Le partage : un nouveau paradigme ?

Après Jean-Pierre Warnier qui reprochait au MAUSS de trop négliger la question de la reproduction, ce texte d’Etienne Autant lui suggère de compléter le paradigme du don, en amont, par celui du partage.

Le Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales s’est employé, depuis de nombreuses années, à la suite de l’Essai sur le don de Marcel Mauss, à distinguer le domaine du don de ce qui relève du marché et de l’intervention de l’Etat. Après avoir étudié ainsi ce qui différencie ces trois domaines, ne serait-il pas intéressant de rechercher aussi ce qu’ils ont en commun ? En prenant connaissance des études parues dans la revue du MAUSS depuis 1993, sur la triple obligation de donner, de recevoir et de rendre, j’ai été frappé par la difficulté récurrente à situer la place du « rendre ». Pour Philippe Rospabé, « l’obligation de rendre un bien n’est que le sous-produit de cette réciprocité générale qui gouverne la circulation de la vie entre communautés humaines » [1996, p.15I]. Je me suis alors demandé en quoi pouvait consister cette réciprocité générale et elle m’est apparu se trouver dans le partage.
Dans Les gens de la Grande Terre [1937, p. 93], Marcel Leenhardt évoque, en Nouvelle-Calédonie, les mouvements réciproques de produits entre clans pêcheurs (littoral), agriculteurs (vallées) et chasseurs (chaîne) appelés piré en ajié, jéna en paicï. À propos de ces mouvements, il écrit : « À lunes régulières, montagnards et riverains se rencontrent en un point déterminé de la vallée. Ils déposent leurs charges réciproques, et choisissent la charge nouvelle qu’ils rapporteront chez eux. Si d’aventure l’une des parties manque au rendez-vous, on dépose les paquets dans l’herbe, où ils les trouveront ». Nous ne sommes pas ici en présence d’un marché, car il n’y a ni prix ni échange de monnaie. Il ne s’agit pas non plus d’une redistribution obligatoire prescrite par une autorité, ni d’un don à proprement parler, car il y a réciprocité immédiate. Nous sommes en présence d’une forme originale de partage : chaque tribu apporte une part de sa récolte et reçoit en contrepartie une part de la récolte des autres. Le partage dépasse ici les trois catégories dans lesquelles la circulation des biens est habituellement pensée, indice qu’il les dépasse tout en les enveloppant.
Dans le cas des dons à un organisme humanitaire, les inconnus auxquels ils sont destinés n’ont pas l’obligation de rendre et surtout pas la possibilité de le faire. Cette impossibilité est d’ailleurs la raison du don : c’est parce que l’autre est démuni que l’aide est ressentie comme nécessaire. La reconnaissance de l’autre comme partageant une commune humanité conduit à vouloir partager les ressources dont on dispose pour qu’il puisse se loger, se nourrir et se soigner. Une des motivations du don paraît être ainsi de compenser l’inégalité et l’injustice de la répartition des richesses. Le don est ici une modalité du partage des richesses comme le sont également, dans un même esprit, les interventions de l’Etat visant à redistribuer une partie des ressources dont il dispose entre des citoyens.
Dans les encyclopédies et les dictionnaires, le mot « partage » fait l’objet de développements nettement plus importants que le mot « don », signe d’un champ sémantique plus large. Ces sources sont unanimes à distinguer deux significations principales du mot. Dans un premier sens, « partage » désigne l’action de diviser en plusieurs éléments distincts un ensemble : on peut ainsi partager un gâteau en plusieurs tranches ou un terrain en plusieurs lots… Cette division en plusieurs éléments par une personne peut avoir pour but de « partager entre » diverses personnes un bien : une aide humanitaire peut être partagée entre les membres d’un même village par une personne chargée de cette mission sans en être elle-même l’origine ou le bénéficiaire : on parlera alors de distribution. Il est aussi possible de « se partager » un héritage ou une somme d’argent gagnée au loto : on parlera alors de répartition.
Il est possible aussi de « partager avec » lorsque celui qui partage transmet à quelqu’un d’autre, non pas un bien (au sens le plus large) qui lui vient d’autrui, mais une part de ce qu’il possède : si ce bien est un objet matériel parmi d’autres que l’on possède, du temps dont on dispose ou de l’argent, partager consiste à se séparer d’une partie de ce que l’on a au profit de quelqu’un d’autre ; mais on peut aussi partager dans ce sens un bien sans s’en défaire, quand on transmet par exemple à quelqu’un une part des informations, des connaissances ou des savoir-faire que l’on a pu acquérir. Dans les deux cas il y a transfert de ce qu’une personne possède à une autre. Le langage courant utilise surtout le mot « partage » dans ce sens quand il s’agit de don : « partager avec » c’est alors prélever une partie de ce que l’on possède pour en faire don à quelqu’un d’autre. Mais le don n’est pas la seule manière de transmettre à d’autres une partie de ce dont on dispose, ceci se pratique aussi, mais de manière différente, dans d’autres domaines. Dans le marché, celui qui vend se sépare d’un bien qui lui appartenait et le transfère à l’acheteur et celui-ci lui transmet en retour un autre bien (troc) ou une contrepartie en monnaie : il s’agit ici non d’un don mais d’un échange. Dans le cadre de l’Etat, les contributions (directes ou indirectes) et les divers prélèvements auxquels sont soumis les citoyens les conduisent à se séparer d’une part de ce qu’ils gagnent ou de ce qu’ils possèdent et à partager ainsi avec d’autres les charges collectives ; l’Etat, quant à lui, procède à son tour à d’autres partages en redistribuant une part des sommes collectées sous formes de prestations à différents ayants droit. Les différents vocabulaires utilisés : don, échange, achat/vente, contributions/ prestations… permettent de bien différencier entre eux les divers modes de transfert de biens mais présentent l’inconvénient de ne pas laisser apparaître ce qu’ils ont de commun, qui est précisément d’effectuer de nouvelles affectations des biens entre des individus ou des groupes, d’en modifier le partage. Le fait que, dans des cas de partage ne relevant pas du don, on dise souvent « donner » - au lieu de « transmettre » - quelque chose à quelqu’un, prête à confusion (quand on dit, par exemple, que dans l’échange c’est « donnant-donnant »). C’est sur ce type de partage que porteront mes réflexions.
Il existe un second sens du mot « partage » qui désigne le fait d’avoir ou de faire en commun quelque chose avec quelqu’un. Dans ce cas on ne transmet plus quelque chose à d’autres, mais on participe (on prend part) à une réalité commune et, là aussi, on « partage avec » d’autres mais d’une autre manière. On peut ainsi partager le même logement, des sentiments, des centres d’intérêt, des valeurs, des opinions, des responsabilités ou des engagements divers…. Il n’y a plus ici celui qui apporte et celui qui reçoit mais toutes les personnes concernées se retrouvent au sein d’une même réalité formant un tout. Pourtant, à y regarder de plus près, les deux sens du mot ont en commun de désigner des manières d’avoir des relations les uns avec les autres et, souvent, c’est parce que l’on a partagé au premier sens du terme que l’on peut partager au second : par exemple, pour participer à l’activité d’une entreprise, d’une administration ou d’une association, y faire quelque chose ensemble, ses membres doivent mettre à sa disposition (transférer) une part du temps et/ou de l’argent dont ils disposent. L’exemple, à la fois le plus simple et le plus fort, de la complémentarité entre les deux sortes de partage est celui du repas : dans le repas, pris en famille ou entre amis, celui qui l’a préparé en sert à chacun une part, première forme de partage ; dans le même temps les convives mettent en commun des nouvelles, partagent ce qu’ils vivent et se divertissent ensemble, seconde forme de partage. Le repas nourrit ainsi à la fois les personnes et la communauté qu’elles constituent.
L’objet de mon étude ne sera pas le partage dans l’ensemble de ses significations, mais le partage au sens précis que je retiens ici et qui me paraît son sens fort : le fait, pour une personne (physique ou morale), de transférer une part de ce dont elle dispose à une autre. Je commencerai par situer les uns par rapport aux autres les différents domaines dans lesquels il se réalise, j’en décrirai ensuite les modalités puis je m’interrogerai sur ses motivations et sur ses rapports avec la reconnaissance. Ceci me conduira à proposer de faire au partage toute la place qu’il mérite.

