La nation démocratique entre culture et politique

S’il est un phénomène qui laisse tout particulièrement songeur lorsqu’on s’attarde à saisir les tendances élémentaires du débat intellectuel contemporain, c’est bien cette schizophrénie inaperçue consistant, d’une part, à célébrer les vertus de la diversité, du pluralisme et de l’authenticité et, d’autre part, à rappeler constamment la valeur indépassable des droits de l’homme comme destinée inéluctable car universelle des sociétés humaines. Le martèlement médiatique de cette apparente contradiction revient à laisser entendre que les « cultures » (ainsi que les Etats qui les relaient ou les englobent) se révèlent comme différentes façons d’exprimer et d’appliquer les mêmes droits fondamentaux universels, assertion fortement douteuse au vu de la totalité de la littérature anthropologique. « L’égalité dans la différence », plus qu’un slogan à la mode, permettrait alors de résoudre la quadrature du cercle, de mettre au rencard l’appartenance nationale, jugée définitivement assimilationniste (pour ne pas dire colonisatrice), afin de laisser s’épanouir les libres expressions individuelles et collectives d’un Soi désormais exempt des socialisations castratrices et des tyrannies majoritaires. L’exaltation des « cultures » et des « communautés », en phase avec la quête toujours plus approfondie d’un patriotisme constitutionnel [1] ou d’un cosmopolitisme institutionnel, signerait la mort imminente de ces Etats-nations souverains, appelés à rejoindre dans les poubelles de l’histoire les monarchies absolutistes et autres cités-Etats, phénomènes transitoires et archaïques d’une modernisation politique de longue durée.

La consolidation de la démocratie constitue aujourd’hui la visée explicite des théoriciens engagés dans ce débat sur le devenir de l’idée nationale. La quasi-unanimité des commentateurs s’accorde à reconnaître l’émergence historique conjointe de la démocratie libérale et de la nation moderne, sans pour autant en tirer des conséquences identiques quant à l’espace privilégié de la communauté politique. L’affrontement de deux positions idéal-typiques identifiées en Amérique du Nord, libérales et communautariennes, se transpose assez mal en Europe, du fait de la prééminence de l’idéal républicain (notamment sous sa forme française), qui articule une fondation individuo-universaliste (défendue par les libéraux) à la prépondérance de la sphère publique (propre aux communautariens). Les partisans de la nation républicaine avaient jadis reconnu leur ennemi en la double figure symétriquement inversée du particularisme (le « nationalisme ethnique », déterministe, culturel voire racial) et de l’universel (dont le paradigme était la religion établie, à prétention théologico-politique). Ils le retrouvent aujourd’hui dans les communautés closes d’une part (accusées de poindre sous le communautarisme) et l’extension planétaire du capitalisme marchand d’autre part. Cette tension constitutive qui sous-tend le républicanisme comme « troisième voie » [2] peut être féconde, à condition d’accepter une critique de ses incarnations et pratiques historiques, ainsi qu’une mise au jour de ses soubassements essentiels [3]. Cela passe certainement par une redéfinition de la place de l’individualisme dans sa configuration générale, qui de présupposé ontologique fondateur (en tant que Moi délié, rationnel et moral aux sources de la collectivité suivant le schème contractualiste) doit passer à l’état de visée normative (en tant que citoyen participant au destin d’une communauté culturelle et historique qui lui attribue droits et devoirs). La société comme « universel concret » s’étant ouverte à la potentialité démocratique sous la forme de la nation moderne, il n’est sans doute pas inutile d’en redessiner les contours principaux, notamment au travers de sa signification comme appartenance à un « monde commun » au-delà des superficielles « identités plurielles » qui s’exhibent aujourd’hui (1). L’incapacité du libéralisme individualiste à appréhender les droits collectifs tient avant tout à un aveuglement sur sa propre nature de tradition politique et sur son enracinement nécessaire dans un monde culturel, d’où les complicités théoriques souterraines (reposant sur une conception procédurale du politique) qui rapprochent la neutralité bienveillante du libéralisme quant aux différences culturelles et la politique de reconnaissance de ces mêmes différences revendiquée par les courants multiculturalistes (2). C’est donc à condition de reconnaître la dimension indissociablement culturelle et politique de la nation démocratique, comme institution du sens et esprit objectif, que celle-ci pourra le mieux légitimer la quête perpétuelle d’un bien commun qui seul nourrit l’expression concrète des droits et libertés individuels (3).

