L’aspiration vers la perfection des marchés dans une société sans morale et sans politique

Scientifiques. A-morales. Scientifiques parce qu’a-morales, a-morales parce que scientifiques, les sciences économiques en sont venues à justifier rationnellement l’acte immoral, pour accoucher d’un enfer, au nom d’un Dieu - le marché parfait - dont les économistes reconnaissent qu’il n’existe pas... Et si les économistes renouaient avec les valeurs, se demande Marc Humbert ?

Le texte ci-après a été publié (p 71-87) avec un ensemble de textes réunis par Pierre-Antoine Fabre, Pascale Gruson et Michèle Leclerc-Olive sous le titre : Le sujet absolu -Une confrontation de notre présent aux débats du XVIIe siècle français et publié en 2007 par les éditions Jérôme Million, Grenoble.
On peut trouver la table des matières détaillée de l’ouvrage et un bon de commande à l’adresse internet suivante :
http://www.millon.com

Marc Humbert est l’un des animateurs de Pékéa, ONG consultative auprès des Nations Unies.

La Science économique et ses ambitions

A mille lieux de références explicites à la raison mystique mais fidèle à une rationalité scientifique, la science économique a forgé la théorie d’une économie pure « découvrant » les lois naturelles du marché qui offrent au monde les recettes de l’accès à l’optimum mondial et à l’harmonie universelle. C’est fort de cette croyance qui se dit certitude scientifique que les leaders du monde contemporain l’ont lancé dans la « dérégulation », la « libéralisation ». Cela signifie l’abandon plus ou moins rapide de toute action donc de toute politique qui pourrait entraver le cheminement naturel vers le bonheur promis par le libre fonctionnement des marchés.

Quel est le domaine de la vie sociale qui se trouve concerné par ce mouvement ? Y a-t-il un domaine de la vie sociale qui puisse échapper à la loi des marchés ? Pour gagner le ciel, le commerce des indulgences, semble-t-il n’a plus cours, ou n’avait plus cours ? Le marché serait équivalent à la démocratie et les théoriciens n’hésitent pas à étudier le marché politique...

Il est bien clair que les lois « naturelles » du marché, qui se passent de toute politique, sont a-morales. En fait ces lois ne sont pas naturelles et ne viennent pas de la découverte d’une loi de la nature ou d’une loi de comportement humain universel. Les réalités sociales qui, ici ou là, reçoivent la dénomination de « marchés », ne sont donc que le résultat de l’exercice par des acteurs de la vie sociale d’un certain pouvoir selon des valeurs qui leur sont propres et vraisemblablement pas universelles. La pratique même de la dérégulation contemporaine est hypocrite, enfin disons plus objectivement, hérétique et, pour le moins, tout le monde vit dans le péché.

Peut-on quitter ce monde du péché pour atteindre la perfection ? Là, mystère des mystères, la rationalité scientifique elle-même a démontré qu’il n’y avait aucun chemin menant à la perfection ! Alors pourquoi s’entêter ? Il semble raisonnable d’abandonner « les lois de marché » ou plutôt de ne les prendre que pour ce qu’elles sont et ce qu’elles peuvent réellement nous offrir. En revanche mieux vaut nous organiser et construire le monde, comme nous l’avons toujours fait, en fonction de nos valeurs. Mais cette construction est politique et pour l’heure le pouvoir est entre les mains de ceux qui pensent, doivent faire ou font mine de penser, qu’il est inéluctable de se soumettre aux lois du marché et d’essayer d’atteindre cette perfection.

C’est aux intellectuels de débattre et d’argumenter, c’est aux peuples de questionner leurs leaders. Nous n’atteindrons jamais la perfection des marchés, mais en revanche, le chemin emprunté au nom de cet objectif est une discipline qui détruit le tissu social, produit de la pauvreté et des exclusions et des désespoirs qui pourraient nourrir toute chose que nous préférons ne pas imaginer.

Faisons l’hypothèse qu’il est possible de dire le monde : comment le dire ? Ecoutons la multitude. Elle nous dit : le monde a fini de se faire, l’histoire est close (Fukuyama [1]) ; seul bémol à l’enchantement qui nous ravit, le monde a une singularité plurielle : il est « Capitalismes modernes ». Tel est le thème de réflexion confié à quelques uns dans le cadre d’une interrogation plus large concernant l’ « Actualité du XVIIe siècle ».

Peu habitué à fréquenter ce siècle pourtant si proche à l’échelle de l’histoire, le professeur d’université française, dont le savoir tient de la « science économique », est souvent fondé, de par sa formation, à croire que le Siècle des Lumières est celui avec lequel s’ouvrit une nouvelle ère. Enfin la scolastique cède et permet, pour dire et, mieux, pour construire le Monde, de mettre des - mais les« quelles (?) - rationalités à l’œuvre ? ». Certes le professeur de « science économique » sait que le Grand Siècle est cartésien pour la raison et protestant pour justifier ou expliquer, mais il renâcle à lire des ouvrages antérieurs [2]à 1776…Le sort réservé à Galilée impressionne celui qui aujourd’hui écoute le chant de la Mondialisation sans histoire. Pourquoi s’aventurer dans un passé obscur d’avant la raison ? Jean Bodin [3] ? Oublié celui qui explique des conséquences de la mondialisation d’alors ! Antoyne de Montchrétien ? Conseiller le prince est son souci comme cela reste l’ambition ou le rôle reconnu pour l’économiste [4], mais il n’écrit que des banalités dans une langue trop simple à comprendre. Relisons plutôt ce qu’il dit [5], par exemple sur ce qui a fait la dynamique grandiose de notre Monde, le commerce international :

« Le traffic de nation à nation se fait par le besoin que les unes ont des autres à cause que les commodités de la vie humaine sont départies en diverses régions… Ainsi le déffaut est la source du commerce et la nécessité la règle […] Comme, pour exemple, si l’Angleterre a du plomb et nous en manquons…, nos vins desquels elle est si friande, sont-ils pas un digne contre-eschange ? ».

