Le corps chez Goffman

Quel statut du corps dans la réalité sociale ; quelle réalité sociale au-delà du corps ?

Nos corps parlent. Nous sommes obligés de « faire avec » plus ou moins spontanément dans nos relations de « face à face ». Sylvain Pasquier examine avec Goffman toutes les dimensions de la corporéité de nos relations sociales.

Existe-t-il une sociologie du corps chez Goffman ? La question renvoie chez cet auteur, comme chez d’autres, à celle de la place du corps dans la réalité sociale mais, plus profondément, à la nature même de cette réalité sociale et des modalités à partir desquelles on peut s’en saisir. Ainsi, du corps dans le modèle interactionniste des relations de face-à-face que nous propose Goffman, on pourrait dire qu’il est omniprésent mais que sa présence doit être masquée ; il est toujours déjà-là comme donné originaire mais le social n’existe qu’à rendre cette présence fantomatique s’exposant aussi de cette façon à la menace que représente ce revenant. Le corps n’est pas en lui-même une réalité sociale mais sa présence au cœur de cette réalité impose qu’il y soit repris sous une modalité qui puisse articuler et exprimer le sens de sa présence. Il s’impose comme contrainte première de toute vie en société et est immédiatement requis comme ressource pour répondre à cette contrainte.

Il n’y a donc pas de sociologie du corps chez Goffman que l’on pourrait désigner comme le développement spécialisé d’une microsociologie applicable à un objet particulier. Même si certains passages développent l’analyse de la place du corps dans diverses interactions, son importance est celle qu’il a vis-à-vis de la constitution de la réalité sociale dans le processus interactionnel. L’ambivalence de la perspective goffmanienne sur le corps consiste justement dans un point de vue qui, s’élaborant sociologiquement, n’appréhende le corps que dans la façon dont il peut émerger socialement, c’est-à-dire dans sa visibilité. Le corps présent au cœur des interactions ne se voit donc reconnu qu’à travers la façon dont il y apparaît.

Mais, si cela relativise son importance, cela ne la diminue en rien. Le corps reste un enjeu fondamental de l’organisation de la vie sociale. L’intérêt particulier est de voir maintenu, implicitement parfois, cet arrière plan d’une réalité corporelle qui n’est jamais, sans doute, pleinement socialisable, et qui risque, à tout moment, d’échapper au contrôle. Cette persistance du corps physique est certainement la manifestation la plus significative d’une conception opposée à toute forme d’organicisme, ou à toute idéalisation, qui en reniant au social son ancrage physique, mobilise l’image du corps pour en exprimer une cohérence hypothétiquement pré-établie. Goffman développe, au contraire, une approche relativiste et pragmatique qui toujours s’attache à rappeler sa force expressive. Son originalité sociologique est de nous donner les outils d’analyse qui permettent d’évaluer le poids du corps au sein de nos relations : le support d’informations qu’il représente mais aussi les problèmes qu’il pose ; la vulnérabilité dont il est la source ou la cible ; les différentes dominations qu’il peut subir tout en leur donnant sens ; le rapport ambigu, enfin, que la personne doit nouer avec lui pour se faire accepter socialement et pouvoir se le voir attribuer comme sien.

L’originalité de Goffman

L’importance du corps dans la sociologie de Goffman est sans doute l’élément qui permet de comprendre l’originalité que représente sa focalisation sur les interactions de face à face. Né au Canada en 1922, il a poursuivi l’essentiel de ses études à Chicago à une époque où y enseignaient les héritiers de l’École de Chicago (Wirth ; Blumer ; Hughes) à l’origine de l’Interactionnisme Symbolique. Les présentations du panorama sociologique américain général le place donc dans cette mouvance, pour le distinguer d’autres courants tels que le fonctionnalisme. Sa démarche est aussi couramment rapprochée de celle de l’ethnométhodologie, ou de l’analyse conversationnelle, qu’il a fortement influencées et qui partagent avec lui un même intérêt pour une approche de la réalité sociale en situation [1].

Goffman, plus que tout autre représentant de la sociologie américaine, ne se prête pas à un jeu de classification ou d’étiquetage, qu’il a toujours malignement déjoué. Ainsi, la filiation qu’il rejette avec l’interactionnisme symbolique ou l’air de famille avec l’ethnométhodologie nous invitent à montrer comment le corps vient s’interposer pour le démarquer de ces approches. Du premier, car la sociologie interprétative qui s’en dégage en s’en tenant à une réalité sociale faite tout entière de significations qui se construisent en situation, abandonne littéralement le corps. De la seconde, qui mieux que Goffman, démontre le caractère d’accomplissement pratique des faits sociaux dans les situations, car elle dénie la contrainte sociale liée à la présence des corps pour ne retenir des acteurs (ou des membres) que leurs seules compétences à accomplir, de façon purement émergente, l’organisation sociale de toute situation. De telles compétences « naturelles » ne sont certes jamais complètement désincarnées. De même que chez Goffman, l’ordre social compris comme accomplissement ne peut exister qu’à s’exhiber. Mais, si pour les deux approches « la vie sociale est une scène » (Quéré, 1989), la contrainte corporelle à laquelle semble répondre la mise en scène chez Goffman disparaît des comptes rendus des accomplissements ethnométhodologiques. La dimension de la contrainte qui rapproche Goffman de Durkheim, bien que chez ce dernier elle ne s’enracine pas dans les corps, est la cognée qui vient creuser sa différence avec l’ethnométhodologie et renforcer l’écart avec l’interactionnisme symbolique. C’est, en effet, le point à partir duquel se construit à propos de l’ordre social de l’interaction une conception expressive et normative.

L’attention portée aux corps rapproche certainement l’interactionniste américain de l’interactionniste allemand, Georg Simmel, dont l’influence est patente. Elle est d’ailleurs revendiquée dès sa thèse dans une citation où le thème du corps est le support d’un manifeste sociologique ou interactionniste (P.Manning, 1992, p.20) :

« C’est se conformer superficiellement au langage usuel — il est vrai, suffisant pour la pratique extérieure— que de réserver le terme de société aux actions réciproques durables, particulièrement à celles qui se sont objectivées dans des figures uniformes caractérisables, tels l’État, la famille, les corporations, les églises, les classes, les groupes d’intérêts, etc. Outre ces exemples, il existe un nombre infini de formes de relations et de sortes d’actions réciproques entre les hommes, de médiocre importance, et parfois même futiles si on considère les cas particuliers, qui contribuent cependant à constituer la société telle que nous la connaissons, en tant qu’elles se glissent sous les formes sociales plus vastes et pour ainsi dire officielles. Cette limitation n’est pas sans analogie avec les sciences d’autrefois qui s’occupaient de l’intérieur du corps humain et qui se bornaient à étudier les organes importants et bien circonscrits comme le cœur, le foie, les poumons, l’estomac etc., mais négligeaient les innombrables tissus qui n’avaient pas de nom vulgaire ou n’étaient pas connus, sans lesquels pourtant les organes les plus connus n’auraient jamais pu constituer un corps vivant » (Simmel, 1981, p.89).

Simmel peut bien apparaître, en effet comme le précurseur de celui qui allait focaliser son attention sur les interactions de face à face négligées par ailleurs. Cet intérêt commun les conduit l’un et l’autre à se saisir de la réalité sociale comme d’une réalité vivante et continue qui se développe au quotidien dans nos activités et nos rencontres ordinaires. Focalisé sur l’interaction ou l’action réciproque, le regard sociologique repère aussi le rôle des émotions et des différents sens. C’est ainsi que Simmel peut, en plus d’être souvent cité, apparaître comme le seul maître sous la dictée duquel Goffman peut laisser aller sa propre écriture :

« La compétence sociale de l’œil est énorme et l’accord de ses utilisateurs impressionnant, deux facteurs que le chercheur peut exploiter. Grâce à eux, en effet, la possibilité lui est ouverte d’envisager clairement des figures comportementales qu’un talent littéraire insuffisant ne lui permettrait pas d’évoquer au moyen des seuls mots. Ceux-ci, n’ayant plus à restituer la totalité du problème, peuvent alors se limiter à diriger le regard vers ce qu’il faut voir. » (1988, p.153).

Le propos semble s’inscrire dans une continuité édifiante avec la sociologie des sens de Simmel qui définissait déjà l’œil comme organe sociologique. Cependant, cette continuité a ses limites. Premièrement, il n’y a justement pas à proprement parler de sociologie des sens chez Goffman. De fait, comme la citation ci-dessus le sous-tend, l’importance donnée aux sens s’affermit chez Goffman dans une théorie des cadres de perception à travers lesquels la réalité sociale se construit et se livre à la compréhension de chacun. Si les sens ont une importance respective, c’est que chacun d’eux incarne une perspective importante empiriquement et donc, sociologiquement [2], que la formalisation langagière ordinaire ou scientifique ne saurait jamais épuiser. Ensuite, la plus grande importance accordée finalement par Goffman au corps concret semble devoir lui interdire toute conception organiciste de la société, fût-elle analogique, telle qu’elle apparaît à diverses reprises chez Simmel —et plus particulièrement dans le texte présenté— ou encore telle qu’on peut la retrouver chez différents auteurs de l’École de Chicago, qui partagent avec Goffman l’influence du sociologue allemand en plus de la revendication d’un point de vue naturaliste. L’analogie organiciste qui apparaît parfois chez le sociologue allemand renvoie à une sociologie fondée sur un paradigme kantien de la « représentation » qui perd toute dimension idéaliste dans la microsociologie de Goffman y compris quand elle développe la métaphore dramaturgique [3]. La réalité du corps en situation chez Goffman semble lui interdire de le mobiliser fût-ce métaphoriquement. Elle le départit de toute vision totalisante du social s’incarnant, notamment, dans une représentation organiciste de son unité.

La co-présence corporelle

La réalité du corps en situation est, sans en être pleinement constitutive, à l’origine du déploiement de la réalité sociale. Que s’agit-il avant tout d’ordonner en situation, si ce n’est le fait premier, la contrainte naturelle de la co-présence corporelle ? L’ordre social goffmanien est un ordre extérieur et contraignant, comme chez Durkheim, mais cette contrainte ne s’origine pas dans un arbitraire culturel et social : elle renvoie à la condition humaine naturelle qui fait des hommes des animaux sociaux qui répondent à cette contrainte. Celle-ci n’est d’ailleurs pas traitée dans les termes évolutionnistes d’une adaptation de l’espèce, mais dans ceux d’arrangements temporaires propres à chaque situation. Une telle contrainte naturelle ne renvoie pas à des éléments internes génétiques, instinctifs ou psychologiques ni même liés à l’intériorisation individuelle de normes sociales collectives, mais s’exprime dans l’espace de perception mutuelle des corps en présence les uns des autres.

