L’utilitarisme comme représentation sociale du lien humain
« Comment se fait-il que la représentation de l’homme propre à l’utilitarisme, aussi massivement démentie soit-elle par toutes les enquêtes historiques et anthropologiques sur les sociétés humaines dont nous disposons aujourd’hui, soit encore si puissamment défendue et connaisse même une telle expansion dans les sciences humaines et sociales ? De quelle nature est cette représentation diffuse dont nous parlons pour s’assurer une telle puissance ? Pour répondre à cette question, Christian Laval en appelle notamment à Louis Dumont et ses travaux sur l’idéologie moderne en liant ses deux pôles économiques et individualistes. L’homo oeconomicus et l’utilitarisme seraient suivant cette lecture la structure mentale de nos sociétés, son évidence, voire la religion non explicitée mais sous-tendant nos sociétés occidentales. La religion, écrivait en cela Hegel, « est le lieu où un peuple se donne la définition de ce qu’il tient pour le Vrai ». F. G.
L’une des questions sur laquelle toute science sociale doit se pencher pourrait être la suivante : comment se fait-il qu’une représentation de l’homme aussi massivement démentie par toutes les enquêtes historiques et anthropologiques sur les sociétés humaines dont nous disposons aujourd’hui (et dont ne disposaient pas les auteurs du XVIIIe), soit encore si puissamment défendue et connaisse même une telle expansion dans les sciences humaines actuellement ? De quelle nature est cette représentation diffuse dont nous parlons pour s’assurer une telle puissance ?
Désigner le cœur de cette représentation occidentale par le terme d’utilitarisme vise à clarifier les débats qui traversent certains domaines des sciences sociales, spécialement ceux qui touchent à la nature de l’idéologie moderne. Certains auteurs, comme Louis Dumont, pour désigner la “ théorie sociale ” occidentale, parlent d’individualisme, en définissant ce dernier comme la valorisation de l’Individu au détriment du groupe. A l’évidence, le mot est trop général. L’individualisme, comme l’a montré Durkheim, peut s’entendre en des sens multiples et contraires [1]. Louis Dumont propose par ailleurs le terme d’“ idéologie économique ” pour désigner la valorisation dans les sociétés occidentales de l’activité de production et de la satisfaction matérielle des besoins. Mais ce n’est là encore que l’une des faces du phénomène. Même si analytiquement, il est important de distinguer les deux composantes de l’idéologie moderne, on manquerait à ne pas considérer en même temps la simultanéité et la solidarité de ces deux “ réalités ” historiques [2]. Le terme de discours utilitariste conjoint les deux traits les plus significatifs de la représentation occidentale dominante, le primat de l’individu et la prévalence d’une logique économique de l’intérêt dans sa conduite effective ou représentée. Car tel est bien le trait le plus singulier de cette représentation que de concevoir l’homme comme individu du fait qu’il est regardé comme l’un des pôles d’une relation d’échange modelé sur le commerce. L’« idéologie économique » est une conception unifiée qui fait de tout rapport humain une manière de tirer profit d’autrui, qui alimente une conception toujours plus contractée de l’homme comme individu intéressé. L’individualisme spécial dont il s’agit, si l’on tient à garder le terme, a ceci de particulier qu’il considère les autres, et partant, la « société » et ses institutions comme autant de moyens pour atteindre des fins personnelles. Plutôt donc que de parler d’individualisme et d’idéologie économique comme s’il s’agissait de deux formes mentales et intellectuelles étrangères, il importe de concevoir leur profonde solidarité dans l’utilitarisme, ce qui permet également de mieux considérer les autres types possibles d’individualisme qui n’ont pas manqué de faire valoir leurs droits depuis deux siècles.
Une idéologie commune
Nous avons évoqué plus haut les travaux de Louis Dumont qui mobilisent le concept d’idéologie. Peut-on considérer l’utilitarisme comme une idéologie ? Pour le faire, il faut s’entendre sur le terme car il est marqué d’une regrettable polysémie. Il n’est certainement pas une idéologie au sens mécaniste utilisé par le marxisme quand il en fait un reflet déformé ou inversé des rapports sociaux réels inscrits dans l’activité de production et la matérialité des besoins ou encore comme l’expression d’un intérêt de classe. Cette réduction impliquerait de considérer l’utilitarisme comme une fausseté susceptible de tromper les opprimés sur leurs intérêts objectifs et une arme rhétorique aux mains des puissants. Il nous semble que l’utilitarisme constitue une réalité symbolique plus profonde, (d’où l’intérêt du terme de « socle »), sur laquelle les « idéologies » au sens marxiste du terme ont pu s’édifier. Ce que l’on appelle libéralisme et socialisme mériteraient d’être réinterprétés à cette aune, selon une orientation plus « intégrative ». On pourrait ainsi considérer l’idéologie autrement, de façon plus proche des conceptions de Durkheim qui n’utilise guère le terme d’ailleurs, mais lui préfère celui de « représentation collective ». Louis Dumont ou Georges Dumézil sont à cet égard dans le droit fil du fondateur de l’école française de sociologie. Le premier définit l’idéologie comme “ l’ensemble d’idées et de valeurs communes dans une société ” [3]. Il ajoute une remarque, pour nous de la plus haute importance : “ les éléments de base de l’idéologie restent le plus souvent implicites - les idées fondamentales sont si évidentes et omniprésentes qu’elles n’ont pas besoin d’être exprimées l’essentiel va sans dire, c’est ce qu’on appelle « la tradition » », et plus loin il ajoute : “ c’est au niveau de ces conceptions inexprimées que les morceaux apparemment disjoints de notre idéologie tiennent ensemble (...). Elles constituent les catégories de base, les principes opératoires de la “ grille ” de conscience, bref les coordonnées implicites de la pensée commune ” [4].