Personnellement, je dirais plutôt qu’il y a là, observation, analyse et précepte qui donnent à réfléchir au Prince et à ses sujets ; mieux, voilà qui constitue de bonnes bases à une coopération raisonnable, certes à mille lieux d’une concurrence rationnelle. Mais laissons ces anciens, notre sujet est le « modernes » et sa ou ses « rationalités ». Habitué, dans les discours que je tiens sur le Monde d’aujourd’hui, à ne pas me situer au regard des préoccupations du XVIIe siècle, celles-ci m’assaillent tout à coup d’une manière qui me paraît imparable, et me font lire mes analyses avec une grille qui en devient brûlante. Mais oui, l’économie selon ceux qui l’ont voulu une science, s’est muée en une sorte de mystique, un absolu, une vertu suprême vers lesquels il faut tendre selon ses adeptes [6]sans jamais y parvenir : une véritable aspiration vers la perfection…des marchés. Certes l’aspect idéologique, religieux ou croyance n’est pas ou très rarement revendiqué et la religion bien établie ne dit rien ou presque au travers de ses clercs sur cette science ; pourtant des hommes de religion s’occupent des autres sciences, la laisseraient-ils, celle-là, comme l’enfer, aux mécréants ? C’est qu’elle est une religion contre la religion, une religion de la Raison, mais de la Raison Absolue, d’une raison qui n’est pas de ce monde, de ce monde réel, mais d’une croyance sur ce monde. L’économie tenue pour science est en effet une aspiration, une mystique fondées ou se cachant derrière le culte de la Raison et le respect des lois naturelles. Et le pire m’apparaît : en effet la pratique économique, la mise en œuvre, justifiées, appuyées sur ces piliers de la Raison Absolue, par et dans une société qui a banni la morale et la politique, ouvrent sur des horreurs [7]

selon certains observateurs. Si loin de la perfection, je me dis que cela doit pouvoir se nommer l’enfer. Que reste-t-il alors, pour s’échapper, à l’intellectuel qui veut dire le vivable, ? Affirmer, si ce n’est démontrer que la Raison qui prétend dire l’économie n’est que supercherie ! Quelle rationalité de l’enfer, pardon, des capitalismes modernes ! Je vous laisse juge de tout rapprochement avec la finance du XVIIe. Je me permettrai seulement d’essayer de vous convaincre que la Science Economique a fondé une mystique a-morale qui cache une supercherie infernale.

Une mystique a-morale

La science économique - on disait alors l’économie politique - a pour objet, selon David Ricardo, tel que présenté de nos jours [8] : « la découverte des lois qui régissent la répartition des revenus entre les classes sociales ». Cette manière fait de l’économiste celui qui apporte la révélation, une sorte de grand prêtre. Il découvre des lois. Il ne les obtient pas sur le mont Sinaï, mais par sa raison scientifique. Et elles s’imposent. Elles régissent. Elles règnent : nulle idée de les contester car ce ne sont pas les lois des hommes. Celles-là sont dans les codes, et il n’ y a pas, croit-on, à les découvrir ; certes celles-là on peut les renverser [9]. Pas celles de l’économie ; les lois régissent ; quoi donc ? En particulier la répartition des revenus entre les classes sociales, elles régissent donc la société, puisque les classes sociales définissent la société et que ces classes se définissent par les revenus qu’elles en reçoivent. Pas de « raison » de s’embarrasser de morale ou de politique. Regardons tout cela d’un peu plus près : comment la mystique de l’économie pure s’appuie-t-elle sur une raison scientifique explicitement a-morale ?

La mystique de l’économie pure

C’est au XIXe siècle que s’élabore une théorie économique qui tient un discours peu à peu débarrassé de toutes les incertitudes que charrient les autres discours. La théorie devient « pure » et conceptualise un monde parfait et idéal. Au centre se trouve la concurrence pure et parfaite articulée sur la première loi, ou le premier commandement, qui peu à peu prend le pas sur tous les autres aspects de la vie sociale. Cela s’appelle la loi de l’offre et de la demande ou encore la loi des marchés et devient La Loi.

Relisons ce qu’écrivait Max Weber [10]sur l’analyse qu’un chercheur de science sociale peut faire de l’échange, qui est l’objet de cette « loi ».

« La signification culturelle d’un phénomène, par exemple celle de l’échange monétaire, peut consister dans le fait qu’il se présente comme un phénomène de masse, ce qui constitue d’ailleurs un des éléments fondamentaux de la civilisation moderne. Mais alors le fait historique qu’il joue ce rôle devient justement ce qu’il faut comprendre du point de vue de sa signification culturelle et expliquer causalement du point de vue de sa formation historique. La recherche qui porte sur l’essence générale de l’échange et de la technique du trafic commercial est un travail préliminaire -extrêmement important et indispensable. Cependant tout cela ne nous donne pas encore une réponse à la question : comment l’échange est-il parvenu historiquement à la signification fondamentale qu’il a de nos jours ? - ni surtout à cet autre qui nous importe en dernière analyse : quelle est la signification de l’économie financière pour la culture ? Car c’est uniquement à cause d’elle que nous nous intéressons à la description de la technique de l’échange, de même que c’est à cause d’elle qu’il existe aujourd’hui une science qui s’occupe de cette technique [11]. En tout cas elle ne dérive d’aucune de ces sortes de « lois » ».

L’échange monétaire, reconnaît Weber, devient une dimension centrale de la vie sociale, mais la science économique - toute nouvelle et même constituée pour cela- ne s’occupe que de la technique de l’échange et bien évidemment lui échappe toute tentative d’en comprendre le sens. Cela restera un mystère qu’il ne faut pas chercher à comprendre.

La pureté est recherchée comme le détachement vis à vis de tout de qui fait cette épaisseur sociale et culturelle que Weber revendique comme centrale pour l’analyse. La science économique étudie l’échange pur. Son premier bel achèvement est accompli par Léon Walras dans ses Eléments d’économie politique pure [12]. La société devient un ensemble de marchés interconnectés et leur libre fonctionnement permet l’équilibre général. Tout y est évidemment marchandise, c’est à dire échangé sur un marché libre que ce soit un objet matériel ou un service productif comme le travail. L’équilibre est obtenu avec l’établissement d’un système (ensemble) de prix. Vilfredo Pareto en 1896 démontre [13]que cette « solution » constitue un « optimum » [14]que ses successeurs qualifieront de « social ». Ils refusent par là de se préoccuper de la manière dont s’organise la cité, de la politique. L’économie politique pure n’a plus rien de politique.

Elle se veut une science positive, répondant à la « guillotine de Hume » pour se distinguer de toute démarche normative ou prescriptive [15] : elle est censée dire ce qui est et non pas ce qui doit être, et ne répondre qu’à des critères de fait et de vérité.

« Personne n’a jamais nié -ni démenti par ses actes- cette vérité : la théorie économique, comme toute autre théorie, est fondée sur l’observation.[…]Les faits observés entrent bel et bien dans la théorie en tant qu’hypothèses, suppositions ou « conditions restrictives », c’est à dire en tant que propositions générales induites de l’observation ou suggérées par elle ».[…] Ces généralisations peuvent s’appliquer à des faits qui sont à la frontière de notre discipline aussi bien qu’à des faits qui sont de son ressort"

nous dit Schumpeter [16]. Et la vérité sortira de ces faits.

