Le don s’invite à l’hypermarché

A partir d’une analyse inspirée des réflexions de Marcel Mauss, cet article propose d’analyser comment un banc situé dans le hall d’un hypermarché peut devenir le support d’une socialité primaire pour des personnes de plus de soixante ans s’y rejoignant pour partager un moment. Et de souligner ainsi que la société n’est pas encore diluée dans une logique marchande généralisée. Bref, que la vie sociale ne découle en aucune façon, dans un supermarché comme ailleurs, d’un penchant naturel ou instinctif de l’être humain pour la logique marchande et la recherche de son seul intérêt économique. P. C.

Si les hypermarchés ont pu être justement décrits comme des « satellites négatifs » de la ville dans la mesure où ils sont excentrés par rapport aux lieux où la vie citadine est la plus intense (Baudrillard, 1980), il n’en reste pas moins qu’ils ne sont pas systématiquement coupés de la vie sociale des citadins et que, parfois, ils participent même de leur quotidienneté au point de voir leur fonction économique être détournée au profit d’une socialité a priori improbable dans un tel lieu. C’est ce que nous aimerions montrer dans cet article à partir de l’exemple d’un hypermarché situé à quelques encablures d’un centre-ville d’une commune périurbaine, entendons une commune se trouvant dans la périphérie d’une agglomération de 350 000 habitants environ.
Cette ville périurbaine de 7 000 habitants, très marquée par un héritage industriel (notamment sidérurgique) remontant au début du XIXe siècle, doit une partie de sa dynamique et de sa vitalité actuelles à une usine de métallurgie comptant aujourd’hui quelques 400 salariés. Cela étant dit, le déclin de la sidérurgie a été important dans cette ville de l’Est de la France qui est depuis le début des années 1980 engagée dans un mouvement structurel de tertiarisation. Intégrée dans une agglomération urbaine qui a vu et voit encore, dans une moindre mesure toutefois, « sortir de terre » de nombreux quartiers pavillonnaires, cette commune a été logiquement le théâtre, au milieu des années 1980, de l’implantation d’un hypermarché pourvu d’une galerie marchande. Au centre du hall d’entrée du magasin a été placé il y a une dizaine d’années un banc en forme de carré (avec au centre un petit pupitre orné de fleurs) pouvant accueillir au total une douzaine de personnes, banc qui se trouve à équidistance des caisses et des premiers magasins de la galerie marchande. Ce banc a retenu notre attention étant donné qu’il est occupé quasi quotidiennement par des personnes dont l’âge varie de 60 à près de 80 ans. Désireux de comprendre les ressorts de leur présence, nous avons intégré à de multiples reprises pendant trois années ce cercle de personnes si bien que nous avons participé à de nombreuses discussions et scènes de vie. Nous apercevant très vite que certaines personnes se rendent à l’hypermarché uniquement pour venir discuter et donc pour prendre place sur le banc en question, l’idée que l’économique est ici « encastrée » dans le social nous a paru tout à fait intéressante.
A partir d’une analyse clairement inspirée des réflexions de Marcel Mauss, nous voulons souligner à quel point le « petit monde » se retrouvant autour du banc donne à voir une forme se sociabilité où les rapports économiques et marchands sont non seulement encastrés, mais aussi dissouts dans des dimensions sociales, affectives, identitaires, symboliques et personnelles. Aussi, après avoir mis en évidence deux formes de don, l’une agonistique, l’autre participative, autour desquelles s’articule la vie des gens appartenant à ce « petit monde », soulignerons-nous combien il est permis à chacun d’être reconnu comme une personne.