1. Appartenance nationale et diversité

Le combat historique de l’Etat-nation souverain s’est joué sur deux fronts, qui relèvent tous deux de la « configuration individualiste » [4] : d’une part, l’émancipation de l’individu « libre, moral et rationnel » par rapport aux attaches sociales concrètes (locales, familiales, corporatives) grâce à la Loi égalitaire et homogénéisante ; d’autre part, la constitution d’un « individu collectif », la nation souveraine, une et indivisible, pourvue de conscience et de volonté, abstraction immanente (par contrat) qui doit permettre l’auto-détermination démocratique contre la précédente soumission à un ordre éternel donné. C’est dans ce sens que la nation s’institue comme « le type société globale correspondant au règne de l’individualisme comme valeur » [5], se présentant à la fois comme une collection d’individus sur le plan interne (une « société » assurant droits civils, politiques et sociaux à ses membres) et comme un individu collectif à l’extérieur face aux autres nations également individuées (une « communauté », pouvant exiger jusqu’au sacrifice de ses membres, incorporés à travers une continuité inter-générationnelle). Le même phénomène national s’élabore ainsi à l’aune d’une tension qui est celle de tout vivre-ensemble moderne, appelé à rassembler des individus conçus comme primitivement déliés au sein d’une collectivité pourvue d’une histoire et d’un destin communs. D’où la dichotomie illusoire construite dans le contexte de la fin du XIXe siècle (lors des débats franco-allemands [6]) afin d’opposer la « nation politique » à la « nation ethnique », chaque versant consistant en une insistance unilatérale sur l’un des deux pôles, ainsi que l’a remarquablement démontré Alain Dieckhoff [7]. En fait, toute nation, même la plus ouverte (aux non membres initiaux) et la plus tolérante (à la diversité interne), repose inévitablement sur un soubassement culturel, dans le sens large d’une histoire, d’une tradition, de symboles, d’une (voire deux ou trois mais rarement au-delà) langue officielle. Seule son institutionnalisation par l’intermédiaire de l’Etat permet d’ailleurs l’amplification de son potentiel inclusif, en faisant passer les critères de l’appartenance de la reconnaissance sociale informelle (souvent portée à la mythologisation du « sang » comme mode de transmission) à la loi générale. Sans même évoquer les propositions d’A.D. Smith [8] sur l’origine « ethnique » des nations, il apparaît évident que la forme nationale se présente quasi-nécessairement dans une relation à la culture, qu’elle interprète et met en forme à partir d’expressions protéiformes, qu’elle travaille et transforme afin de légitimer sa propre existence. C’est seulement dans le cadre de cette tradition (constamment réinventée, voire « imaginée » pour parler comme Benedict Anderson) qu’émergent la perception de l’autonomie d’une « société civile » (inaugurant le respect d’une sphère privée sacralisant l’activité individuelle, tant dans ses aspects économiques que familiaux) et la nécessité d’un engagement politique qui contribuent à modeler la culture pour faire évoluer les normes sociales et traduire certains idéaux (liberté, justice, égalité) sur le plan de l’organisation collective.

Historiquement s’est réalisé un équilibre respectant la part libérale du régime démocratique (respect des droits individuels et des minorités religieuses) avec une part national-républicaine (engagement du citoyen en faveur d’un projet collectif dépositaire du bien commun), qui semble de nos jours se défaire, à l’avantage du sujet de droit contre l’idée nationale qui constitue son cadre d’expression légitime. Jadis considérée comme un arrachement universaliste et rationnel à l’égard des appartenances concrètes et particularisantes, la subjectivité se voit désormais lestée d’une identité spécifique, qui vient prouver son authenticité : « Il fallait se détacher de soi (individu particulier) pour devenir soi-même au sens du vrai moi (individu universel). Aujourd’hui, nous cherchons une identité personnelle dans les particularités librement revendiquées. (…) L’appropriation de soi n’est plus une affaire d’abstraction, mais plutôt de subjectivation des particularités » [9]. Au nom de l’autonomie subjective, les individus concrets se voient enjoints à se réclamer d’une langue, d’une culture, d’une religion, d’un mode d’alimentation, d’une préférence sexuelle, autant de caractéristiques culturalisées mais ne définissant aucune appartenance contraignante ou exclusive puisque contingentes et personnalisées. De même, les demandes et attentes culturelles communautaires sont censées émerger « en provenance de groupes extrêmement diversifiés, puisque pouvant être définis en termes religieux, ethniques, raciaux, historiques, d’origine nationale, de genre, de handicap physique ou de grave maladie, etc. » [10]. Le « multiculturalisme libéral » [11] qui s’évertue à conjoindre ces diverses perspectives joue sur l’assimilation implicite des termes « communauté », « culture » et « identité collective ». Toutes ces appartenances si diversifiées, notamment en ce qui concerne les liens entre les membres de ces communautés, n’ont en fait qu’un seul point commun, qui définit l’essence du phénomène : leur existence dans la conscience individuelle comme choix subjectif, ou du moins comme héritage revendiqué. En effet, n’importe quel trait (religieux, ethnique, historique, physique) convient dès l’instant où il est transformé en identité par l’acteur. L’identité culturelle et le lien communautaire deviennent donc un phénomène purement déclaratif ou performatif, oscillant entre « esthétique subjective » et « revendication juridique » [12].

Dans son opposition depuis deux siècles tant envers le Moi délié et utilitariste qu’envers la collectivité traditionnelle et inégalitaire, la « communauté des modernes » s’est efforcée de conserver le meilleur des deux mondes respectifs : l’émancipation égalitaire et la solidarité d’appartenance. Or, la post-modernité est surtout le théâtre « à la fois de la mondialisation des conditions de vie et de l’atomisation ou la privatisation des luttes pour la vie » [13]. Toutes les pratiques subjectives se drapent dans la rhétorique de l’authenticité pour se présenter comme culturelles, y compris par la réinvention de traditions plus ou moins vendables sur le marché des styles de vie. En faisant de toute appartenance une représentation consciente, donc une construction sociale, et en réduisant cette construction sociale à un pur arbitraire historique et contingent, le multiculturalisme scie la branche sur laquelle il est assis : comment en effet favoriser publiquement des identités communautaires en « instabilité permanente », en « flux incessant » [14] sans les réifier ou les essentialiser [15] ? La notion même de multiculturalisme recèle en effet, y compris pour bon nombre de ses partisans, un danger de communautarisme tribal et inégalitaire comme valorisation d’« affirmations identitaires plus ou moins ramenées à une essence » [16] : « en reconnaissant des identités, en effet, une politique multiculturaliste risque non seulement d’être inopérante, mais aussi d’aboutir au contraire de ses objectifs, figeant, par la reconnaissance, ce qui sinon serait changement et transformation, poussant à la reproduction de ce qui est production et invention, et ce au seul profit de certains éléments au sein du groupe considéré » [17].