Mais de quels faits ? Ceux qui sont du ressort de la discipline.
Que reste-t-il au crible (où est-il ce crible ?) qui distingue ce qui ressort de la discipline, du fait observé par le commun des mortels, par exemple de l’échange monétaire ? L’examen d’une « technique » si l’on en croit Weber. L’irréalisme des hypothèses sera discuté sans fin [17]et tempéré par l’usage de « faits stylisés » [18]. La distance entre la réalité sociale, objet de la politique et observée selon les préceptes d’un Weber, et le fait, objet de l’analyse d’un économiste scientifique, est astronomique. Il y a des années lumière à parcourir entre la réalité vécue et la vérité lue dans ces faits distingués, stylisés, qui décrivent un paradis artificiel et dont la perception échappe à l’entendement tant de l’intellectuel « non économiste » que de l’homme de la rue.

On comprend que Jean Baptiste Say ait intitulé son cours Catéchisme d’Economie Politique [19]. Et pourtant, détachée de la société et de sa politique, pour atteindre à la vérité à partir de faits éthérés, purifiés, la science économique ne veut professer d’autre catéchisme que la croyance dans le Dieu de l’« échange pur ». Ce doit être la même chose que l’échange libre ? Et bien se garder de toute injonction moralisatrice ou idéologique. La raison scientifique n’a pas à faire de morale.

L’a-moralité de la raison scientifique

Le fondement de l’analyse de l’échange repose sur le comportement supposé de l’acteur de cet échange, considéré, eu-égard à ce que nous venons de préciser, comme un fait stylisé, ce qui est un peu différent, le lecteur l’a bien compris, d’une banale observation.

Les économistes se reconnaissant dans la construction de la théorie de ces faits « économiques » vont employer, sans en adopter nécessairement les principes, des éléments de la théorie philosophique utilitariste, empruntant à Jeremy Bentham [20]par l’intermédiaire de son disciple, John Stuart Mill. L’affirmation d’une règle générale de comportement, selon laquelle chaque individu cherche à augmenter ses plaisirs et à diminuer ses peines, va se trouver ainsi peu à peu constituée en un dogme de l’homo oeconomicus, égoïste rationnel : chaque individu est supposé ne chercher que sa satisfaction maximale, sous la forme du plus grand gain monétaire [21]. Le simplisme de l’hypothèse, à une époque ou nombre de philosophes débattent encore à l’infini des passions, n’inquiète pas, car la sophistication du discours mathématique est avide de simplification. Attitude opposée à celle d’un Albert Hirschman [22]qui proposait - il y a une vingtaine d’années, sans être entendu - « trois façons simples de compliquer le discours de l’économie politique ». Mais simplification d’un contenu qui reste en ligne avec la décision prise par le père de l’économie politique libérale Adam Smith. Opposé aux utilitaristes, le Smith de la théorie des sentiments moraux [23](1759) décide pourtant, par commodité, de s’en tenir à bâtir sur « un mécanisme social qui, si on le laisse convenablement jouer sans entraves, exige bien moins de la nature humaine, et auquel on peut donc faire beaucoup plus confiance [24] ». Il se retrouve ainsi à pasticher honteusement la fable des abeilles [25]de Mandeville :

« Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage [26] ».

Il est bien difficile de faire « comme si » l’économiste en introduisant cette « hypothèse » sur le comportement des acteurs ne traite que des faits même « stylisés », éthérés, épurés, et qu’il puisse, par le raisonnement en faire sortir « la vérité ».

Pourtant c’est sa prétention. Et la « neutralité » affectée, à l’égard de l’idéologie et de la morale, sous couvert de la raison scientifique, ne craint pas de verser dans l’immoral. La raison scientifique n’est pas de l’ordre du raisonnable, elle ne juge pas. A la question, pourquoi des choses que le sens commun peut considérer comme inutiles, telle qu’une bague ou une fleur artificielle, ont une valeur ? Jean Baptiste Say répond dans son Catéchisme d’économie politique :

« Vous n’entrevoyez pas l’utilité de ces choses parce que vous n’appelez utile que ce qui l’est aux yeux de la raison, tandis qu’il faut entendre par ce mot tout ce qui est propre à satisfaire les besoins, les désirs de l’homme tel qu’il est. Or sa vanité et ses passions font quelquefois naître en lui des besoins aussi impérieux que la faim. Lui seul est juge de l’importance que les choses ont pour lui, et du besoin qu’il en a. Nous n’en pouvons juger que le prix qu’il y met : pour nous la valeur des choses est la seule mesure de l’utilité qu’elles ont pour l’homme. Il doit donc nous suffire de leur donner de l’utilité à ses yeux pour leur donner une valeur » [27].

Nous avons bien en filigrane la condamnation de toute sagesse : n’appelez pas utile ce qui l’est aux yeux de la raison mais ce qui a un prix ; chacun est son propre juge, ne vous préoccupez pas d’autrui. Léon Walras, va plus loin et justifie l’immoralité [28] :

« Je dis que les choses sont utiles dès qu’elles peuvent servir à un usage quelconque, dès qu’elles répondent à un besoin quelconque et en permettent la satisfaction. Ainsi il n’y a pas à s’occuper des nuances par lesquelles on classe dans le langage de la conversation courante, l’utile à côté de l’agréable entre le nécessaire et le superflu. Nécessaire, utile, agréable et superflu, tout cela pour nous, est seulement plus ou moins utile. Il n’y a pas davantage à tenir compte ici de la moralité ou de l’immoralité du besoin auquel répond la chose utile et qu’elle permet de satisfaire. Qu’une substance soit recherchée par un médecin pour guérir un malade, ou par un assassin pour empoisonner sa famille, c’est une question très importante à d’autres points de vue, mais tout à fait indifférente au nôtre. La substance est utile, dans les deux cas, et peut même l’être plus dans le second que dans le premier ».

De faits « supposés », que l’on observe par la raison scientifique a-morale, on tire une vérité, en appliquant cette logique utilitariste de comportement sur des marchés ; c’est ce qui a permis par exemple à Gary Becker d’obtenir le prix nobel d’économie en 1992.

« Becker a effectivement commis des études »économiques« (!) de la discrimination raciale, de la criminalité, du mariage, de la famille…en donnant un prix (fantôme supposé) à la peine capitale, aux cheveux blonds, au nombre d’enfants désirés, tous prix issus de la concurrence sur les marchés (fantômes supposés) correspondants… [29] »

C’est bien sûr un renversement de la morale que de promouvoir sous couvert de la raison scientifique, une pureté scientifique qui s’accommode et même justifie potentiellement toutes les turpitudes. Ce n’est pas au ciel que les économistes nous emmènent, c’est en enfer !

Une supercherie infernale

Foin des inquiétudes, construisons sereinement la Science Economique puisque la main invisible nous emmène vers un optimum social qui arbitre entre les utilités et les vices des uns et des autres. Le marché parfait doit conduire à l’équilibre et à la pleine efficacité, à l’égalisation des satisfactions pour tous à tous les échelons de la liberté de ces marchés, jusqu’au niveau mondial.