Topographie du partage

Pour situer les différentes formes de partage les unes par rapport aux autres j’établirai ce que j’appellerai une « topographie », par analogie avec ce qui se pratique en géographie. Je m’inspirerai pour cela d’une rose des vents élaborée par Alain Caillé. Dans son livre Théorie anti-utilitariste de l’action, Alain Caillé montre que, chez Marcel Mauss, sont « mises en lumière dès les premières lignes de l’Essai sur le don, les quatre dimensions premières, irréductibles, de tout acte de don, organisées en deux paires d’opposés : l’intérêt (égoïste) et le désintéressement (altruiste), l’obligation et la liberté. » [Caillé 2009, p.20]. Mais, ajoute-t-il, « ces quatre pôles ne sont pas spécifiquement ceux du don, […] mais tout autant et plus généralement ceux de l’action sociale. » [ibid., p. 23]. Ils sont ainsi susceptibles de caractériser, au-delà du don, les autres formes de partage que l’on rencontre dans la famille, sur le marché et dans l’Etat. Si le comportement des êtres humains est largement motivé par l’intérêt pour soi, cet intérêt n’est pas exclusif : le comportement peut aussi être inspiré par l’intérêt pour l’autre, tel qu’il se manifeste dans ce qu’Alain Caillé appelle l’aimance, c’est-à-dire la sympathie et l’amour que les humains sont capables de ressentir les uns pour les autres. Dès lors, une première tension dans les relations humaines existe entre l’intérêt pour soi, que Caillé situe à l’ouest de la rose des vents qu’il propose, et l’intérêt pour l’autre qu’il situe à l’est. Une seconde tension oppose obligation et liberté : nos actes sont parfois imposés par les contraintes qui pèsent sur nous, parfois inspirés par la liberté et la créativité dont nous sommes capables, le plus souvent un peu par les deux, mais dans des proportions variables. Si l’on situe l’obligation au nord et la liberté au sud, on dispose d’une rose des vents à quatre points cardinaux.

Figure 1.



L’impact des quatre pôles des relations humaines sera différent selon qu’ils seront exclusifs ou complémentaires. L’intérêt pour soi, s’il rejette tout intérêt pour l’autre, poussera à prendre, au besoin par la violence, ce qui lui appartient ; au contraire s’il tient compte de l’intérêt de l’autre il pourra déboucher sur des échanges réciproques. La liberté qui refuse toute contrainte conduira à en abuser chaque fois que cela sera possible ; mais, respectueuse des règles communes, elle apportera la possibilité de partager avec d’autres les fruits de sa créativité. L’intérêt pour l’autre, s’il va jusqu’à se consacrer totalement à lui (pour le soigner, par exemple) se traduira par le sacrifice d’un épanouissement personnel et non par un partage réellement réciproque. L’obligation, enfin, peut être imposée par le détenteur du pouvoir dans le but de dominer ceux qui sont sous sa dépendance ; elle peut aussi être mise au service de l’intérêt collectif et d’un partage équitable. Nous sommes là en présence de l’ambiguïté des motivations qui poussent les hommes et les peuples à entrer en relation, pour le meilleur quand ils font preuve de bienveillance et décident de s’associer et de partager, pour le pire quand ils font preuve de malveillance et cherchent à se détruire : à tout moment ils peuvent basculer de l’un à l’autre.
Ces différents pôles ainsi identifiés, il me parait possible de situer, dans des zones différentes de la rose des vents, les quatre grands domaines dans lesquels des partages s’effectuent, selon que tel ou tel pôle y est plus ou moins dominant. Alain Caillé le fait lui-même pour ce que j’appelle le domaine du don (et non le tiers secteur, car certains auteurs le limitent à être « un rapport entre inconnus ou étrangers » [Godbout, 2008, p. 346] alors que le don existe surtout entre proches). Ce qui spécifie le don, pour Alain Caillé, « c’est le primat des motivations actives de l’aimance et de la liberté sur leurs conditions passives que sont l’intérêt pour soi et l’obligation. Pour filer la comparaison spatiale et cartographique, on entre dans la zone du don de générosité, dans l’obligation de donner, recevoir et rendre en passant à droite de l’axe nord-sud, dans celle du don de liberté créativité en passant en dessous de l’axe est-ouest. Il apparait ainsi que le quadrant spécifique du don, celui qui allie l’ouverture à autrui et au possible est le quadrant sud-est. » [2009 p. 23-24]. Je retiens cette proposition, mais je nuancerai ce que Alain Caillé écrit ensuite : « Inversement, à la gauche de l’axe nord-sud, on se trouve dans le champ du prendre-refuser-garder. » Il est vrai que l’intérêt personnel, s’il refuse de tenir compte d’autrui, conduit à prendre-refuser-garder comme nous venons de le voir. Mais l’intérêt pour soi n’est pas forcément exclusif de l’intérêt pour l’autre ; ce qui peut conduire à entrer dans certaines formes de partage, comme nous allons le voir en regardant ce qui se passe dans les autres domaines du partage.
Dans la famille - plus ou moins large selon les époques - il y a bien parfois du chacun pour soi, mais l’élément le plus caractéristique est l’intérêt pour l’autre : l’amour et la solidarité au sein du couple, entre parents et enfants et entre membres de la même lignée. La famille est le lieu de nombreux dons et contre-dons mais elle ne peut être ramenée purement et simplement au domaine du don et à la liberté qui le caractérise, car les liens familiaux s’imposent à ses membres : on ne choisit pas sa famille, on dépend d’elle comme elle dépend de chacun de ses membres ; l’obligation de se soumettre à l’autorité des parents et aux rôles respectifs de chacun fait partie intégrante du fonctionnement familial, même si aujourd’hui la liberté y est plus présente qu’autrefois (De Singly, 2000]. La famille est donc bien un lieu de partage spécifique, et même souvent celui qui compte le plus dans la vie des gens, et il est possible de la situer entre obligation et intérêt pour l’autre, soit dans le quadrant nord-est de la rose des vents.
Progressivement d’autres institutions se sont créées pour mieux répondre aux besoins des hommes. Un premier ensemble de ces institutions est aujourd’hui désigné sous le terme d’Etat. L’Etat a la charge de veiller à ce que soient pourvus aussi bien les besoins et les intérêts individuels de ses membres que les besoins et les intérêts de la société dans son ensemble. Pour y parvenir les pouvoirs publics imposent aux citoyens le respect des lois et le partage des charges collectives ; si ceux-ci s’y soumettent ce n’est pas toujours par souci du bien commun mais souvent par souci de ne pas encourir les sanctions qui accompagnent le refus d’obéir. Domine donc ici l’obligation de se soumettre à l’intérêt commun et de le faire au moins par intérêt personnel : nous sommes dans le quadrant nord-ouest de notre rose des vents, même si l’Etat est amené, au moins dans les démocraties, à respecter aussi la liberté (droits de l’homme) et à s’intéresser à chacun de ses membres (justice sociale).
La création et le partage des moyens de vivre se sont longtemps effectués au sein de groupes humains réduits. Le développement des relations entre individus et groupes a entraîné la création de nouveaux lieux d’échange, toujours plus larges, que l’on désigne par l’expression générique de marché. Le marché se caractérise surtout par la liberté des échanges – chacun est libre d’accepter ou non les offres des partenaires – et par la poursuite de l’intérêt individuel – chacun cherche à obtenir au meilleur prix les biens qu’il souhaite acquérir. Même s’il doit se soumettre aussi à certaines règles et tenir compte des intérêts concurrents, le marché peut être situé au sud-ouest de la rose des vents, au croisement de l’intérêt pour soi et de la liberté.
Nous avons ainsi situé les uns par rapport aux autres les quatre grands domaines dans lesquels s’effectuent les partages. Nous pouvons maintenant compléter notre schéma et l’intituler « La rose des vents du partage » car celui-ci se retrouve au centre des tensions entre intérêt pour soi - intérêt pour l’autre et entre obligation et liberté et qu’il est présent dans chacun des domaines.

Figure 2.