C’est bien ainsi que nous entendons le discours social de l’utilité. Mais ce “ il va sans dire ” de l’évidence, ce fonds de la culture si difficile à saisir, “ ce qui reste attaché à la semelle de ses souliers ”, pour reprendre la formule de Danton à propos de la nation, se laisse décrypter, ainsi que le fait Dumont justement, en s’attachant aux écrits des grands interprètes de cette pensée commune fondamentale, exactement comme le christianisme se laisse lire dans les oeuvres des Pères de l’Église et des Docteurs de la foi, à condition évidemment de savoir distinguer les niveaux de traduction de la représentation sociale. C’est précisément ce qu’a fait dans son domaine propre Dumézil et ce qui caractérise sa définition de l’idéologie comme “ une conception et une appréciation des grandes forces qui animent le monde et la société, et de leurs rapports. Souvent cette idéologie n’est qu’implicite et doit être dégagée par analyse de ce qui est dit en clair des dieux et surtout de leurs actions, de la théologie et surtout de la mythologie, ce qui conduit à restaurer dans une certaine mesure la primauté de ce genre de documents ” [5]. Comme Durkheim, Dumézil et Dumont obéissent à une même démarche qui consiste à interpréter les “ documents ” produits par les théoriciens et auteurs dont la parole a une valeur et une portée symbolique plus générale.
Une telle méthode à l’œuvre chez Dumont ou Dumézil se décline en un certain nombre de lignes directrices :
1- C’est d’abord la supposition de l’unité d’une certaine représentation à travers les niveaux et les champs différents du monde social, unité qui est implicite et qu’il faut reconstruire. Au-delà de ce qui est dit “ en clair ”, des divergences apparentes ou des métaphorisations plus ou moins fabuleuses, il existe une matrice des discours que l’on peut faire apparaître, un discours des discours, si l’on peut ainsi dire.
2- Cette matrice est une structure qui est composée de traits pertinents mobilisés au titre des “ grandes forces qui animent l’univers ”, et caractérisée par des rapports logiques entre ces traits. Cette structure est une axiomatique de base, au sens où, à partir d’un petit nombre de propositions élémentaires sur ce qu’est l’homme, la relation entre les individus, le sens de la vie collective, les forces agissantes dans l’univers et leurs rapports etc., on en déduit une série illimitée de propos explicatifs et normatifs sur tous les aspects de la vie individuelle et sociale.
3- Ce discours a une portée imaginaire, il engendre des images qui saturent la représentation de la réalité sociale, individuelle et collective. Cette forme symbolique particulière qu’est l’idéologie commune ne couvre pas tout le réel social, mais en tant qu’idéologie productrice et porteuse d’images du monde social, elle a une prétention à la totalisation, la visée de tout englober, de tout expliquer à partir de quelques principes élémentaires.
4- Un discours de ce genre a pour effet de justifier les rapports sociaux, dans le sens où il les rapporte à un « principe de justice », avec pour horizon imaginaire un ordre idéal et harmonieux. L’axiomatique théorique se complète d’une casuistique qui permet de réinscrire chaque cas dans un cadre d’analyse et de jugement plus complet. La dimension normative, quand bien même elle serait lovée dans une discipline savante à l’époque moderne, est inhérente à ce type de discours.
Moyennant les réserves que nous avons formulées quant au terme d’idéologie, il nous semble que cette approche ne vaut pas seulement pour les sociétés dites archaïques ou les sociétés traditionnelles, mais qu’elle vaut aussi pour les sociétés modernes. A condition cependant de bien saisir les différences entre les idéologies qui caractérisent les premières et celle qui caractérise les secondes.
L’idéologie des trois fonctions et l’utilitarisme moderne
Peut-on comparer la structure tripartite mise au jour par les travaux de Dumézil sur les Indo-européens et cette « idéologie moderne », quels sont les rapports entre ces deux formes idéologiques ? On se rappelle que l’idéologie des trois fonctions est une matrice à laquelle se laisse ramener par une démarche comparatiste une production très variée de théologies, de mythes, d’épopées. Cette construction de la société en trois fonctions, sacerdotale, guerrière et productrice, a été assez solide et assez constante pour se maintenir dans des espaces sociaux différents durant des millénaires. Ce “ système constitutif de la représentation ” [6] est à la fois transhistorique et trans-social. Il trouve ou non selon les cas sa réalisation pratique dans une organisation sociale elle-même tripartite. On voit par là que cette idéologie n’a aucun des aspects mécanistes que lui prêtent en général les auteurs inspirés par la vulgate marxiste que nous évoquions plus haut. Elle est une forme ou un cadre qui organise la signification du monde, met en ordre les êtres et les choses, et constitue le foyer le plus caractéristique d’une civilisation. C’est une “ structure intellectuelle et un moule intellectuel ” [7] qui est souvent latente et ne s’incarne concrètement dans une organisation sociale que de façon tendancielle, imparfaite et incomplète.