Ainsi, loin de « différences » profondes et incompatibles, les modes de vie internes à la démocratie libérale expriment plutôt une intériorisation des idées-valeurs individualistes et une homogénéisation culturelle, ainsi que le montrent récemment de nombreux chercheurs américains se retournant sur leur société – pourtant parangon en Europe du « multiculturalisme » ethnoracial –, dont la spécialiste du nationalisme Liah Greenfeld : « Le multiculturalisme américain, paradoxalement, est la preuve de la déculturation absolue de l’ethnicité aux Etats-Unis, de sa réduction à des attributs purement biologiques, accidentels et ascriptifs dont l’individu n’est nullement responsable et qui de ce fait ne peuvent faire l’objet de jugements » [18]. En effet, « pour devenir Américain, un individu doit s’engager envers l’idéologie politique, centrée sur les idéaux abstraits de la liberté, de l’égalité et du républicanisme. Ceci suffit à miner le ‘multiculturalisme’ » [19]. En conséquence, malgré la propagation par Horace Kallen et ses épigones du concept de « pluralisme culturel » [20] dans les Etats-Unis du début du XXe siècle (influencés qu’ils étaient, selon Greenfeld, par les sciences sociales allemandes, sources de l’essentialisme ethnique au fondement de leurs théories), « la coexistence généralement pacifique des groupes ethniques, c’est-à-dire culturels, aux Etats-Unis n’est pas le résultat d’une gestion adroite des conflits, mais manifestement le reflet du fait que cette société vaste et ouverte, sous la surface de la diversité, constitue à un niveau plus profond une communauté culturelle, qui, malgré la grande hétérogénéité suggérée par les apparences de sa population, est fondée sur un consensus fondamental concernant toutes les questions existentielles importantes » [21].

Il faut donc en premier lieu rappeler l’évidence du social, et ce qu’elle signifie pour les individus empiriques quant aux conditions mêmes de l’activité démocratique, y compris et surtout dans l’idéologie moderne qui place en situation prééminente cet individu moral, libre et rationnel comme principe essentiellement non social  : « Tout ce que nous trouvons de social dans un individu, et l’idée d’un individu elle-même, est socialement fabriqué ou créé, en correspondance avec les institutions de la société » [22].

2. Libéralisme et multiculturalisme comme deux faces d’une même approche procédurale de la démocratie

Nous l’avons dit, la querelle doctrinale et sociale entre penseurs communautariens et libéraux peut être considérée comme une « querelle de famille », puisque tous s’inscrivent explicitement à l’intérieur de la tradition du libéralisme politique et philosophique, dans leurs particularités et nuances propres. La perspicacité des critiques communautariennes a cependant obligé certains philosophes libéraux à renouveler leur regard concernant la nature procédurale de la démocratie, et à tenter enfin de saisir la dimension nationale dans toute son épaisseur ontologique. D’où les avancées théoriques – certes encore insuffisantes – réalisées par des auteurs visant à distinguer les différents types de « communautés », ainsi qu’à penser leur inclusion dans une hiérarchie de valeurs commune, impliquant de reconnaître que la démocratie moderne serait par nature un régime politique fondé sur des pré-réquisits culturels (largement nationaux). Will Kymlicka par exemple, tente de réformer la pensée libérale concernant le nationalisme et la culture grâce au concept de « culture sociétale », une « culture qui offre à ses membres des modes de vie, porteurs de sens, qui modulent l’ensemble des activités humaines, au niveau de la société, de l’éducation, de la religion, des loisirs et de la vie économique dans les sphères publique et privée. Ces cultures tendent à être territorialement concentrées et fondées sur une communauté linguistique » [23]. Cela lui permet de séparer les droits à l’autonomie gouvernementale (qui procèdent de l’existence historique d’une culture sociétale) de deux autres types de revendications « multiculturalistes », soit les droits polyethniques (correspondant à la reconnaissance de minorités linguistiques ou religieuses, souvent issues de l’immigration) et les droits spéciaux de représentation politique (pour certaines catégories victimes de discrimination : femmes, personnes handicapées, personnes socialement défavorisées). De même, Parekh élabore une tripartition quelque peu dissemblable mais qui dissocie également les communautés « culturelles » assises sur un système propre de croyances et de pratiques (la communal diversity qui est le véritable objet selon lui d’une politique multiculturaliste, regroupant immigrants, Juifs, Tsiganes, Amish, Autochtones, Basques, Ecossais, Québécois, etc.) des sous-groupes représentant un style de vie (subcultural diversity : homosexuels, artistes) et des critiques radicales visant à transformer la culture dominante (perspectival diversity : féministes, écologistes) [24]. A partir d’un postulat valide – l’enracinement socio-culturel de l’Etat et du politique –, les deux auteurs, au-delà de divergences superficielles [25], considèrent que l’unification historique et culturelle réalisée par l’Etat-nation a favorisé l’iniquité en fermant l’accès de l’espace social aux outsiders (culturels, ethniques, gendered).