Mais pendant ce temps où les théories s’approfondissent, qu’advient-il du Monde de tous les jours ? Y voit-on advenir la belle harmonie ?

On se demanderait plutôt si le Monde n’est pas sous l’empire du Malin. Quelle que soit la réponse apportée à cette inquiétude, le Monde a l’évidence ne fonctionne pas en respectant les lois de l’économie pure et ne paraît pas aspirer à la perfection. Les faits, observés de manière récurrente, ne semblent pas se comporter conformément aux lois qui ont été découvertes car la perfection se fait attendre. Pourtant les grands prêtres défendent pied à pied leur savoir : que l’on mette donc les faits au pas et le Monde ira mieux, le paradis sur terre est à portée de la main ! Pourtant les bons élèves (par exemple du FMI, comme l’Argentine) qui écoutent les préceptes des défenseurs des dogmes descendent en Enfer (la crise explose en Argentine à la fin 2001 et dure). Et, si l’on y regarde de près, la Raison logique n’est pas responsable : c’est le cénacle des savants [30]qui l’est, car coupable de supercherie.

L’enfer de la cité des hommes

Par certains côtés les comportements ont été assez conformes aux hypothèses. Mais les résultats sont plutôt ceux que la morale commune condamne et pouvait craindre ; la main invisible a brillé par son absence et les chaos, les crises se sont multipliées.

Sur les marchés, les petites entreprises existent certes, mais le Monde d’aujourd’hui est plutôt celui de Microsoft, Intel, Toyota, Sony, Nokia, St Gobain… Quels que soient les secteurs d’activité qui façonnent à l’évidence notre univers, on y voit des acteurs entreprises qui sont des géants multinationaux. Elles détiennent des parts de marché très importantes, elles s’allient entre elles à l’échelle internationale, elles se rachètent et exercent un pouvoir de marché monopolistique considérable. Face aux dépenses de publicité, face à la concentration de l’offre, la liberté de choix des consommateurs n’a plus rien à voir avec ce que laisse supposer la théorie. Ces très grandes entreprises prennent en effet les décisions conformes à leurs intérêts, enfin à ceux supposés de leurs actionnaires, et qui n’ont qu’un lien ténu avec les intérêts de leurs salariés ou des territoires où ils ont des usines en activité. Ouvrir un atelier ici, en fermer un là, revendre telle activité, racheter telle autre…Elles décident sans guère se préoccuper des priorités des consommateurs potentiels et s’intéressent à capter les capacités d’achat, à attirer l’attention de ceux qui détiennent des revenus. Quelles que soient les « substances » à leur fournir. Ne parlons pas des soucis de probité, de sauvegarde d’environnement : d’où viendraient ils sous la loi des marchés ? La main invisible est en fait la loi du plus fort, la loi de la jungle [31].

Pendant les années 1950 à 1990, les populations des pays occidentaux, et leurs territoires, s’en sont bien arrangés ; même avec des taux de chômage relativement élevés, les populations ont bénéficié d’une amélioration de leur niveau de vie moyen, la grande pauvreté a reculé de manière considérable tout comme se sont épanouies nombre de caractéristiques de la qualité de la vie (durée de vie, confort de l’habitat, réduction du temps de travail et extension des loisirs, niveau de formation etc.). Ces « acquis » semblent aujourd’hui en péril face aux privatisations, dérégulations, libéralisations qui mettent les salariés des pays riches en concurrence avec les salariés des pays émergents. Que se passe-t-il ? C’est que l’Occident s’est enrichi d’une manière pas très orthodoxe au regard de l’idéal de la pureté des marchés. A l’intérieur de leurs frontières les sociétés des pays riches se sont organisées sans faire confiance à la main invisible. Sous la pression des mouvements sociaux et politiques et de leurs « valeurs », ils ont mis en œuvre la protection des faibles vis à vis des marchés et construit des « acquis » sociaux. Les pays riches ont refusé de respecter la loi des marchés pour éviter que les pauvres succombent ou se révoltent face à la loi du plus riche.

Les institutions, les lois et la redistribution ont fait des sociétés des pays riches des économies où le marché n’a qu’un rôle second. Le moteur de la création de richesse y est celui des entreprises et la régulation de la société y est assurée par l’Etat. La part des dépenses publiques en % de la « richesse » nationale produite chaque année (le Produit Intérieur Brut) est, en 2002, de 53% en France, de 35% aux Etats-Unis, de 49% en Allemagne, de 41% au Japon etc. [32]. La décennie de forte libéralisation des années quatre-vingt-dix avait vu cette part passer de 33% à 41% au Japon, mais rester presque inchangée à un niveau déjà élevé pour les autres pays cités, ce qui montre pour l’ensemble des pays riches, une forte résistance, mais on ne sait si elle se poursuivra. La période antérieure avait vu une élévation quasi générale entre 1970 et 1980 [33]. La rationalité pratique était bien « morale et politique » à milles lieux de la pureté a-morale de la raison scientifique.

Dans le même temps l’Occident, les pays du Nord pratiquaient chacun, vis à vis de l’extérieur, la protection à l’entrée sur leurs territoires et la dure loi des marchés pour leur l’entrée sur les autres territoires. Il s’agissait de s’ouvrir les marchés extérieurs. Tant que l’Occident produisait des biens dont le Sud était friand tout en étant incapable de les produire, il n’y avait aucune difficulté pour le Nord d’afficher son option en faveur des libres marchés mondiaux. Dès 1960 sur le coton, puis pour tout le textile à partir de 1973, l’Occident est devenu très protectionniste avec l’accord multifibre contingentant les entrées de marchandises textiles étrangères. Ce n’était pas nécessaire et ce ne l’est toujours pas pour des produits plus sophistiqués, par exemple les véhicules automobiles du Sud ; pour l’essentiel ces véhicules sont produits au Sud dans des usines localisées là-bas par des firmes du Nord ; mais les Européens et les Nord-américains ont dû se protéger des automobiles japonaises. Bref les pays émergents (auparavant appelés les nouveaux pays industriels) ont commencé peu à peu à poser des problèmes. La protection des agriculteurs est devenue également un sujet de discorde : pourquoi donc ce secteur échapperait-il à la loi des marchés ? Depuis les origines de la construction européenne, la Politique Agricole Commune a concentré les trois quart du budget communautaire de l’Europe. A Cancun, lors de la réunion de l’Organisation Mondiale du Commerce en 2003, les pays du Sud ont réclamé aux pays riches d’ouvrir leurs marchés et de cesser de subventionner leur agriculteurs.