« Les groupes sociaux formés d’animaux — bandes, troupeaux, hardes ou volées — ont ce trait particulier que les membres de chaque groupe restent dans le champ d’une perception mutuelle. Ainsi, presque toute l’activité est située socialement ; la vie sociale et la vie publique sont coextensives » (1973b, p.18)

L’ordre social est motivé par cette nécessité première d’une organisation territoriale des corps en situation. Ce fait fondamental explique que la sociologie de Goffman ne peut jamais être qu’une micro-sociologie se limitant à « l’ordre de l’interaction » dont il revendique l’étude comme celle d’un « domaine autonome de plein droit » (1983, p.191). L’ordre social émerge donc dans chacune des interactions comme résolution d’un problème, qui fait de la coordination des activités des interactants la réponse pratique à la menace sous-jacente du désordre et, en fait, de la violence. Le problème sociologique qui se trouve ainsi traité est donc des plus classiques et renvoie davantage sur le fond à Durkheim ou à Parsons qu’à une tradition interactionniste [4]. Cependant, transposé au niveau de l’interaction, la problématique en devient toute naturaliste et pragmatique. L’ordre social est un ordre organisationnel par nature et, partant, il apparaît tout à la fois comme nécessaire et problématique, contraignant et indéterminé. Chaque interaction peut apparaître comme « une scène primitive » où il est amené à se construire sans jamais trouver sa fondation définitive. Le problème naturel affleure dans chacun des échafaudages dressés par les acteurs pour se préserver personnellement et collectivement de sa menace en s’efforçant de la masquer.

La définition de l’interaction vient nous montrer comment, d’une façon générale, un tel ordre peut se construire sur la base de cette co-présence :

« Par interaction (c’est-à-dire l’interaction de face à face), on entend à peu près l’influence réciproque que les partenaires exercent sur leurs actions respectives lorsqu’ils sont en présence physique immédiate les uns des autres » (1973a, p.23)

Dans ce champ de perception mutuelle qui définit fondamentalement chacune des situations, chaque personne subit d’emblée une « contrainte d’exposition » qui se traduit par une obligation d’expression. L’ordonnancement des interactions repose sur cet ensemble d’indices, de signes, d’informations que le corps de chacun ne peut pas ne pas livrer aux autres lorsqu’il est en leur présence. « L’influence réciproque » des différents partenaires tient donc à cet ajustement des actions permis par l’interprétation des éléments ainsi livrés qui doivent participer à construire une définition cohérente de la situation.

« Ce sont les situations sociales qui fournissent le théâtre naturel dans lequel toutes les démonstrations corporelles sont jouées et dans lequel toutes les démonstrations corporelles sont lues » (1983, p.196).

La métaphore dramaturgique peut venir nous montrer comment, en jouant sur les corps individuels, elle leur impose de construire l’ordre dans lequel ils doivent s’engager pour pouvoir y trouver une place. Dès lors, le jeu des ajustements interactionnels ne peut jamais se réduire à un simple jeu d’informations dont la compréhension pourrait être saisie sous la forme d’un système de communication. La contrainte corporelle implique en effet une contrainte d’exposition qui se redouble d’une obligation d’expression : être en présence des autres, c’est être contraint de leur apparaître et donc de leur livrer, de fait, des informations sur nous-même.

« Vie sociale et vie publique sont coextensives », essayons de cerner plus précisément les perspectives de recherche que Goffman lui-même en a tirée pour l’étude de l’interaction et de l’ordre social. Son raisonnement de base apparaît le suivant :
a) Ce qui est constitutif de l’interaction de face-à-face, c’est la co-présence corporelle, le corps-à-corps : l’ajustement réciproque des comportements, l’accomplissement des activités dans le champ d’une perception mutuelle passent par la gestion de ce corps-à-corps, c’est-à-dire par l’ordonnancement d’une situation sociale. Il y a situation sociale, pour Goffman, dès que des individus « sont physiquement en présence de la réponse de l’un et de l’autre ».
b) Cette co-présence corporelle est, somme toute, une affaire délicate à gérer et à ordonner. Pourquoi ? D’abord parce qu’il s’agit de déchiffrer les indications livrées par les corps et de s’en servir pour assurer la régulation de l’interaction. Ensuite parce que ces corps qui sont en présence l’un de l’autre sont des surfaces sur lesquelles vient s’inscrire une autre réalité : celle des personnes, c’est-à-dire celle des définitions de soi et des autres.
c) Par conséquent, le caractère public de la vie sociale consiste en deux phénomènes : d’une part, l’utilisation de ce qui peut se lire sur les corps et sur leur positionnement réciproque pour organiser une rencontre, ordonner un contact, instaurer une relation ; d’autre part, le fait que ce qui peut être perçu dans le champ d’une perception mutuelle consiste non pas en gestes ou en mouvements corporels « sans plus », mais en symboles signifiants, et cela en un double sens : ils ont une signification conventionnelle ; et ils expriment un autre ordre, qui n’accède à la visibilité que par leur médiation. Cet autre ordre est celui des « objets à valeur ultime » que sont les personnes. C’est pourquoi gérer une co-présence corporelle suppose à la fois de positionner les corps les uns par rapport aux autres en fonction de règles conventionnelles, et d’atténuer la confrontation d’entités d’autant plus vulnérables et susceptibles qu’elles se déterminent réciproquement ».
(Louis Quéré, 1989, p.56-57).

Le dialecte corporel

Partant, il est loisible de comprendre l’importance du dialecte corporel. L’organisation de la co-présence personnelle en situation repose en effet sur l’interprétation des signes que les corps en présence des uns des autres se livrent les uns aux autres. On peut aller jusqu’à dire que dans le cadre de la microsociologie des interactions de face à face, toute expression, fût-elle la plus sophistiquée, reste incarnée : les mots portés par la parole sont articulés par la voix et soutenus par des gestes ; toute impression perçue retient aussi, en dernière instance, comme critère de vraisemblance, la cohérence de l’expression corporelle avec la définition officielle de la situation que les personnes coopèrent à maintenir. L’introduction de Behavior in Public Places confirme ce point en délimitant le champ d’investigation de l’ouvrage :

Toute information livrée par un individu, qu’elle soit donnée par lui ou ressorte de lui, peut être incarnée (embodied) ou désincarnée (disembodied). Un froncement de sourcil, un mot prononcé, ou un coup sont des messages qu’un émetteur porte au moyen et au cours de son activité corporelle propre, la transmission n’ayant seulement lieu que durant que le temps où son corps est présent pour soutenir cette activité. Les messages désincarnés, tels que ceux que nous recevons par courrier et des dons envoyés, ou que ceux que les chasseurs voient dans la trace d’un animal éloigné au moment où ils la lisent, impliquent que l’organisme a arrêté d’informer. Cette étude traitera uniquement de l’information incarnée » (1963, p.14). [5]

L’importance du corps dans la sociologie de Goffman se rappelle ici à nous mais sous l’aspect du support incontournable de la communication dans l’interaction de face à face. Les corps ne sont pas seulement ce dont il nous faut organiser la présence dans la situation mais deviennent aussi l’équipement de base des acteurs en représentation. Dans cet écart se révèle la caractéristique réflexive de la réalité sociale dans son ensemble. À une réalité substantielle que nous serions enclins à considérer comme première se lie d’emblée une dimension symbolique qui vient la redoubler dans sa visibilité. La présentation des corps appelant une reconnaissance de signes interprétables en autant d’informations en fonction de conventions et de codes sociaux communs est toujours déjà une représentation sociale.

Ainsi, il ne faut pas se méprendre et voir dans une distinction entre langage corporel et langage verbal une opposition radicale qui verrait cette dimension symbolique se libérer exclusivement dans un monde humain qui s’ouvrirait uniquement avec la parole. La distinction entre « l’expression explicite » et « l’expression indirecte » est un premier élément qui vient nous montrer que la prévalence n’est pas celle que l’on pourrait croire. Le bon déroulement de la situation semble dépendre davantage de la seconde que de la première. L’information incarnée de l’expression indirecte n’est pas un « geste signifiant » moindre que celle, par définition plus contrôlable, des assertions verbales explicites (PS, p.14). Non seulement la première est le moyen pour l’interactant spectateur de vérifier la véracité de l’expression directe de l’interactant acteur, mais elle est aussi ce sur quoi semble véritablement reposer structurellement la définition de la situation qui doit organiser la disposition des corps sur l’espace qu’elle dessine. Dans Façons de parler, Goffman précise davantage sa position en insistant sur l’ancrage contextuel lié à la signification des « actes non linguistiques ».

L’extrait qui suit rappelle l’importance dans l’organisation microsociologique de ces informations portées par le corps. Elle renvoie principalement à l’importance de l’accès qu’offre la visibilité aux personnes en situation. Non seulement elle donne immédiatement grand nombre d’informations qui permettent un cadrage de l’interaction, et les informations passant par ce canal permettent tout autant de situer socialement l’acteur d’après les caractéristiques les plus générales que de se saisir de l’image qu’il revendique de lui-même dans le portrait présenté sur la scène de l’interaction. On peut ajouter que ces informations semblent devoir être livrées par ce canal pour fonder une sorte d’implicite d’arrière plan qui, tout en étant fortement présent et déterminant, n’en peut pas moins être tenu à distance des expressions explicites dans lesquelles est censée s’exprimer l’intention des acteurs.