Pour Kymlicka, Parekh et d’autres, il s’agit donc de déconstruire le pluralisme libéral en montrant qu’il ne reflète qu’une idéologie dominante, et ainsi d’encourager la reconnaissance plus ou moins inconditionnelle [26] de cultures minoritaires, sièges de pouvoirs particuliers et d’auto-organisation. Il convient à cet égard de pointer deux inconséquences majeures – et incoercibles – qui caractérisent ce multiculturalisme libéral (ou libéralisme multiculturaliste) critique : d’une part l’affirmation d’une position quasi-ethnocentriste (toute « culture » doit s’exprimer ou pouvoir s’exprimer directement comme politique) au nom même d’une critique de l’ethnocentrisme démocratique, position qui contribue à attribuer par transfert aux minorités auto-désignées les caractéristiques de l’Etat (durabilité, identité, auto-défense légitime) [27] ; d’autre part, le recours inévitable à une conception procédurale (sous-entendue « neutre », ce qui pourtant était dénoncé comme impossible dans les prémisses de la théorie multiculturaliste) de l’Etat afin d’assurer la coexistence pacifique et équitable des diverses « cultures » amenées à partager le même territoire et à vivre sous une même gouvernance politique. Ces deux idées s’impliquent l’une l’autre, et dévoilent par là le fond idéologique, que nous avons nommé « procédural », qui définit le mieux l’alliance apparemment contre nature unissant le libéralisme au multiculturalisme (et qui constitue de plus en plus la norme effective des régimes démocratiques). Car le recours initial à une logique contractualiste ne peut que conduire à adopter une conception instrumentale du politique (et de l’État qui en garantit l’espace d’expression), censé garantir et favoriser la préservation des droits « naturels », que ceux-ci soient situés dans un individu (libéralisme) ou dans un groupe (multiculturalisme). Pour ainsi dire, dans cette perspective, la « diversité » (des intérêts, des opinions, des finalités) est première, antécédente, pré-politique et la régulation par « gouvernance démocratique » n’existe qu’afin de la laisser s’épanouir dans un cadre de coexistence chargé dans la mesure du possible de prévenir la domination des uns sur les autres. Se trouve alors complètement éludée la dialectique qui noue « culture » et « politique » dans une société démocratique, et qui élève le domaine politique au statut de représentation en acte et en idée de la totalité sociale, milieu d’appartenance prioritaire et source d’attachement et de loyauté [28], lui-même en une certaine mesure « culturel » (car rattaché à une langue, à des valeurs, des coutumes et une histoire particulières, localisées, contingentes) et pourtant ne s’y réduisant pas (car impliquant une compréhension et une visée de l’universel) : un « universel concret ».

Si le libéralisme individualiste classique se trouve largement fondé sur l’illusoire conception procédurale de l’Etat et du politique [29], il n’est donc pas anodin que son adversaire multiculturaliste se trouve lui aussi en fin de compte amené à devoir l’accepter, malgré sa déconstruction de l’Etat libéral comme masque des mœurs majoritaires. En effet, le multiculturalisme participe d’une certaine façon encore plus radicalement que le libéralisme de l’abstraction formaliste et individualiste, puisqu’il vient à penser le lien social et la pratique démocratique comme compatibles avec une absence de culture commune. Ceux qui comme Parekh défendent un multiculturalisme radical (a priori ouvert aux minorités non libérales), assis sur des compromis et armistices entre intérêts et objectifs « culturels » déclarés originellement non négociables, ne vont jamais jusqu’au bout de leur logique (car on ne verrait plus alors au nom de quoi – sinon au nom d’un simple état de fait sans légitimité, passible de radical bouleversement par l’intermédiaire des moyens potentiellement violents – voudraient continuer à vivre ensemble, sous une autorité commune, des groupes humains puissamment hétérogènes les uns aux autres), et doivent toujours réintroduire le minimum de « préconditions institutionnelles » au vivre-ensemble, comme la liberté d’expression, des procédures consensuelles et des normes éthiques de base, des espaces de participation publique, des droits égaux, une structure d’autorité responsable et l’empowerment des citoyens [30] : « Personne ne soutient théoriquement la possibilité d’une communauté politique démocratique où chaque groupe poserait comme fondement de la constitution et de la philosophie publique des valeurs instituées radicalement plurielles, c’est-à-dire absolument incompatibles les unes avec les autres et décrétées insusceptibles de bricolage négocié » [31]. L’aménagement procédural de l’Etat postmoderne, désormais gestionnaire des identités socio-culturelles, conduit à adopter les formes juridiques comme dernier rempart possible de la justice contre la pression des rapports de force entre catégories et revendications concurrentes. Ainsi James Tully, lorsqu’il lui faut considérer les critères et les procédures qui rendront les revendications de différence légitimes et finalement acceptées par la société, se trouve contraint à court-circuiter la délibération démocratique (puisqu’il peut toujours être dans « l’intérêt » d’une opinion majoritaire de refuser à une minorité son droit à l’expression culturelle) pour ériger en instance de décision ultime les « tribunaux et organismes juridiques, constitutionnels et internationaux des droits de la personne » : « Les discussions et délibérations peuvent, dans une certaine mesure, amener les personnes à prendre conscience de leurs préjugés, mais compte tenu de la réalité et du contexte politiques, la force de l’argument doit s’appuyer sur la force du droit dans les cas où la majorité a intérêt, politiquement ou économiquement, à maintenir la forme partiale de la reconnaissance » [32]. On ne saurait être plus clair pour souligner combien la sagesse des juges devrait s’empresser, dans les nombreuses questions où erre la volonté générale, de la rectifier et de la sanctionner : d’aucuns y verraient sans doute un signe alarmant de la judiciarisation des sociétés démocratiques, qui de pair avec l’hégémonie des axiomes économiques, laisse au citoyen désabusé le goût amer de l’impuissance politique face aux experts nommés plutôt qu’élus. La transformation du rôle de l’autorité politique se constate par ce retrait vers la définition des règles et l’abandon de la visée de l’intérêt général, puisque ce dernier ne peut plus être que la résultante a posteriori des intérêts particuliers, l’instrument de gouvernance d’une « société de marché » : « La déliaison des éléments induit aux différents niveaux une recomposition de leur mode de coexistence sous le signe idéal de l’auto-régulation. C’est typiquement dans cette ligne, par exemple, qu’il faut situer l’élargissement continu du domaine de la régulation juridique aux dépens du domaine de la volonté politique. Il correspond à une réorientation du système de droit privilégiant la fonction arbitrale du juge par rapport à l’intervention transformatrice du législateur. Il est porté par l’utopie antipolitique d’un mode de règlement direct des litiges entre les personnes qui se substituerait avantageusement à la réforme d’ensemble du collectif qui les englobe » [33].