Cette indépendance relative a été bien montrée par les travaux de Georges Duby sur l’imaginaire féodal [8]. Selon cet historien, la structure trifonctionnelle a pu être réinvestie et actualisée après des siècles d’effacement à l’époque féodale et elle a perduré pendant encore près d’un millénaire. Georges Duby résume bien le point de vue de l’historien : “ trente, quarante générations successives ont imaginé la perfection sous la forme de la trifonctionnalité. Cette représentation mentale a résisté à toutes les pressions de l’histoire. C’est une structure ” [9]. Les propriétés de cette structure tripartite sont d’abord, comme l’a remarqué Dumézil, sa capacité à couvrir un large spectre de l’expérience humaine, ce qui a pu lui donner cette apparence de spontanéité, de naturalité et d’universalité. Cette structure idéologique a fait preuve d’une grande plasticité historique, ce qui n’a pas été pour rien dans sa pérennité. Charles Loyseau, dans son Traité des ordres et simples dignités, pouvait s’en faire encore l’antiquaire et le propagandiste à la fois au début du XVIIe siècle. La représentation en question paraît en outre répondre à deux impératifs : elle est un moyen de rendre raison de la structure sociale, c’est-à-dire de la décrire dans ses différentes parties et dans les rapports entre ces parties, et elle est susceptible de constituer et de justifier en même temps un ordre idéal respectueux d’une hiérarchie “ évidente ”.
Cette structure de base de la représentation sociale a été réinterprétée dans l’Occident médiéval à l’intérieur d’un cadre chrétien, l’Église ayant largement repris cette notion d’ordo qui a transité par les courants néo-platoniciens. Elle répond clairement au principe de raison appliqué à l’ordre social en ce qu’elle définit et contient un principe causal qui va de la création à la créature, de Dieu à l’homme, de l’Un à la multitude. La triade intègre en effet une division en deux plans, céleste et terrestre, le premier étant le modèle parfait du second de sorte que la chaîne de dépendance et d’habilitation des offices et des entités terrestres est conçue selon un enchaînement causal et un engendrement du haut vers le bas [10]. La hiérarchie sociale est ainsi légitimée lorsqu’on en situe l’origine absolue dans l’Auteur divin, selon la phrase si répétée de Saint Paul : “ il n’est de puissance qui ne vienne de Dieu ”. De sorte que la connaissance et le respect de l’ordre hiérarchique est une voie d’accès à la vérité divine [11] puisque par cet ordre le visible communique avec l’invisible, le terrestre est une imitation de la hiérarchie céleste, toute puissance humaine s’enracine dans une surnature.
La représentation moderne de type utilitariste est née il y a longtemps, à partir de la structure trifonctionnelle et en opposition avec elle. Présente dans les domaines-clés de l’économie et de l’administration, c’est-à-dire dans des secteurs déterminants pour la puissance du royaume, il a fallu le grand nettoyage des fictions anciennes au XVIIIe siècle pour que l’idéologie moderne l’emporte de façon décisive [12]. Comment s’est décomposée cette représentation millénaire de l’ordre social ? Le processus a été lent, la vieille structure s’altérant progressivement avant qu’une autre puisse complètement apparaître. Comme l’a remarqué Jacques Le Goff, dès la seconde moitié du XIIe siècle et au cours du XIIIe siècle, le schéma harmonieux se défait au profit d’autres conceptions de la société caractérisées par une plus grande souplesse et complexité. Retrouvant les grands enseignements de Durkheim et de Pirenne, l’historien impute cette transformation au bouleversement social qui voit apparaître des états professionnels plus nombreux dans les villes : : « La destruction du schéma triparti de la société est liée à l’essor urbain des XI-XIIe siècles qu’il faut replacer lui-même dans le contexte d’une division croissante du travail » [13]. C’est donc très tôt que s’est engagée une lutte de représentations concurrentes, liée bientôt aux luttes politiques entre le Sacerdoce et l’Empire, à l’organisation autonome des cités–états en Italie, à l’émergence des souverainetés nationales. Le schéma de la trifonctionnalité fut longtemps supporté par un haut clergé soucieux de réaffirmer la prééminence de la première fonction dans l’édifice monarchique, comme il fut contesté par les milieux des légistes, soucieux de la restauration du droit romain dans l’Europe médiévale. Il est frappant de constater combien les deux structures rivales ont coexisté longtemps : Charles Loyseau et Antoine de Montchrestien rédigent leurs ouvrages respectifs pratiquement en même temps, à l’époque où se réunissent pour l’avant-dernière fois les trois ordres lors des États-Généraux de 1614.
Le triomphe de la troisième fonction
Tout se passe comme si la « troisième fonction » avait réussi à englober et réduire les deux autres, à en faire des dépendances instrumentales ou des vestiges, tout en conservant des caractères structurels identiques à ceux que nous avons repérés plus haut. Ce que Louis Dumont appelle “ idéologie moderne ”, qu’il contraste avec l’idéologie traditionnelle, tient, selon l’inspiration largement tocquevillienne de l’auteur, à la domination de certaines valeurs englobantes point par point opposables aux propriétés les plus typiques des civilisations traditionnelles. Égalité contre hiérarchie, individualisme contre holisme, autonomie de l’économie et accumulation illimitée de richesses mobilières contre encastrement d’une économie fondée sur la richesse immobilière [14]. La « société » comme monde humain est directement conçue comme une création des individus pour leur avantage mutuel. L’harmonie entre l’individu et le monde est assurée par le « principe d’action » déposé en l’homme selon la formule de Locke. Chez le premier, les besoins, les passions, la sensibilité dominent les autres facultés qui n’en sont à vrai dire que des instances de transformation. Les idéalités peuvent ou doivent pouvoir se rapporter à quelque expérience mondaine concrète. Elles sont utiles comme connaissances positives ou comme moyens d’exercer plus efficacement les pouvoirs de l’homme. En dehors de cette perspective, elles sont tromperies.