E.Goffman, « Le dialecte corporel »,
Lorsque des individus se trouvent réunis en des circonstances qui n’exigent pas que des paroles soient échangées, ils s’engagent néanmoins, qu’ils le veuillent ou non, dans une certaine forme de communication. C’est que dans toute situation, une signification est assignée à divers éléments qui ne sont pas nécessairement attribués à des échanges verbaux : il faut entendre par là l’apparence physique et des actes personnels tels que l’habillement, le maintien, les mouvements et les attitudes, l’intensité de la voix, les gestes comme le salut ou les signes de la main, l’ornementation du visage et l’expression émotionnelle en général.
Dans chaque société, ces possibilités de communication sont codifiées. Si bon nombre des éléments utilisables peuvent demeurer négligés, il en est toujours au moins quelques uns qui sont susceptibles d’être pris en charge par des règles et se voir accorder une signification commune. A moitié conscient qu’un certain aspect de son comportement s’offre à la vue de tout son entourage, l’individu tend à se comporter en fonction du caractère public de sa conduite. En fait, il lui arrive d’utiliser certains actes comme des signes simplement parce qu’il peuvent être perçus par d’autres. Et même si les personnes présentes ne sont pas tout à fait conscientes de la communication qu’elles reçoivent, il n’en reste pas moins qu’elles ressentiront avec acuité quelque chose d’anormal si le message est inhabituel. Il existe donc un symbolisme corporel, un dialecte des attitudes et des gestes individuels, qui tend à susciter chez l’acteur ce qu’il suscite dans son entourage –l’entourage ne comprenant que les personnes qui se trouvent en sa présence immédiate et celles-là seulement.
Ces signes expressifs corporels sont aptes à traduire tout ce qu’un individu peut vouloir dire dans un énoncé verbal. Ils jouent ainsi un rôle dans l’interaction centrée, par exemple, autour d’une conversation. Cependant, la particularité d’un grand nombre de ces manifestations, lorsqu’on les considère comme des moyens de communication, c’est qu’on peut difficilement les affiner ou les dissimuler, si bien qu’elles tendent, à la limite, à devenir accessibles à tout un chacun aux alentours. De plus, alors que ces signes sont impropres à des messages discursifs prolongés, ils semblent parfaitement convenir, contrairement à la parole, à la transmission d’informations sur le statut social de l’acteur, sur l’image qu’il se fait de lui-même, de ses interlocuteurs ou du lieu. Ces signes sont donc à la base d’une interaction diffuse (unfocused interaction), même s’ils peuvent également jouer un rôle dans une interaction centrée (focused interaction).
Dans le domaine de l’interaction diffuse, aucun participant ne peut officiellement « prendre la parole » ; il n’y a pas de centre d’attraction officiel. Et même si un individu accorde à ce genre de conduite une attention toute spéciale, afin de faire bonne impression sur un de ceux qui se trouvent sur les lieux —ainsi la jeune fille qui a mis le parfum que son fiancé préfère—, une telle attitude sera présentée comme si elle était fondamentalement destinée à l’entourage tout entier.

Le dialecte corporel est, comme on a vu, un discours conventionnalisé [6] ; il est aussi, nous allons le voir, un discours normatif. C’est-à-dire qu’il existe, d’une manière caractéristique, une obligation de transmettre certaines informations en présence d’autrui, et une obligation de ne pas en transmettre d’autres, tout comme on attend de la part des gens qu’ils se montrent sous tel ou tel aspect. Il semble y avoir une entente sur la signification des comportements non seulement tels qu’ils sont vus, mais aussi tels qu’ils devraient être montrés.
Même si un individu peut s’arrêter de parler, il ne peut s’empêcher de communiquer par le langage du corps. Il peut parler à propos ou non. Il ne peut pas ne rien dire. Assez paradoxalement, la meilleure façon de donner un minimum d’information sur soi-même —bien que ce soit encore beaucoup—, c’est de s’ajuster et d’agir conformément aux attentes de son groupe social. (Le fait qu’il soit de cette façon possible de dissimuler des informations sur sa propre personne est un des motifs pour maintenir les convenances.) Il faut remarquer enfin que si, dans une société, personne n’est en mesure d’utiliser la totalité ou même la grande partie du langage expressif, chacun aura malgré tout une certaine connaissance du même vocabulaire de symboles corporels. En fait, la compréhension d’un dialecte corporel commun est une des raisons d’appeler un ensemble d’individus une société.


Engagement, La nouvelle communication, textes présentés et recueillis par Y.Winkin, Point/seuil, 1981.

Ce texte est extrait du chapitre III de 1963.

L’importance de ces développements sur le dialecte corporel ne doit pas nous faire oublier qu’ils ne se posent que comme conséquence de la problématique microsociologique générale de Goffman. Si son approche ne s’en tenait qu’à la reconnaissance d’un ensemble de signes véhiculés par le corps, elle ne consisterait qu’en une théorie de la communication réduisant la relation sociale à un simple échange d’informations entre individus. Elle ne saurait fonder ainsi aucune sociologie ou anthropologie. Un enjeu sociologique et un enjeu anthropologique gisent au sein de chacune des interactions et renvoient, d’une part, à une contrainte d’organisation qui ne peut trouver à se satisfaire que dans la confrontation des définitions que les personnes avancent à propos de la situation et d’elles-mêmes. C’est, au fond, ce à quoi se réfère Goffman lorsqu’il parle de symbolisme pour nous montrer comment les dimensions normatives et expressives de l’ordre social sont inextricablement liées.

Cette double dimension, normative parce que expressive, fait de la sociologie de Goffman autre chose qu’une simple sémiologie (D.mac Cannel). Le dialecte corporel n’est pas qu’un ensemble de signes se fondant dans un code culturel purement arbitraire. Il repose sur une contrainte naturelle fondamentale que le social vient satisfaire en la masquant. Le corps de chacun dès lors, parce qu’il demeure le référent de l’identification de la personne, est le lieu d’ancrage de ce symbolisme caractérisé par ce jeu de transpositions d’une contrainte naturelle donnant lieu à différentes mises en scène codifiées et régulées socialement. C’est donc aussi à partir de cet ancrage qu’il est loisible de rendre compte des structures de la vulnérabilité des personnes et de l’ordre social comme de l’envers fantomatique qui les accompagne dans leur constitution même. Le traitement de la vulnérabilité permet, en effet, d’analyser comment la nature normative de l’ordre de l’interaction s’explique par sa nature expressive qui renvoie, elle-même, à une obligation spontanée d’expression.

Vulnérabilité corporelle et vulnérabilité sociale

Toute sociologie s’articulant sur une problématique de l’ordre social est amenée à pointer sa fragilité [7]. Dans la microsociologie goffmanienne ce souci est porté à l’obsession, une obsession contenue mais qui affleure vivement juste en deçà des images que nous nous renvoyons les uns aux autres, et de l’organisation qui en émerge. La vulnérabilité relie dans chacune des situations l’ordre social à sa nature première et légitime ainsi son ordonnancement comme valeur naturelle (A.W.Rawls, 2002). Le corps est à l’intersection de la vulnérabilité naturelle et de la vulnérabilité sociale qui vient la redoubler. De façon paradoxale, il devient donc en situation à la fois le principal fauteur de trouble et la victime ultime du désordre.
La menace que fait peser le corps sur les interactions est liée à la difficulté à le maîtriser.

« Le corps humain est sans doute un des facteurs de perturbation du cours d’action capable de disloquer un cadre : on sort avec ses vêtements qu’on a oublié de boutonner ou qui ne sont pas convenables ; un invité se prend les pieds dans le tapis ; un enfant heurte un vase » (1991, p.340).

Cette menace latente est, avant tout, d’ordre éthologique. Parce que la gestion de leur co-présence est l’enjeu premier de toute situation, les atteintes au territoire sont celles qui nomment au premier chef le danger latent qui pèse sur elles et leurs participants. C’est ainsi que si on craint le corps, on craint par-dessus tout les atteintes physiques dont il devient la victime quand l’interaction échoue dans son entreprise de pacification. Elles peuvent paraître irréparables tant l’offense qu’elles représentent est manifeste et déjoue, par avance, toute tentative de sauver les apparences.

« Il reste qu’une fois placés dans la présence immédiate des autres, les individus se heurtent à des contraintes du territoire personnel. Par définition, nous ne pouvons participer à des situations sociales que si nous amenons nos corps et leurs accoutrements avec nous, et cet équipement est vulnérable vis-à-vis des objets que les autres amènent avec leur corps. Nous devenons vulnérables à l’assaut physique, à l’agression sexuelle, à l’enlèvement, au vol et à l’empêchement de nous mouvoir, que ce soit par l’usage non négocié de la force ou, plus communément par l’« échange coercitif »— ce marchandage tacite par lequel nous coopérons avec l’agresseur en échange de la promesse de ne pas subir un traitement aussi sévère que les circonstances le permettent. De façon analogue, en présence d’autrui, nous devenons vulnérables à ses paroles et gesticulations, qui peuvent pénétrer nos réserves psychiques, et aux ruptures de l’ordre de l ‘expression que nous attendons à voir maintenues en notre présence.
(...)
Il y a donc des possibilités et des risques inhérents à la co-présence corporelle. Comme ces éventualités sont très réelles, elles ont toute chance de donner partout naissance à des techniques de gestion sociale : et comme ce sont les mêmes éventualités qui sont ainsi gérées, on peut s’attendre à ce que l’ordre de l’interaction manifeste des éléments forts similaires à travers différentes sociétés. Je vous rappelle que c’est dans les situations sociales que ces possibilités et ces risques sont rencontrés qu’ils font voir leur effet initial. Et ce sont les situations sociales qui fournissent le théâtre naturel dans lequel toutes les démonstrations corporelles sont lues. »
(1983, p. 195-196).

Les menaces du corps et sur le corps engagent donc également une menace sur la « face », c’est-à-dire sur les valeurs sociales et la définition que les acteurs proposent d’eux-mêmes dans leurs engagements situationnels. Notre propre corps peut ainsi s’avérer comme le premier traître à redouter lors de nos représentations, notamment si elles sont « frauduleuses ». Il peut contrevenir à l’affichage de nos intentions et apparaître porteur d’une forme de vérité ou d’un rappel à une réalité davantage « digne de foi », qui, au-delà des apparences présentées, aurait un fondement plus profond. La distinction entre « expression explicite  », reposant sur l’usage de la langue et du discours, et « expression indirecte », reposant sur des « signes symptomatiques pouvant démentir la première forme d’expression, en atteste (1973a, p.12). L’expression du corps peut donner lieu à une impression non maîtrisée et contradictoire avec la définition de la situation revendiquée par un acteur et contribuer à faire voir en lui l’auteur d’une imposture.

Mais à l’inverse, le corps est l’instrument incontournable du maintien de la cohérence de l’expression. L’expression corporelle assure une fonction phatique de la relation établie dans les rencontres en assurant la continuité du flux de la relation. Elle contribue également à fixer le sens véritable de l’activité en cours, au risque de se prêter parfois à une débauche ostentatoire. Il est aussi l’outil privilégié de la réparation des situations branlantes, qui pour être efficace, doit rester implicite.