Donner de son temps pour exister

Les personnes qui se rencontrent autour de ce banc se connaissent et sont familières du paysage social de la ville (beaucoup travaillaient à l’usine), si bien qu’elles sont en mesure d’identifier un grand nombre d’individus qu’elles voient passer dans le hall de l’hypermarché. Aussi chacune y va-t-elle au quotidien de sa remarque sur tel ou tel individu aperçu : « Ah, c’est le fille d’Untel, son grand-père travaillait à l’usine », ou encore : « Ah, voilà madame Dupont, elle a l’air en forme, hein ! ». Ces remarques souvent formulées sous la forme exclamative ne sont pas si anodines qu’il n’y paraît de prime abord. En effet, non seulement elles font savoir aux autres que l’on est bien intégré dans le réseau local, mais aussi et surtout elles sont une manière d’enregistrer efficacement celles et ceux qui se rendent à l’hypermarché, autant d’informations susceptibles ensuite d’être distillées au bon moment en vue d’un objectif : celui de faire savoir qu’on est au fait de plein de « nouvelles » afin de mieux faire comprendre aux autres que l’on est souvent là et que l’on est ainsi un pilier incontournable de ce petit monde social établi autour du banc. Le sens du don de son temps n’est jamais aussi manifeste qu’au moment où il est récompensé par la détention d’informations que peu possèdent et qu’il sera agréable de communiquer à autrui, lequel se trouve alors réduit momentanément à un rôle d’écoute. Dans un tel cas de figure, les autres sont bien obligés de reconnaître qu’eux ne passent pas tant de temps et qu’ils ne sont pas au courant que madame Dupont, par exemple, est sortie de l’hôpital puisqu’elle est venue faire ses commissions ce matin. Prendre le temps de venir chaque jour sur le banc, même quand il n’y a personne, c’est un formidable moyen de savoir que le distributeur de billets est en panne, que le tirage automatique des photos est de nouveau possible, que la responsable de telle boutique est venue en retard à la suite d’un accident de la circulation, etc. Ces informations connues en disent beaucoup sur le temps passé à entretenir la sociabilité qui s’est instaurée autour de ce banc. Elles sont autant de « porte-parole » (Callon, 1986) qui parlent à la place des personnes : pas besoin de dire que l’on est très souvent là si l’on en sait plus que tout le monde !
Ceux qui sont le plus au fait de la vie (micro)locale sont ceux qui occupent la meilleure position dans le petit monde social dont il est question ici. Leur don de temps prend sens au regard de cette reconnaissance certes informelle mais loin d’être négligeable pour des personnes en retraite, en proie à la solitude et parfois au sentiment d’inexistence sociale. Ainsi comprenons-nous mieux pourquoi certaines personnes s’y rendent quotidiennement, que ce soit le matin ou l’après-midi. Là où l’on voit d’ordinaire des personnes assises sur un banc à flâner et à discuter de tout et de rien, une perspective en « clé de don » (Chanial, 2008) permet de saisir pourquoi certaines personnes, ceux que l’on peut légitimement considérer comme des « piliers », passent un temps considérable (cela peut être de l’ordre de 3 à 5 heures par jour) – ce qui peut être jugé comme étrange ou bizarre par certains, à commencer par quelques commerçants itinérants prenant place dans la galerie marchande [1]. Cela étant précisé, ceux qui sont le plus dépendants de cette reconnaissance relative à la socialité établie autour du banc finissent par tomber dans une sorte de piège : plus ils donnent de temps, plus ils veulent en donner pour marquer leur position si bien qu’ils s’aliènent eux-même, qu’il finissent par être possédés par cette envie d’en savoir toujours plus. De ce point de vue, les piliers, au nombre de cinq ou six, sont inscrits dans une logique de don agonistique qui n’est pas sans rappeler celle de ces chefs de tribus engagés dans des dépenses folles pour affirmer leur position dont parle M. Mauss dans son fameux Essai sur le don (1993, p. 200) : « Nulle part le prestige individuel d’un chef et le prestige de son clan ne sont plus liés à la dépense, et à l’exactitude à rendre usurairement les dons acceptés de façon à transformer en obligés ceux qui vous ont obligé. La consommation et la destruction y sont réellement sans bornes [...]