Quant au monde, telle l’Amérique offerte aux premiers colons selon une image puissante de Locke, il est une table rase sur laquelle les êtres humains ont le devoir de bâtir une société à leur bénéfice [15]. L’activité de construction et d’exploitation est primordiale. Bâtir des maisons, enclôre des champs, cultiver la terre, élever des bêtes selon des étapes réglées que l’on trouve chez Ferguson, chez Smith, chez Hume et chez beaucoup d’autres encore : En un mot, travailler est le propre de l’homme et la cause de ses progrès intellectuels et moraux. L’économie est l’activité humaine par excellence, elle est première dans le schéma fictif de »colonisation" du monde qui trouvera sa fable superbe avec le mythe moderne de Robinson Crusoe. L’économie détachée de tout passé, de tout lien social, en particulier familial, est consubstantielle à un individu réduit à cette seule dimension de l’activité productive. L’idéologie moderne part de l’axiome d’un Individu considéré comme agent de transformation du monde. Le corollaire est celui d’un monde et d’une société qui sont regardés comme des domaines à la disposition de l’Individu, en vue de ses fins propres.
Si l’on reconsidère un instant les trois fonctions indo-européennes qui caractérisent l’idéologie occidentale pré-moderne, on remarque que la troisième fonction productive, déjà détachée des autres, a pris un tour de plus en plus indépendant et a tendu à certains égards à raréfier l’espace dont pouvaient disposer les deux autres fonctions. Dans la représentation, la guerre disparaîtrait avec l’exploitation pacifique du monde ou serait remplacée par une rivalité commerciale stimulante. L’économie serait désormais source unique de moralité, en produisant les seules maximes de la conduite profitables. Tout se passerait donc comme si l’économie avait tendance à absorber les deux autres fonctions, ou au moins à se les soumettre. Ces dernières auraient de plus en plus tendance à ne plus pouvoir être comprises que dans leur dépendance à la dimension économique comme si, au fond, elles n’étaient que des nécessités secondaires dont l’humanité pourrait à la limite se passer.
Un document exceptionnel, situé à la fin du processus de décomposition du schéma trifonctionnel permet de lire par sa clarté même le type de structure représentationnelle qui s’est mise en place. Qu’est-ce que le Tiers État ? de l’abbé Siéyès, dont on sait qu’il cherche à faire valoir l’exclusion de la noblesse de la représentation politique de la nation, part du principe que la légitimité politique ne peut avoir pour base que l’utilité des activités sociales et professionnelles. Si le Tiers État est « tout », c’est qu’il est à lui seul, dans la diversité des fonctions économiques et politiques, celui qui assure à la nation la satisfaction de tous les besoins de ses membres. « La noblesse n’entre pas dans l’organisation sociale », dit-il, entendant par là que l’organisation de la société est fondée uniquement sur l’utilité des travaux de ceux qui y appartiennent. Quant au clergé, il n’est pas un ordre, mais une profession assurant un service spécial de culte et d’instruction. Sans pouvoir aller ici jusqu’à une lecture détaillée de ce texte essentiel, notons simplement qu’il montre presque à ciel ouvert l’instauration des nouvelles catégories de pensée et de jugement des sociétés modernes sur lesquelles et à partir desquelles libéralisme et socialisme se développeront comme les deux branches rivales de « l’idéologie moderne ». Nous reviendrons plus loin sur certains autres aspects de cet écrit.
Raison moderne et lieu du vrai
A-t-on pourtant tout réglé en décrivant ainsi l’idéologie moderne ? Les sciences sociales peuvent-elles s’en satisfaire ? Il faut encore considére un problème que Durkheim avait posé, mais qu’il n’avait pas traité explicitement. Il concerne la nature de la représentation collective dans les sociétés modernes. Peut-on décrire d’un même mot, en semblant ainsi leur accorder une identité conceptuelle, des réalités aussi différentes que sont les représentations collectives dans des sociétés religieuses et celles qui caractérisent les sociétés économiques et individualistes occidentales ?
Peut-on comparer l’utilitarisme à une forme religieuse ? Hegel a fourni une formulation particulièrement éclairante de ce que l’on doit entendre par religion : « La religion est le lieu où un peuple se donne la définition de ce qu’il tient pour le Vrai » [16]. Il s’agit bien d’un lieu de vérité qui rassemble, qui fait lien, auquel chacun croit. Aucune société ne peut exister sans l’existence de ce lieu où sont comme mises en réserve, indisponibles, les propositions sacrées. Quant à Dumézil dans une inspiration très durkheimienne, il donne la définition suivante du fait religieux : “ une religion est une explication générale et cohérente de l’univers soutenant et animant la vie de la société et des individus ”. N’est-ce pas exactement ce que se propose la conception utilitariste de l’homme et de la société ?