Le partage et sa réciprocité

Le partage conçu comme le fait, pour une personne, de transférer à une autre une part de ce dont on elle dispose met en relation trois éléments : la personne (physique ou morale) qui apporte quelque chose, l’objet (au sens le plus large) du transfert, la personne qui reçoit. Il est possible de regarder ce partage aussi bien du point de vue de celui qui apporte que du point de vue de celui qui reçoit. L’homo œconomicus des théories utilitaristes n’a ni âge, ni sexe, ni histoire : il est un pur calculateur. L’être humain concret, homme ou femme, déroule sa vie dans le temps et ce n’est pas apporter qui est premier dans son existence individuelle mais recevoir : il commence par recevoir de ses parents la vie elle-même, puis la nourriture et l’affection dont il a besoin pour s’épanouir. Ce fait de recevoir provoque chez lui le désir d’apporter quelque chose en retour : le bébé, dès les tout premiers mois, rend à ses parents les sourires prodigués, puis l’enfant leur manifeste sa reconnaissance par des signes d’affection ou en offrant ses premières réalisations, des dessins par exemple. Le jeune continue ensuite, pendant de nombreuses années, à recevoir les moyens de vivre ainsi que l’éducation de la part de sa famille puis l’instruction transmise par l’école. Plus il grandit, plus on exige de lui qu’il apporte aussi quelque chose : participation aux tâches domestiques mais surtout participation à sa formation en remplissant ses obligations scolaires. Le fait de recevoir entraine pour lui l’obligation d’apporter son concours.
Il en est de même par la suite vis-à-vis de l’Etat : parce qu’il reçoit de lui protection et services publics, le citoyen se trouve dans l’obligation de participer à ses charges. L’adulte, pour continuer à recevoir ce dont il a besoin pour lui et sa famille, se trouve également dans l’obligation, pour « gagner sa vie », de participer à la production des biens ou des services, par son travail ou par les biens dont il peut avoir la disposition. Pour recevoir l’argent nécessaire pour vivre il lui faut commencer par apporter son concours. Il doit ensuite, pour se procurer ce dont il a besoin, le payer avec l’argent gagné. Apporter est ici la condition pour recevoir : nous retrouvons les deux faces qui caractérisent tout partage, mais inversées. Arrivé à la retraite, la personne cesse d’apporter sa participation aux tâches de production mais elle continue de recevoir ses moyens de vivre des droits qu’elle a acquis ; le fait qu’elle reçoit lui permet de continuer à apporter : affection et aide à ses enfants, petits enfants et amis et, bien souvent concours à la vie associative. Avec l’âge avancé, la personne a de plus en plus besoin de soins et d’assistance et se retrouve ainsi en situation de recevoir plus qu’elle ne peut apporter. Ainsi le partage sous mode de transfert, tel qu’il se déroule tout au long de la vie, apparaît comme le procédé par lesquels les êtres et les groupes humains reçoivent les uns des autres les moyens dont ils ont besoin pour vivre et apportent leur contribution à la vie commune. La réciprocité qui le caractérise n’est pas toujours perçue car elle se fait selon des modalités bien différentes selon les domaines dans lesquels elle a lieu. Examinons ce qu’il en est dans les divers domaines.
Dans la famille, l’apport des biens et des services nécessaires à la vie se fait principalement sous la forme du don entre générations : obligation de donner pour les adultes, de recevoir pour les enfants, puis de rendre à leur tour à la génération précédente, devenue âgée, et surtout à la génération suivante. Ce mode de partage est pour une part spontané, dans la mesure où il est inspiré par les liens affectifs entre membres d’une même famille où l’amour mutuel invite à dépasser les intérêts individuels ; il est aussi souvent imposé par le chef de famille lorsqu’il fixe autoritairement les règles de vie en commun, la part de chacun dans les tâches à accomplir et la distribution des ressources. Longtemps très personnelle et indiscutée, l’autorité du chef de famille, du « pater familias », devient aujourd’hui l’objet d’une répartition entre les conjoints, au nom de l’égalité entre l’homme et la femme. Entre eux, le partage, non seulement des tâches et des dépenses à assumer mais aussi de l’autorité sur les enfants, se fait de plus en plus de manière négociée, sous le mode d’un consentement réciproque et de la convivialité.
Au-delà du don en famille, dans le domaine du don à des proches ou dans des associations, le partage n’est pas imposé mais libre et la contrepartie « n’est ni nécessaire ni obligatoire ou exigible : elle est une possibilité, elle peut même être attendue, mais elle ne saurait être exigée. Elle n’en est ni la fin, ni le moyen, ni même la condition. On ne donne pas contre autre chose, on donne à quelqu’un ». [Chanial, 2008, p. 565]. Par contre la réciprocité en est souvent le résultat lorsqu’au don répond un autre don en retour. Lorsque donner, recevoir et rendre se succèdent, la convivialité se développe entre les personnes ; inversement le refus de recevoir ou de rendre provoque la rupture des relations et l’affrontement ; l’incapacité de rendre - ou de rendre plus - met, elle, en situation de dépendance, comme l’ont bien montré les études sur la Kula et le Potlatch. « Le don non rendu rend inférieur celui qui a accepté. Si l’on ne contre-donne pas, le plus grand des malheurs survient : la domination. On perd la face, on perd son nom, on n’existe plus pleinement en tant qu’être humain. » [Boilleau, 1998, p. 157]. Là réside aussi l’ambigüité de l’aide humanitaire qui place ceux à qui elle est destinée en situation de dominés.
Dans le marché ou, plus exactement, sur les marchés (de l’emploi, de la production, de la distribution, des capitaux …), chacun cède librement à un autre une part de ce dont il dispose, mais cette fois-ci la réciprocité des obligations est immédiate, même si ses effets se développent ensuite dans le temps (travaux échelonnés ou vente à crédit par exemple) : le vendeur cède une part de ses biens ou de son temps à l’acheteur et l’acheteur en paie le prix avec une partie de son argent. « L’échange c’est donc l’ensemble de deux transferts inverses par lesquels deux parties s’obligent réciproquement » [Testard, 2007, p.29] et, « par voie de réciprocité, chacun des deux transferts est le « contre-transfert » de l’autre et délivre ainsi la contrepartie au partenaire de l’échange » [Chanial, 2008, p. 565]. Le constat fait par Mauss que, dans le don, le fait de recevoir entraîne l’obligation de rendre, est également valable dans cette autre forme de partage. Cette réciprocité développe l’interdépendance entre les individus par la division du travail ; elle est régulée par le prix du marché. Mais souvent les contractants ne sont pas à égalité et les plus forts imposent leurs conditions, surtout s’ils arrivent à une situation de monopole. D’où la nécessité, pour les plus faibles, de s’unir pour faire contrepoids aux puissants au sein d’organismes syndicaux, de consommateurs, de producteurs…et à travers des actions collectives pour obtenir une réciprocité plus équitable.
Pour se développer, cette économie de marché suppose l’existence d’une autorité politique, d’un Etat, qui assure la sécurité sur un territoire donné et les autres tâches d’intérêt collectif (élaboration des règles de droit, voies de communication, santé, éducation…) et fixe la participation des citoyens aux dépenses communes. Nous sommes alors dans un type de partage imposé par l’Etat ou les autres collectivités publiques qui instituent volontairement un partage inégal des contributions des citoyens et des prestations apportées par l’Etat, en fonction des moyens et des besoins de chacun, organisant ainsi la solidarité entre les membres de la société et entre les générations. La réciprocité est donc ici partielle et différée dans le temps : ceux qui apportent à un moment donné leur contribution peuvent à un autre moment devenir les bénéficiaires des services publics ou des prestations particulières à certaines catégories de la population. L’égalité consiste dans le fait que la loi est la même pour tous : dans les mêmes circonstances, les uns et les autres ont les mêmes droits et les mêmes devoirs. Cette égalité, pour rester réelle, suppose la lutte contre les pratiques qui s’efforcent de la contourner (clientélisme, corruption, passe-droits…).
Ne s’en remettre qu’à l’Etat pour gérer la vie économique et sociale conduit à l’impasse qu’ont connue les régimes totalitaires ; ne se fonder que sur le fonctionnement aveugle du marché, comme le préconisent les tenants d’un capitalisme sauvage, conduit aux graves dérèglements et aux injustices que nous connaissons ; s’en remettre à la seule générosité individuelle pour les corriger relève de l’utopie. Les partages, pour devenir équitables et créateurs de liens humains, ont besoin d’un équilibre entre ces diverses formes. Mais, dans tous les cas, le partage repose sur la réciprocité et la foi des acteurs sociaux « dans un réseau où les choses circulent et finissent par revenir d’une façon ou d’une autre, une sorte de loi de l’univers ou de la société qui fait que l’on donne et plus largement que l’on partage (c’est moi qui complète) parce que l’on veut faire partie de ce système, parce que l’on sent que cela fait partie des conditions pour faire partie de la société. » [Godbout, 2007, p. 121].
Marcel Mauss, en 1925, fondait sur la réciprocité du don et du contre-don la législation d’assurance sociale qui se mettait en place à son époque : « Le travailleur a donné sa vie et son labeur à la collectivité d’une part, à ses patrons d’autre part, et, s’il doit collaborer à l’œuvre d’assurance, ceux qui ont bénéficié de ses services ne sont pas quittes envers lui avec le paiement du salaire, et l’Etat lui-même, représentant la communauté, lui doit, avec ses patrons et avec son concours à lui, une certaine sécurité dans la vie contre le chômage, contre la maladie, contre la vieillesse, la mort. » [Mauss, édition 2007, p. 223]. Mauss assimile ici à un don un mode de partage qui relève en réalité du marché puisqu’il s’agit de l’échange d’un travail contre un salaire. Les prestations sociales dont bénéficie le salarié et qui sont financées par les cotisations déduites de sa rémunération, ne sont en réalité que des parts de salaire différées, soumises à mutualisation des risques imposée par l’Etat. Cependant, c’est à une réciprocité plus large, qui elle relève bien du don, qu’il faut faire appel pour fonder l’obligation de la société de faire en sorte que tous ses membres disposent de moyens suffisants d’existence, même s’ils ne sont pas (jeunesse, handicap…) ou ne sont plus (chômage, maladie, vieillesse…) en situation de se les procurer par eux-mêmes : certaines prestations familiales, les allocations aux handicapés, le revenu minimum d’insertion (RMI), le revenu de solidarité active (RSA) et la couverture médicale universelle ( CMU) trouvent là leur fondement.