. C’est à qui sera le plus riche et aussi le plus follement dépensier. » Au sein du petit monde du banc, c’est à qui sera le plus au courant de ce qui se passe autant au sein du supermarché qu’au sein de la commune. Alors qu’on pourrait s’attendre à ce que la reconnaissance soit liée ici à la valeur des achats effectués, il n’en est rien dans la mesure où l’argent apparaît comme un sujet de discussion tout à fait secondaire. Dans le hall d’entrée de l’hypermarché, on dépense autrement en consommant de son temps pour être reconnu et posséder cette « monnaie » d’échange qu’est l’information. Seul celui qui en sait le plus est en mesure d’obliger les autres à l’écouter : à recevoir et à donc à donner de leur temps pour apprendre les dernières nouvelles et prétendre faire partie de ce petit monde informel. La coexistence teintée de rivalité implicite dans et par le don de temps, arborant tous les attraits d’une « générosité polémique » (Tarot, 2003), n’est donc pas dissociable d’une volonté d’être reconnu positivement par autrui. C’est dire si à la générosité affichée des piliers (en matière de temps passé) se mêle bien souvent un désir d’affirmer un statut, entendons une importance sociale qui a besoin de susciter chez l’autre, de quelque manière que ce soit, une approbation.
Plus largement, celui ou celle qui s’investira le plus (en sociabilité, en temps, en intensité, en paroles, en commérages...) se verra « maître » de l’espace. Du moins sera-t-il perçu par ceux qui participent de cette forme de sociabilité comme « attaché » au lieu, comme s’y inscrivant plus fortement que d’autres. Maîtriser l’endroit, c’est reconnaître les passants et être reconnu par eux, c’est être « intégré dans le paysage », être en mesure d’échanger d’innombrables informations locales... et ainsi devenir « un de ceux qui va à l’hyper », et parmi ceux qui s’y rendent, devenir « celui qui en sait le plus » ou « qui détient le plus d’informations ». Loin d’être désintéressé, le don de temps s’avère donc être un moyen efficace de se construire une image de soi sous des auspices favorables. Autrement dit, dans cet univers social ayant pour seul repère physique un banc situé à l’entrée d’un hypermarché, la position de chacun n’existe dans une large mesure qu’en fonction du temps qu’il passe. C’est dire si à travers les dons de temps et donc de soi, c’est la hiérarchie qui s’établit : « Donner, écrit à ce propos M. Mauss (1993, p. 269-270), c’est manifester sa supériorité, être plus, plus haut, magister ; accepter sans rendre ou sans rendre plus, c’est se subordonner, devenir client et serviteur, devenir petit, choir plus bas (minister). » Le profit recherché par les « piliers du banc » n’est pas de nature économique mais bien d’ordre symbolique et identitaire. Parce que les « piliers » du petit monde du banc ne sont pas les plus riches et les mieux placés dans la hiérarchie sociale, parce qu’ils sont des « anciens » de l’usine et parfois des figures du monde ouvrier local, ils tentent de tirer parti de leur position privilégiée dans ce petit monde pour imaginer et concrétiser, dans la mesure du possible, une supériorité sociale, un certain prestige. Observer les gens du banc à travers les lunettes du don oblige à constater combien les individus ne peuvent se réduire à des êtres animés par le seul souci de maximiser leurs avoirs. C’est bien plus de leur être dont il est question, de leur sentiment vis-à-vis d’eux-mêmes, de leur autodéfinition, de leur envie d’exister et de s’éprouver dans un rapport positif à soi, ce qui suppose nécessairement d’être reconnu par autrui, la seule instance qui puisse faire accéder à l’existence symbolique et qui est en mesure d’apporter des réponses à la question qui subordonne toutes les autres : la question du sens.