Expression corporelle et échanges réparateurs.
« C’est donc à mi-chemin entre l’apparence relativement fixée d’une part et le discours infiniment fluant d’autre part que se trouve ce que nous considérons ici : l’ « expression corporelle » (body gloss), qui est une gesticulation relativement consciente que l’individu accomplit avec tout son corps dans le but de donner des indications explicites au sujet de questions passagères et actuelles, indications que peut recueillir toute personne présente qui se soucie d’en percevoir l’auteur. Nous voyons là une extériorisation indicative que l’individu doit effectuer sous peine d’être mal jugé ; une utilisation du corps pour dépeindre en une sorte de mime ce qui risquerait d’être négligé.
Notons que cette façon de plier le corps à un usage expressif constitue une sorte d’effort de nécessité par rapport à la relation habituelle entre réponse et situation. Ordinairement, me semble-t-il, on pourrait s’attendre à ce que les moyens qui servent à manifester une réaction eussent une certaine relation naturelle à l’objet de cette réaction, si bien qu’on emploierait un comportement à évolution lente pour s’aligner sur une situation ou un événement durables, et un mot ou deux pour prendre position sur l’énoncé d’un locuteur. Pourtant, l’expression comportementale telle qu’on l’a définie ici, donne l’impression que la personne agissante doit faire avec ce qu’elle a. Elle va se servir de comportements relativement traînants pour transmettre ce qu’elle sait à propos d’événements fugitifs, ou employer, par exemple, un sourire—qu’on peut considérer comme intrinsèquement éphémère— comme transfixe, et le garder, avec une signification unique tout au long d’un incident qui n’en finit pas. Il y a aussi l’effort de comprimer en une expression momentanée des indications qu’on prévoit de commencer dans les minutes à venir.
Il est tentant d’affirmer qu’on ne se sert des gestes à la cantonade que lorsque les gestes dirigés vers une rencontre déterminée ne sont pas praticables ; mais la solution est probablement plus compliquée. Ne serait-ce que parce que l’individu peut, au même moment et pour le même sujet, chercher à se rendre interprétable à la fois par des gestes et par des énoncés verbaux dirigés.
Nous avons déjà suggéré que l’individu se soucie de traiter non seulement l’offense qu’il risque d’infliger aux autres, mais aussi la mauvaise réputation que pourrait lui valoir sa situation. J’aimerais maintenant suggérer qu’il existe une relation particulière entre les offenses faites au moi et la communication à la cantonade. Un ensemble de normes de compétences s’applique au comportement corporel ; il porte sur l’équilibre, l’efficacité dans les petites tâches, la propreté et la force physique. Toute personne exposée au regard des autres peut être jugée d’après ces normes, qui sont ordinairement maintenues totalement et inconsciemment. Par conséquent,, lorsque survient un incident malencontreux qui remet en question ces routines, c’est souvent pour l’individu une forte incitation à essayer de corriger l’impression produite, et, pour ce faire, à s’adresser théâtralement à son entourage. Notons que la question n’est pas de savoir si les apparences sont justifiées ou non ; il suffit qu’elles soient défavorables pour mériter qu’on les corrige.
L’expression corporelle est donc, pour l’individu en action, un moyen de se défaire d’éventuelles implications caractériologiques défavorables. » (1973b, p.129-131)

Il semble donc que les valeurs sociales ne puissent jamais apparaître de manière désincarnée. Si le corps est une menace c’est qu’il est le signe d’une vulnérabilité physique, et s’il est un outil de réparation c’est qu’il est le moyen d’expression incontournable des valeurs sociales. La problématique de la vulnérabilité physique est ainsi amenée à s’enchâsser dans celle d’une vulnérabilité sociale et symbolique qui, parce qu’elle la dépasse, peut sembler prédéterminante. Ainsi, l’enjeu de nos parades physiques auxquelles donnent lieu nos exercices d’expression corporelle est plus immédiatement relié à la sauvegarde de valeurs partagées et à celle de la réputation de ceux qui en manifestent le respect dans la cérémonie des rencontres.

« Le comportement est ici très animal, si ce n’est que l’animal humain paraît répondre moins à une menace écologique évidente qu’à une menace pour la réputation qu’il s’efforce d’ordinaire de maintenir en matière de compétence sociale » (1981, p.97).

L’enjeu éthologique d’une gestion des corps sur un même territoire vient s’abriter à l’ombre de celui plus complexe d’une gestion du respect des personnes. L’umwelt de l’animal humain n’est pas le simple territoire physique d’où pourrait surgir une menace du même ordre (1973b). Il est aussi le territoire de la personne, celui qui d’après Simmel constitue cette « sphère idéale qui entoure chaque être humain » ou constitue selon Durkheim « l’enceinte de la personne », celui dont —pour ces auteurs et Goffman qui les convoque— la violation représente « une atteinte à l’honneur » ou une profanation de cette « chose sacrée » qu’est la personnalité humaine (1973a, p.70). Dès lors, on ne sait plus ce qu’il importe le plus de préserver du corps ou de ses accoutrements symboliques. La solution pragmatique, que représente chacune des situations, en mêlant les enjeux, révèle là une fausse interrogation. Différents exemples pourraient montrer que les plus grandes atteintes à la dignité passent le plus souvent par une violation de l’intégrité physique et, qu’à l’inverse, les marques de la déférence ou du respect s’incarnent dans une attention, voire un cérémonial, sublimant le corps de la personne adorée en une image sacrée.

Mais une telle intrication n’est pas le signe d’une absence de structures, elle est surtout le signe de la complexité de leur articulation. Si les enjeux de la vulnérabilité physique et symbolique se confondent, c’est que la réponse à la contrainte d’organisation d’un ordre éthologique passe par l’édification d’un ordre rituel ne pouvant maintenir sa signification que de façon incarnée. Les corps n’émergent comme réalité dans l’ordre social qu’en acceptant de s’oublier dans une transposition imagée, et l’image donnée en représentation ne se voit de réalité reconnue que si elle peut référer ou être imputée authentiquement à la réalité physique d’une personne ou d’une situation.

Ainsi, l’analyste qu’est Goffman peut légitimement se doter de l’outil d’une distinction entre « contraintes systémiques » et « contraintes rituelles » (1981, p-p.22-23) et montrer qu’un unique problème social naturel se résout à travers différentes solutions culturelles. Les contraintes systémiques sont dites « panculturelles » car elles s’imposent par les nécessités de l’ordonnancement physiques de la communication. Les contraintes rituelles reposent, quant à elles, sur des « définitions culturelles » (ibid., p.25), à travers lesquelles les personnes se traitent comme des objets de valeur sacrée.

« Pour autant que les participants d’une rencontre s’engagent moralement à conserver les canaux conversationnels en bon état de marche, tout ce qui les lie en vertu des contraintes systémiques les liera aussi en vertu des contraintes rituelles. La satisfaction de celles-ci ne fait pas que sauvegarder les sentiments ; elle sauvegarde aussi la communication. » (ibid., p.24).

L’intérêt de la distinction est bien de pointer une différence de structures, mais en tant qu’outil d’observation il s’avère pratiquement incapable de démêler ce qui, dans la réalité des situations, relève de l’un ou de l’autre. La complexité réflexive de chacune des situations sociale se révèle à travers cette distinction qui se développe de telle façon qu’il est impossible de voir dans les contraintes rituelles le simple instrument de contraintes physiques fondamentales. Certes les premières renforcent les secondes, mais elles peuvent entrer en conflit si une norme culturelle interdit la conversation ou encore avoir des conséquences contradictoires lorsque de simples structures de l’interaction, elles deviennent son but. Des situations branlantes appellent une activité qui cherchera à rétablir les cadres systémiques et la fluidité de la communication. Certains partenaires peuvent aussi se saisir des contraintes rituelles afin d’affaiblir la position d’un autre au point, parfois, de lui interdire l’accès au foyer de l’interaction (ibid., p.31-33). La complexité réflexive des structures interactionnelles est ce qui offre l’espace de jeu dans lequel les acteurs peuvent mobiliser les contraintes comme ressources pour maintenir une situation ou la tirer à leur avantage.

L’importance du corps se rappelle à nous si, dans les conversations, on remarque l’importance des « actes non linguistiques » assurant un « flux gesticulatoire » et qui ont, nécessairement, une dimension expressive et rituelle. C’est pourquoi, si le corps une importance fondamentale dans chacune des cultures, ses différentes parties ou ses différents sens peuvent être mobilisés ou investis de façons différentes, que ce soit dans la délimitation du territoire personnel ou dans les offenses qu’il peut subir.

