Le trésor perdu du socialisme

Nous reproduisons ici ce plaidoyer, paru dans le n° de janvier du Sarkophage, pour un socialisme qui se soucierait d’abord d‘universaliser l’esprit du don en rompant avec le postulat que tout ce qui est nouveau est nécessairement préférable à ce qui existe ou existait avant. Postulat qui est le postulat central et moteur du Marché capitaliste. A. C.

« En ce moment – écrivait George Orwell en 1937 – la seule attitude possible pour tout individu honnête (for any decent person), que son tempérament le porte plutôt vers les conservateurs ou plutôt vers les anarchistes, c’est d’œuvrer pour l’avènement du socialisme ». « Or – poursuivait-il – ce qui me frappe, c’est que le socialisme perd du terrain là précisément où il devrait en gagner. Avec tous les atouts dont elle dispose – car tout ventre vide est un argument en sa faveur – l’idée du socialisme est moins largement acceptée qu’il y a une dizaine d’années ». Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce jugement désabusé d’Orwell n’a rien perdu de son actualité. Essayons de comprendre pourquoi.

L’idéal socialiste est né d’une révolte morale (d’une « indignation ») contre le nouvel ordre industriel, dont Manchester était alors le symbole, et qui s’était mis en place, au lendemain des guerres napoléoniennes, dans toute l’Europe occidentale. Cette révolte s’articulait autour de trois critiques majeures, logiquement liées entre elles, et partagées par toutes les écoles du nouveau mouvement (quels que soient, par ailleurs, leurs désaccords déjà significatifs quant aux formes concrètes que devrait prendre une société libérée du capitalisme). Celle, d’abord, d’un système social dont la logique purement utilitariste conduisait inévitablement à décomposer « l’humanité en monades, dont chacune a un principe de vie particulier et une fin particulière » (Engels, 1845) ; ou encore - si l’on préfère la formulation donnée en 1829 par l’école saint-simonienne - celle d’une société qui ne serait plus qu’une « agrégation d’individus sans liens, sans relations et n’ayant pour mobile de leurs actions que l’impulsion de l’égoïsme » (on a presque fini par oublier que le terme de « socialisme » avait été forgé par Pierre Leroux pour s’opposer à ce monde fondé sur la concurrence sauvage et l’égoïsme « rationnel » que célébraient Bastiat et les économistes libéraux ). Critique, ensuite, de la prolétarisation des travailleurs, autrement dit du mouvement historique (porté par l’idée, alors nouvelle, que la mobilité géographique et professionnelle – et l’urbanisation massive qu’elle impliquait – allait permettre aux hommes de se libérer définitivement du joug de la tradition) qui, en sapant les bases matérielles et culturelles de l’autonomie des individus et des communautés locales obligeait ceux-ci à entrer sous la dépendance directe des détenteurs du capital (des « moyens de vivre » disait Marx) et donc à se soumettre aux conditions de travail déshumanisantes imposées par la cupidité, déjà sans borne, de ces derniers (c’était là, bien sûr, le fondement de la théorie socialiste de « l’exploitation de l’homme par l’homme » et de la transformation progressive du métier en « emploi »). Critique, enfin, d’une logique économique fondée sur l’innovation technologique permanente qui - si elle avait incontestablement permis un développement extraordinaire de la richesse matérielle (au prix, il est vrai, d’un épuisement non moins extraordinaire des ressources de la nature) - conduisait mécaniquement à concentrer une part croissante de cette richesse entre les mains d’une nouvelle aristocratie de fait et à accroître ainsi l’inégalité au sein des différentes nations comme entre ces nations elles-mêmes (c’est un point que Fourier et Victor Considérant avaient magistralement établi).

Destruction progressive des bases anthropologiques de toute civilité et de toute vie réellement commune, soumission croissante de l’existence des individus et des peuples aux mouvements erratiques d’un marché « autorégulé », approfondissement sans fin des inégalités sociales - tels étaient donc les trois reproches essentiels que le socialisme originel adressait à la société libérale naissante. Or même en tenant compte du fait que cette critique négligeait la question écologique et qu’elle n’avait évidemment pas pu imaginer (même dans ses pires cauchemars) les formes d’aliénation effarantes auxquelles donnerait lieu, au XXe siècle, la transformation méthodique de l’être humain en consommateur (et en automobiliste), il n’en reste pas moins évident qu’elle avait su saisir dès l’origine, et avec une acuité stupéfiante, la logique profonde de ce monde sans âme qui est devenu le nôtre. Comment expliquer, alors, que la gauche occidentale contemporaine (celle qui continue à se présenter comme la seule alternative concevable au règne des « forces du passé ») en soit peu à peu venue à considérer cette critique socialiste comme « dépassée » - ou même intrinsèquement « totalitaire » - et à défendre l’idée qu’une politique « moderne » ne devait plus avoir d’autre objectif que de réguler les « excès » les plus insupportables du système libéral (tout en veillant simultanément à « rassurer les marchés financiers » et leurs sinistres agences de notation) ?