Donner de son temps pour faire exister le groupe

Mais parce qu’il n’est pas facile et possible de donner de son temps avec la même intensité durant de nombreuses années (maladie, décès, aléas existentiels, contraintes familiales...), aucune personne ne s’impose véritablement dans le petit monde du banc – ou alors cela se produit de manière très ponctuelle. Nous avons pu remarquer que durant nos trois années d’observation, les individus se sont succédé sur le banc. Par exemple, nous n’avons plus vu Bernard et Jeannette qui faisaient pourtant partie des piliers lors de notre premier passage sur le terrain. En lieu et place de ces derniers, nous retrouvons aujourd’hui Yves (70 ans, célibataire, retraité, ancien ouvrier d’une carrière d’extraction) et les deux sœurs, Berthe et Colette (Respectivement 70 et 78 ans environ, veuves célibataires, femmes au foyer) qui nous étaient alors inconnus et qui sont aujourd’hui des figures incontournables, à l’image de Madame Fost (79 ans, veuve célibataire, femme au foyer) qui, elle en revanche, a toujours été présente lors de nos périodes d’observation et qui est devenue progressivement un pilier au cours de notre observation.
Au regard même de cette vulnérabilité inhérente à une telle forme d’être ensemble, il apparaît que le temps passé, que le don de soi, ne vise pas seulement à s’assurer de la reconnaissance. Il est également destiné à entretenir cette forme de sociabilité très vulnérable du fait qu’elle n’existe qu’autant que des personnes se rendent sur le banc pour discuter et partager un moment. En effet, aucun cadre formel ne permet, sinon de figer dans un « moule » (comme l’écrivait Durkheim), tout du moins de stabiliser cet ordre social hyperlocalisé. Cette forme de vie sociale ne tient qu’à travers le concours de ceux qui veulent la faire exister : elle ne peut exister en dehors des volontés individuelles. A cet égard, le désarroi ressenti et exprimé par certaines personnes (qui n’étaient pas des piliers) lorsqu’elles se sont retrouvées seules sur le banc en dit long sur la fragilité inhérente à une telle forme de lien social. Les piliers, quant à eux, sont d’autant plus reconnus qu’ils sont les garants de ce cercle au sein duquel se constitue envers et contre tout une socialité primaire où chacun est reconnu personnellement. Dans cet empire d’objectivité qu’est le supermarché où la figure abstraite, anonyme et impersonnelle du client semble devoir nécessairement s’imposer, les gens du banc inventent et réinventent sans cesse un petit monde à eux, une sorte d’espace de rémission [2] où il est question de se sentir exister à travers des relations étrangères à toute transaction marchande.
La vulnérabilité est ici d’autant plus forte que l’appropriation de l’espace se fait en dehors de toute reconnaissance institutionnelle et ne débouche jamais sur l’établissement de frontières privatives. En effet, les « clients » peuvent venir s’asseoir sur le banc et venir ainsi perturber l’ordre local fondé sur l’attribution quasi secrète des places aux « habitués » [3]. Les clients n’ont pas conscience de cette relative privatisation de l’espace ainsi que du dérangement qu’ils peuvent occasionner en s’asseyant sur le banc ou en stationnant dans le hall alors que le petit monde du banc a pris possession du lieu. C’est que cet espace semi-public demeure par définition accessible à tous  ; il reste un lieu de passage où les clients sont susceptibles de s’arrêter pour quelques minutes de repos après avoir erré dans les rayons à la recherche des produits qu’ils sont venus acheter. En outre, il y a des « trous » durant la journée dès lors qu’aucun membre attitré du petit monde du banc n’est présent. Ces moments où