Les motifs du partage

Pourquoi le partage est-il aussi présent dans la vie des hommes ? Pour deux raisons principales, me semble-t-il. La première réside dans le fait que l’être humain est fragile, incapable de se suffire à lui-même et dépendant des autres pour accéder à la vie et se procurer les moyens de l’entretenir. La seconde consiste dans le caractère limité de la plupart des ressources disponibles, ce qui les rend d’autant plus désirables qu’elles sont plus rares : si l’air que nous respirons n’est pas objet de convoitise c’est qu’il est présent partout en quantité surabondante ; au contraire l’eau le devient dès qu’elle se fait rare et il en est de même pour tous les autres biens (au sens le plus large). Il existe deux moyens pour se procurer ce que l’on désire : le prendre par la force, quitte à en dépouiller les autres par la violence, ou au contraire s’unir aux autres, accroître ensemble la quantité de biens disponibles et négocier la part susceptible de revenir à chacun, comme cela s’est produit avec le passage de la chasse et de la cueillette à l’élevage et à l‘agriculture, puis à l’industrie, mais s’accompagne chroniquement de retour à la violence.
Pour quelles raisons les êtres humains peuvent-ils être conduits à accepter de collaborer avec les autres et de se défaire d’une part de ce qu’ils possèdent pour partager ? Pour des motifs qui me semblent relever de trois ordres, que je qualifierai d’utilitariste (la poursuite de l’intérêt), de moral (le respect des règles) et de religieux ou métaphysique (la conception de l’existence)
La première raison est à chercher dans l’intérêt, mais l’intérêt sous toutes ses formes : pour soi, pour sa famille, pour la collectivité ou pour l’autre en tant que personne. Tout un courant de pensée voudrait ramener ces différentes formes d’intérêt à une seule : l’intérêt personnel. Chez le néo-libéral Frédéric Lordon, par exemple, seul l’intérêt individuel égocentrique motive les hommes, les autres formes d’intérêt (pour les autres ou pour la collectivité), pouvant se ramener à lui. Ce concept d’intérêt, écrit-il dans son livre L’intérêt souverain, « on le trouve chez Spinoza, et c’est le conatus. Effort que chaque chose déploie pour persévérer dans son être, le conatus est une vis existendi, une force d’exister » [Lordon, 2006, p.33]. « Si le conatus est effort, il est aussi fondamentalement intérêt - l’intérêt de la persévérance dans l’être, c’est-à-dire du maintien dans l’existence et dans l’activité […]. Si, en effet, et tel est bien le sens fondamental du conatus, une existence est essentiellement concernée par elle-même, alors il n’est pas une action qu’elle entreprenne qui ne soit la manifestation de ce qui doit être qualifié littéralement d’égocentrisme radical. Exister c’est être intéressé à soi » [ibid., p.34]. Cet intérêt égocentrique de l’individu constitue un grave danger pour la société car « le geste de prendre pour soi en est l’expression la plus élémentaire. Au moment même où le geste pronateur se révèle comme le moment le plus brut du conatus, il s’annonce également comme le péril social par excellence dès lors qu’il menace de prendre des mains d’autrui ce qu’il ne peut pas prendre à la nature. C’est donc dans l’élan pronateur du conatus que la violence essentielle trouve son origine, et c’est contre cet élément-là que le travail de civilisation dresse d’abord ses précautions archaïques […]. Le changement de mains des choses doit être strictement codifié. » [ibid., p. 37]. Lordon est bien conscient que le conatus individuel de chacun et le désir de prendre se heurtent aux autres conatus individuels mais aussi au « conatus du groupe, de son effort propre pour persévérer dans son être de groupe, et chacun des dispositifs qu’il imagine est en soi une réaffirmation de son primat sur les individus. » [ibid, p.178]. Cependant, si l’individu tient compte des autres et en vient à partager avec eux, ce n’est pas par un quelconque intérêt altruiste ou par sens civique mais uniquement parce que c’est son intérêt personnel de ne pas enfreindre les règles en vigueur dans la société, d’éviter de se mettre en opposition aux autres et, au contraire, de s’associer à eux pour être plus fort.
Trop désireux de démontrer que l’intérêt individuel est le seul véritable ressort des relations sociales, Lordon aborde peu l’intervention du pouvoir politique dans les partages, au point d’affirmer : « il n’y a pas de comité directeur caché, en charge explicite de la persévérance du groupe » [ibid., p.219], comme s’il était possible, pour un groupe, de se passer d’une autorité pour le réguler et en assurer la cohésion ! Plus grave encore, Lordon passe complètement à côté de cette autre dimension humaine qu’est la capacité de se mettre à la place de l’autre, d’éprouver pour lui de la sympathie et de pouvoir partager ses sentiments, ses joies ou ses épreuves, capacité longuement étudiée, récemment, par La revue du MAUSS [n° 31, 2008, L’homme est-il un animal sympathique ?]. Ce n‘est pas seulement pour le profit que nous pouvons en tirer que nous nous intéressons à autrui, mais aussi pour lui-même. Comme le dit le prix Nobel de la paix 2006, Muhmmad Yunus, dans son livre Vers un nouveau capitalisme, « la théorie économique esquisse une image outrageusement simplifiée de la nature humaine en supposant que tous les individus sont exclusivement motivés par la maximisation du profit. Il nous suffit de songer brièvement aux gens que nous connaissons pour comprendre que c’est manifestement faux. » [Yunus, 2007, p.24]. Que, dans tous nos actes, nous poursuivions toujours, plus ou moins consciemment, des intérêts personnels, c’est fort possible, mais cela n’empêche pas de pouvoir, aussi, chercher l’intérêt des autres et l’intérêt commun.
Dans son Essai sur le don, Marcel Mauss [1925] distinguait, lui, la notion de don et de désintéressement et « la notion d’intérêt, de recherche individuelle de l’utile » [édition 2007, p. 236]. Je pense que l’aspect utilité et l’aspect intérêt individuel ne sont pas nécessairement liés. De façon générale, les hommes cherchent à se procurer, de manière rationnelle et au moindre coût, ce qui leur paraît utile et ceci qu’ils agissent dans leur intérêt personnel, dans l’intérêt d’autrui ou dans celui de la collectivité. Dans la notion d’intérêt, en effet, il y a lieu de distinguer, d’une part, l’intérêt pour des choses ou des activités - la nourriture, les biens matériels, les voyages, la science, l’art… que l’on va essayer de se procurer de la manière économiquement la meilleure possible et, d’autre part, dans l’intérêt de quelles personnes ces choses ou ces activités sont recherchées socialement. Dans cette dernière signification, trois types d’intérêt apparaissent : l’intérêt individuel pour soi, qui est principalement poursuivi dans les échanges marchands ; l’intérêt pour autrui, qui est spécialement à l’œuvre en famille et dans les dons et les contre-dons ; l’intérêt collectif, davantage pris en charge par les pouvoirs publics. « Là où l’économie de marché repose sur le principe de l‘intérêt et de la liberté des particuliers, là où la sphère politico-administrative repose sur le principe de l’intérêt public ou collectif et de la contrainte nécessaire à sa mise en œuvre, l’association comme le don selon Marcel Mauss repose sur le principe de liberté et d’obligation étroitement mêlés à travers lequel se réalisent des intérêts communs. » [Laville, 1998, p. 79].
Il est tout naturel de rechercher son intérêt individuel ou celui de sa famille, il est plus difficile de rechercher l’intérêt d’autrui, sauf s’il s’agit d’un proche dans le besoin. Par contre il est beaucoup moins spontané de prendre en considération l’intérêt collectif : d’abord parce qu’il est lointain et difficile à discerner, ensuite parce qu’il exige souvent de lui sacrifier des intérêts particuliers. « Jamais l’individu abandonné à la seule pression de ses besoins n’admettra qu’il est arrivé à la limite extrême de ses droits […]. Pour qu’il en soit autrement, il faut qu’il y ait un pouvoir moral dont il reconnaisse la supériorité qui lui crie : « tu ne dois pas aller plus loin ». [Durkheim, ed. 1971, 226-227]. C’est la raison pour laquelle l’intervention d’une autorité est nécessaire et la crainte qu’elle inspire constitue une motivation pour accepter les règles de partage qu’elle impose.
Avec cette intervention, nous entrons dans le domaine de l’obligation, l’un des autres pôles de notre rose des vents où se situe la motivation pour le partage. Les transferts entre les êtres humains ne sont pas seulement motivés par des intérêts et par la poursuite de l’utilité mais aussi par des obligations d’ordre moral ayant cours dans la société où ils vivent. Alvin W.Gouldner en distingue deux grands types. La première règle, la norme de réciprocité, (« nous devons aider ceux qui nous viennent en aide »), est « un élément de la culture humaine tout aussi universel et fondamental que le tabou de l’inceste, même si, comme lui, il revêt, dans le temps et l’espace, des formes concrètes variées. » [Gouldner, 1973, p. 47]. Cette norme permet de comprendre pourquoi les hommes sont conduits à apporter quelque chose aux autres dans la mesure où, et pour que, les autres leur apportent leur aide. Nous sommes ici en présence de l’intérêt pour soi. Par contre cette norme « ne peut pleinement s’appliquer dans les relations avec les enfants, les personnes âgées ou avec les personnes atteintes de handicaps physiques ou mentaux ; on peut donc théoriquement en inférer que d’autres formes, fondamentalement différentes, d’orientation normatives se développent au sein des codes moraux. » [ibid., p.47-48]. Pour lui, il s’agit d’une autre norme, qu’il intitule norme de bienfaisance et cette norme est tout aussi fondamentale que la précédente et consiste, dans les relations aux autres, à tenir compte de leurs besoins et pas seulement de nos intérêts. Je pense que ces deux normes existent bien au sein des sociétés mais qu’elles ne s’opposent pas autant l’une à l’autre que semble le penser Gouldner : il n’y a pas d’un côté la réciprocité, qui ne s’appliquerait qu’aux échanges intéressés, et de l’autre la bienfaisance qui ne concernerait que les dons gratuits. Ce sont toutes les formes de partage qui doivent (devraient !) tenir compte de l’autre et de ses besoins, non seulement les dons mais aussi les échanges marchands (commerce équitable) et les interventions de l’Etat (souci des plus faibles) et être suivies de réciprocité - y compris dans les dons - par les contre-dons.
Il existe enfin un troisième niveau de motivation pour le partage, qui ne relève plus de l’obligation de respecter les règles en vigueur dans un milieu donné sous peine de se voir sanctionné, mais de la liberté de faire ou non le choix de la bienveillance. Ce choix dépend pour une large part de la conception de la vie que l’on reçoit de sa famille et plus largement de la culture environnante. Longtemps, et encore aujourd’hui pour une partie importante de la population, cette culture a été de nature religieuse : c’est parce que les esprits, les dieux, ou le Dieu unique avaient fait don aux hommes de la vie et de tous les biens présents dans la nature que les hommes se devaient et de leur faire des offrandes en retour et de partager entre eux ce qu’ils avaient reçu. Pour juguler le risque toujours présent de voir la violence l’emporter, les religions ont érigé les principes moraux en interdits religieux : « Tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu ne prendras pas la femme de ton voisin, ni rien de ce qui est à lui… », que l’on retrouve aussi bien dans le décalogue de Moïse que dans la doctrine de l’octuple sentier de Bouddha et les monothéismes ont fondé l’amour du prochain sur l’amour de Dieu : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit et ton prochain comme toi-même. ».
Le fondement religieux de la morale, par la crainte de l’au-delà qu’il inspire, peut contribuer à encourager les hommes à partager au lieu de prendre mais il peut aussi avoir l’effet inverse. Au nom de la religion on a souvent séparé les hommes entre vrais croyants et hérétiques, entre fidèles et infidèles et, à ce titre, autorisé ou même prôné la violence et instauré des discriminations. La référence à une religion particulière pour fonder une morale n’est donc plus suffisante aujourd’hui dans la mesure où elle est récusée par les non croyants et aussi dans la mesure où la mondialisation et les mouvements de population qui l’accompagnent font qu’aucune religion n’est plus adoptée par la totalité d’une population sur un territoire donné : elle ne peut (ou ne devrait) donc plus prétendre édicter les règles de la vie en commun pour l’ensemble de cette population. Les religions qui faisaient partie de l’espace public dont elles étaient l’inspiratrice se trouvent aujourd’hui renvoyées dans l’espace privé des convictions personnelles. J’ai analysé ce phénomène dans mon livre Vivre avec ou sans religion ? [Autant, 2003]. Dès lors il a fallu trouver un autre fondement métaphysique qui puisse être commun à tous et transcender les oppositions raciales et religieuses. Il a été trouvé dans la reconnaissance de l’égale dignité de tous les êtres humains, proclamée par les diverses déclarations des droits de l’homme. Dans les Etats respectant la laïcité il n’est plus nécessaire de partager (au second sens du terme) les mêmes convictions religieuses pour vivre ensemble : le fondement du partage et de sa réciprocité est l’appartenance à une même communauté humaine.
Dans notre pays la devise « liberté, égalité, fraternité » résume l’idéal républicain tel qu’il a été proclamé par la Révolution française [Borgetto, 1997]. Il est possible de mettre ces trois valeurs en rapport avec les modalités du partage telles que nous les avons analysées. Le partage par l’intermédiaire du marché a besoin de liberté, liberté de participer à la production des biens et des services, liberté d’échanger et de consommer… : la libre entreprise et le libre échange sont les conditions du développement économique. Quant à l’égalité, sa conception a d’abord été abstraite : « tous les hommes sont égaux par nature et devant la loi » [Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1793]. Les luttes sociales au cours du XIX e et du XX e siècle ont peu à peu imposé une conception plus concrète de l’égalité, par la reconnaissance des droits sociaux (instaurant une réciprocité accrue entre ce que chacun apporte et ce qu’il reçoit) et l’intervention de l’Etat pour les faire respecter ou les assurer lui-même. La fraternité, elle, ne se décrète pas : elle vient du cœur et s’enracine dans la reconnaissance de l’autre en tant qu’autre. La Déclaration des droits et devoirs du citoyen, figurant en tête de la Constitution de l’an III [1795], la définit : « ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît ; faites constamment aux autres le bien que vous voudriez en recevoir ». Ce sentiment de fraternité est à l’origine des dons désintéressés, que ce soit au sein de la famille, vis-à-vis d’autres proches ou à des inconnus, et il fonde le désir de partages plus équitables.