L’une des raisons philosophiques majeures de cette dissolution, à première vue surprenante, de la gauche moderne dans le libéralisme économique et culturel tient clairement à la nature du capitalisme lui-même. Comme le soulignait Marx, ce dernier se distingue, en effet, de toutes les sociétés de classe antérieures par son caractère essentiellement dynamique, c’est-à-dire par le fait que sa logique fondamentale (celle de l’accumulation illimitée du capital et du développement correspondant des formes culturelles qui préparent ou légitiment cette accumulation) l’oblige à bouleverser en permanence l’ensemble des conditions sociales existantes et à faire de « l’agitation et de l’insécurité perpétuelles » (Manifeste communiste) la marque la plus visible de son fonctionnement quotidien. En d’autres termes, c’est parce que son développement ne doit venir buter sur aucune limite - ni du côté de la nature (c’est l’idéologie de la croissance infinie) ni du côté d’un quelconque héritage culturel (c’est l’idéologie de la libéralisation indéfinie des mœurs) - que la logique libérale (celle qui ne laisse « subsister d’autre lien entre l’homme et l’homme que le froid intérêt ») conduit inexorablement à noyer « les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste » et, d’une façon générale, à dissoudre progressivement tous les montages normatifs existants, que leur fondement soit moral, philosophique ou religieux. On comprend alors le problème que pose la société capitaliste à quiconque entreprendrait d’en critiquer l’une des formes provisoires. Si cette société, en effet, ne peut se développer – ou se mondialiser - que sur le mode de l’autocontestation permanente (si, en d’autres termes, les crises cycliques et la remise en question incessante de ses figures passées définissent la forme normale de son progrès historique), alors il est impératif de savoir distinguer sa critique radicale – celle qui, à l’image de la théorie socialiste originelle, s’en prend aux fondements mêmes du système en s’appuyant sur des valeurs philosophiques et morales extérieures à celui-ci – de ses innombrables « contestations » internes, quand bien même ces dernières seraient vécues par leurs agents comme d’authentiques « subversions » (on songe évidemment au climat de révolution permanente dans lequel baigne, par définition, l’univers « rebelle » de la mode, de l’industrie publicitaire ou de l’« avant-garde » culturelle). De telles « critiques », en effet, ne font ordinairement qu’accompagner le mouvement spontanément modernisateur du capitalisme, en présentant chaque fois comme une avancée prodigieuse de la « liberté » (qu’il s’agisse, par exemple, de la libéralisation du commerce des drogues ou de l’idée que la prostitution est « un métier comme un autre ») ce qui ne constitue, la plupart du temps, qu’une étape supplémentaire dans le processus de marchandisation continuelle de tous les rapports humains (on reconnaît là le gagne-pain habituel des journalistes de Libération, des Inrockuptibles ou du grand journal de Canal+).