l’ordre social organisé autour du banc n’existe plus rappellent à quel point le banc peut retrouver intempestivement sa radicale impersonnalité et, partant, sa fonction originelle de simple pause. En d’autres termes, ce qui se joue dans le hall d’entrée de l’hypermarché, c’est une tension parfois vivement ressentie parmi les personnes observées entre deux manières d’appréhender le banc : d’un côté une appréhension affective pour ceux qui en ont fait le support d’une forme de sociabilité ; de l’autre une appréhension fonctionnelle pour tous les clients qui n’y voient qu’un banc et rien de plus.
Afin de réduire la vulnérabilité de leur petit monde informel et de s’assurer une certaine légitimité aux yeux de tous, y compris des responsables du magasin, les habitués du banc ont tout intérêt à ce que leur présence ne pose pas de problème et à ne jamais fermer leur cercle. Intuitivement, ils ont compris combien leur petit univers exigeait une grande ouverture, un renouvellement des effectifs pour continuer à exister, à occuper un espace des plus incertains. En outre, beaucoup viennent y pour voir des connaissances, d’où l’inscription de tous dans un registre de sociabilité d’ouverture destinée à assurer une permanence du lien social à l’origine de leur petit monde impromptu. Aussi, quand le banc est très animé et que « les places sont chères », beaucoup de sujets de conversation sont destinés à entretenir le lien social qui demande toujours à être réactualisé en raison de l’absence de tout cadre formel. Comme l’a montré G. Simmel (1980), dans de telles situations, les éléments proposés à la discussion le sont non pas par intérêt pour leur contenu mais en raison de leur intérêt pour la sociabilité. Parler du temps qu’il fait, de la montée des prix, des rhumatismes qui viennent trop tôt, de la mort face à laquelle nous sommes tous égaux, de l’éveil de plus en plus précoce des enfants, sont autant d’énoncés dont le contenu importe peu en réalité mais est susceptible d’être commun à tous. Une tension entre des énoncés de forme dépourvus de signification hiérarchique et des énoncés de contenu vecteurs d’un positionnement identitaire émaille ainsi la sociabilité de ce petit monde. Tantôt il s’agit de parler de tout et de rien pour établir une relation de sociabilité avec de multiples individus plus ou moins connus, tantôt il est question de se livrer davantage, de donner son avis et de marquer son engagement dans la vie du groupe.
Ainsi, force est de constater que même si les acteurs centraux de ce petit théâtre social ayant pour centre un banc sont engagés, nous l’avons vu, dans une logique de don agonistique, il n’en reste pas moins que tous ceux et toutes celles qui se réunissent autour du banc ne sont pas toujours en compétition pour être « celui qui est le plus à l’hyper » ou « celui qui maîtrise le hall d’entrée », dans la mesure où les piliers doivent être solidaires et s’ouvrir à l’autre s’ils veulent garantir l’existence même de leur petit monde et s’assurer ainsi une certaine maîtrise de leur espace. De ce point de vue, les relations qui se nouent et s’entretiennent autour du banc se font sur la base d’une relation où les dons sont alors de nature participative et non plus agonistique (Papilloud, 2008). Autrement dit, le simple fait de prendre part aux échanges de paroles et au partage de l’espace (car tout individu prend bien une place physique) constitue un engagement dans la relation qu’il faut honorer. La continuité de la scène ne dépend que de l’investissement personnel. L’essentiel est que la réciprocité puisse s’établir. L’individu qui ne peut « rendre » de la relation sera ostracisé, exclu ou sommé de se conformer à l’esprit du banc.