« Considérons donc les agents humains de la violation et examinons d’abord les différents modes de celle-ci.
La position écologique du corps par rapport au territoire revendiqué. Le modèle est ici le système classique des castes en Inde, où les distances mesurables marquent la proximité de personnes de castes différentes et où l’individu du rang le plus élevé sert de centre d’un espace personnel et l’autre de source de contamination dont la puissance dépend de la distance entre les castes.
Le corps, y compris les mains, en tant qu’il peut toucher et donc souiller l’enveloppe ou les possessions d’autrui. Dans notre société, le cas extrême est sans doute l’agression sexuelle.
Le coup d’œil, le regard qui s’insinue. Quoique dans notre société, les regards indiscrets paraissent moins offensants que d’autres formes d’incursions, l’intrusion qu’ils représentent peut se commettre de très loin, dans de multiples directions, à de très nombreuses occasions, et des ajustements constants et délicats sont nécessaires pour les discipliner. Notons que la nécessité d’une telle discipline est renforcée par le fait que les coups d’œil jouent également un rôle important dans un autre cadre, où ils s’appliquent aux actes internes aux rencontres et servent à demander et à accorder la parole, à ordonner les prises de tour, à manifester la pudeur, la honte et le tact (baisser ou détourner les yeux), à poser des accents de sincérité, à se désengager, etc. Dans le cadre des rencontres, le regard appuyé n’a souvent rien d’une intrusion, car il remplace d’autres fonctions.
Bien que l’on puisse penser que l’inquiétude à propos des diverses formes d’intrusions s’accroisse avec le statut social, et bien qu’il soit certainement vrai que les réserves de l’individu sont d’autant plus vastes qu’il est plus haut placé, néanmoins, comme on l’a suggéré, la relation n’est pas simple. Le comportement oculaire en est un exemple. Au sein des bandes de jeunes Américains d’origine mexicaine, le « mauvais regard » semble une notion assez bien établie ; il implique une infraction à la règle d’après laquelle les inférieurs sont censés tourner le regard après avoir brièvement affronté celui de leur supérieur. Il peut s’agir là d’une question de « plates bandes » et d’autorité hiérarchique. De plus, dans les bals, il arrive qu’un jeune homme juge nécessaire de défendre l’intégralité de sa relation avec ne fille qu’un autre garçon, de l’autre côté de la salle, regarde depuis trop longtemps —sentiment assez chevaleresque qui n’est peut-être pas aussi prononcé chez ceux dont l’argent peut offrir toute intimité à leurs possessions relationnelles.
Parmi les classes moyennes, la prudence du regard apparaît immédiatement quant à la nudité. Dans les camps de nudistes, par exemple, on fait un effort visiblement considérable pour éviter d’avoir l’air de regarder les parties intimes d’autrui. Les serveuses dont la poitrine est découverte se voient parfois accorder la même courtoisie par leurs clients, surtout quand elles doivent s’approcher d’eux pour les servir. C’est une règle dans notre société : à corps nus, regards voilés.
Les interférences sonores, c’est-à-dire les bruits qui envahissent et s’imposent, comme si celui qui les produit exigeait un trop grand espace sonore. S’y apparente le fait de se parler d’une distance plus grande qu’il convient, selon les normes en vigueur.
Les adresses verbales : quand, par exemple, des inférieurs élèvent le ton, ou quand un individu se permet des remarques croisées avec d’autres personnes avec lesquelles il ne mène pas une conversation ratifiée, ou quand des racoleurs de rue importunent les passants, ce qui, soit dit en passant, est la source des désagréments qu’affrontent les touristes occidentaux dans les pays de mendicité.
Les excréments corporels ; ils se répartissent en quatre agents de souillure. Premièrement, les excréments (ou leurs taches) qui contaminent par contact direct : les crachats, la morve, la sueur, les parcelles d’aliments, le sang, le sperme, les vomissures, l’urine et les matières fécale. (Une théorie microbienne rationalise notre attitude envers ces éléments, l’extrême de la contamination étant classiquement représenté par les plaies suppurantes des lépreux). Deuxièmement, il y a les odeurs, qui incluent les flatulences, la mauvaise haleine et les effluves corporels. De même que le regard, l’odeur opère à distance et dans toutes les directions ; à la différence du regard, elle ne peut être supprimée sur le champ et elle peut s’attarder dans un endroit confiné après le départ du responsable. Troisièmement, il y a, facteur très peu important, la chaleur du corps qu’on trouve, par exemple, sur les draps des hôtels « de passe », sur les sièges des toilettes publiques, sur les vestes et les chandails récemment quittés par leur propriétaire, prêtés ou pris par erreur. Enfin, de tous les agents le plus éthéré, les marques laissées par quelqu’un où l’on peut imaginer qu’il reste quelque excrément, les relief d’un repas, par exemple. (...)
Ici, la raison ne suffit pas immédiatement pour comprendre. Des personnes sexuellement intimes peuvent pourtant répugner à l’idée d’échanger leurs brosses à dents. Des hommes boivent à la même bouteille (et trouvent même peu viril de s’y refuser) qui refuseraient de toucher la nourriture déjà à demi-mangée. Une personne qui trouve incorrect d’employer son couteau pour prendre du beurre au beurrier peut être tout à fait disposée, et avec enthousiasme, à manger à la chinoise dans un restaurant chinois. Un individu prêt à ramasser et à utiliser une paire de lunettes de soleil trouvée dans la rue peut, dans les mêmes conditions, se refuser à ramasser un peigne ou une brosse à cheveux, même si personne ne le voit. Les aliments gras et crémeux qui, estime-t-on, ne contaminent pas la bouche peuvent pourtant souiller les mains, s’il faut les toucher sans l’intermédiaire d’un ustensile.
L’effet d’empiètement de ce qui est corporel, que ce soit la proximité, le contact ou les excréments, varie beaucoup selon la nature de ce qui empiète. Dans la société occidentale, il semble que les coudes et le dos aient peu de pouvoir contaminant, alors que les organes sexuels en ont énormément. Il est intéressant de remarquer que l’on trouve un certain parallèle en ce qui concerne les réserves. Comme nous l’avons noté, le coude est une partie du corps peu vulnérable à la contamination, à la différence des « parties intimes ». C’est pourquoi dans notre société, on peut se servir des coudes pour s’assurer une certaine étendue d’espace personnel, car il peuvent difficilement empiéter ou subir un empiètement.
(1973b, p-p.57-60)

Les structures de la vulnérabilité ne sauraient nous fournir par un simple renversement celles de l’ordre social. Un tel jeu d’opposition et le caractère systématique qui pourrait en découler est étranger à l’esprit de Goffman. Mais parce que la vulnérabilité accompagne l’édification de l’ordre dont l’enjeu est de s’en préserver, son analyse révèle l’articulation complexe d’un ordre éthologique, qui voit se transposer les parades rituelles en rituels symboliques, pour finir par faire de l’ordre social un ordre expressif. C’est dans l’expression de sa personnalité qu’il est loisible à chacun de donner par l’emprunt des masques et des valeurs sociales, qu’un ordre naturellement nécessaire peut se construire symboliquement ; plus ou moins librement, plus ou moins arbitrairement. Les écrits les plus critiques de Goffman sont ceux qui pointent avec le plus d’acuité l’ambiguïté des processus de socialisation interactionnelle. À travers eux, c’est la force voilée des différentes dominations qui se trouve mise en lumière et avec elles les corps discriminés qui se trouvent démunis et risquent d’être dénudés. Des corps qui n’ont plus le droit au secret.

Corps discriminables et corps discriminés

La multiplication des perspectives à laquelle procède l’œuvre de Goffman est déroutante, mais l’est encore davantage la pluralité des tonalités perceptibles. L’écart ironique pourrait être interprété comme le cynisme propre à l’observation froide d’un naturaliste un rien désabusé. Mais le masque cache une blessure plus profonde dont témoigne le ton critique des écrits dénonçant l’injustice faite à certaines catégories dans les interactions et dans les institutions. L’ambivalence de Goffman à l’égard de l’ordre social y est sensible : s’il est sacré et désirable, il est également impitoyable et injuste envers certaines catégories ; s’il paraît faire peser la croix d’un sur-déterminisme indépassable sur les personnes, il ne semble jamais pouvoir jamais les réduire au point d’épuiser en elles leurs ressources existentielles. Cette approche ambivalente fait l’originalité d’une approche de la socialisation, qui tout en rappelant la force contraignante des contextes sociaux, insiste sur la nécessité pour l’ordre social d’un engagement des personnes. Quand celles-ci sont porteuses de traits dont la présence physique est le support ou qu’elle peut trahir, ce qui relève d’une obligation d’engagement dans l’interaction peut se révéler comme une injonction paradoxale.

Que ce soit dans la dénonciation de la place laissée aux personnes porteuses d’un stigmate ou des femmes, cette ambiguïté se traduit par l’acceptation d’une socialisation au rabais qui ne peut que renforcer la légitimité des normes dominantes. Le prix à payer pour l’individu stigmatisé d’une reconnaissance minimale est celui de la validation d’une certaine dévalorisation de soi.

« On lui conseille de s’accepter et de nous accepter, en remerciement naturel d’une tolérance première que nous ne lui avons jamais totalement accordée. Ainsi, une acceptation fantôme est à la base d’une normalité fantôme. (...) Une telle absence de réciprocité représente ce qu’il peut avoir de mieux pour son argent » (1975, p.145).

La force des mécanismes de subordination à l’œuvre dans toute interaction se révèle dans ces contacts mixtes entre personnes normales et individus stigmatisés. La société impose un point de vue, celui des normaux, à partir duquel toutes les personnes sont amenées à se situer et à se juger.

« On peut affirmer sans absurdité qu’il existe en Amérique qu’un seul homme achevé et qui n’ait pas à rougir : le père de famille marié, blanc, citadin, nordique, hétérosexuel, protestant, diplômé d’université, employé à temps plein, en bonne santé, d’un bon poids, d’une taille suffisante et pratiquant un sport. Tout homme américain est enclin à considérer le monde par les yeux de ce modèle, en quoi on peut parler de système de valeur commun » (ibid., p.151)

Le nombre des traits s’incarnant dans le corps ou étant, dans l’interaction, portés par le corps est frappant dans cette énumération. Il rappelle l’importance de la reprise de la réalité physique dans ce qui s’érige comme réalité sociale, c’est-à-dire de ce qui se définit normativement comme tel. Le système de valeur en fonction duquel chacun est amené à se classer est aussi celui en fonction duquel chacun doit accepter une réalité physique ou biologique qui s’impose à lui et en fonction de laquelle il doit se faire reconnaître. La ritualisation de la féminité sur laquelle repose Gender Advertisement ou L’Arrangement des sexes repose sur la même logique. Les femmes pour se faire reconnaître, doivent ritualiser leur féminité et adopter certaines parades (displays) obéissant à certaines conventions, à travers lesquelles elles manifestent une identité féminine et un rapport de subordination avec le genre masculin.

Mais, c’est dans Asiles qu’une telle acceptation s’impose de la façon la plus arbitraire et la plus violente en se cristallisant de façon plus explicite autour des usages du corps. Dans le cadre de l’institution totale l’imposition du répertoire rituel semble enlever toute possibilité de jeu. Les situations sociales apparaissent comme pré-déterminées et réglées par les maîtres du lieu. C’est ainsi que l’ensemble des rituels vise une aliénation sociale qui vient redoubler, confirmer, pour ne pas dire construire de part en part, une aliénation mentale. Foin du tact ou de la coquetterie dans le mystère desquels des identités, même dominées, pouvaient encore se constituer sur un mode positif. L’institution qui veut reconstruire de part en part la personnalité de ses hôtes opère une confiscation identitaire qui les prive de toute autonomie et de la distance réflexive nécessaire à la constitution d’un self. Confisquer à l’individu toute autonomie dans son rapport à son corps, c’est lui interdire d’être une personne et c’est peut-être là le trait de définition le plus fort de l’institution totale.

Dégradation de l’image de soi

« Ce n’est pas seulement dans son aspect extérieur, par la perte de ses attributs de son identité que sont les vêtements, que le reclus se voit défiguré, mais aussi dans son corps, par des mutilations directes et permanentes, marques ou amputations par exemple. Si ces atteintes à la personnalité sous forme de sévices corporels ne se rencontrent que dans un petit nombre d’institutions totalitaires, par contre, la perte du sentiment de sécurité personnelle est générale et engendre chez le reclus la crainte de se voir défiguré. Les coups, les thérapeutiques de choc ou les interventions chirurgicales —quelque soit l’esprit dans lequel ces traitements sont appliqués à certains malades— tout cela peut donner à nombre de reclus l’impression qu’ils sont dans un milieu où l’intégrité de leur personne physique est menacée.