3. Réinterpréter la démocratie comme une tradition politico-culturelle

Une société totalement individualiste est une impossibilité anthropologique, puisqu’elle ne saurait exister sans processus de socialisation et sans culture de l’individualité, sans régime politique qui vienne défendre le tout et que les citoyens seraient eux-mêmes disposés à défendre, le cas échéant. L’« association involontaire », « toile de fond » constituant l’agencement social des valeurs, « est une caractéristique permanente de toute vie en société » [34], et l’effacement remarquable de cette dimension holiste constitutive de toute être-ensemble dans les contrées libérales-démocratiques ne peut que s’avérer profondément problématique. Il n’est pas jusqu’au cœur des sciences sociales où l’on tente vainement de recomposer des « touts » à partir d’un individualisme méthodologique voué aux effets d’émergence, quand il ne s’agit pas de manière moins naïve mais plus pernicieuse de saper la possibilité même de penser la notion de totalité, par les accusations de réification ou déterminisme, alors que l’opposition holisme vs individualisme relève d’une complexité réelle et d’un nombre excessif de malentendus.

Il faut dès lors conjoindre la critique « ontologique » du communautarisme (l’enracinement des pensées et des pratiques individuelles et collectives dans un univers de sens préconstitué et dynamique) à la compréhension « républicaine » de la modernité (l’appartenance de la personne à son groupe de référence privilégié doit être prioritairement défini par le politique, qui subordonne toute inclusion explicitement ethnique) : la démocratie libérale, « puissamment intégrée par les valeurs de l’individualisme » [35], trouve son unité dans des valeurs communes (en tant qu’elles constituent une condition indépassable pour toute entreprise collective de délibération) mais partielles (spatialement et historiquement, en tant qu’elles ressortent de l’universel concret d’une collectivité culturelle et sont susceptibles d’être modifiées par l’instituant collectif). Le pluralisme culturel ou des modes de vie doit en fait toujours être ramené, ainsi qu’ont dû finir par l’admettre plus ou moins ouvertement Rawls [36] ou Habermas, au pluralisme social des « sociétés dans lesquelles chaque citoyen a intériorisé les idéaux et les valeurs du libéralisme », autrement dit dans lesquelles l’ordonnancement social transmet et reproduit la valeur prééminente de l’individu moral par le règlement politique des conflits d’intérêt et d’appréciation. Car l’Etat-nation souverain moderne ne s’est pas imposé, contrairement à ce qu’affirme la thèse multiculturaliste, afin d’organiser la juxtaposition de communautés culturelles distinctes comme lieux de référence symbolique, mais plutôt en vue d’assurer la coexistence de définitions rivales de la société globale, chacune aspirant potentiellement à détruire ses concurrentes (initialement lors des guerres de religion). La suprématie du politique, et donc l’identification d’une instance souveraine, ne peuvent s’appréhender qu’à l’aune de cette exigence historique. Ce principe de tolérance « suppose donc que le pouvoir souverain est à tout moment capable de restreindre les agissements des divers groupes, et que c’est lui qui donne des limites à l’expression des formes de vie et non elles qui constituent les frontières de son pouvoir » [37]. Cette « essence » du politique, identifiée à la légitimité démocratique de l’Etat moderne, devient dès lors inaccessible et même incompréhensible à partir des postulats multiculturalistes, hormis évidemment (implicitement et opportunément) quand l’instance étatique se trouve sommée de d’appliquer (et le cas échéant d’en sanctionner les manquements) les quotas, discriminations positives ou autres privilèges qui concrétisent les objectifs communautaristes.

Ce constat rejoint les thèses globales des partisans de l’humanisme civique ou de la démocratie forte à propos de la solidarité nationale qui « transcende les micro-solidarités exclusives des groupes clos sur eux-mêmes, sans pour autant nier la multiplicité des affinités, des fidélités et des appartenances caractérisant la dimension affectivo-imaginaire de chaque vie individuelle » [38]. Se construit ainsi un pont entre pensées communautarienne et républicaine, s’attachant à respecter tant la nécessité de l’enracinement local et participatif des pratiques politiques que le questionnement national sur l’intérêt général qui préside à l’auto-détermination d’une société dans le temps. Car la langue commune, les valeurs culturelles partagées et les traditions historiques restent partie intégrante de toute communauté politique fonctionnelle, contribuant à incarner l’idéal d’un patriotisme républicain qui, au-delà des significations personnelles (éprouvées par tel ou tel acteur) et partagées (vécues par tous les acteurs), met l’accent sur les significations proprement communes comme modes de relation sociale et d’action mutuelle : « Il n’y a de politique que si nous acceptons la possibilité de réunir des gens différents dans une entité qui les englobe, donc une entité dans laquelle leur diversité soit, certes, tenue pour légitime et préservée, mais aussi relativisée ou subordonnée à d’autres fins et d’autres valeurs, ce qui suppose que ces gens puissent reconnaître la force morale du lien qui les unit » [39]. Ces « valeurs substantives partagées » et « biens sociaux communs » comme création collective continuée représentent une condition sine qua non quant à la possibilité même de délibérer sur les critères du juste et de l’injuste au cours du cheminement historique : « La démocratie comme régime est donc à la fois le régime qui essaie de réaliser, autant que faire se peut, l’autonomie individuelle et collective et le bien commun tel qu’il est conçu par la collectivité concernée » [40].