Donner de son temps pour être reconnu comme une personne

Les échanges articulés autour du don ont ceci d’intéressant qu’ils ont une charge identitaire significative en personnalisant les relations. Les personnes que nous avons rencontrées viennent à l’hypermarché chargées d’une histoire personnelle, d’une épaisseur biographique et sont intégrées dans un arbre généalogique collectif où l’histoire de l’un finit presque toujours par rencontrer l’histoire de l’autre.
La personnalisation des relations se donne à voir, entre autres, à travers l’usage récurrent et banalisé des surnoms. C’est le cas par exemple pour Roger (70 ans, célibataire, retraité, ancien ouvrier en menuiserie) que Berthe et Colette appellent « Grand-père », ou encore de Madame Fost que beaucoup surnomment « Dédée ». Les surnoms en disent long sur le fait que les gens ne sont pas ici, autour du banc, dissociés de leur singularité et de leur identité sociale locale. La connaissance des surnoms est largement partagée parmi les habitués qui laissent à la discrétion des autres personnes désireuses d’intégrer le groupe de chercher à savoir de qui on parle quand sont évoqués tel ou tel surnom. Se réunir autour du banc est ainsi une occasion privilégiée de perpétuer une sorte de savoir local structuré autour de personnages apprivoisés. Parallèlement, les surnoms donnent forme à un petit théâtre social constitué de figures familières. C’est une façon de domestiquer et de maîtriser son environnement, d’en connaître les secrets partagés. Celui qui est à l’origine d’un surnom, ou qui en connaît la généalogie, est dépositaire d’un morceau d’histoire groupale. Ce savoir partagé sert aussi de support de distinction par rapport à ceux extérieurs au groupe et à la vie locale, typiquement de jeunes ménages non originaires de la ville qui viennent d’acquérir un pavillon dans les alentours. Les habitués du banc ne feront l’effort de traduire leur savoir indigène qu’à partir du moment où la personne qui se rend autour du banc montre sa bonne volonté d’intégrer leur cercle et de ne pas remettre en cause l’ordre social ainsi établi.
On peut parler ici d’ordre social car les rituels de politesse sont de mise et structurants. Tous ceux qui se retrouvent autour du banc se saluent quand bien même ils ne se connaissent pas, ce qui contraste bien évidemment avec ce qui se passe ailleurs dans l’hypermarché où il n’est pas question de se saluer si l’on ne se connaît pas. Autour du banc, il est normal de se serrer la main. Les hommes et les femmes se font la bise uniquement lorsqu’ils se connaissent bien ou lorsqu’ils entretiennent des relations depuis longtemps qui ne se réduisent pas forcément au petit monde du banc. Voici par exemple ce que Christian (65 ans, célibataire, retraité, ancien ouvrier métallurgiste) précisera à ce sujet : « Elle, elle me connait depuis toujours aussi, elle a toujours habité là. C’est plus que des connaissances parce que je les connais depuis toujours hein, on se tutoie, on se... » Et Christian peut ajouter : « C’est des connaissances oui, parfois de longue date... de l’usine ou du football ». Parallèlement aux poignées de mains, les sourires complices et les échanges furtifs de paroles sont monnaie courante. Quant aux signes de tête, ils sont réservés aux personnes qui ne franchiront pas le seuil symbolique de ce petit monde pour rester à distance. A ce propos, les caddies forment le cas échéant une sorte de seuil pour délimiter l’emprise territoriale des « gens du banc », seuil qu’il n’est pas aisé de franchir lorsque l’on ne connaît personne au sein de ce petit monde.
Les regards, les saluts, les sourires ou encore les signes de tête représentent autant de symboles qui traduisent quelquechose de la personnalité des individus présents ainsi que des relations dans lesquelles ils s’engagent personnellement. Les symboles partagés autour du banc révèlent la nécessaire présence du collectif au coeur de relations interpersonnelles. Ces symboles donnent du sens à l’expression d’autrui : à son rire, à son sourire, à sa tristesse, à sa joie, et plus largement à sa « face » (Mauss, 1993, p. 206). Autrement dit, le sens de ce qu’exprime l’individu n’est pas dans l’individu lui-même : il se situe dans les symboles qui le relie aux autres. Pour qu’un sentiment soit exprimé et ressenti, il doit relever d’une façon ou d’une autre d’un répertoire symbolique. C’est dire s’il n’existe pas de nature des gestes, des émotions, des rires, des faciès. Ici, les symboles sont d’autant plus vecteurs de compréhension intersubjective qu’ils s’inscrivent dans une verticalité socio-historique, dans un passé commun, pour ne pas dire communautaire. Le savoir symbolique circule au gré des relations engagées et enseigne de façon réciproque à chacun le vécu de l’autre, les vicissitudes qui affectent les existences singulières. Les gens du banc se comprennent parce qu’ils s’inscrivent dans un même répertoire culturel de significations, de valeurs, de vocabulaire et de ritualités.
C’est grâce à ces symboles que la personne peut exister et être accessible à l’autre dans son « intégrité morale, sociale, mentale et, surtout, corporelle et matérielle » (Mauss, 1993, p. 303). En d’autres termes, autour du banc, la personne tend à être totalisée, non pas au sens d’Emmanuel Lévinas (1982), c’est-à-dire catégorisée (et déshumanisée) à ce point qu’elle est réduite à un seul trait identitaire, mais bien au sens de Mauss dans la mesure où la personnalité est appréhendée à travers la diversité de ses traits caractéristiques, de ses supports identitaires ; à partir de son passé et de son présent, de ses valeurs, de ses souffrances et de ses joies. Pour autant, ici comme ailleurs, les personnalités ne sont pas transparentes : la totalité de l’espace de sens subjectif ne se donne jamais à voir en tant que telle, que ce soit aux yeux d’autrui ou à ses propres yeux. Mais à tout moment, autour du banc, la personnalité de chacun, surtout des pilliers, est susceptible d’être réhabilitée dans son épaisseur biographique (« C’est la fille de chez Martin, vous savez la maison qui se situe... »), dans ses mérites (« Il a toujours le moral alors qu’il a été malade »), dans ses souffrances (« Elle n’a pas eu une vile facile, vous savez ») ou encore dans sa condition de mortel (« Elle a été très malade, elle s’en est sortie finalement »), etc. Ainsi en va-t-il ici où chacun est engagé dans un régime de reconnaissance plus ou moins personnalisée, régime qui contraste nettement avec celui de nature catégorielle qui a cours dans n’importe quel supermarché et qui tente de réduire toute personne à un « client ». Les habitués du banc sont à la fois sentiment et raison, tristesse et joie, souffrance et bien-être, et même « corps et âme » (Mauss, 1969, p. 212) étant donné que leur matérialité corporelle socialement signifiée participe pleinement de cette atmosphère rassurante parce que symboliquement consolidée.