L’ambiguïté des motivations

Parce qu’elles sont complexes et situées à différents niveaux, les motivations du partage sont souvent difficiles à analyser et peuvent se combiner de diverses manières. « L’homme calculateur et généreux, l’homme intéressé ou désintéressé, l’homme cynique et l’homme moral n’existent pas séparément, dans la mesure où des motifs utilitaires et des motifs moraux s’entremêlent toujours dans les conditions réelles de l’action. » [Friedberg, 1993, p.212]. Pour tenter de les démêler dans les différentes situations il me paraît important de distinguer, d’un côté, le motif du transfert lui-même (son but) et, de l’autre, la motivation de son auteur. Voyons ce qu’il en est dans les divers domaines.
Dans la famille, les prestations ont pour but de répondre aux besoins de ses membres dans l’intérêt de la lignée. Les motivations des auteurs de ces prestations peuvent être, elles, de nature différente. Celui qui apporte peut le faire principalement en fonction de ce qu’il pense être le bien de celui qui reçoit : dans ce cas c’est l’intérêt pour l’autre qui l’emporte et la chance que la prestation soit réellement utile à celui-ci est grande. Mais, si sa motivation est d’abord la recherche d’affection ou de prestige pour lui-même, l’intérêt dominant est l’intérêt pour soi et il y a fort à craindre que, par opportunisme, il ne cherche pas toujours le véritable bien de l’autre (conjoint ou enfant).
Dans l’Etat, les contributions exigées des citoyens sont destinées à couvrir les besoins collectifs dans l’intérêt commun. Les contribuables peuvent adhérer à cet objectif et trouver normal de s’acquitter de leurs impôts sans chercher à frauder, ceci au bénéficie de l’ensemble de la collectivité. Mais leur motivation peut aussi se limiter à la crainte des sanctions encourues s’ils ne s’en acquittent pas : ce n’est plus l’intérêt collectif qui les motive mais leur intérêt personnel et ils n’hésiteront pas à frauder s’ils estiment pouvoir le faire sans risque ; plus ce comportement est répandu, plus il porte préjudice à la collectivité et oblige à durcir les contrôles. Pour ce qui est des prestations assurées par l’Etat en direction des citoyens, leur but est de répondre à leurs besoins. La motivation de ceux qui les décident et les attribuent peut être de le faire par sens civique : l’intérêt commun prime alors ; mais, si leur motivation est l’espoir d’en retirer des avantages personnels, il est fort à craindre que s’instaurent le clientélisme, la corruption et l’abus de biens sociaux qui minent les relations sociales.
Les échanges du marché visent, eux, à satisfaire les intérêts personnels des parties prenantes aux transactions. Si leur motivation est de gagner honnêtement leur vie sans porter préjudice aux autres, ils s’accompagnent de bienveillance à l’égard des partenaires et de respect des engagements : les échanges peuvent alors se poursuivre dans la durée. L’expérience montre aussi que, souvent dans les « affaires », il n’y a pas de sentiment, que l’on cherche à gagner le maximum d’argent et à écraser les concurrents. Les échanges se font alors dans la défiance et les plus faibles font les frais de la guerre commerciale qui s’instaure.
Quant aux dons, ils peuvent poursuivre deux objectifs opposés, comme Mauss et ses successeurs l’ont bien montré. Parfois les dons, comme dans la Kula, visent à établir ou à entretenir des relations personnelles entre individus et/ou entre groupes. Mais, là encore, les motivations de ceux qui font ces dons peuvent être différentes : soit l’intérêt véritable pour le donataire, l’amitié, et la relation durera (« c’est dans l’adversité que l’on reconnaît ses amis ») ; soit l’intérêt personnel du donateur, et la relation cessera dès qu’il n’y trouvera plus son compte. L’autre objectif des dons et de leur somptuosité, comme dans le potlatch, est agonistique : établir à qui revient la suprématie au sein d’un groupe ou entre groupes, la motivation des premiers donateurs étant de la conquérir et celle des suivants de s’en défendre pour échapper à la domination des premiers. Nous verrons en fin d’exposé comment le fait d’identifier les intérêts en jeu dans les partages et la diversité des motivations peut permettre d’analyser les situations concrètes dans lesquels ils se réalisent et d’agir sur elles. Auparavant il me paraît important de faire référence aux liens existant entre partage et reconnaissance.