Si la sécularisation est un processus historique incontestable, qui n’est cependant peut-être pas aussi simple et linéaire qu’on le croit, sa signification est interprétée parfois à tort comme la mort de toute croyance dogmatique au fondement de l’ordre normatif. Il faut reconsidérer, de ce point de vue, cette sorte de préjugé très ethnocentré (que ne partageaient pas la plupart des sociologues classiques), qui veut que nous soyons désormais dans des espaces sociaux privés de toute croyance dogmatique depuis que le principe divin garant des normes et des hiérarchies a été supplanté par le principe d’utilité en tant que principe unificateur des sociétés modernes démocratiques.
La question qui était posée aux sociologues classiques est encore la nôtre. Quelle est la nature de la transformation qu’a connue le discours des fondements de l’ordre social ? Les affaires humaines, les désirs, les besoins et leurs satisfactions, les travaux et les intérêts, ne sont plus ordonnés selon une fin (ou une origine) présentée comme leur étant fondamentalement extérieure, étrangère, transcendante, mais selon une fin (ou une origine) qui se confond idéalement avec leur règle de fonctionnement ou selon leur sens intrinsèque. Il y a bien eu, de ce point de vue, un véritable « renversement du monde » pour reprendre une image si forte de Saint-Simon dans les représentations comme dans les valeurs. Si les catégories séculières, roturières et pratiques l’ont emporté progressivement dans des sociétés où « le tiers-état est tout », n’est-ce pas pour mieux ériger le principe terrestre du bonheur du plus grand nombre en substitut et en équivalent religieux ?
Un premier élément de réponse réside dans le constat que l’utilitarisme n’est pas moins dogmatique que ce qu’il prétend déloger, les religions traditionnelles et en particulier le christianisme, dans la mesure où il revendique la place du lieu de vérité occupée jusque-là par la religion. Cependant, il veut l’occuper en déniant son statut religieux, son statut de fondement ultime, en d’autres termes, d’arbitraire de la culture occidentale. La seule vérité légitime doit recevoir le statut de science, seule forme légitime de vérité universelle sur le monde dans les sociétés modernes. L’utilitarisme, à cet égard, reçoit bien ses appuis de la science. Il prétend dire le réel directement ou du moins avec des symboles maîtrisés par la raison. Accorder à l’utilitarisme le statut de religion nouvelle est évidemment difficile dans ces conditions. La seule manière de sortir du cercle consisterait à montrer combien au cœur de la pensée la plus profane se loge la croyance dogmatique elle-même, c’est-à-dire l’imaginaire nouveau qui remplit certaines fonctions de la religion.
Mais comment faire ? L’utilitarisme se présente volontiers comme le démolisseur des certitudes dogmatiques, le vecteur d’une rupture avec la religion et la tradition. Cette position anti-dogmatique et même parfois ouvertement anti-religieuse renforce paradoxalement l’effet dogmatique qu’il exerce. Le paradoxe, on l’aura compris, n’est pas seulement celui qu’avait en vue Durkheim selon lequel le contenu individualiste et matériel de la représentation commune moderne entrait en contradiction apparente avec le caractère collectif et spirituel de la représentation collective comme telle. Il tient au fait que la croyance dogmatique se présente comme refus de tout dogmatisme comme de toute transcendance. C’est bien parce que la représentation utilitariste est foncièrement anti-religieuse (sur le plan de l’organisation sociale, et pas sur celui de croyances privées) qu’elle forme l’horizon de la pensée moderne, et que les tentatives de réfutation viennent toutes échouer sur le roc des certitudes partagées. Cette représentation est infalsifiable. Aucun fait empirique, aucune critique quant à la cohérence interne, aucune leçon d’histoire, aucune comparaison ethnologique, ne peuvent durablement entamer l’axiome de l’utilité. Montrer les contradictions, marquer les limites explicatives, désigner la fausseté historique et anthropologique de l’utilitarisme dans les sciences sociales et gestionnaires, est loin d’être vain, mais la démonstration se heurte en dernière instance à un article de foi, à un « credo quia absurdum ». Avec cet axiome, nous touchons au lieu de vérité des sociétés occidentales [17], nous avons affaire au noyau dogmatique de l’Occident moderne, à son arbitraire le plus fondamental [18]. Religion déniée comme telle ?
Cette façon avec laquelle l’idéologie moderne se présente comme science de l’homme et de la société, a une efficacité propre qui permet de comprendre nombre de difficultés autour desquelles ont tourné les sociologues classiques, pourtant beaucoup plus audacieux sur ce point que nombre d’auteurs contemporains. Mais si l’on conçoit que ce n’est pas directement l’utilitarisme mais des conceptions « idéologiques » opposées, le libéralisme et le socialisme, qui se présentent comme « religions sociales », selon l’expression de Norbert Élias, on comprend mieux peut-être l’efficacité sociale du mécanisme qui fait prendre l’idéologie moderne pour des sciences comme les autres.
Ces religions séculières ne sont pas seulement des modes d’intelligibilité et des principes de la droite conduite, ce sont aussi des « poésies de l’avenir » comme dit Marx, des manières de mobiliser les aspirations au bonheur et les attentes de justice des grandes masses de la population. Le « socle », dont parle justement Alain Caillé, reste protégé de toute mise en doute sérieuse tant qu’il garde cette apparence de science, ou plutôt, tant que ces religions politiques, foyers d’investissement affectif et mental, ne sont pas interrogées, jusqu’à leur noyau de la croyance commune.
