Heurs et malheurs du don dans l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau

On lira ici un bel article qui, se proposant de relire Rousseau sous l’angle de son rapport au don, remet en cause les lectures de ses commentateurs et interprètes les plus renommés : « Cette thèse qui, de Starobinski à Goldschmidt, réduit l’œuvre de Rousseau à la quête d’une coïncidence avec soi-même, doit donc être purement et simplement inversée. Pour ce faire, il semble nécessaire de rompre avec une lecture exclusivement psychologique de l’œuvre qui tend à réduire la production philosophique à une simple compilation de symptômes. En d’autres termes, il faut postuler que l’extrême susceptibilité de Rousseau, loin de l’enfermer dans un paranoïaque repli sur soi, le dispose tout au contraire à s’ouvrir à la question de l’altérité, que l’on doit par conséquent considérer comme le véritable fil directeur de l’œuvre. » Après avoir rappelé l’intérêt marqué de Lévi-Strauss pour l’anthropologie de Rousseau, Stéphane Corbin entend ainsi montrer « ce sur quoi les théories de Rousseau et de Mauss s’accordent fondamentalement » : « Ainsi, d’un bout à l’autre de l’évolution humaine, il n’y a pas deux sagesses. Qu’on adopte donc comme principe de notre vie ce qui a toujours été un principe et le sera toujours ; sortir de soi, donner, librement et obligatoirement ; on ne risque pas de se tromper (Mauss). » « Une ultime énigme persiste cependant, ajoute S. Corbin, dans le fait que la conscience, qui consiste à se séparer de soi-même pour accéder à la justice, exige dans le même temps de rentrer en soi-même. Que signifie alors « rentrer en soi-même » ? S’agit-il de se fermer aux autres, de se livrer à la quête d’une intime béatitude que les relations sociales interdisent évidemment ? Ou bien, s’agit-il au contraire d’envisager les conditions d’une vie collective qui réclamerait que l’on renonce au désir de subjuguer les autres ? On peut expliquer cet apparent oxymore d’une conscience morale qui impose tout à la fois de « se séparer de soi-même » et de « rentrer en soi-même » par le fait que ces deux expressions désignent finalement une même exigence de renoncement, quoique envisagée selon deux angles opposés. « Rentrer en soi » et « se séparer de soi » se rejoignent donc dans la nécessité d’accepter l’autre comme un égal, comme celui qui interdit à chacun de coïncider avec soi-même et d’abolir de facto les conditions fondamentales qui président à l’institution de la vie commune. » Et il conclut : « Dans la théorie de Rousseau, le renversement anthropologique est à son comble quand le don institué qui témoignait de l’attention à l’autre ne se pervertit pas simplement en se désagrégeant, mais en excitant ce désir sans borne de richesse qui exige encore que les autres hommes soient privés de ce que l’on possède » :
« Si l’on voit une poignée de puissants et de riches au faîte des grandeurs et de la fortune, tandis que la foule rampe dans l’obscurité et dans la misère, c’est que les premiers n’estiment les choses dont ils jouissent qu’autant que les autres en sont privés, et que, sans changer d’état, ils cesseraient d’être heureux, si le peuple cessait d’être misérable (Rousseau) ».
A.C.

Le don qui, dépouillé de nos idées de négoce ou de commerce, est bien le « sacrifice inutile », le pari sur l’impossible, l’avenir – le don du rien. La meilleure part de l’homme.
Jean Duvignaud, Le Don du rien

La charité est encore blessante pour celui qui l’accepte, et tout l’effort de notre morale tend à supprimer le patronage inconscient et injurieux du riche « aumônier ».
Marcel Mauss, Essai sur le don