Il suffit alors de se souvenir que la gauche (au moins depuis 1815) s’est toujours définie, au plus profond de son essence, comme le « parti du mouvement et de la liberté » - opposé comme tel à tous les partis de l’« ordre » et de la « réaction » - pour comprendre que c’est, avant tout, cette adhésion naïve et enthousiaste à la rhétorique hugolienne du « progrès » (la croyance – écrivait Engels – que « tout ce qui appartenait au passé ne méritait que pitié ou mépris ») qui a logiquement fini par la laisser sans défense immunitaire face aux récurrentes célébrations libérales de la modernité et de la mondialisation (et c’est, bien entendu, sur ce point précis que s’est toujours jouée la différence entre une simple critique de gauche et une véritable critique socialiste pour laquelle l’éloge du progrès – quand éloge il y avait - était toujours subordonné à une analyse de classe). Cette idée de « progrès » (telle qu’elle a reçu sa forme définitive dans la philosophie bourgeoise des Lumières) implique, en effet, qu’il existerait un mystérieux « sens de l’histoire », porté par l’essor continuel des sciences et des techniques, et dont la main invisible dirigerait l’humanité vers un monde toujours plus parfait – qu’on le nomme « avenir radieux » ou « mondialisation heureuse » (rappelons que c’est cette mythologie qui avait déjà conduit la gauche du XIXe siècle à justifier la colonisation des peuples « arriérés »). Si on laisse un logiciel aussi simpliste s’exécuter dans nos têtes, on est donc mécaniquement amené à conclure - devant chaque problème historique concret – que la seule politique concevable est celle qui invite à accélérer encore plus le mouvement censé nous porter « vers l’avant » et à accueillir ainsi toute « avancée » économique, culturelle ou technologique comme un progrès inéluctable, irréversible et émancipateur. Il devient alors très difficile - sur de telles bases morales et intellectuelles - de s’opposer de façon cohérente à la destruction de l’agriculture paysanne traditionnelle par l’industrie génético-chimique de Monsanto ou de déplorer la disparition de la culture du livre au profit de l’univers numérique de Steve jobs. Et, a fortiori, de défendre le principe d’une sortie du capitalisme qui prendrait appui sur des concepts comme ceux de décroissance ou de démondialisation (concepts dans lesquels tout idéologue du système – un Pascal Bruckner ou un Luc Boltanski – verra nécessairement le signe irrécusable d’un « retour aux idées de Charles Maurras »). C’est pourquoi la vieille idée, jadis émancipatrice, selon laquelle on n’arrête pas le progrès ne pouvait trouver sa vérité pratique que dans celle, aujourd’hui dominante, selon laquelle on n’arrête pas le capitalisme (ou la mondialisation). Si nous voulons pouvoir à nouveau nous interroger librement sur « tout ce qui, dans l’héritage culturel, transmis historiquement, est véritablement digne d’être conservé » (Engels, 1872) il apparaît dès lors indispensable de changer nos batteries philosophiques et de renouer enfin avec ces valeurs morales qui donnaient tout son sens au socialisme originel.

En replaçant la common decency (ce pouvoir de s’indigner devant « les choses qui ne se font pas ») au coeur du combat anticapitaliste, Orwell ne s’opposait donc pas seulement à l’idée libérale d’une société « axiologiquement neutre » - dans laquelle toutes les valeurs morales, philosophiques ou religieuses ayant été intégralement privatisées, chaque monade individuelle se retrouvait donc entièrement libre de définir sa propre conception de la « normalité ». Il permettait aussi de repenser de façon autrement plus complexe la notion - diabolisée par tous les fidèles de la « croissance » et de la « modernisation » - d’héritage culturel. On sait, en effet – ne serait-ce qu’en lisant Marcel Mauss - que toute construction éthique trouve son fondement anthropologique premier dans cette « logique du don » dont la triple obligation de « donner, recevoir et rendre » se retrouve, sous une forme ou une autre, dans l’ensemble des collectivités humaines (ce qui revient à dire que toutes les sociétés – à l’exception, bien sûr, de l’étrange civilisation capitaliste - se sont toujours accordées, par delà leurs innombrables différences, à reconnaître dans la capacité de l’être humain à agir indépendamment de ses seuls intérêts égoïstes le principe même de toute attitude honorable). Or cette aptitude fondamentale de l’être humain à s’inscrire sous les chaînes socialisantes du don et de la réciprocité – et donc à dépasser son idéal de toute-puissance infantile - ne peut s’acquérir (du moins dans la plupart des cas) que dans le cadre de ces relations en face-à-face qui définissent la « socialité primaire » (la famille, le village, le quartier, le lieu de travail etc.) d’une civilisation déterminée. Il est, en effet, à peu près impossible d’accéder au sens des autres – ou d’intégrer une quelconque « loi symbolique » (Lacan) - quand on n’a jamais connu la moindre relation affective un peu stable ou, a fortiori, quand on a pour seul partenaire un écran d’ordinateur. Bien entendu, cela ne veut pas dire que les dispositions psychologiques et culturelles à la réciprocité qui auront pu se forger dans ce cadre local (ou « territorialisé ») s’appliqueront ensuite automatiquement aux autres groupes humains (nous savons bien, au contraire, qu’une communauté n’est jamais si unie que lorsqu’elle a su s’inventer des boucs émissaires). Le processus d’universalisation critique qui permettra éventuellement d’étendre à des groupes humains toujours plus vastes – voire à l’humanité toute entière – les habitudes de confiance et de solidarité acquises à l’intérieur d’un contexte culturel particulier, n’a évidemment rien de naturel. Il exigera toujours un travail de remise en question éthique et politique fondé sur la prise de conscience que l’humanité ne s’arrête pas aux frontières de la tribu (de ce point de vue, la critique des limites d’une vie purement locale – de l’esprit du don confondu avec l’esprit de clocher - demeure évidemment un moment incontournable de toute philosophie socialiste). Et aucun « sens de l’histoire » ne rend un tel travail « inéluctable », ni même « irréversible ». Toute la question est, par conséquent, de déterminer quelle conception des rapports entre l’universel et le particulier est la plus à même de favoriser l’avènement d’une société effectivement « ouverte » (internationalisme oblige) mais qui, pour autant, ne renoncerait pas à universaliser cet esprit du don et ces pratiques d’entraide qui ne peuvent prendre naissance qu’à partir d’un système d’appartenance particulier. Or pour les libéraux la réponse est simple. Leur philosophie utilitariste les conduit toujours, en effet, à saisir les obligations traditionnelles du don et de la réciprocité - ce que nous « devons », par exemple, à nos parents, nos voisins ou nos amis - sous leur seul aspect psychologiquement « étouffant » ou « culpabilisant » (il suffit de relire Adolphe de Benjamin Constant) et jamais dans ce qu’elles peuvent aussi avoir d’humainement enrichissant et donc d’émancipateur (un psychanalyste aurait sans doute beaucoup à dire sur les sources oedipiennes de cette pathologie du lien). C’est pourquoi, aux yeux des libéraux, l’individu ne saurait connaître de liberté effective que s’il parvient à s’arracher une fois pour toutes au monde supposé aliénant des appartenances premières, et à placer sa nouvelle vie errante – celle du self made man qui ne doit plus rien à personne – sous la seule protection tutélaire des mécanismes impersonnels du marché et du droit (deux instances censées être « axiologiquement neutres » et qui ne font appel, par définition, qu’à son sens de l’intérêt bien compris - sans jamais exiger de lui la moindre implication psychologique ou morale). Il reste à savoir si un monde qui se serait ainsi émancipé de toutes les contraintes traditionnelles du don et de l’échange symbolique (un monde, en d’autres termes, dont le marché et le droit constitueraient les seules « racines ») pourrait encore être tenu pour véritablement humain. Car s’il est clair que l’expérience locale (le fait d’être « d’ici » - qu’il s’agisse d’une tribu kanak, d’un village bolivien ou d’un quartier de Liverpool) ne peut constituer que le point de départ de l’aventure humaine, il est non moins clair que c’est le développement dialectique des acquis moraux et culturels liés à cette expérience première – et non leur négation abstraite – qui seul pourra conduire à un monde réellement commun dont les valeurs universelles (c’est-à-dire susceptibles de parler à tous) ne seront jamais séparables du cheminement concret qui aura permis à chaque peuple – à partir de ses traditions culturelles spécifiques – de se reconnaître en elles et de se les approprier [1]. C’est bien ce que Miguel Torga avait su formuler de façon exemplaire lorsqu’il écrivait, en 1954, que « l’universel, c’est le local moins les murs » (le penseur occitan Felix Castan évoquant, quant à lui, l’idéal d’un monde situé « à mi-chemin du tout abstrait et du tout enraciné »). Il est à craindre, en effet, qu’un « citoyen sans frontière » - et en mouvement perpétuel - ne puisse jamais devenir un véritable citoyen du monde. On ne doit pas confondre le touriste et le voyageur.