Mais ceci ne suffit pas encore pour répondre à notre question. La religion se définit aussi par la mise en place d’un récit qui sépare plus ou moins radicalement « le monde profane » du ciel des êtres surnaturels, lesquels sont comme des imagos fixés et cadrés, enchaînés et apprivoisés par un discours symbolique de « reconnaissance de dette ». En d’autres termes, la religion unit les hommes par la référence et la révérence à un univers fixe d’entités sacrées vis-à-vis desquelles ils ont une obligation vitale, ontologique. Rien de tout cela ne semble plus subsister, à moins que, comme Comte, Tocqueville ou Durkheim, nous ne supposions qu’il y ait eu un transfert de cette sacralité sur des entités nouvelles à l’époque moderne, et d’abord un transfert de la « religion religieuse » (si l’on ose dire) vers la « religion politique » de la souveraineté, univers peuplé d’entités collectives dotées d’une sacralité de substitution et supports d’un récit mythologique des origines et fondements de la démocratie : droits sacrés de l’Homme et du Citoyen, souveraineté de la Nation, suprématie de la Constitution, pouvoir du Peuple, droit du Travail, etc
Pour résumer, le point important consiste à saisir que nous sommes passés non de l’obscurité à la lumière, mais d’un dogmatisme à l’autre, ou plus exactement, que l’Occident a progressivement cessé de se constituer comme l’espace de salut que l’Eglise avait façonné pour devenir un espace séculier orienté par la « poursuite du bonheur » selon les mots fameux de la Déclaration d’Indépendance américaine. Mais cet espace moderne est depuis le Moyen Âge un espace double, un espace politico-juridique de souveraineté et un espace socio-économique d’utilité.
Espace de la souveraineté et espace de l’utilité
Ceci nous conduit à reconsidérer le contenu de « l’idéologie moderne ». Celle-ci n’est-elle pas fondamentalement double ? Ne doit-on pas considérer qu’elle concerne deux types d’espaces et deux types de sujets très différents ? Le sujet de l’intérêt n’est pas la totalité du sujet moderne, il n’est pas à lui seul « l’individu » moderne, il en est l’une des figures possibles, même si elle apparaît aujourd’hui comme la plus puissante, la plus dynamique, la plus enveloppante. Des auteurs comme John Greville Agard Pocock ou Michel Foucault ont, chacun à leur façon, repéré les deux routes empruntées par l’Occident, la voie de la souveraineté et la voie de l’utilité, la voie de la transcendance politique et la voie, plus radicale, de l’immanence économique, la voie du sujet politique, celui de la Cité, et le sujet économique, celui du Marché. Le premier chemin est celui qui mène plus proprement au sujet de la volonté et de la loi, au sujet de l’obéissance et de la révolution quand la loi est posée comme résultat de la volonté collective. Le second est celui qui mène au sujet de l’intérêt et du désir, du calcul et du contrat interindividuel. C’était d’ailleurs cette même dualité entre le citoyen et l’homme intéressé que Marx présentait comme irréductible dans la société bourgeoise, à la différence de Hegel qui entendait la résorber dialectiquement dans l’Etat. Si ces deux chemins se mêlent sans cesse, se connectent sous de multiples formes, ils n’en ont pas moins chacun leur cohérence propre.
Dans la première voie, le problème de l’autorité souveraine se résout dans la construction d’une entité politique disposant de la légitimité nécessaire pour pouvoir dire non au désir du sujet individuel. Le droit public du XVII e siècle est déjà une formule de compromis. Ce n’est déjà plus tant la conformité à l’ordre divin qui fonde la légitimité que les contraintes d’organisation de la vie collective d’un ensemble d’individus gouvernés par la peine et le plaisir. Pour exercer de façon légitime ce pouvoir interdicteur de la loi, le souverain moderne doit le faire au nom d’une satisfaction impérieuse de ces individus, comme on le voit chez Hobbes, qui n’acceptent de renoncer à leur liberté naturelle et de se soumettre aux lois que pour pouvoir échapper à la crainte intolérable de la mort [19]. De sorte que c’est encore le désir qui figure au principe des enchaînements conduisant au pacte fondateur.
Dans la seconde voie, la fonction du souverain n’est plus de faire barrage au désir du sujet mais de le manier, de le canaliser, de l’utiliser en vue du bien commun. Le problème n’est plus de refuser le désir, de le réprimer, de le fustiger, mais de le laisser produire ses effets bénéfiques et, au besoin, de le susciter, de le stimuler et de l’orienter vers les objets les plus profitables à chacun et à tous [20]. En d’autres termes, la reconnaissance en l’homme d’une capacité productive liée à son désir propre de bien-être est au principe d’une redéfinition et d’une réorganisation majeure de l’exercice du pouvoir. L’autorité politique doit donc se manifester et s’exercer d’une manière toute différente puisque c’est à chaque instant, dans tous les domaines de l’existence, que l’intérêt individuel doit concourir au plus grand bien-être possible. Pour reprendre une catégorie de Michel Foucault, l’utilitarisme moderne est le discours qui accompagne la mise en place du « bio-pouvoir », c’est-à-dire le pouvoir sur l’ensemble des domaines d’expérience des humains comme espèce, domaines qui mettent en jeu les plaisirs et les peines individuels et collectifs de quelque nature qu’ils soient : phénomènes de subsistance, d’abondance et de disette, de sexualité, de santé et d’hygiène, de sécurité, d’opinion, etc. Le pouvoir devient alors régulation et gestion d’une « population » définie comme l’ensemble des sujets économiques. Et cette réorientation du mode d’exercice et de l’extension du pouvoir en direction d’une population de sujets économiques, qui mobilise autrement les dispositifs de la légalité et les institutions disciplinaires, est absolument contemporaine et corrélative de l’essor de cette nouvelle subjectivité économique.