La problématique du don est un thème rémanent dans l’ensemble des écrits de Jean-Jacques Rousseau. Ainsi, bien qu’elle n’apparaisse que de manière discrète, elle n’en constitue pas moins une ligne de force, qui permet d’identifier l’intention essentielle qui préside à l’unité de l’œuvre.
Dans les écrits autobiographiques de Rousseau, les récits qui évoquent le don composent un éventail d’expériences très diverses, dont le point commun réside dans l’exposition de moments cruciaux, susceptibles de révéler la nature, souvent complexe, des relations humaines. Ainsi, relativement à la configuration singulière qu’ils prennent, les échanges peuvent attester d’un sentiment d’affection, d’un témoignage d’amitié, de reconnaissance ou de confiance ; ils peuvent aussi, symétriquement, procéder de l’inimitié, de la défiance, de la provocation, voire de la déclaration de conflit. Toutefois, au-delà de ce qui pourrait s’apparenter de prime abord à une investigation ethnographique – qui se résumerait en l’espèce à un travail d’inventaire – il semble bien que Rousseau s’emploie, de manière systématique, à évaluer le décalage qui sépare une conception idéale du don – celle qui traduit une relation humaine sincère et légitime – et la réalité effective des rapports sociaux qui peuvent, à l’opposé, être déterminés par la domination, l’inégalité ou encore le désir de triompher de l’autre. Dans cette perspective, il devient possible de discriminer les expériences de dons en fonction de leur propension à vérifier un principe de réciprocité ou, à l’exact opposé, à provoquer un conflit qui ressortit à diverses formes de la rupture de l’échange. C’est ainsi que l’on peut montrer que les écrits autobiographiques de Rousseau, dans la mesure où ils conçoivent la ritualisation du don comme la condition sine qua non d’un pacte social fondamental, abritent un essai d’anthropologie implicite qui, à maints égards, anticipe les théories de Mauss [1] et de Davy [2], pour ne citer qu’eux.
Cette dimension institutionnelle du don nous incline alors à tenter de comprendre plus avant le lien entre l’autobiographie et les écrits philosophiques. On peut, en l’occurrence, distinguer deux modalités distinctes de cette relation. Selon une première interprétation, il est possible de percevoir dans les expériences de dons que consignent les écrits autobiographiques, la façon dont la sensibilité de Rousseau orientera ultérieurement ses thèses de philosophie politique. Dans cette perspective, l’extrême susceptibilité de Rousseau – sa propension à entrer en conflit avec ceux qu’il côtoie – loin de prouver son incapacité à juger objectivement du monde, représente tout au contraire cette sensibilité qui le ramène quasi systématiquement à sonder la nature des sentiments qui sont au fondement des relations sociales. Selon une autre interprétation qui inverse la relation de causalité, c’est l’écriture de l’autobiographie qui, a posteriori, donne de la chair aux abstractions philosophiques qui traitent de la distinction du juste et de l’injuste. Il s’agit alors, dans cette perspective, de mettre l’accent sur la façon dont Rousseau réécrit les expériences vécues de l’échange à l’aune des principes politiques de sa philosophie.
Plus fondamentalement, il convient d’effectuer un détour qui permette d’inverser la représentation, à bien des égards dominante, d’un Rousseau autocentré et prônant la félicité du repli sur soi. L’altérité constitue tout au contraire le ferment de la sensibilité de Jean-Jacques et la condition de production d’une théorie du don. Nous tenterons ensuite d’inventorier les diverses expériences de dons que fait Rousseau et la façon dont elles enrichissent une théorie générale de l’altérité. Enfin, nous évoquerons le lien que l’on peut établir entre le don in abstracto et les principes qui sont au fondement du pacte social.