Il faut se rendre à l’évidence, les pays du Nord, l’Occident, ont beaucoup péché contre la perfection des marchés et contre l’économie pure et devraient être condamnés à l’enfer. Mais, l’enfer c’est plutôt ce que craignent de rejoindre les populations du Nord si l’Occident veut se mettre en règle avec le Dieu des marchés.

Pour le moment cet enfer c’est ce que continuent à vivre « les damnés de la terre [34] » soit la majorité de la population de la planète et dont n’échapperont dans les pays émergents au plus qu’une petite partie de la population. 100 000 personnes meurent des conséquences de la sous- nutrition chaque jour en 2003, plus de deux milliards d’habitants doivent vivre avec moins de deux dollars par jour. 40 ans après que l’ONU a lancé la première décennie sur le développement on ne peut s’extasier sur la réussite ! Que peut-on attendre d’une plus grande libéralisation des marchés ? Dans le domaine financier et en particulier international, on est allé très loin dans la libéralisation, mais au lieu de voir un équilibre stable s’installer, il est apparu une grande instabilité des taux de change et des crises récurrentes : Mexique 1994, crise Asiatique 1997, Russe 1998, Argentine 2001.

Bref on ne sait plus à quel saint se vouer. Mais est-on au moins bien sûr que Dieu existe ?

La supercherie du cénacle des savants

Il n’a pas été possible de dire Dieu : la démonstration théorique a échoué.

Depuis 1974, Debreu, Mantel et Sonnenschein [35]ont démontré que l’équilibre n’a aucune raison d’être stable car on ne peut déterminer les courbes de demande. La loi des marchés ne se suffit pas, la libre concurrence ne conduit à un optimum que si on y est déjà, il n’est pas possible de démontrer la viabilité d’une économie de marché. Des contorsions intellectuelles sont tentées car « les théoriciens formalistes » […] refusent de tenir compte d’un résultat définitif de la théorie lorsque ce résultat contredit leurs croyances [36]". Portant toutes les tentatives sont inacceptables théoriquement et conceptuellement mais on poursuit, comme l’écrit Alan Kirman en 1995 :

« bien que cette approche soit séduisante sur un plan analytique elle est complètement insatisfaisante et non fondée théoriquement […] La longue durée de cette tradition devrait cependant interdire, sans aucun doute son abandon rapide » [37]

Un autre courant de la « communauté » de ceux qui se disent économistes a cherché à étudier ces faits « repérés » par des statistiques afin d’en faire sortir par le calcul, la vérité faite loi. Des espoirs fous sont nés mais les régularités statistiques qui en feraient des lois, n’ont connu qu’une brève durée de vie, écrit Robert Boyer. Les régularités détectées dans les années soixante ont disparu dans la décennie des années soixante dix, remplacées par d’autres qui cèdent, à leur tour, la place, au milieu des années quatre vingt à des lois qui à nouveau s’effritent…La science s’effondre sur elle-même. Et pourtant le Prince s’entoure d’économistes, les médias les consultent quand ils parlent doctement en utilisant un arsenal technique de plus en plus sophistiqué. « L’économiste est un technicien dont la légitimité ne s’appuie pas sur des résultats scientifiques validés par l’expérience » [38].

Alors ?

Alan Kirman (Professeur qui était à l’Institut Européen de Florence et plutôt orthodoxe) et Robert Boyer (Directeur de Recherche au CNRS, CEPREMAP et plutôt hétérodoxe), ne peuvent s’empêcher, comme beaucoup d’économistes, de continuer à chercher à dire Dieu. « La mystique échoue à dire Dieu en sa toute valeur, et rejoue sans cesse cet échec » écrit Daniel Vidal [39]. En paraphrasant je peux dire « l’économiste échoue à dire le marché parfait en toute sa valeur, et rejoue sans cesse cet échec ».

Qu’est ce qui pousse ces esprits brillants à cet entêtement ? L’amour de la discipline, l’inertie de l’appartenance à une communauté.
Comment voient-ils la suite ? Alan Kirman conclut clairement sur le fond

« La structure théorique formalisée, telle qu’elle a été développée, s’est montrée soit dénuée de contenu, soit auto-contradictoire.[…] Qu’un paradigme soit dénoncé comme défectueux n’implique pas qu’il faille renoncer à rechercher un paradigme plus satisfaisant. Que le progrès soit réalisé par les progressistes ( »advancers« dans la terminologie de Kuhn), qui compléteront ou modifieront le paradigme existant, ou par les révolutionnaires, qui opteront pour un nouveau paradigme, reste une question ouverte ».

Il ajoute qu’un nouveau paradigme tel que celui qu’il appelle de ses voeux [40] n’est pas près d’être adopté par la communauté.

Robert Boyer est tout aussi explicite sur l’échec de la discipline. « Nombre de théoriciens avouent ne pas comprendre la logique des évolutions contemporaines, le plus souvent non conformes aux prédictions tirées de leurs modèles -écrit-il [41]et, poursuit-il par ailleurs- il est hautement improbable que les prochaines décennies voient l’émergence d’une nouvelle théorie générale qui réconcilierait les objectifs que s’est toujours fixés la science économique ». Il observe cependant la possibilité de voir poindre pour prendre le langage d’Alan Kirman, un nouveau paradigme :« La lecture des recherches menées au cours des années 1990 suggère la possibilité d’une bifurcation vers une tout autre trajectoire. Analyser les économies réelles telles qu’elles sont, et non pas telles qu’elles devraient être, voilà le projet implicite de diverses communautés [42] ». Pour l’avenir il affirme que « Les relations entre la science économique et la démocratie apparaissent comme déterminantes. […Il faudrait] réaffirmer la primauté de la démocratie sur la logique économique [et ainsi éviter l’]éclatement […] de la communauté des économistes […] en autant de groupes que de champs et d’intérêts économiques […] et surtout cela donnerait une chance à l’économie d’affirmer sa scientificité » [43](op.cit.,p.45).

Bref nous sommes dans un cénacle. Dieu s’est envolé mais on fait comme si, entre nous, allait en revenir un autre, transfiguré peut-être et que les mêmes pourront dire et annoncer. Cela s’appelle une supercherie.

Peut-on conclure ?

En fait le projet de dire le marché parfait, bute sur la première marche, à savoir dire l’économie. La supercherie a commencé avec la décision de ne pas considérer l’étude de l’échange monétaire dans toute sa dimension, selon l’explication qu’en donne Max Weber, comme nous l’avons rappelé plus haut. Il faut à nouveau relire la Pensée de Pascal citée en introduction du livre de Viviane Forrester : « Il ne faut pas [que le peuple] sente la vérité de l’usurpation : elle a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable ; il faut la faire regarder comme authentique, éternelle, et en cacher le commencement si on ne veut qu’elle ne prenne bientôt fin » [44].