En ce sens, l’utilitarisme, au sens large, se caractérise par la prise en charge sous leurs différents aspects de tous les problèmes posés au gouvernement dans une société par cette stimulation, cette coordination et cette canalisation du désir individuel, discours qui vise à produire les divers « arrangements » légaux, institutionnels, artificiels, destinés à obtenir effectivement les plus grands avantages individuels et collectifs. D’où le caractère essentiellement pratique de l’utilitarisme. Il s’agit de penser la conduite des sujets de manière très nouvelle, mais il s’agit plus encore de faire en sorte que les individus deviennent les vrais sujets de leurs désirs vrais, et non les esclaves d’idoles, ou les dupes de préjugés, ou les victimes des tromperies, des fausses vertus, des principes erronés. Toute une construction s’impose pour que l’individu soit au clair avec son désir, pour que, le connaissant, il puisse jouir des conditions de sa réalisation, qu’il puisse en mesurer les conséquences de toutes sortes. En somme, pour qu’il puisse non seulement être un sujet de désir, mais étant un sujet de désir, que ce désir soit réglé, tamponné, calculé, comparé, élaboré afin qu’il donne lieu à la majoration du bien-être individuel et collectif. Le pouvoir va devenir de plus en plus régulateur d’une autonomie qu’il ne devra cesser de produire, d’entretenir, de protéger, d’aménager en jouant sur l’environnement, le milieu, l’ensemble des relations que ce sujet entretient avec les autres. Ce qui implique, entre autres conséquences, que ce pouvoir aura à s’installer au coeur des processus qu’il doit réguler, qu’il devra abandonner, au moins pour partie, sa position de surplomb pour se mêler aux phénomènes et aux mécanismes qu’il entend « gérer ». En somme, ce mouvement s’accompagne d’une « immanentisation », progressive mais jamais complètement achevée, du pouvoir.
C’est que les deux espaces de la souveraineté et de l’utilité ne cessent de se chevaucher, de s’entremêler à l’époque moderne. La construction politico-juridique de la souveraineté définit un espace territorial dans lequel les sujets sont soumis au pouvoir étatique selon une logique de cession de droits. Ces sujets juridiques ne sont pas entièrement identiques aux sujets de l’intérêt , ils ne participent pas au même espace, ne ressortissent pas à la même logique de l’accord des intérêts. Il serait faux de croire que dans l’ordre politique comme dans l’ordre des besoins privés ne régnerait que la loi des échanges, c’est-à-dire les rapports de quantité de plaisirs et de peines contractualisés librement par des individus intéressés et rationnels. Nous avons plutôt affaire à une dualité maintenue entre le monde profane des intérêts privés de la « société civile » et le monde sacralisé de l’intérêt général dans l’ordre politique de l’État. On sait que c’est à partir de cette dualité que Hegel a cherché à recomposer dialectiquement un discours viable de la souveraineté dans le cadre capitaliste. En réalité, quand un Bentham conteste violemment les « non-sens perchés sur des échasses » que sont d’après lui les « droits sacrés de l’homme et du citoyen », il s’agit d’une position conséquente consistant à évacuer toute sacralité du monde social et politique pour ne retenir que l’utilité la plus calculable des fonctions politiques. On sait que l’utilitarisme doctrinal ne se réduit pas à un égoïsme. Il s’agit d’un montage intellectuel permettant de fonder sur la définition de l’individu comme être intéressé et rationnel la conception d’un ordre juridique et politique nouveau orienté par la recherche de l’intérêt général, et plus exactement, par celle « du plus grand bonheur du plus grand nombre ». Il y a une grande ambiguïté dans cette tentative. L’utilité d’un côté conteste toute autorité et toute valeur qui ne serait pas elle-même. Le principe est exclusif, il est premier, il est « tout », comme le tiers état. Mais, étant exclusif, premier et tout, il accapare les attributs du dogme suprême, incontestable, sacré. Dans la pratique concrète, on observera, comme l’a fait Foucault avec les concepts qu’il a introduits, que la politique occidentale depuis la fin du XVIIIe siècle est un hybride de deux orientations, qui s’étayent l’une sur l’autre tout en se contestant mutuellement : l’orientation sacralisante des « droits naturels » et l’orientation désenchantante des intérêts privés. Ceci montre combien Hegel et Marx avaient vu juste quand ils mettaient au jour la structure de l’idéologie moderne divisée non pas en trois fonctions mais en deux : celle des « travaux particuliers » et celle des « fonctions publiques », pour reprendre la formule de Siéyès. L’utilitarisme nous apparaît alors non pas comme une doctrine philosophique parmi d’autres mais comme le discours qui prend en charge les problèmes pratiques et théoriques qui permettent de faire le lien logique entre les premiers et les secondes, le discours sur le terrain duquel les problèmes d’articulation des activités diverses sont pensables et traitables. En d’autres termes, c’est à partir de ces données, que l’on peut penser la société moderne dans ses propres coordonnées symboliques.
Un dispositif axiomatique
Malgré bien des oppositions et résistances, le discours utilitariste a gagné en évidence depuis deux siècles dans la mesure même où il a partie liée avec les mutations les plus profondes de la société capitaliste.
