-la-foi/les-grandes-fetes-chretiennes/toussaint/le-2-novembre-la-fete-des-defunts/mort-deuil-et-esperance.html

[63TRÉMOLIÈRES François, « Purgatoire », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 25 janvier 2014. URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/purgatoire/

[64HULIN Michel (2004), op. cit., p. 73.

[65WEIBEL Nadine (2011), « Hindouisme », in MESSNER Francis (dir.), Dictionnaire du droit des religions. Paris : Presses du CNRS.

[66HULIN Michel (2004, op. cit., p. 74.

[67DE SARIGNE Guillemette, « Le temps du nomadisme spirituel », Figaro Madame  ; fredericlenoir.com, consulté le 10 mars 2014. URL : http://www.fredericlenoir.com/grands-entretiens/le-temps-du-nomadisme-spirituel

[68PAYOT Marianne (2013), « Frédéric Lenoir, sa petite entreprise », lexpress.fr, consulté le 10.03.2014. URL : http://www.lexpress.fr/culture/livre/frederic-lenoir-sa-petite-entreprise_1250721.html

[69LENOIR Frédéric (2010), « Petit traité de vie intérieure ». Paris : Plon, p. 11.

[70Id., p. 9.

[71Ibid.

[72Id., p. 151.

[73Id., p. 150.

[74Ce que Pascal Hintermeyer remarquait en 1982 déjà. THOMAS Louis-Vincent (1982), « Review [Politiques de la Mort by Pascal Hintermeyer] », Archives des sciences sociales des religions, vol. 53.2, p. 302-304.

[75Ce désir d’éternité certes se retrouve aussi chez Lenoir dans l’éventualité d’une vie post mortem qu’il ne décrit pas (sans la décrier non plus). Il ne lui accorde toutefois que peu de crédit.

[76LENOIR Frédéric (2010), op. cit., p. 145.

[77DURKHEIM Emile (1991 ; [1893]), De la division du travail social. Paris : Quadrige, pp. 142-148.

[78LAFONTAINE Céline (2008), op. cit., p. 327.

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