Le partage, lieu de la reconnaissance

Depuis les théories élaborées par Hegel et reprises par G.H. Mead, la reconnaissance a fait l’objet de nombreuses études qui connaissent un regain d’intérêt depuis quelques années. Il n’est pas possible d’en rendre compte ici, même brièvement. Je me contenterai d’ébaucher quelques remarques la concernant, à partir du partage tel que je l’ai défini. Comme le constate Axel Honneth dans La lutte pour la reconnaissance, la théorie de Mead « tend, non moins que celle de Hegel, à distinguer trois formes de reconnaissance mutuelle. » [Honneth, 2000, p. 115]. Hegel situe ces trois formes dans « la famille, la société et l’Etat », Mead situe la première forme non pas dans la seule famille mais au sein « des relations primaires avec l’autre comme individu concret », relations qui relèvent le plus souvent de ce que j’ai appelé le « domaine du don ». Avec ces deux auteurs nous nous retrouvons donc en présence des quatre domaines qui nous sont apparus être ceux du partage et qui sont aussi ceux de la reconnaissance. Voyons comment partage et reconnaissance s’articulent.
Si l’on regarde le partage du point de vue de celui qui apporte cela implique de sa part qu’il reconnaît le ou les bénéficiaires comme dignes d’intérêt. La manière fondamentale de le faire consiste, nous l’avons vu, à reconnaître en tout homme un être semblable à soi et digne du même respect ; si cette reconnaissance est refusée à telle ou telle catégorie de la population en raison de sa condition sociale (caste, esclavage…), de sa race, de sa religion ou de son absence de religion, elle ne se verra pas reconnaître les mêmes droits au partage que les autres et pourra devenir objet d’exploitation, de mauvais traitements ou même voir sa vie supprimée. Reconnaître l’autre comme être humain digne de respect ne suffit cependant pas pour partager avec lui - il n’est pas possible de partager avec la terre entière - il faut aussi le reconnaître à un titre particulier, par exemple comme faisant partie de la famille ou, dans le domaine du don, comme ami, comme membre de la même communauté ou de la même association, comme relevant d’une catégorie particulièrement digne d’intérêt (pauvres, victimes…). Dans le domaine du marché il faut être reconnu (ou au moins supposé être) solvable par le vendeur ou digne de confiance par l’acheteur. L’Etat, quant à lui, n’accorde la plupart de ses prestations qu’à ceux qu’il reconnaît comme ses citoyens : le fait de n’avoir pas été considérés comme des citoyens à part entière, d’avoir été mis à l’écart de bien des partages, explique la révolte des esclaves ou des peuples colonisés et leurs luttes pour accéder à une pleine liberté et à la reconnaissance de leur égalité avec tous les autres hommes ou tous les autres peuples.
Dès lors, pour celui qui reçoit, le partage n‘est pas seulement la mise à sa disposition d’un bien, de temps ou d’argent, c’est aussi et parfois surtout la preuve concrète qu’il est reconnu dans sa dignité et dans sa spécificité. Cette reconnaissance est pour lui source de confiance en soi et le rend capable d’entrer à son tour dans le cycle de la réciprocité. En famille les dons matériels et l’affection reçus sont le signe que nous sommes reconnus comme des personnes singulières, dignes d’amour. Ce sentiment d’être aimé place dans une situation qui permet d’aimer à son tour et d’apporter aux autres : « l’expérience d’être aimé est pour chaque sujet la condition de sa participation à la vie publique d’une collectivité […], seul le sentiment d’être reconnu et approuvé dans sa nature instinctuelle particulière confère au sujet la confiance en lui-même dont il a besoin pour contribuer, au même titre que les autres membres de la communauté. » [ibid., p.51-52].
Le fait qu’il a été reconnu permet ainsi, à celui qui a reçu, de partager à son tour ; partage qui devient alors, pour lui, source de nouvelle reconnaissance et d’épanouissement. Dans la vie économique « un sujet qui remplit bien la fonction qui lui est assignée dans le cadre de la division sociale du travail trouve un degré de reconnaissance qui suffit à lui donner conscience de sa particularité […]. Un individu n’est capable de se respecter pleinement lui-même que s’il peut identifier, dans la distribution objective des fonctions, la contribution positive qu’il apporte à la reproduction de la communauté. » [ibid., p. 107]. Nous nous trouvons ici dans une sorte de spirale : la reconnaissance engendre le partage et le partage la reconnaissance…Mais la spirale inverse existe aussi : le mépris de l’autre engendre la violence et l’exploitation, l’exploitation provoque la révolte et de nouvelles violences, et ces violences entrainent une haine et un mépris réciproque plus grands. C’est cette ambiguïté des rapports humains que je vais tenter maintenant de présenter sous forme de schéma.

La société vue du partage

En postface de l’ouvrage collectif La société vue du don, Philippe Chanial propose, sous forme de schéma, une sorte de carte de l’ensemble des relations humaines établie à partir du paradigme du don [2008, p. 569]. J’ai repris les différents éléments de son schéma et des commentaires qui l’accompagnent et j’ai cherché à les mettre en relation de manière différente, non plus à partir du seul don, mais à partir du partage dans ses différentes modalités. Le schéma récapitulatif qui en résulte permet de faire apparaître comment, dans la société vue du partage, il n’y a pas d’un côté la bienveillance et de l’autre la réciprocité mais que la bienveillance (l’intérêt pour l’autre) est à la source aussi bien de la reconnaissance de l’autre que de la réciprocité dans toutes les modes de partage. De même la malveillance (le mépris de l’autre) peut se retrouver dans toutes les formes de relations humaines, y compris dans le don lorsque celui-ci a pour but d’humilier et de dominer.

Figure 3.



Figure 3.
Commentaires
Ce schéma présente les différentes dimensions de la vie sociale dans les rapports qu’elles entretiennent les unes avec les autres.

Les relations humaines s’établissent au sein de quatre grands domaines :

  • La famille : relations familiales
  • l’Etat  : relations entre les pouvoirs publics et les citoyens
  • le marché  : relations entre les agents économiques
  • le domaine du don : relations de type personnel : amis, associations…

Elles peuvent être inspirées par la malveillance et consistent alors à PRENDRE :

  • la vie et les biens de l’autre par la violence : entre Etats (la guerre), entre factions rivales (la vengeance), entre personnes (le viol et le meurtre).
  • l’ascendant sur l’autre, en abusant de son pouvoir pour lui imposer une domination : domestique en famille, politique dans le domaine de l’Etat, économique sur le marché, sociologique dans le domaine du don (potlatch, paternalisme…).