Conclusion

L’État-nation démocratique moderne, synonyme de libertés individuelles et de gouvernement représentatif, doit également se comprendre en son fondement comme une « totalité », une tradition particulière qui s’appuie sur, reconduit et réinterprète un « espace d’intelligibilité », un monde de significations communes [41], car « il n’est pas de vie proprement humaine qui puisse se passer d’institutions stables, de systèmes d’appartenance, de transmission et de filiation dotés d’une invariance relative » [42]. Autant le système de la démocratie libérale peut présenter universellement des ressemblances formelles quant à nature des institutions structurant son principe et son devenir (assurant la représentation de la décision majoritaire au nom de la souveraineté populaire, ainsi que les droits civils, politiques et socio-économiques fondamentaux), autant il s’incarne de manière toujours différenciée selon les mondes communs s’auto-déterminant grâce à lui. Une incarnation différenciée qui repose sur des histoires, des symboles, des mythes fondateurs, des modes de pensée hétérogènes, et qui se traduit à l’intérieur même du régime démocratique libéral, par des accentuations fort dissemblables sous de multiples aspects (équilibre des pouvoirs, interdépendance des droits et devoirs, rapport à la différence culturelle interne, interventionnisme des lois sur les mœurs, etc.), comme le montrent à l’évidence les difficultés incommensurables de l’unification européenne, la « dérive des continents » [43] qui, au moins provisoirement, éloigne les visions démocratiques aux Etats-Unis et en Europe, originalité des modalités d’exercice du pouvoir politique et de relation à la « société civile » dans les démocraties non occidentales, que cela soit en Russie, au Japon, en Amérique du Sud ou en Inde. Comme le dit si justement Marcel Gauchet, « il y a des démocraties, et non pas une, des systèmes de droit, des capitalismes et même des visions de la science et de la technique. En ces domaines, il ne peut qu’y avoir plusieurs manières de viser la même chose, des manières ancrées dans la contingence d’histoires singulières » [44].

Or, « pour la vue ‘procédurale’, les humains (ou une partie suffisante d’entre eux) devraient être de purs entendements juridiques. Mais les individus effectifs sont tout autre chose. Et l’on est obligé de les prendre tels qu’ils viennent, toujours déjà façonnés par la société, avec leurs histoires, leurs passions, leurs appartenances particulières de toutes sortes ; tels que les a déjà fabriqués le processus social-historique et l’institution donnée de la société » [45]. Ainsi que le remarque Jean-Claude Michéa, la philosophie libérale, qui se trouve aux sources de l’erreur procédurale, repose sur la « croyance qu’une communauté humaine pourrait fonctionner de façon cohérente et efficace sans prendre le moindre appui (autre que rhétorique) sur des valeurs morales et culturelles partagées » [46]. Pourtant, le « patriotisme constitutionnel » à la Habermas, assis sur le respect pour les constitutions, chartes et normes juridiques, ne fondera jamais rien d’autre que des associations contractuelles, auxquelles les membres pourront adhérer tant qu’elles répondent rationnellement à leurs intérêts et correspondent à leurs attentes. Alors même que l’inscription dans une communauté de référence et de tradition à prolonger dans un devenir partagé demande tout autre chose, à commencer par l’acceptation d’y sacrifier une part de soi-même : « Or c’est cela la nation, la transfiguration d’une histoire assumée au passé en une histoire librement et collectivement forgée au futur » [47].

// Article publié le 14 février 2014 Pour citer cet article : Stéphane Vibert , « La nation démocratique entre culture et politique », Revue du MAUSS permanente, 14 février 2014 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?La-nation-democratique-entre
Notes

[1Après la catastrophe de la Shoah, les Allemands – avant-garde malgré leur spécificité d’un mouvement de fond des sociétés démocratiques – n’auraient plus d’autre choix crédible que de fonder leur identité politique sur des « principes civiques universalistes à la lumière desquels les traditions nationales ne sont plus appropriables telles quelles, mais seulement dans une perspective critique et autocritique » : Jürgen Habermas, Écrits politiques – Culture, histoire, droit, Paris, Flammarion, 1999, p.339

[2Jean-Fabien Spitz, « Le républicanisme, une troisième voir entre libéralisme et communautarisme ? », Le Banquet, n°7, 1995, pp.215-238

[3Comme il est bien connu, les débats en philosophie ces dernières années nous ont permis d’assister à un « retour du républicanisme », notamment à partir des travaux désormais internationalement reconnus de Skinner, Pocock, Viroli ou Pettit. Pour une excellente présentation synthétique en français, qui n’élude pas la question de l’hétérogénéité du courant et met en lumière l’importance du statut de la conflictualité dans la définition du bien commun, voir Serge Audier, Les théories de la république, Paris, La Découverte coll. Repères, 2004