Mais s’agit-il seulement de “ représentation ”, “ d’idéologie ”, de « religion » comme nous l’avons fait jusqu’à présent ? Il semble que si l’utilitarisme correspond bien aux définitions et fonctions que l’on reconnaît à ce type de réalités, il consiste aussi en une opération beaucoup plus radicale et plus concrète de réécriture, de recodification des rapports humains dans la langue de la science des intérêts calculables. Il doit être regardé comme une véritable matrice qui opère une traduction systématique de toutes les normes institutionnelles et de tous les codes de conduite dans l’axiomatique de l’intérêt, une traduction de toutes les catégories qui organisent les relations humaines dans une écriture de base unique. En ce sens, et même si le calcul, comme on le verra, ne va pas jusqu’à l’usage des nombres, le discours utilitariste a les plus grandes affinités avec l’une des caractéristiques majeures de la vie sociale : l’extension du domaine de la quantification et de la comptabilité. C’est ce que Sombart avait bien repéré : « le calcul comporte une certaine tendance, une certaine habitude, mais aussi une certaine aptitude à exprimer toutes les manifestations de l’activité humaine en nombres et à composer avec ces nombres un système compliqué et ingénieux de revenus et de dépenses » [21]. Pour reprendre une formulation plus récente de Gilles Deleuze et de Félix Guattari, le discours utilitariste opère un “ décodage ” systématique de l’ancienne normativité morale et politique, une destruction des langues religieuses et morales dans lesquelles se disait le bien et le mal, le vrai et le faux, pour lui substituer une axiomatique des quantités, langue très formelle et très simple à la fois.
L’avènement de la science de l’intérêt calculable n’est donc pas l’histoire d’une doctrine parmi d’autres, le développement d’un courant de pensée ou d’une discipline parmi d’autres. Il n’est pas non plus exactement une « idéologie » ou une « religion », même s’il en remplit certaines des fonctions. Il s’agit, comme l’avaient compris les grands classiques de la sociologie et un certain nombre de philosophes et d’écrivains, dont Halévy, d’une façon toute nouvelle pour les sociétés - à cette échelle du moins- d’écrire la signification sociale et individuelle des relations qui les constituent dans le langage des utilités calculables. En d’autres termes, le discours utilitariste propose bien une représentation de l’homme, du monde, de la vie, mais cette représentation n’est jamais que la re-formulation plus ou moins formalisée, la re-présentation d’un dispositif axiomatique à la fois primordial et autonome qui permet d’éliminer les paramètres anciens de l’existence et de reformuler la normativité dans la langue de la comptabilité généralisée et de l’efficacité. Etrange machine discursive dont le résultat est justement de participer d’une machinerie comptable qui élimine toute autre dimension et question.
Ce qui est en jeu dans les sociétés modernes est une mutation symbolique et sociale qui a fait de l’homme même le sujet et la matière d’une arithmétique systématique dont il aime à se prétendre pourtant le maître. L’utilitarisme ainsi entendu n’est pas seulement affaire de mutation dans la morale, c’est l’effet d’un vaste travail de recodage dans la langue des intérêts calculables de toutes les activités vitales, individuelles et collectives. Le résultat n’est pas mince lorsqu’on considère comment le capitalisme a permis le dégagement historique, le déracinement social des « individus » et la mise en exploitation d’une énergie humaine physique et intellectuelle colossale au service des fins productives et marchandes. Dégagement qui suppose nécessairement un discours double, constamment ambigu, de libération et de canalisation, de déploiement et d’encadrement.
Si nos suppositions sont exactes, la dualité de la structure que nous venons d’évoquer entre le « monde profane » des intérêts et le « ciel » des entités politiques sacralisées liées à la construction des souverainetés étatiques nationales n’est sans doute qu’un moment transitoire des sociétés occidentales et l’on est en droit de se demander si la poussée néo-libérale actuelle ne marque pas l’ascendant décisif des catégories utilitaristes sur les fondements religieux de la pensée politique.
Les catégories de « religion séculière » ou « d’idéologie moderne », utilisées couramment dans la littérature sociologique, ne mettent pas suffisamment en évidence ce qu’a de spécifiquement nouveau l’utilitarisme. Il vaudrait sans doute mieux parler de « régime normatif moderne ». Il s’agit en effet de penser à la fois la permanence des obligations sociales et des fonctions dogmatiques dans les sociétés occidentales et leur particularité qui les distingue des autres sociétés. Partant du fait que la force sociale et politique de l’utilitarisme tient à ce qu’il est « entré dans les mœurs », et qu’il est articulé à la pratique, il s’agit de concevoir que chaque sujet est conduit, par le type même de socialisation dans laquelle il est engagé à contrôler ses décisions et ses actes comme s’il était pour lui toujours nécessaire de calculer les conséquences de ses actes individuels et d’en maximiser les résultats. La société de marché n’est pas seulement une société dans laquelle le marché, dans son sens économique, occupe une place dominante dans les rapports humains, elle se définit aussi par un mode de socialisation spéciale qui conduit à des formes efficaces d’autocontrôle de la conduite humaine, d’autant moins perçues comme contraintes qu’elles se confondent avec des situations de choix. Ceci ne va pas sans croyances évidemment, mais ces dernières renforcent les obligations de conduite « rationnelle » et « responsable » inscrites dans les relations sociales elles-mêmes.