Conclusion

Ce qui se passe dans le hall d’entrée de l’hypermarché révèle combien dans cette commune périurbaine marquée par un passé industriel, des personnes âgées issues des catégories populaires et parfois engagées dans un processus de « déprise » (Caradec, 2005) trouvent des prises de sociabilité au cœur de l’espace commun. Les gens du banc ne sont pas plus des « clients » que des « passants » (Joseph, 1984) censés organiser leurs relations aux autres à partir de règles de coexistence ou encore de logiques sociales destinées à préserver l’autre en cas d’impairs. L’espace semi-public qu’est le hall de l’hypermarché n’est pas seulement habité pas des citadins « sans qualité », sans gravité, désengagés de la vie sociale. Le banc est bel et bien un lieu de qualité pour les personnes qui y trouvent une façon d’être reconnus en tant que personne, entendons en tant que synthèse de multiples supports de sens (Marchal, 2009).
Ainsi en est-il au sein de ce supermarché où un ordre social personnalisé et micro-localisé a pris forme au milieu de produits de consommation incarnant la mondialisation économique, le global, la vitesse, le bruit, la création publicitaire et technique (informatique, hi-fi...). La présence récurrente de personnes de plus de 60 ans porteurs d’une mémoire locale ouvrière sur le banc montre de quelle façon l’espace public d’un hypermarché tend à se privatiser momentanément autour de manières d’agir, de penser et de sentir. Ici, autour du banc, l’économique est mis en demeure ; le règne de l’argent incarné par les innombrables caisses qui ne cessent d’encaisser est dénié. Au cœur de cet hypermarché, incarnation de l’institution marchande paradigmatique de notre société s’il en est, des personnes de plus de 60 ans d’origine sociale modeste se rejoignent pour partager un moment sur un banc, lequel devient alors le support d’une socialité primaire, d’un micro-univers de sens structuré autour de logiques sociales qui prennent à n’en pas douter le contre-pied de ce pourquoi précisément l’hypermarché a été construit. C’est dire si les personnes que nous avons observées nous rappellent combien dans un hypermarché où tout est pourtant agencé en vue d’une seule fin, celle de consommer, les conduites individuelles peuvent diverger des attentes institutionnellement orchestrées. C’est dire, sur un plan plus fondamental, si la société n’est pas encore diluée dans une logique marchande généralisée et si la vie sociale ne découle en aucune façon, dans un supermarché comme ailleurs, d’un penchant naturel ou instinctif de l’être humain pour la logique marchande et la recherche de son seul intérêt économique. Si tel était le cas, alors comment expliquer que le don s’invite à l’hypermarché ?

Bibliographie :

Baudrillard J. (1980), « La fin de la modernité ou l’ère de la simulation », Encyclopédia Universalis, vol. 17, Symposium, pp. 8-10.
Callon M. (1986), « Eléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc », L’Année sociologique, n° 36, pp. 169-208.
Caradec V. (2005), Sociologie de la vieillesse et du vieillissement, Paris, Armand Colin.
Chanial P. (2008) (dir.), La société vue du don. Manuel de sociologie anti-utilitariste appliquée, Paris, La Découverte.
Joseph I. (1984), Le passant considérable, Paris, Librairie des Méridiens.
Lévinas E., 1982, Ethique et infini, Paris, Fayard/Radio France (entretien avec P. Nemo).
Papilloud C. (2008), Le don de relation, Paris, L’Harmattan.
Marchal H. (2009), « L’identité du citadin », in Stébé J.-M., Marchal H. (dir.), Traité sur la ville,
Paris, PUF, pp. 399-460
Mauss M. (1969), Oeuvres, tome 3, Paris, Ed. de Minuit.
Mauss M. (1993), Sociologie et anthropologie, Paris, PUF.
Simmel G. (1980), « Sociologie de la sociabilité », Urbi, III, pp. 109-114.
Tarot C. (2003), Sociologie et anthropologie de Marcel Mauss, Paris, La Découverte.


Marchal Hervé
Maître de conférences en sociologie
Nancy Université - Université de Nancy 2
2L2S
Tel : 06 16 48 06 47
herve.marchal@univ-nancy2.fr

Besozzi Thibaut
Etudiant en Master 2 de sociologie
Nancy Université - Université de Nancy 2
2L2S

// Article publié le 27 janvier 2011 Pour citer cet article : Hervé Marchal et Thibault Besozzi , « Le don s’invite à l’hypermarché », Revue du MAUSS permanente, 27 janvier 2011 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Le-don-s-invite-a-l-hypermarche
Notes

[1En ce qui concerne les responsables de l’hypermarché que nous avons rencontrés, ils considèrent les habitués du banc comme des « clients peu rentables » mais pas gênants pour son bon fonctionnement.

[2Le mot prend tout son sens au regard de la solitude, de la maladie et même de la mort qui font partie du quotidien de nombreuses personnes venant discuter et partager un moment autour du banc.

[3Les habitués représentent un groupe plus large que les « piliers » lesquels en font partie bien évidemment.

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