[4Louis Dumont, Essais sur l’individualisme – Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Seuil 1983 (rééd. 1985)

[5Ibid. p.22

[6Pour une remarquable présentation de ce débat entre deux manières de penser la collectivité nationale, voir Rogers Brubaker, Citoyenneté et nationalité en France et en Allemagne, Paris, Belin, 1997

[7Alain Dieckhoff entreprend à propos de cette antinomie caricaturale « La déconstruction d’une illusion » : Alain Dieckhoff, La nation dans tous ses états – Les identités nationales en mouvement, Paris, Champs Flammarion, 2000. Voir aussi « Introduction – Nouvelles perspectives sur le nationalisme », dans Alain Dieckhoff (dir.), La constellation des appartenances – Nationalisme, libéralisme et pluralisme, Paris, Presses de la F.N.S.P., 2004, pp. 11-31

[8Anthony D. Smith, The ethnic origin of nations, Oxford, Blackwell, 1986

[9Vincent Descombes, Le complément de sujet – Enquête sur le fait d’agir de soi-même, Paris, Gallimard, 2004, p.385

[10Michel Wieviorka, « Le multiculturalisme est-il la réponse ? », Cahiers internationaux de sociologie, vol.CV, 1998, pp.233-260 (cit. p.248)

[11Will Kymlicka, « Les droits des minorités et le multiculturalisme : l’évolution du débat anglo-américain » in Will Kymlicka et Sylvie Mesure (dir.), Comprendre (les identités culturelles), n°1, Paris, P.U.F., 2000, pp.141-171 (cit. p.163)

[12Ivaylo Ditchev, « De l’appartenance vers l’identité. La culturalisation de soi », Lignes, n°6, N.S., 2001, pp.113-125 (cit. p.117)

[13Zygmunt Bauman, « Identité et mondialisation », Lignes, n°6 (N.S.), 2001, pp.10-27 (cit. p.23)

[14Michel Wieviorka, « Le multiculturalisme est-il la réponse ? », art.cit. p.255

[15C’est par exemple un souci des plus présents chez l’un des défenseurs les plus renommés de cette « politique de l’identité », James Tully, définissant toute identité comme « le résultat continu mais changeant d’un dialogue pratique et intersubjectif » : James Tully, « La conception républicaine de la citoyenneté dans les sociétés multiculturelles et multinationales », Politique et Sociétés, vol.20, n°1, 2001, pp.123-146 (cit. p.132)

[16Michel Wieviorka, « Le multiculturalisme est-il la réponse ? », art.cit. p.260

[17Ibid. p.256

[18Liah Greenfeld, « The reality of American Multiculturalism : American Nationalism at Work », texte présenté à Montréal à l’invitation de la Chaire de Recherches du Canada en Etudes Québécoises et Canadiennes (CREQC), 2005, p.5

[19Ibid. p.6

[20Guillaume Garreta, « Du pluralisme ontologique au pluralisme épistémique : genèse et transformation du ‘pluralisme culturel’ » in S. Vibert, Pluralisme et démocratie – Entre culture, droit et politique, Montréal, Québec Amérique, 2007, pp.61-83

[21Liah Greenfeld, « The reality of American Multiculturalism : American Nationalism at Work », art.cit. pp.7-8. Cette analyse est également par exemple celle de Philippe Raynaud, à la suite de la lecture de l’ouvrage de Denis Lacorne sur La crise de l’identité américaine : du melting-pot au multiculturalisme (Paris, Fayard, 1997) : « Le ‘multiculturalisme’ est l’étendard dont se réclament des ‘minorités’ dont l’identité ne doit à peu près rien à une différence ‘culturelle’ stricto sensu, car leur situation dominée provient, d’un côté, d’un préjugé racial (les Noirs) et, de l’autre, d’une articulation particulière entre la loi, le droit et la vie privée qui favorise une extrême politisation des questions de mœurs et des relations entre les sexes (ou entre les genders) » : Philippe Raynaud, « Multiculturalisme et démocratie », Le Débat, n°97, 1997, pp.152-157 (pp.154-155). Et plus loin : « Si l’on s’en tient au sens sociologique, ou anthropologique, ce qui frappe plutôt, c’est l’extraordinaire homogénéité des ‘valeurs’ de la société américaine d’aujourd’hui, dont il me semble même qu’elle est encore moins ‘diverse’ que celle du siècle dernier ou du début du nôtre » (ibid. :155).

[22Cornelius Castoriadis, La montée de l’insignifiance – Les carrefours du labyrinthe IV, Paris, Seuil, 1996, p.113

[23Will Kymlicka, La citoyenneté multiculturelle – Une théorie libérale des droits des minorités, Québec, Boréal, 2001, p.115

[24Bikkhu Parekh, Rethinking Multiculturalism – Cultural Diversity and Political Theory, Cambridge Mass., Harvard University Press, 2000

[25Voir le débat entre Kymlicka (« Liberalism, dialogue and multiculturalism ») et Parekh (« A response ») dans la revue Ethnicities en 2001 (vol.1-1, pp.128-140).

[26Pour Kymlicka, la reconnaissance des communautés dans un contexte libéral démocratique se trouve soumise à leur acceptation des droits de l’homme et à leur inaptitude à contraindre leurs membres, d’où l’ambiguïté de son « multiculturalisme libéral » qui de facto transforme toute « identité communautaire » (religieuse, ethnique ou nationale) en regroupement volontaire d’individus, alors même que la notion de « culture sociétale » (notamment au niveau des Etats constitués) relève d’une dimension de « complétude institutionnelle » ne relevant pas (du moins pas seulement) du libre choix subjectif.