Claude Mouchot nous ouvre les yeux sur la conséquence immédiate de ce mauvais départ : « Chacun parle d’économie et sait de quoi il parle. La question est de savoir si tout le monde parle de la même chose ». Si on regarde les définitions de l’économie elles sont toutes circulaires (il faut utiliser « economi(qu)e » dans le corps de la définition) et « ne définissent pas l’économique mais l’ensemble du social [45] ». Par conséquent [46], « l’économie ne constitue pas une science » puisqu’elle ne peut dire qu’elle est son objet. Claude Mouchot pense que l’on peut donc en précisant des problèmes et des objets, tenir à leur propos des discours obéissant à la Raison logique en acceptant que sur la même réalité, plusieurs « théories » particulières apportent des éclairages différents. « La question qui se pose alors est celle de l’articulation de ces diverses théories » [47](op.cit., p.966). L’articulation logique en est impossible en particulier parce qu’elles ont des objets différents et que sur des objets presque semblables elles offrent des analyses opposées : l’utopie de l’articulation logique possible est celle d’un paradigme différent -englobant- qui dirait la science économique. Claude Mouchot indique quelle est la seule voie possible pour l’intellectuel honnête venant de « l’économie ». S’il n’accepte pas la supercherie du cénacle et cherche cependant à articuler les théories particulières qui ont remplit jusqu’ici son univers intellectuel : « il lui faut trouver un autre mode d’articulation de ces différentes théories. Une articulation raisonnable, par la délibération et le jugement : une visée politique ».

On retrouve cette idée dans la tête de tous les intellectuels soucieux de ce monde « pour expliquer et comprendre la réalité économique comme pour agir sur elle, il est nécessaire à l’homme d’articuler les différents discours sur cette réalité [48] ». Comment laisser aux seuls citoyens, aux hommes politiques la difficile tâche d’articuler des discours séparés voire qui s’excluent, des discours sur des aspects d’un phénomène sans les rassembler pour mieux comprendre le phénomène dans sa complexité vécue ? Tâche indispensable si l’on accepte l’idée d’une société démocratique où il faut prendre des décisions raisonnées, des mesures, concernant l’organisation et le fonctionnement des activités de production, de consommation, de répartition de biens matériels et de services.

N’est il pas de la responsabilité des intellectuels de mettre la Raison logique au service de la construction de ce que l’on peut appeler une science sociale, post-disciplinaire [49]qui éclairera le citoyen et l’homme politique à tenir leur place au mieux dans la société ?

Pragmatiquement, certains, dont un petit nombre d’intellectuels originaires de l’économie, l’ont fait. A mon sens Albert Hirschman est de ceux-là [50]. Ecoutons le : « Mon objectif à moi n’est pas de prévoir des tendances. Je m’applique plutôt à découvrir ce qui peut se produire et à attirer l’attention des lecteurs là-dessus. De là vient peut-être mon activisme ; peut-être en cela suis-je toujours un militant : je m’intéresse avant tout, à la constellation de faits et de situations nécessaires pour que se réalisent de bonnes choses. Je cherche toujours à faire des propositions et à convaincre que certaines choses sont possibles. En ce sens je suis bien un activiste » [51].

Les travaux d’Albert Hirschman, inclassables pour beaucoup, selon les critères disciplinaires, portent sur le bien être matériel dans les pays pauvres, les relations financières et commerciales internationales ou la démocratie. Selon des spécialistes de son œuvre, Albert Hirschman « aboutit alors à une théorie économique motivée par l’action démocratique, solidaire d’une conception dans laquelle l’homme n’est plus le jouet de lois qui le dirigent mais dans lequel il peut se rendre acteur dans un monde qu’il transforme [52] ».

Quelles sont les rationalités à l’œuvre dans le monde d’aujourd’hui ? Assurément les hommes sont doués de raison et n’attendent pas comme les oiseaux leur nourriture de la providence. Se comporter selon la rationalité économique a-morale n’y pourvoit pas non plus de manière acceptable pour tous. Pour mieux comprendre la complexité de ce monde, il faut recourir au concept de rationalité axiologique. Celle ci supporte la compréhension de comportements raisonnés dans un univers où des valeurs s’imposent à chacun et dont on pourrait démontrer qu’elle permet d’expliquer par exemple la montée des organisations dites de la société civile. Ces organisations peuplent aujourd’hui les « Capitalismes Modernes », dans nos quartiers, nos nations et même colonisent l’espace mondial sous la forme de ces ONG et de ces manifestations et forums sociaux européens ou même mondiaux, de Seattle, Gênes, Porto Alegre, Mumbai etc. Mais c’est une autre histoire, elle n’a pas été écrite par la science économique, aussi ne dirais-je rien de plus sur ces autres rationalités à l’œuvre dans cette (alter- ?) mondialisation moderne. Un mot cependant : n’ont-elles pas quelque ressemblance avec l’œuvre de St Vincent de Paul (1581- 1660) ? Ce qui nous ramènerait à ce si riche XVIIe siècle…

// Article publié le 3 février 2008 Pour citer cet article : Marc Humbert , « L’aspiration vers la perfection des marchés dans une société sans morale et sans politique », Revue du MAUSS permanente, 3 février 2008 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?L-aspiration-vers-la-perfection
Notes

[1Francis Fukuyama, (1989) « The End of History », The National Interest, Summer, pp 3-18.

[2Evocation de l’ouvrage fondateur de A. Smith. C’est en 1905 que Max Weber publie les deux articles qui forment la première édition de L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. René Descartes publie Le discours de la méthode en 1637. Galilée est condamné en 1633.

[3C’est en 1568 qu’il « dévoile » l’une des trois grandes « lois » de l’économie libérale connue sous l’appellation théorie quantitative de la monnaie, expliquant la hausse des prix en Europe par l’afflux des métaux précieux originaires du « Nouveau Monde » (les prix et la masse monétaire varient dans le même sens - en fait les trois autres lois de cette espèce s’appuient sur celle-là).

[4« Il est pourtant une permanence : fondamentalement, l’économiste est le conseiller du Prince » : Robert Boyer (2003) « L’avenir de l’économie comme discipline », L’Economie Politique, n°19, juillet-août-septembre, p.34.

[5Ce qu’il écrit en 1615 dans son Traité d’Oeconomie, rapporté ici d’après l’édition de 1889, Paris, p. 130. On est loin, certes, d’une autre des grandes « lois » de l’économie libérale, la loi des avantages comparatifs que David Ricardo livrera (découvrira ?) en 1817.

[6« Le libéralisme est le moyen d’introduire plus d’égalité et plus de justice sociale » écrit dans Le Monde (11 novembre 2003) Nicolas Tenzer qui a publié par exemple Les Valeurs des modernes, Paris, Flammarion, 2003.