Après l’admission, l’image de lui-même que l’individu a l’habitude de présenter se trouve encore altérée. En raison de la signification symbolique qu’ils prennent dans certains milieux sociaux certains gestes, certaines postures, certaines positions offrent de l’individu une image dégradante. Tout réglement, tout commandement, toute besogne obligeant l’individu à accomplir ces gestes ou à adopter ces postures sont de nature à le mortifier. Dans les institutions totalitaires, les outrages physiques de ce genre abondent. Dans les hôpitaux psychiatriques par exemple, les malades sont parfois obligés de manger tous leurs aliments à la cuiller. Dans les prisons militaires, les détenus peuvent se voir contraints de rester au garde-à-vous chaque fois qu’un officier entre dans le quartier. Les institutions religieuses connaissent également des gestes conventionnels de pénitence, comme le fait de baiser les pieds ou l’attitude recommandée au moine mendiant et qui consiste à « rester prostré, en silence, à la porte de la chapelle, et à se jeter, visage contre terre et corps plié en deux, aux pieds de tous ceux qui sortent » [8].
(...)

La contamination physique

Une autre forme de mortification peut être observée dans les institutions totalitaires : dès l’admission on s’y sent exposé à une sorte de contamination (contaminative exposure). À l’extérieur, l’individu peut se préserver certains domaines intimes —son corps, ses actions spontanées, ses pensées, certains de ses biens —bien des influences étrangères susceptibles de les contaminer. Mais dans les institutions totalitaires, ces domaines intimes sont violés : la frontière maintenue par l’homme entre son être et ce qui l’entoure est abolie et les secteurs de la vie personnelle sont profanés.

D’emblée, l’individu subit une profanation de son moi intime. Lors de l’admission, on fait l’inventaire de ses antécédents sociaux et de ses comportements antérieurs en insistant sur les moins honorables et on les consigne dans un dossier qui demeure à la disposition du personnel. (...)

Ainsi, des fiats déshonorants, habituellement tenus secrets, viennent à la connaissance d’un nouveau public et peuvent se révéler directement à lui car les prisonniers et les malades mentaux ne peuvent empêcher leurs visiteurs de les voir dans des situations humiliantes. La marque d’identification ethnique portée à l’épaule par certains reclus des camps de concentration est un autre exemple de ce type de mortification. La nudité du reclus se trouve souvent exhibée, parfois devant des personnes des deux sexes, pour des examens pratiqués à des fins médicales ou de sécurité ; les conditions de promiscuité dans lesquelles les reclus doivent dormir, l’absence de portes aux toilettes favorisent de semblables indiscrétions. Le malade suicidaire que, sous prétexte d’assurer sa protection, on enferme nu dans une cellule éclairée en permanence et que toute personne traversant le quartier peut apercevoir à travers un judas, représente sans doute la situation limite de ce type. En règle générale, le reclus n’est évidemment jamais isolé, il y a toujours une personne susceptible de le voir ou de l’entendre, ne serait-ce que ses compagnons de réclusion. Les cellules de prison, avec leurs barreaux en guise de murs symbolisent pleinement une telle situation.

Mais la forme la plus manifeste de l’exposition du reclus à la contamination est peut-être purement physique, —comme la souillure et la salissure du corps ou d’objets très intimes. L’individu est parfois obligé de rompre avec les dispositions permettant d’ordinaire de se prémunir contre la source de contamination que chacun peut être pour soi-même : ainsi lorsqu’il doit vider lui-même ses eaux sales ou soumettre à une réglementation la satisfaction de ses besoins intimes, comme on l’a raconté au sujet des prisons politiques chinoises.
(...)

Le type même de la contamination interpersonnelle dans notre société est sans doute le viol. Sans aller jusqu’aux violences sexuelles, bien que l’on en puisse contester l’existence dans les institutions totalitaires, il existe de multiples cas moins dramatiques. Au moment de l’admission, les vêtements que l’on a sur soi sont palpés et tripotés par un employé qui les détaille et en prépare le rangement. Le reclus lui-même se voit palpé et cela peut aller jusqu’à l’examen rectal, maintes fois mentionné dans la littérature. (Asiles, p-p. 64-72).

Il est remarquable de voir comment l’entreprise totale de socialisation mobilise le corps comme moyen et le vise également comme fin, alors même que ce n’est pas une pathologie du corps qui motive socialement la réclusion. Le paradoxe de l’Asile est de procéder à un mode de socialisation qui au lieu d’inciter à un modelage des corps leur permettant de se faire leur place dans les relations, les dénude au point de leur interdire tout positionnement. L’institution totale est celle qui réduit la personne à n’être qu’un corps et qui mobilise toutes les occasions pour le lui rappeler. D’où le dénuement dans lequel elle maintient la personne et l’imposition d’une nudité qui symbolise et concrétise, tout à la fois, la perte de toute maîtrise de soi. La personne se trouve donc le plus souvent visée à travers son corps qui devient la cible privilégiée des différentes humiliations. L’institution impose au reclus l’aveu de son aliénation mentale par l’ostentation d’une aliénation physique : l’impossibilité pour lui de se rendre dignement présentable et de se ré-approprier son corps. Le seul statut du reclus semble devoir être celle d’une imposture humaine permanente qui rationalise, en définitive, sa réclusion hors du monde.

La domination d’un genre sur l’autre ne peut se traduire, dans nos sociétés, par une telle exclusion du monde. Les femmes ont en effet cette particularité parmi les catégories défavorisées de ne pas se trouver rassemblées et isolées en des lieux spécifiques. Partant, elles doivent vivre la domination dans toute interaction qui les met en présence des hommes. Dès lors, le thème permet à Goffman d’analyser la discrimination au sein de l’interaction pour analyser comment se construit socialement la distinction de genre et la domination qui l’accompagne. Plus concrètement, il s’agit de montrer comment les différences biologiques entre hommes et femmes se trouvent mobilisées pour légitimer les modalités sociales de leur relation et comment nos sociétés développent une « doctrine de l’influence biologique » (2002, p.48) rendant acceptable les identités de genre.

« Mon argument, dans tout ce qui précède, a été celui, aujourd’hui courant, que les différences entre les sexes sont en elles-mêmes très peu pertinentes pour les capacités humaines requises dans la plupart de nos entreprises. La question intéressante devient alors : comment, dans une société moderne, ces différences biologiques non pertinentes entre les sexes en viennent–elles à sembler d’une telle importance sociale ? Comment, sans justification biologique, ces différences biologiques sont-elles élaborées socialement. Là encore, la réponse fera appel à la réflexivité institutionnelle.
1.À l’évidence, si un corps à corps devait conclure chaque occasion de contact humain, la différence biologique entre classes sexuelles importerait, car dans un tel affrontement le plus faible aurait à mobiliser toutes ses ressources physiques pour essayer de vaincre ou chercher son salut dans la fuite, et inévitablement, dans les contacts entre les sexes, le plus faible serait la femme. Ces épreuves sont exclues d’une grande partie de la vie adulte. Mais elles ne le sont pas en tant que source d’un imaginaire qui guide les conduites. Parmi les hommes jeunes —et parmi les seuls hommes— l’entraînement et la pratique de la boxe et de la lutte sont assez répandus, même si ce n’est que de manière superficielle. Ainsi, au lieu d’hésiter sur ce qu’il faut faire en cas de provocation physique, les hommes apprennent à réagir d’une manière partiellement concertée. Dans tous les cas, on a ici une source fondamentale de métaphores, qui correspond au modèle du duel ou du combat de boxe. Les hommes, même ceux des classes moyennes, se tiennent prêts à devoir se défendre physiquement (pour se défendre soi-même) ou à attaquer (pour défendre des êtres aimés, des biens ou des principes). Pour les hommes des classes moyennes, tout au moins, cela ne signifie pas qu’ils engagent effectivement le combat, mais simplement qu’ils prennent la mesure des situations en fonction de cette éventualité. Avant qu’un homme ne devienne ouvertement agressif, il évalue le résultat possible en fonction des possibilités de « s’expliquer » avec l’autre ou de le manœuvrer ». (Bien entendu, il s’inquiètera aussi des risques de créer une « scène », avec la mauvaise réputation, les ennuis avec la police et la justice, les atteintes esthétiques qui l’accompagnent.) Ce jugement conduit à une grande circonspection et à une grande prudence, et souvent donne la fausse impression de l’extérieur que l’affrontement a cessé d’être une éventualité. Mais, en réalité, le problème n’est pas que le modèle ait cessé de fonctionner comme guide pour l’action, mais plutôt qu’il fonctionne très bien.
Du fait du rôle que joue le combat comme source d’imaginaire et de stylisation des rapports entre les hommes, l’image de la domination sexuelle ou de la violence hante les rapports entre les sexes. La formation de la relation est envisagée comme le résultat d’une entrée en matière agressive de la part des hommes, une transgression des frontières et des barrières, une chasse, une pression en faveur de sa propre cause. (En effet, la fiction en propose une version remarquable —une condensation mythique en tant que telle— décrite par des mains commençant à résister sans succès à un violeur et finissant par caresser un amant ; et il en résulte que quelques violeurs cherchent, mais sans succès, à réaliser ce fantasme.) Ainsi, la scène de la cour, tenue pour exprimer la nature fondamentale des animaux, s’avère être l’un des rares contextes disponibles qui ouvre aux mythes sur les différences entre les sexes la possibilité de se réaliser. Dès lors, des faits sociaux fondamentaux ne sont pas tant introduits dans cet univers qu’ils n’en sont extraits. »
(2002, p.89-92)

Le concept de « réflexivité institutionnelle » à travers lequel Goffman analyse l’articulation du genre au sexe, exprime la complexité de la relation générale entre contrainte naturelle et obligation culturelle. Si des contraintes biologiques semblent impliquer « naturellement » qu’un certain nombre de tâches soient culturellement dévolues aux femmes, plus généralement, les faits naturels doivent faire l’objet d’une reprise instituante qui, en les faisant rentrer dans un univers de sens, en modifie l’aspect. Complexité de la relation car pas d’opposition radicale ni de continuisme univoque. L’influence biologique est réelle mais elle peut s’ouvrir aux interprétations les plus contradictoires ; les transpositions symboliques de ce qui nous conditionne naturellement mobilisent de façon privilégiée l’imaginaire des thèmes biologiques. Chassé-croisé et enchâssement se le disputent donc dans une articulation où l’introduction d’un déterminisme univoque serait mal venue. Ce que l’on voit à l’œuvre dans le jeu de l’articulation complexe que Goffman cherche à nous faire saisir par la réflexivité institutionnelle n’est pas sans rappeler les difficultés face auxquelles nous met la distinction entre contraintes systémiques et contraintes rituelles. Ce jeu relève du « couplage flou » qui relie différents ordres ou différents niveaux de structure sociale.