[27Jean Leca, « La démocratie à l’épreuve des pluralismes », Revue française de sciences politiques, vol.46, n°2, 1996, pp.225-279 (cit. pp.249-250)

[28Ainsi que le rappelle Serge Audier, c’est la position d’un auteur comme Charles Taylor, qui a parfois été bien à tort lu comme un partisan du multiculturalisme, alors même ses inspirations hégéliennes et herderiennes le rapprocheraient bien plutôt d’une défense de la nation comme identité collective prééminente, certes compatible avec une politique de reconnaissance. Pour Audier (Les théories de la république, op.cit. p.103), « Taylor valorise le patriotisme comme sentiment nourrissant l’identification des citoyens aux institutions publiques, afin que celles-ci ne soient plus réduites au rôle de pourvoyeuses de services. Le patriotisme républicain, qui fait du civisme une valeur en soi, et non un instrument de la liberté individuelle, devrait ainsi apporter une réponse à la fragmentation sociale, et demeurer une garantie pour la défense des démocraties ».

[29Chantal Mouffe, s’inspirant des critiques de Carl Schmitt, ira même jusqu’à affirmer « l’incapacité du libéralisme à penser le politique » : « (…) le principe pur et rigoureux du libéralisme ne peut pas donner naissance à une conception spécifiquement politique. Il doit en effet y avoir négation du politique dans tout individualisme conséquent vu qu’il exige que l’individu demeure terminus a quo et terminus ad quem. C’est pourquoi, d’après Schmitt, la pensée libérale se meut dans la polarité entre morale et économie, et se borne à vouloir imposer des obligations éthiques à la politique ou à la soumettre à l’économie » (Chantal Mouffe, Le politique et ses enjeux, Paris, La découverte/MAUSS, 1994, pp.80-81). Une idée qui était déjà celle de Castoriadis : « (…) en théorie et rigoureusement parlant, dans le libéralisme et ‘l’individualisme’, la question d’une identité collective – d’un ensemble auquel on puisse, à des égards essentiels, s’identifier, auquel on participe et dont on se soucie, du destin duquel on se sent responsable – ne peut et ne doit pas se poser, elle n’a aucun sens. Mais comme c’est une question incontournable, dans les faits libéralisme et ‘individualisme’ se rabattent honteusement et en cachette sur des identifications empiriquement données, et en réalité sur la ‘nation’ » (Cornelius Castoriadis, La montée de l’insignifiance, op.cit. pp.74-75).

[30Bikkhu Parekh, Rethinking Multiculturalism, op.cit. p.340. On se demande bien d’ailleurs ce que signifierait exactement la nécessité d’accepter l’existence de « minorités non libérales » dans une société où sont reconnues comme normes non négociables la liberté d’expression et l’égalité des droits.

[31Jean Leca, « La démocratie à l’épreuve des pluralismes », art.cit. p.265

[32James Tully, « La conception républicaine de la citoyenneté dans les sociétés multiculturelles et multinationales », art.cit. p.142

[33Marcel Gauchet, La religion dans la démocratie, Paris, Gallimard, 1998, p.119

[34Michael Walzer, « Individu et communauté », in Un siècle de philosophie 1900-2000, Paris, Gallimard, 2000, pp.407-436 (cit. p.410)

[35Vincent Descombes, « Le contrat social de Jürgen Habermas », Le Débat, n°104, 1999, pp.35-56 (cit. p.45)

[36Jean-Pierre Dupuy, « John Rawls, théoricien du multiculturalisme », La pensée politique 1 : situations de la démocratie, Paris, Seuil-Gallimard, 1993, pp.242-244 (cit. p.244)

[37Paul Dumouchel, « Pluralisme, impérialisme et intolérance », in Paul Dumouchel et Bjarne Melkevik (dir.), Tolérance, pluralisme et histoire, Montréal-Paris, L’Harmattan, 1998, pp.119-134 (cit. p.134)

[38Pierre-André Taguieff, Résister au bougisme – Démocratie forte contre mondialisation techno-marchande, Paris, Mille et une nuits, 2001, p.195

[39Vincent Descombes, Le raisonnement de l’ours et autres essais de philosophie pratique, Paris, Seuil, 2007, p.271

[40Cornelius Castoriadis, La montée de l’insignifiance, op.cit. p.240

[41Pierre-André Taguieff appelle ainsi à la redécouverte d’une anthropologie « qui sache reconnaître dans une création historique comme la nation un héritage précieux, le socle indispensable – sans être pour autant éternel – d’une vie collective dotée d’un passé qui ne cesse de nourrir le présent et l’avenir » : Pierre-André Taguieff, Résister au bougisme, op.cit. p.171

[42Ibid. p.173

[43Marcel Gauchet, La condition politique, Paris, Gallimard, 2005, p.385

[44Ibid. p.488. Et plus loin (ibid.) : « Il n’existe que des versions culturelles de l’universalité civilisationnelle. Celle-ci ne se donne nulle part dans sa pureté ; elle ne s’actualise que dans le cadre de communautés de culture où elle acquiert chaque fois une physionomie et des expressions spécifiques, en fonction de la continuité de l’histoire où elle s’insère ».

[45Cornelius Castoriadis, La montée de l’insignifiance, op.cit. p.232

[46Jean-Claude Michéa, L’empire du moindre mal – Essai sur la civilisation libérale, Paris, Climats, 2007, p.75

[47Marcel Gauchet, La condition politique, op.cit. p.489

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