Ce n’est donc que si nous nous montrons à nouveau capables de réactiver ces principes « oubliés » du socialisme originel (la conscience – écrivait Pierre Leroux en 1845 – que « loin d’être indépendant de toute société et de toute tradition, l’homme prend sa vie dans la tradition et la société ») qu’il redeviendra peut-être possible de regagner la confiance de toutes ces catégories populaires – aujourd’hui exilées à droite ou réfugiées dans l’abstention - dont la fuite en avant perpétuelle de la gauche orthodoxe (dès lors qu’elle a fait sien le libéralisme culturel des élites nomades de la globalisation) devait nécessairement heurter le sens moral et l’attachement légitime à certaines manières de vivre. De toute façon, le choix est limité. Car s’il s’agit seulement de « faire du passé table rase », il est clair que le capitalisme moderne s’en charge très bien tout seul.

// Article publié le 31 janvier 2012 Pour citer cet article : Jean-Claude Michéa , « Le trésor perdu du socialisme », Revue du MAUSS permanente, 31 janvier 2012 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Le-tresor-perdu-du-socialisme
Notes

[1Dans une de ses lettres, Maurice Leenhardt décrivait admirablement ce processus : « Aussi a-t-on si peu fait avec les indigènes parce qu’on s’est peu appliqué à cet effort de pénétrer leur mentalité, de refondre les données de nos concepts pour obtenir des concepts qui leur conviennent avec nos propres données ; ces données étant épurées pour n’en retenir que ce qui est du patrimoine de l’humanité, et non glose des Occidentaux » (James Clifford, Maurice Leenhardt, personne et mythe en Nouvelle Calédonie, Jean-Michel Place, 1987, p.63).

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