Dans le présent même de la situation, il articule différentes strates de la réalité sociale qui peuvent être analysées comme autant de cadres à travers lesquels elle se constitue comme telle. Dans la situation de face-à-face, cependant, la réalité physique ou biologique affleure juste en deçà d’une réalité sociale visible et rappelle à l’interaction comme à ses participants leur vulnérabilité propre et commune. C’est ainsi que le spectre d’une interaction qui se résoudrait dans un rapport purement physique hante nos rapports les plus civils et que la confrontation physique peut demeurer un étalon à l’aune duquel chacun dose ses conduites et analyse l’avantage relatif de sa position. C’est aussi la raison pour laquelle les thèmes du combat entre hommes ou de la domination physique sur la femme n’ont pas fini d’enchanter la muflerie et la culture masculine.

Le corps, le self et la société

Pas plus qu’il n’y a de conception organique du social ou de la société, il n’existe de conception organique du self chez Goffman. Le self, tout ou partie, n’est pas le corps ; le corps n’est pas assimilable au self. De la même façon que la vision interactioniste du social s’achève dans une conception relativiste —qui fait de la relation le fondement de la réalité sociale—, le self, se constituant au sein de la relation est à penser sur ce même mode relativiste. « La réalité souveraine est relation et non substance » (1991, p.552) Cependant, il doit bien composer avec le corps, avec ce qui, dans chacune des interactions, est imputé comme étant le corps d’une personne. Ainsi, en va-t-il du self, qui est une réalité émergente au sein de l’ordre social, comme de ce dernier : il semble que jamais ils ne puissent exister en tant que réalités purement désincarnées. Si le problème de l’ordre social de l’interaction s’enracine dans celui de la co-présence corporelle, le problème du self pourrait bien résider dans l’obligation sociale qui lui est faite de s’arranger de son corps ; la norme à satisfaire impose de donner une impression qui permette d’interpréter la représentation comme étant celle d’un personnage dont la peau coïncide avec celle du corps individuel.

Il n’est pas aisé de reconstituer quelle serait la base d’un tel arrangement d’après l’œuvre de Goffman. Non seulement aucun développement véritable n’en traite explicitement, mais les différents éléments que l’on peut tirer de ses différents écrits peuvent donner lieu à différentes lectures. L’enjeu est toutefois révélateur : on peut en effet faire l’hypothèse que ce qui se joue dans cette évolution c’est l’affirmation d’une conception de plus en plus relativiste qui s’affine en cherchant à se démarquer de l’interactionisme symbolique en rentrant dans une discussion avec l’analyse conversationnelle ou l’ethnométhodologie. La difficulté est aussi liée au fait que le problème du self est traité à travers la façon dont il se constitue socialement et en fonction de la distance qu’il lui est loisible de prendre à l’égard des rôles sociaux et de son identité sociale. Il faut donc nous autoriser un travail de reconstitution qui, en rendant compte d’une conception relativiste et réflexive du social, fait l’hypothèse que le jeu de distance à travers lequel le self se constitue socialement est aussi celui à travers lequel s’institue pour lui-même une distance au corps. L’instauration d’une certaine liberté par rapport à l’emprise du social est aussi celle d’une certaine liberté permise par rapport à un corps qui, dès lors, peut être considéré comme sien.

Le thème de la distance au rôle est constant dans l’œuvre. Dans l’essai qui lui est consacré en 1961 l’enjeu d’une telle distance, que l’on a vu également s’illustrer dans Asiles, est rappelé dans sa définition :

« C’est le fait de cette séparation entre l’individu et le rôle qui lui est imputé, qu’exprimé de façon significative, j’appellerais distance au rôle —l’individu rejette, en fait, non pas le rôle lui-même, mais le self virtuel supposé dans le rôle par tous les acteurs qui l’acceptent » (1961, p.108).

Les cadres de l’expérience précisent l’enjeu en mentionnant :

« Il est difficile de parler de l’ancrage de l’action dans le monde sans du même coup accréditer l’idée que nos actes sont en partie l’expression et le produit d’un soi qui persiste derrière chacun de ses rôles » (1991, p.287).

Dans ce qu’il faut bien comprendre comme n’étant qu’une présupposition, on peut se demander ce qui persiste réellement. Est-ce le corps qui, dès lors, pourrait se confondre avec le self ? Mais Goffman prévient quelques pages plus tôt :

« On a, en effet, trop souvent tendance à admettre que si le rôle est quelque chose de purement social, la machine qui le met en oeuvre —la personne ou l’individu— est quelque chose au-delà du social, plus réelle plus biologique, bref qu’elle se caractérise par une plus grande épaisseur et une plus grande authenticité » (ibid., p.263).

La citation explicite une formule plus ancienne : « La nature la plus profonde des individus est à fleur de peau : la peau de ses autres » (1973b, p.38). C’est sur cette base que peut s’affirmer à la fin de l’ouvrage la définition la plus relativiste et la plus définititive du self  :

« Le soi n’est donc pas une entité à moitié dissimulée derrière les événements mais une formule changeante pour se gérer à travers eux » (p.566).

Cette formulation condense et affirme la définition qui y voyait un « effet dramatique » :

« Dans notre société, le personnage joué et le moi coïncident à peu près et ce moi personnage est censé habiter le corps de son possesseur, plus précisément, la partie supérieure de son corps, enkysté comme un nodule dans la psychobiologie de la personnalité. C’est précisément dans la mesure où cette façon de voir fait implicitement partie de que tout le monde essaie de mettre dans sa présentation qu’elle entraîne une mauvaise analyse des représentations sociales. On a envisagé ici le moi représenté comme une sorte d’image, habituellement honorable et digne, que l’individu se trouvant en scène, dans la peau du personnage, essaie d’amener les autres à faire de lui. Bien que l’on mette cette image en rapport avec l’individu, afin de pouvoir lui attribuer un moi, ce moi lui-même n’émane pas de son possesseur, mais de la totalité du spectacle de son activité, puisqu’il est le produit et non la cause d’un spectacle. Le moi en tant que personnage représenté n’est donc pas une réalité organique ayant une localisation précise et dont le destin serait essentiellement de naître, d’évoluer et de mourir ; c’est un effet dramatique qui se dégage d’un spectacle que l’on propose et la question décisive est de savoir si l’on y ajoute foi ou non. En analysant le moi, on est donc amené à se désintéresser de son possesseur, de la personne à qui il profite ou coûte, parce que cette personne et son corps se bornent à servir pendant quelque temps de support à une construction collective. Les moyens de produire et d’entretenir un moi ne résident pas à l’intérieur du support, mais sont fournis par les organisations sociales. Il existe une région postérieure dotée d’instruments propres à apprêter extérieurement le corps, et une région antérieure avec ses accessoires permanents. Il y a une équipe de personnes qui, par son activité sur scène et en se servant des accessoires disponibles, constitue le spectacle d’où émerge le moi du personnage représenté, et une autre équipe, le public, dont l’activité interprétative est indispensable à cette émergence. Le moi est un produit de toutes ces dispositions scéniques, et il porte les marques de cette origine dans chacune de ses parties. L’ensemble des mécanismes de production du moi n’est évidemment pas facile à manier ; parfois il tombe en panne et découvre les éléments qui le composent : contrôle de la région postérieure, complicité d’équipe, tact du public, et ainsi de suite. Mais, lorsque la machine tourne rond, les impressions en jaillissent assez vite pour donner un sentiment de réalité, la représentation se déroule correctement et le moi substantiel prêté à chaque personnage représenté semble émaner intrinsèquement de l’acteur » (1973a, p-p.238-239)

C’est donc dans la réception publique du spectacle produit que se joue, sur un mode interprétatif, l’importance qu’il faut accorder au corps dans son articulation avec le self. Cette importance peut donc certainement être relativisée anthropologiquement d’après le cadre interprétatif offert par des cultures différentes. Elle l’est encore plus explicitement quand l’analyste des interactions s’efforce de signaler les différents rôles que le corps peut être amené à jouer dans nos activités ordinaires.

C’est encore une fois l’appareil méthodologique de l’analyse des cadres de l’expérience qui peut être mobilisé (1991, p.558-562). La tentation est forte d’interpréter le critère d’analyse comme relevant de la problématique implicite d’une distance au corps. De la même manière que le jeu de la distance au rôle offre les modalités à travers lesquelles le self peut émerger, le jeu d’une distance au corps lui offre une place à travers les différentes fonctions qu’il peut être amené à jouer dans l’interaction. L’unité corporelle substantielle, dont la pré-supposition apparaît comme un cadre interprétatif incontournable, semble se décomposer présentée à travers cette formule changeante qu’est le self. Les différents détours qu’il emploie apparaissent comme l’aveu d’une difficulté qu’il peine à résoudre car les rôles et les fonctions que le corps est amené à remplir dans l’interaction ne se livrent pas avec la même clarté que les rôles sociaux : ils sont respectivement plus difficiles à identifier et se manifestent dans les activités dans une intrication plus confuse.

Cela renvoie au paradoxe selon lequel l’interaction, si elle est la scène sur laquelle peut se constituer la personne, est aussi celle dont l’analyse divise cette « boite noire qu’est l’individu » (ibid., p.506).

« Le modèle traditionnel de l’acteur qui veut que les traits du visage soient une membrane visible ne convient pas aux faits et, d’une certaine manière, rationalise l’homme à outrance. Il faut imaginer un individu qui se fragmente en plusieurs rôles, l’un qui garde le secret, l’autre qui est présent à la situation, le troisième qui divulgue ou partage le secret avec tel ou tel sous-ensemble de personnes présentes —même si ceux qui ne sont pas complices savent plus ou moins de quoi il retourne » (ibid., p.506).

En s’éloignant du modèle dramaturgique, peut-être trop proche de nos pré-suppositions communes sur la réalité, Goffman en vient à préciser les quatre fonctions de « responsable, stratège, animateur, figure » (ibid., p.514 et 559). Elles ne se recouvrent que dans le cas idéal d’une conversation de face à face dans laquelle un même individu peut apparaître comme acteur et auteur, s’exprimant en animant la figure naturelle d’un corps représentant sa personne. Les exemples du marionnettistes, du ventriloque, du joueur d’échec ou du comédien (ibid., p.514) offrent les images, à peine décalées, de la manière dont une fonction d’animation peut se poser à des distances différentes de celle de responsable mais aussi, implicitement, du corps. Le rôle du corps dans l’interaction peut donc être relativisé à l’extrême et l’analyse des fonctions qui peut le réduire à celle de figure, moins importante que les autres.

Cependant, le détour impressionniste par toute une série exemples, nous montre que si l’analyste peut réduire le corps dans une déconstruction des situations, le corps reste, pour les interprètes ordinaires, au fondement de la force expressive de nos actions.