Elles peuvent être inspirées par la bienveillance qui conduit à PARTAGER et se manifeste par :

  • la reconnaissance de l’autre : citoyenne par l’Etat, professionnelle sur le marché, personnelle au sein de la famille, des amis, des associations…
  • la réciprocité dans les partages : prestations de l’Etat et en retour contributions des citoyens, échanges de biens ou de services sur le marché, dons et contre-dons dans les relations interpersonnelles, au sein de la famille et en dehors.

Pour un paradigme du partage

Il ressort donc que le partage est présent partout dans la vie sociale et mérite qu’on s’y intéresse pour lui-même. Depuis longtemps, deux paradigmes s’affrontent dans les sciences sociales : l’individualisme et le holisme. Le paradigme individualiste « procède de l’idée que le rapport social peut et doit être compris comme la résultante de l’entrecroisement des calculs effectués par les individus » [Caillé, 1996, p.25]. Ce paradigme affirme le primat de l’intérêt individuel et débouche sur le libéralisme économique : les individualistes sont partisans d’abandonner au libre jeu du marché la prise en charge de la plus grande partie de la vie économique. Le paradigme du holisme, lui, « tient à la certitude qu’il y a dans la totalité […] quelque chose de plus que dans ses parties ou dans leur somme […], la totalité est plus importante que leur somme » [ibid., p. 25]. Ce paradigme donne la priorité à l’intérêt collectif sur les intérêts privés : dans ses formes extrêmes, il a servi de fondement aux totalitarismes ; dans ses formes démocratiques, il estime que l’Etat doit jouer un rôle particulièrement important dans la vie économique et sociale.
Les excès auxquels ont conduit les applications exclusives de l’un ou de l’autre de ces paradigmes ont entraîné leur remise en cause : effondrement du communisme d’un côté, critiques de plus en plus sévères du capitalisme et crise actuelle de l’autre. D’où la volonté de chercher un autre fondement à la vie économique et sociale et la naissance d’un nouveau paradigme dont le ressort n’est plus d’abord l’intérêt privé ou l’intérêt collectif, mais l’intérêt pour autrui en tant que personne. Ce paradigme du don, dont Marcel Mauss a été l’initiateur, repose sur l’hypothèse d’une certaine universalité de l’obligation de donner, de recevoir et de rendre qui serait le fondement véritable de l’ensemble des relations sociales. Ce paradigme permet de bien rendre compte de ce qui se passe dans les relations familiales, entre proches et dans la vie associative où prime la convivialité. Mais le don, si on le prend dans le sens précis des écrits de Mauss, est une démarche libre, unilatérale, qui se veut désintéressée et ne doit pas comporter de contrepartie, au moins immédiate : son domaine est donc distinct de celui du marché où, si l’échange est libre, il est intéressé et comporte une réciprocité immédiate. Le domaine du don est aussi distinct de celui de l’Etat dont les interventions, imposées, n’instituent qu’une réciprocité différée et partielle. Si donner c’est toujours partager, partager ce n’est pas seulement donner.
Dès lors, au lieu d’opposer les trois grands paradigmes qui s’efforcent de rendre compte de la vie économique et sociale, ne serait-t-il pas préférable de reconnaître qu’ils peuvent se compléter ? Chacun des trois paradigmes n’éclaire vraiment qu’un domaine particulier : l’individualisme, le marché ; le holisme, les interventions de l’Etat ; le paradigme du don, les relations de personne à personne. Ne serait-t-il pas intéressant, alors, de situer ces trois paradigmes dans le cadre plus vaste de ce qui pourrait devenir un paradigme du partage, puisque le partage est leur point commun ? Dans Ce qui circule entre nous, Jacques T. Godbout plaide pour « un modèle moins caricatural et moins réducteur que celui sur lequel repose l’analyse (néolibérale), un modèle qui tienne compte des marchands, certes, et de l’Etat (les bureaucrates et les politiques), mais aussi des associations et des réseaux primaires. » [2007, p. 96]. Le partage me parait pouvoir être ce modèle. La réciprocité générale qui gouverne la circulation de la vie entre nous ne repose pas seulement sur l’obligation de donner, de recevoir et de rendre, propre au don, mais plus largement sur la nécessité, pour vivre, d’un partage réciproque : recevoir des autres à la mesure de nos besoins, leur apporter dans la mesure de nos capacités. La société n’est pas seulement un « espace de dons mutuels » [Chanial, 2001, p. 362] mais, plus largement, l’espace des partages multiples qui en constituent le fondement.