[7Je pense au « best seller », prix Médicis 1996, traduit dans un trentaine de langues de Viviane Forrester L’horreur économique. Le livre s’ouvre sur l’une est des « Pensées » de Pascal ( 1623 - 1662) : « Il ne faut pas [que le peuple] sente la vérité de l’usurpation : elle a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable ; il faut la faire regarder comme authentique, éternelle, et en cacher le commencement si on ne veut qu’elle ne prenne bientôt fin ».

[8Dans le Dictionnaire d’économie et de sciences sociales sous la direction de C.-D. Echaudemaison, (1989) Paris, Nathan

[9Ainsi David Ricardo s’emploie entre autres et finira par obtenir l’abrogation des Corn Laws qui sont une entrave à la loi des marchés.

[10Dans Essais sur la théorie de la science, (1965) Paris, Plon, écrits entre 1906 et 1913.

[11Souligné par Marc Humbert

[12Léon Walras, Eléments d’économie politique pure, 1874.

[13Vilfredo Pareto, Cours d’économie politique, 1897.

[14Pareto montre que toute solution qui améliorerait la situation d’un individu en viendrait à détériorer celle d’un autre : habiller éventuellement un pauvre en déshabillant un riche. Pour lui cette éventualité n’est pas du ressort des économistes, c’est au politique de formuler des jugements de valeur et de formuler des préférences sociales éventuellement différentes. La réintégration ultérieure des comparaisons interpersonnelles par l’école du Public Choice cherche à introduire la possibilité de choix de ces « éventualités » mais sur les mêmes bases dont j’explique la friabilité dans la seconde section. En outre cette école persiste alors même que Arrow en avait démontré l’impossibilité (1951, Social Choice and Individual Value, Cowles foundation for research, Yale University) ; le marché ne peut mener à un optimum social : rationalité économique et marché ne peuvent se substituer à une organisation consciente de la société. Voir sur cette question Benoît Lengaigne et Nicolas Postel « Arrow et l’impossibilité : une démonstration par l’absurde » pp. 388- 410 in La Revue du MAUSS, n°24, Second Semestre 2004.

[15La distinction est du domaine du discours usuel chez tous les économistes, dont Keynes par exemple qui distingue « la science positive…corps de savoir systématisé concernant ce qui est ; la science normative ou régulatrice…corps de savoir systématisé discutant des critères de ce qui devrait être ; et l’art…système de règles pour l’obtention d’une fin donnée » in Keynes (1895) The scope and method of political economy, New York, Kelley and Millman, cité d’après Hubert Brochier, (1995),« L’économie comme science positive et normative » pp.38, in Autume (d’) et Cartelier (eds) L’économie devient elle une science dure ?, Paris, Economica. La séparation de la science économique positive d’avec la science normative est fortement revendiquée par Lionel Robbins (1932, An Essay on the Nature and Significance of Economic Science) et l’amène à la définition d’une science économique quasi réduite à l’art des calculs de maximisation sous contraintes « The science which studies human behaviour as a relationship between ends and scarce means which have alternative uses ». La vulgate enseignée largement aux apprentis économistes omet en général le début « human behaviour as a » ce qui « purifie » ou épure l’objet de la science.

[16Joseph Schumpeter, p.271 in Histoire de l’Analyse Economique (1954), edition française, TII, Paris, Gallimard, 1983.

[17Les hypothèses semblent en effet justifiées si elles permettent à la théorie de prévoir certains phénomènes observés, quand bien même elles en prévoiraient également d’autres en contradiction avec d’autres observations : c’est la position « instrumentaliste » défendue par Milton Friedman, (1953) The methodology of positive economics, in « Essays in Positive Economics », Chicago, Chicago University Press.

[18Le terme autorise le théoricien à prendre des libertés avec des faits qui sont déjà une vision édulcorée de la réalité puisque collectés par des statisticiens. Kaldor indique que comme les faits, tels que collectés par les statisticiens, sont toujours sujets à de nombreux écueils et restrictions, et ne peuvent donc être exhaustivement récapitulés, les théoriciens doivent être libres de partir avec une vue « stylisée » des faits, c’est à dire de se concentrer sur les seules grandes tendances, ignorant les détails et utilisant la méthode du « comme si », c’est à dire en élaborant un corps d’hypothèses qui peut prendre en compte ces « faits stylisés ». Nicholas Kaldor (1961) dans « Capital Accumulation and Economic Growth » in F.A. Lutz et D.C. Hague (eds) The theory of capital, Londres : Macmillan, p. 177.

[19Jean-Baptiste Say, Catéchisme d’Economie Politique, Paris, Guillaumin, 1848.

[20Jeremy Bentham (1789) Introduction to the Principles of Moral and Legislation. John Stuart Mill, son disciple, écrit en 1862 Utilitarianism après le véritable crédo du Libéralisme On Liberty publié en 1859. C’est lui qui formule le premier de manière explicite la loi de l’offre et de la demande dans un ouvrage Principles of Political Economy publié en 1848 et qui est resté l’ouvrage de référence de la « Science Economique » jusqu’à la fin du siècle.

[21Jeremy Bentham, cité par Claude Mouchot « Image fausse et immorale de la société dans la théorie dominante »Economies et Sociétés, HS n° 6, 39, 2003, p. 1019 ) écrit : « La seule commune mesure que compte la nature des choses est l’argent. Combien d’argent donnerez vous pour acheter ce plaisir ? »[…] « L’argent est l’instrument de mesure de la quantité de peines et de plaisirs. Ceux que ne satisfont pas l’exactitude de cet instrument devront en trouver un autre plus exact ou dire adieu à la politique et à la morale ».

[22Albert Hirshman, (1986) « Trois façons simples de compliquer le discours de l’économie politique » pp. 89 - 110 in Vers une économie politique élargie, Paris, Minuit ; (1984) L’économie comme science morale et politique, Paris, Gallimard ainsi que (1980) Les passions et les intérêts, Paris, PUF.

[23La 6e édition de la Théorie des sentiments moraux avait un sous-titre assez long : Theory of Moral Sentiments ; or An Essay towards an Analysis of the Principles by which Men naturally judge concerning the Conduct and Character, first of their Neighbours, and afterwards of themselves. To which is added, A Dissertation on the Origin of Languages. Mais la seule différence importante vient de l’addendum (selon Schumpeter, op.cit., tome 1, p.186)

[24Albert Hirshman, (1984) »Moralité et sciences sociales, une tension durable« , pp.100-101 in (1984) L’économie comme science morale et politique, Paris, Gallimard

[25Bernard de Mandeville, La Fable des abeilles, ou les vices privés font le bien public. Rédigé en anglais (1705) The Grumbling Hive ; repris (1714) comme The Fable of Bees : or Private Vices, Public Benefits (trad. Française, 1974, Paris, Vrin)

[26Adam Smith (1776) Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, traduction française, Recherches sur la nature et la cause de la richesse des nations,Paris, Gallimard, 1976, p. 48. Ardent partisan de la liberté naturelle (qu’il revendique avoir enseigné depuis 1749) et de ce que la libre interaction des individus n’aboutit pas au chaos (grâce à une main invisible - introduite dans la richesse des nations, livre IV, chap. II), Adam Smith est cependant un homme vertueux qui devrait réprouver de tels comportements que permet »la liberté« .