« En marge de nos actions, nous livrons quelques aperçus de notre personnalité ou de notre statut social, de notre état de santé ou de nos intentions, de notre capacité d’ajustement à l’entourage. On pourrait montrer sans difficulté que, dans la plupart des séquences d’activité ordinaire, malgré le caractère conventionnel et cultivé du comportement corporel et le fait qu’on interprète en quelque sorte un morceau traditionnel, l’activité est perçue comme directe et non transformée. Les mouvements corporels ordinaires ne sont pas conçus comme des reproductions —comme c’est le cas des expressions d’émotion feintes d’un arnaqueur— ou comme des symbolisations —comme c’est le cas des mouvements d’émotion que savent afficher les pleureuses dans certains pays—, mais comme le symptôme, l’expression de l’être même de l’acteur, de ses intentions, de sa volonté, de ses humeurs, de sa situation, de son caractère. C’est cette franchise qui constitue le trait distinctif des cadres de l’activité quotidienne, et ce sont les cadres, non les corps, qu’il faut regarder pour en prendre conscience.

Le comportement ordinaire considéré comme exemple direct ou symptôme de qualités sous-jacentes est doté d’une force expressive. Pourtant, la symbolisation —au sens que Suzanne Langer donne à ce terme— n’y est pas centrale. Certes, nous savons prendre des poses et façonner nos apparences, mais s’il s’agit là d’actions symboliques, elles relèvent plus du cadre de la danse que d’autres cadres. En outre, derrière toute expression ou symbolisation on imagine une menace physique, proche ou distante, et une attirance sexuelle, encouragée ou non ; or, toutes deux renvoient à d’autres rôles corporels. Enfin, les interactions de la vie quotidienne ont ceci de particulier que la source immédiate de ces expressions change constamment : tantôt les yeux, tantôt la main, la voix, les jambes ou le tronc. C’est donc le détour par d’autres cadres d’activité qui nous montre combien le corps figure de manière précise et très complexe dans les interactions de la vie quotidienne » (ibid., p.561-562).

C’est bien au sein de chacune des relations que la place du corps, sa relation avec différentes fonctions ou rôles distinguées par l’analyse, devrait être étudiée. Son importance est donc relative à chacune des situations. Il n’en demeure pas moins que si l’analyse des cadres approfondit cette perspective relativiste, la présence du corps dans les interactions semble apparaître comme le réquisit de leur dimension expressive. Dès lors, il est tentant de considérer que l’importance du corps dans les situations renvoie à une anthropologie plus générale. Cette articulation du corps au self, tout en se gardant d’en faire autre chose qu’une présupposition nécessaire à la définition des situations et à la compréhension des personnes, n’est-elle pas un invariant culturel se manifestant sous différentes formes ? Goffman, alors qu’il ne pouvait ignorer ce problème, ne l’a pas fait sien considérant, peut-être, que dans la visée d’une sociologie de l’ordre de l’interaction, il était plus encombrant qu’éclairant. De plus, une telle anthropologie dans son affirmation trop forte risquerait de s’incarner dans le corps alors qu’elle ne peut se dégager qu’à comprendre ce qui dans nos arrangements sociaux est dû aux arrangements imposés par les corps et leur co-présence. C’est donc en sourdine que la dimension normative d’une telle anthropologie reposant sur un jeu de distance entre le corps, le self, les règles sociales et les institutions, fait entendre le refus d’une articulation déterministe des différents éléments qui, ensemble, pourraient faire société.

Conclusion

C’est dans une conception relativiste du self et de la réalité sociale que l’importance du corps peut devenir elle-même relative chez Goffman. Mais cette relativité n’est pas le signe d’une moindre importance. Le lien qui s’établit entre le corps et le caractère expressif des interactions en témoigne. En effet, il nous rappelle la raison pour laquelle la modalité à travers laquelle l’ordre social se réalise, le rend à la fois désirable et sacré. Il est désirable parce qu’il permet l’organisation d’une co-présence corporelle qui sans lui verserait dans la violence. Il doit donc être sacré et le devient effectivement en permettant aux personnes d’exister et d’être reconnues comme objets de valeur sacrée. La réalité sociale n’existe que dans cette transposition rituelle d’une nécessité première qui prend la forme d’une obligation significative. Ainsi, la contrainte de la présence corporelle dans l’interaction renvoie à un « devoir d’exposition » qui peut prendre la signification d’un engagement personnel dans les différentes situations sociales.

L’ambiguïté de la place du corps est qu’il incarne à la fois une contrainte première et est le vecteur obligé de l’engagement et de la socialisation. Les personnes interagissent avec leur corps en un double sens. D’une part, elles s’en servent comme support et instrument de la présentation de soi dans les interactions. Le corps apparaît alors comme une ressource dont on peut jouer dans la mise en scène interactionnelle. Mais, d’autre part, parce que sa présence s’impose aussi à nous-mêmes, il nous faut faire avec, c’est-à-dire s’arranger avec lui pour interagir ensemble et face aux autres. Trouver avec lui les accomodements qui permettront d’offrir une cohérence de l’expression permettant elle-même aux participants de la situation de l’organiser. L’équipement de notre personne s’impose aussi comme celui avec lequel nous devons faire « équipe » pour présenter un self, pour être reconnu à travers lui comme personne, et peut-être donner l’impression qu’un moi se loge au sein du tabernacle des apparences ainsi produites. Ainsi, il peut sembler se réduire dans certaines situations au simple instrument de communication ou se trouver investi lui-même d’une valeur sacrée lorsqu’il est censé incarner celle de la personne, ou lorsque les mouvements corporels sont considérés comme étant « l’expression de l’être même de l’acteur » (1991, p.561).

Le corps n’est donc pas dans sa réalité physique une réalité sociale. Un travail de socialisation s’impose qui, pour répondre au problème d’organisation de leur co-présence, doit faire des corps autre chose que ce qu’ils sont. Ce travail est celui d’une mise en scène ou d’un jeu de modalisations à travers lequel les corps sont donnés à voir et sont perceptibles sous différents masques ou différentes figures. Mais, repris dans ces transpositions, ils participent d’un engagement des personnes dans les situations sans lequel il ne saurait y avoir, pour Goffman, de véritable socialisation. Tout se joue donc dans cet écart, pas tellement dans la conception de Goffman mais surtout dans les situations elles-mêmes. Que faire du corps ? Comment faire avec son corps ? Quelle place lui est autorisée ou recommandée ? Dans quelle mesure il leste la situation pouvant la rendre embarrassante ou impossible, dans quelle mesure la situation permet-elle de s’en délester ou d’en jouer ? Ces questions sont au cœur de nos problématiques pratiques quotidiennes et pour autant que nous penserons que nos personnalités doivent trouver un point d’ancrage dans un corps, la réalité sociale ne pourra être complètement désincarnée. C’est la raison pour laquelle, si Goffman, par son relativisme, se garde de toute métaphore organiciste, peut nous aider, dans son travail incessant d’analyse des cadres sociaux et de leurs différentes strates, à nous saisir de la « chaire » symbolique du social.

L’interaction de face-à-face, où s’imposent la présence des corps les uns aux autres, n’est pas un corps-à-corps et il ne faut surtout pas qu’elle le devienne. Pour autant, l’appellation courante qui désigne Goffman comme le sociologue des interactions de face à face reste la plus juste. À travers elle se rappelle le fait que les cadres qui structurent « l’expérience individuelle de la vie sociale » (1991, p.22) ne sont jamais de pures abstractions. Dès lors se pose la question ouverte par les nouvelles technologies et les possibilités infinies de modalisation qu’elles offrent à nos représentations, d’un au-delà des relations de face à face ou de la contrainte de la co-présence corporelle. Avec ou sans Goffman une réalité sociale pleinement émancipée du corps est-elle pensable ou praticable ?

BIBLIOGRAPHIE.

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GEORG SIMMEL, 1981, Sociologie et épistémologie, P.U.F./Sociologies.

// Article publié le 9 avril 2008 Pour citer cet article : Sylvain Pasquier , « Le corps chez Goffman, Quel statut du corps dans la réalité sociale ; quelle réalité sociale au-delà du corps ? », Revue du MAUSS permanente, 9 avril 2008 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Le-corps-chez-Goffman
Notes

[1Si ce type de présentation peut représenter une nécessité didactique il faut aussi signaler qu’elle peut être à l’origine de contresens pour ne pas dire de contrevérités. C’est ainsi que l’un des manuels, qui n’est pas des plus mauvais, en est conduit à l’affirmation que l’ethnométhodologie est une variante de l’interactionnisme symbolique et à appuyer celle-ci rapidement en prétendant que pour Garfinkel, « la réalité sociale est une construction permanente qui n’a rien d’extérieur aux individus », M.Lallement, Histoire des idées sociologiques, Tome 2, Nathan,1993, p.29.

[2On relèvera plus précisément que le recours à la photographie dans l’article cité vient pallier une insuffisance du langage sociologique écrit lié au fait que la réalité sociale n’est pas de part en part langagière au sens strict.

[3Le double sens en français du terme de représentation, imaginaire ou théâtral, aussi suggestif soit-il ne se retrouve pas en anglais où la signification dramaturgique renvoie au terme de « performance ». Cette différence peut peut-être apparaître comme le signe d’une conception moins idéaliste et plus pragmatique de la mise en scène et du jeu d’acteurs.

[4L’emprunt de la notion d’« ordre social » est clairement revendiqué comme étant fait à Parsons dans une note d’un texte de 1953 « l’ordre social et l’interaction » (Winkin, p.96).

[5Notre traduction.

[6La distinction de G.H.Mead entre gestes « signifiants » et « non signifiants » n’est pas parfaitement satisfaisante ici. Le dialecte corporel implique quelque chose de plus qu’une « conversation de gestes » non signifiantes, parce que le dialecte tend à éveiller la même signification chez l’acteur et le spectateur et tend à être employé par l’acteur à cause de sa signification pour le spectateur. Il semble cependant que quelque chose de moins qu’un symbolisme signifiant soit impliqué ici : un échange prolongé d’actes significatifs n’est pas chose courante ; il faut conserver l’impression qu’une marge d’engagement spontané et non réfléchi sous-tend encore l’acte ; l’acteur sera généralement à même de nier la signification de son acte, si on le met au défi d’en répéter l’exécution.

[7C’est ce que suggère Y.Winkin (1983, p.62) : « Tant pour Parsons que pour Goffman, le monde social est précaire ; l’ordre n’y est jamais garanti ».

[8The Holy Rule of Saint Benedict, ch.44.

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