Une clé d’interprétation

Quel serait l’intérêt d’un tel paradigme ? Chacun des domaines que nous avons analysés a déjà fait l’objet de nombreuses études aussi bien économiques que sociologiques. Le MAUSS y a apporté sa contribution à partir du concept de don qui lui a permis « d’analyser la société en clé de don » [Chanial, 2008, p. 29]. Le faire « en clé de partage » pourrait consister, comme nous avons commencé de le faire ici, à donner une grille d’analyse de ce qui se passe dans les différents domaines de la vie sociale, dont certains ne relèvent pas du don. Cela donnerait aussi un éclairage sur le sens des évolutions dans la manière de répartir les biens et services et sur les choix à faire : il serait ainsi intéressant d’examiner ce que Godbout appelle « l’évolution supposée inéluctable du tiers secteur (de l’économie sociale) vers des modèles classiques d’organisation. » [Godbout, 2000, p. 100].
Prenons l’exemple des soins à la personne, que je connais bien pour avoir été président d’un centre de soins infirmiers et avoir exercé des responsabilités aux niveaux régional et national au sein d’une fédération d’associations d’aide à domicile. Longtemps les soins ont été prodigués au sein de la famille, faute d’autres institutions pour les prendre en charge. Saint Vincent de Paul au XVIe siècle s’est ému du sort des plus démunis et a été à l’origine de l’organisation du soin des malades à domicile. Son action a été reprise par la congrégation qu’il a fondée et par de nombreuses autres congrégations au fil des siècles. Nous sommes ici dans le domaine du don puisque les soins étaient le plus souvent gratuits, au moins pour les plus pauvres, et pouvaient l’être car les congrégations recevaient de nombreux dons de la part de la population. Parallèlement au mouvement congréganiste, on trouve à partir de la seconde moitié du XIXe siècle une assistance publique d’essence municipale avec les premiers dispensaires. Nous sommes ici dans le domaine d’institutions relevant de l’Etat qui a, entre autres responsabilités, celle de veiller à la santé publique. Ce sont aussi créées, surtout après la fin de la seconde guerre mondiale, des centres de santé mutualistes qui assurent à leurs membres les soins dont ils ont besoin en contrepartie des cotisations qu’ils leur versent. Nous sommes ici dans une situation intermédiaire entre l’entraide, qui relève du domaine du don, et l’échange réciproque de prestations, à titre onéreux, caractéristique du marché. Avec la baisse des vocations religieuses après la seconde guerre mondiale, les centres congréganistes se sont transformés en associations et ont obtenu d’être financés par la sécurité sociale, prolongement de l’assurance mutuelle mais rendue obligatoire par l‘Etat. Avec le développement de la demande de soins, en raison notamment de l’allongement de la durée de la vie, les soins sont aussi assurés par des infirmiers libéraux ou par des organismes à but lucratif qui prodiguent des soins en échange des prestations de la sécurité sociale et/ou des paiements effectués par leurs clients.
Quels sont les avantages respectifs de ces différents types de prise en charge qui coexistent encore actuellement. ? Les soins assurés par la famille sont la preuve de l’affection mutuelle que se portent ses membres, mais ils peuvent vite devenir trop lourds à assumer. Dès lors la prise en charge des soins par des professionnels s’avère le plus souvent nécessaire. Si elle se fait dans le cadre d’un organisme, ces professionnels sont salariés ce qui leur donne la possibilité d’exercer leur profession avec des horaires à temps choisi et pas trop lourds, leur permettant de rester plus disponibles pour leurs patients et pour leur famille. Si ces organismes sont associatifs ou municipaux, la population desservie est assurée de sa prise en charge en totalité, quel que soit son éloignement, ce que des infirmiers libéraux ou des organismes à but lucratif ne sont pas tenus de garantir. Par souci de compétitivité, libéraux et organismes à but lucratif peuvent être conduits à rechercher de plus grands rendements et cela aux dépends des personnels et de leurs patients. Une telle analyse plaide donc en faveur du maintien ou de la création de centres de soins par des associations ou des municipalités en vue d’assurer une meilleure qualité et une meilleure répartition des soins sur l’ensemble du territoire. Une analyse semblable pourrait porter sur la manière, assez proche, dont a évolué la diffusion de l’instruction dans notre pays, comment elle est passée de la famille à des institutions religieuses puis publiques et maintenant aussi commerciales. Relèverait également de ce type de recherche la question de savoir dans quelle mesure il vaut mieux confier au secteur public ou au secteur privé des missions d’intérêt collectif comme les communications, les télécommunications, l’information, la fourniture d’énergie, la recherche scientifique…
Dans le cas des centres de soins, les partages effectués dans le cadre du don ou de l’Etat apparaissent préférables socialement à ceux relevant du marché et de la logique du profit, mais l’inverse peut aussi être vrai. Longtemps en France, par exemple, et encore aujourd’hui aux Etats-Unis, les serveurs de cafés et de restaurants ont été rémunérés au pourboire. La logique est ici celle du don : le don du service offert par le serveur, sans garantie de réciprocité, et le contre-don du pourboire, laissé à l’appréciation du client. Mais, comme l’ont montré les études sur le don, celui-ci peut avoir des effets pervers : les attentions du serveur risquent de n’être pas vraiment désintéressées et de viser surtout à obtenir la meilleure gratification possible ; si celle-ci parait insuffisante, un conflit peut éclater avec le client trop chiche. Par ailleurs, du fait que la contrepartie du travail effectué est aléatoire, elle place le serveur sous la dépendance de son client et peut aussi donner lieu à des inégalités entre serveurs, en fonction du public auquel ils ont à faire. Au contraire, dans le cas du service à tarif fixe (un certain pourcentage des consommations, instauré en France) la logique est celle de l’échange dont les conditions sont connues à l’avance : le client sait ce qu’il doit payer et le serveur est sûr de sa rémunération, qui peut être ce pourcentage ou, le plus souvent, un salaire fixe, donc garanti. Dès lors les attentions qu’il pourra avoir pour ses clients ne seront plus motivées par l’appât du gain mais par son désir de leur donner satisfaction et de s’acquitter au mieux de sa tâche ; les remerciements qui pourront en résulter seront la reconnaissance de la qualité du service rendu. Les modalités du partage apparaissent dans ce cas plus favorables au salarié et moins arbitraires pour le client.
Une autre manière dont un paradigme du partage pourrait servir de clé d’interprétation serait d’apporter sa contribution à l’analyse de situations présentant des enjeux de partage aussi bien entre individus, à l’intérieur d’un groupe, entre classes sociales ou au niveau mondial. En voici quelques exemples. Une situation, que connaissent bien les parents de jeunes enfants, concerne les disputes à propos des jouets. Si un enfant désire un jouet possédé par un autre et que son détenteur refuse de le prêter, il peut essayer de s’en emparer par la force, ce qui provoque la colère du premier, qui se défend par des cris ou des coups…. La cause de cette dispute réside dans le refus de partager. Une première manière d’y remédier est d’obliger l’enfant qui a pris le jouet à le rendre : l’autre enfant s’estime alors satisfait car il a été reconnu comme légitime propriétaire, mais le second risque fort de se révolter ou de se venger quand l’occasion se présentera : le différend n’est pas vraiment réglé. Les adultes peuvent alors suggérer à l’enfant frustré de proposer à l’autre de lui prêter un de ses jouets en échange du bien convoité. Si celui-ci est suffisamment attractif, l’échange a des chances de se faire, chacun s’estime satisfait, l’harmonie revient et souvent les enfants se mettent ou se remettent à jouer ensemble. Par le biais de la réciprocité un terrain d’entente a été trouvé : chacun reçoit de l’autre quelque chose et lui apporte à son tour autre chose.
Une autre situation, beaucoup plus complexe, se rencontre au sein d’une entreprise. Pour assurer la production, diverses personnes apportent des financements, des compétences et/ou du travail, ce qui permet à l’entreprise de vendre des produits ou des services sur le marché. Les ressources financières ainsi obtenues permettent de couvrir les diverses dépenses et de rémunérer les différentes parties prenantes en fonction de leurs apports. Si le partage des rémunérations est ressenti comme suffisamment équitable le climat de l’entreprise sera serein ; dans le cas contraire, des tensions et des conflits sociaux apparaîtront qui perturberont le bon fonctionnement de l’entreprise. La cause de ce dysfonctionnement se situe au niveau du partage estimé injuste. Pour remédier à cette situation, diverses possibilités se présentent : le patron peut décider d’accorder en compensation divers avantages à son personnel (services sociaux, logements…), mais cela dépend de son bon vouloir et sera perçu comme du paternalisme ; le personnel peut chercher de son côté à obtenir, par la négociation ou par la grève, de meilleurs salaires, mais le résultat dépendra du rapport de forces et sera variable d’une entreprise à l’autre ; d’où l’intérêt de négociations au niveau de la branche professionnelle ou même au niveau national entre organisations d’employeurs et de salariés, mais elles n’aboutissent pas toujours ; en dernier ressort une intervention de l’Etat s’avère souvent nécessaire pour imposer, par exemple, un salaire minimum ou, revendication récente, un plafonnement des rémunérations.
Les conflits d’intérêts existent aussi entre catégories sociales. Les classes privilégiées bénéficient d’une éducation, de compétences professionnelles, d’un patrimoine, de pouvoirs et de responsabilités d’où découlent prestige et avantages matériels. D’où la tendance de ces classes à garder pour elles ce qui fonde leur suprématie et à refuser de le partager avec ceux qui n’en font pas partie. Cette attitude provoque, dans les classes défavorisées, un sentiment de révolte qui peut déboucher sur des mouvements violents : jacqueries, révoltes de la faim, saccages, révolutions… Ces réactions peuvent apparaître comme des dysfonctionnements à réprimer mais sont en fait l’expression d’un dysfonctionnement moins visible mais beaucoup plus grave : l’injustice des partages au sein de la société. Face à de telles situations, deux forces antagonistes sont à l’œuvre dans la société. Certaines mentalités individuelles ou collectives, certaines cultures, certaines religions estiment que cette inégalité est naturelle, utile et bonne pour la société, voulue par Dieu ou conséquence des Karmas antérieurs… qu’il n’y a donc pas lieu de la remettre en cause mais seulement de remédier à la trop grande misère par la charité chrétienne ou l’aumône (l’un des cinq piliers de l’Islam). Face à ces forces conservatrices, d’autres mouvements de pensée et d’autres forces dénoncent les inégalités de partage et estiment que le rôle de la morale, de la politique et, pour certains, de la religion est de remettre en cause ces injustices en instaurant d’autres modalités de partage qui seules peuvent instaurer de manière durable la paix sociale. Développer le paradigme du partage s’inscrirait tout à fait dans cette direction.
Au niveau mondial une situation particulièrement grave aujourd’hui est celle de l’incroyable inégalité de la répartition des richesses : 94 % du revenu mondial revient à 40% de la population, alors que les 60% restants doivent vivre avec seulement 6% du revenu mondial ! Pour y porter remède il est possible de faire appel à la générosité sous forme d’aides au développement, mais elles se révèlent toujours insuffisantes. Au lieu de faire des dons on peut aussi chercher à améliorer les conditions des échanges par des accords commerciaux mais, compte tenu de l’égoïsme naturel des individus, des groupes et des Etats, il est vain de compter sur le seul marché pour mettre fin à cette situation. Seule l’instauration d’une véritable autorité supranationale, analogue à l’autorité de l’Etat sur les citoyens dans chaque pays, sera en mesure d’imposer de nouvelles règles de partage. Muhammad Yunus décrit une telle autorité en ces termes imagés : « Pour moi la mondialisation est comparable à une autoroute à cent voies parcourant le monde. Si cette autoroute est librement accessible à tous, ses voies seront mobilisées par les camions géants des économies les plus puissantes. Les pousse-pousse bangladais en seront éjectés. Afin que la mondialisation profite à tous, nous devons avoir un code de la route, une police de la circulation, et une autorité assurant la régulation du trafic sur cette autoroute mondiale. La loi du plus fort doit être remplacée par des règles qui préservent la place des plus pauvres. La mondialisation ne doit pas devenir un impérialisme financier » [Yunus, 2007, p. 377]. Un paradigme du partage, tel qu’ébauché ici, pourrait œuvrer dans ce sens et inspirer des solutions nouvelles.
Ce paradigme, plus large que celui du don qu’il englobe et dépasse, me semble être une clé de compréhension plus efficiente aujourd’hui pour rendre compte de la complexité de nos sociétés modernes et pour analyser leurs évolutions historiques et les soubresauts, même les plus violents, qui les ébranlent. Il me paraît pouvoir être le principe discriminant, le critère des choix fondamentaux à faire à l’heure où de graves inégalités et le gaspillage des ressources menacent l’avenir de notre planète.

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// Article publié le 6 novembre 2009 Pour citer cet article : Etienne Autant , « Le partage : un nouveau paradigme ? », Revue du MAUSS permanente, 6 novembre 2009 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Le-partage-un-nouveau-paradigme
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