[27Cité d’après Claude Mouchot, op.cit., p. 1026.

[28Léon Walras (1874) « Eléments d’économie politique pure ». Réédition 1988, par Claude Mouchot et alii, Paris, Economica, pp.45-46, voir également, op.cit., p. 1026.

[29Claude Mouchot, op.cit. p. 1019. Le prix reçu est celui délivré par la banque de Stockholm à la mémoire d’Alfred Nobel et permet d’accréditer l’idée que « l’Economie » est une discipline « scientifique » au même titre que la physique etc., et la seule de ce type parmi les sciences dites humaines et sociales.

[30Peut-on accepter d’une science d’être plus qu’une supercherie si elle permet à un de ses savants, directeur du FMI, grand catholique affirmé (et donc tenu pour un homme de bonne volonté) de déclarer le 1er Octobre 1998 au siège du FMI « L’Argentine a une histoire à raconter au monde : une histoire sur l’importance de la discipline fiscale, des changements structurels, et une politique monétaire rigoureusement maintenue ». Or dans les mois qui ont suivi la mise en application des conseils des experts du FMI cette nation s’est enfoncée peu à peu dans la crise, laquelle a explosé à la fin de l’année 2001 ?

[31Les Anglais ont une expression imagée pour parler de relation de marché  : arm’s length relationship. La foire d’empoigne quoi !

[32Pour l’Union Européenne cela fait en moyenne 48% ; la Suède culmine à 58%.

[33La France est passée de 38% à 42% entre 1970 et 1980, puis 51% en 1990. Pour les mêmes années, l’Union Européenne à 15, de 36% à 46% puis 48% ; les Etats-Unis de 32% à 33% puis 36% ; enfin le Japon de 18,5% à 31% puis 33%. Source : Alternatives économiques, les chiffres clés de l’économie, HS n°56, 2e trimestre 2003, p. 36.

[34Frantz Fanon (1961) Les damnés de la terre, Paris, François Maspero. »Si […le capitalisme demeure], il faudra des siècles pour humaniser ce monde rendu animal« p.98 (édition La découverte 2002).

[35Le théorème dit DSM du nom de ces trois auteurs (dont le prix Nobel Debreu) se réfère aux travaux suivants : Hugo F. Sonnenschein (1973) « Do Walras’ Identity and Continuity characterize a Class of Community Excess Demand Functions ? » Journal of Economic Theory ; Gérard Debreu (1974) « Excess Demand Functions » Journal of Mathematical Economics ; R. Mantel (1974) « On the Characterization of Aggregate Excess Demand » Journal of Economic Theory. L’article intiateur étant celui de Sonnenschein H (1972) “Market Excess Demand Functions » Econmetrica, 40, n°3, pp. 549-563.

[36Claude Mouchot ; op.cit. p. 1023.

[37Alan Kirman (1995)« L’évolution de la théorie économique » p.104 in Autume (d’) et Cartelier (eds), L’économie devient elle une science dure ?, Paris, Economica.

[38Robert Boyer (2003) « L’avenir de l’économie comme discipline »,L’Economie Politique, n°19, Juillet-Août, pp.36 et 40, qui cite à l’appui Ingrao Bruna et Israel Giorgio (1990), The invisible Hand. Economic equilibrium in the history of science, Cambridge : The MIT Press.

[39Daniel Vidal (1990), Critique de la Raison Mystique- Benoît de Canfield, possession et dépossession au XVIIe siècle, Paris, Jérôme Million, p.22.

[40Il veut appréhender l’économie comme « un système adaptatif complexe » mais « une longue période de temps sera nécessaire pour produire des modèles […] qui soient acceptables, mais ceci est un trait caractéristique de l’évolution des sciences. Comme le remarque Wolpert (1992, The Unnatural Nature of Science, London, Farber and Farber) »c’est un trait caractéristique, presqu’un élément constitutif, de la science qu’il lui faille beaucoup de temps pour résoudre un problème. Ceci est dû pour partie à la difficulté inhérente des problèmes et, pour une autre part, au fait que la science est une activité sociale et qu’il est nécessaire d’apprendre ce qu’ont fait les autres chercheurs pour pouvoir maîtriser l’état courant des connaissances« . Il n’est peut-être pas excessif d’appliquer cette métaphore à la théorie économique elle-même pour suggérer qu’il faudra un certain temps aux économistes pour adapter leur mode de pensée à cette nouvelle perception de l’économie. Il est en fait très probable que nombre d’entre eux refuseront ou renonceront », Alan Kirman, op.cit., p. 113.

[41Op.cit., p. 37 et 40

[42Ibid. ,p. 43.

[43Ibid. ,p. 45.

[44Viviane Forrester, op.cit.

[45Claude Mouchot (2003) »Quel statut épistémologique accessible à la science économique ?« , pp 962 et 63 in Economies et Sociétés, HS n° 6, 39

[46Selon Jean Piaget « Une science ne débute qu’avec une délimitation suffisante des problèmes susceptible de circonscrire un terrain de recherches sur lequel, l’accord des esprits est possible » (1970) in Epistémologie des sciences de l’homme, Paris, Gallimard, p.41.

[47Claude Mouchot, op.cit., p. 966.

[48Ibid., p.967.

[49In Economies et Sociétés, HS n° 6, 2003, 39, Alain Caillé a écrit un Plaidoyer pour une science sociale, pp. 979 - 991, Ngai-Ling Sum et Bob Jessop (2003) ont de leur côté montré comment il est temps après être passé du pré- au disciplinaire d’aller vers le post disciplinaire : "Pre- and Post Disciplinary Perspectives in (Cultural) Political Economy, pp. 993 - 1015.

[50Il y en a quelques autres, parmi les contemporains. Cf. John Kenneth Galbraith, The Economics of Innocent Fraud – Truth for our time, Houghton Mittlin Company, New York, 2004, trad. Les mensonges de l’économie Grasset, Paris, 2004. J.K. Galbraith nous a quitté en avril 2006.

[51Albert Hirschman ( 1997), La morale secrète de l’économiste, Paris, Les Belles Lettres, p.98. La traduction du terme « activist »devrait plutôt être celle de militant.

[52Ludovic Frobert et Cyrille Ferraron (2003) L’enquête inachevée - Introduction à l’économie politique d’Albert O. Hirschman, Paris, PUF, p. 255.

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