L’ALTÉRITÉ ET LE PROJET ANTHROPOLOGIQUE

Nombre de commentateurs de l’œuvre de Rousseau se sont efforcés de déceler la logique implicite qui sous-tend l’ensemble de sa production littéraire, dans l’espoir de dissiper le caractère énigmatique qui la caractérise. Starobinski a ainsi perçu, dans l’exaltation rémanente de la nature, cette trame que constitue la quête d’une transparence qui n’atteint véritablement son but que dans l’écriture autobiographique :

« Rousseau invoque avec confiance une nature que rien ne détruit, il devient le poète de la permanence dévoilée. Il découvre en lui-même la proximité de la transparence originelle, et cet homme de la nature qu’il avait cherché dans la profondeur des âges, il en retrouve maintenant les traits originels dans la profondeur du moi. Celui qui sait rentrer en soi-même peut voir resplendir à nouveau le visage du dieu submergé, délivré de la rouille qui le masquait [3]. »

En parvenant à identifier ce qui, selon lui, représente le lien intime qui unit la philosophie à l’autobiographie, Starobinski accrédite la thèse devenue classique – et qu’il a d’ailleurs contribué à populariser – d’un Rousseau prônant toujours davantage le retour à l’état de nature, à mesure qu’il fait la douloureuse expérience d’une société qui se délite. Cette nécessité de « rentrer en soi-même », pour espérer retrouver l’harmonie perdue des premiers temps – d’une mythique origine – ressortirait à une démarche cathartique qui consisterait à se purger de la société. Dans un monde gouverné par le conflit des amours-propres (ou des amours de soi en fermentation), Rousseau aurait compris, sans doute tardivement, que la seule réconciliation possible résiderait dans ce repli sur soi-même. Ainsi, son exil représenterait-il l’aboutissement logique d’une théorie qui se serait efforcée de prouver le caractère inéluctable de la décomposition sociale ; l’impossibilité qu’une communauté pacifiée pût exister :

« Rousseau enchaîne de la sorte toute une série de moments qui se conditionnent les uns les autres, et que l’homme parcourt du fait de sa perfectibilité. À l’obstacle naturel s’oppose le travail ; celui-ci provoque la naissance de la réflexion, laquelle produit “le premier mouvement d’orgueil”. Avec la réflexion finit l’homme de la nature et commence l’homme de l’homme. La chute n’est autre que l’intrusion de l’orgueil ; l’équilibre de l’homme sensitif est rompu ; l’homme perd le bienfait de la coïncidence innocente et spontanée avec lui-même […] Alors va commencer la division active entre le moi et l’autre ; l’amour-propre vient pervertir l’innocent amour de soi, les vices naissent, la société se constitue. Et tandis que la raison se perfectionne, la propriété et l’inégalité s’introduisent parmi les hommes, le mien et le tien se séparent toujours davantage. La rupture entre être et paraître marque désormais le triomphe du factice, l’écart toujours plus grand qui nous éloigne non pas seulement de la nature extérieure, mais de notre nature intérieure [4]. »

Dans cette perspective où les moments qui conduisent à l’exténuation de la société s’enchaînent aussi implacablement, l’expression « rentrer en soi » est à comprendre au premier degré. Elle ne correspond à rien d’autre qu’à la nécessité de se séparer de ses congénères et d’anticiper de la sorte l’inéluctable effondrement des relations sociales, pour mieux en prévenir les effets délétères. Cette coïncidence avec soi-même qu’évoque Starobinski est en effet la conséquence d’un congédiement d’une société qui ne saurait produire que désolation. L’exil de Rousseau, dans ce qu’il a de fatal, voire de tragique, rejouerait ainsi le scénario d’une conception téléologique de la chute. La pertinence de sa pensée résiderait alors dans le fait que l’autobiographie parachève en quelque sorte les enseignements philosophiques en dévoilant, ainsi que l’a souligné Arthur Goldschmidt, cette prise de conscience rétrospective où « Jean-Jacques, d’emblée se met à savoir qu’il a toujours su ce qu’il en était [5]. »
La formule de Goldschmidt est certes séduisante. Pourtant, cette interprétation peut sembler quelque peu caricaturale. On peut en effet, à l’exact opposé, estimer que cette hypothétique quête de la nature découvre l’inconstance d’une pensée qui n’accède pleinement à sa vérité qu’a posteriori, lorsque l’exil et l’isolement volontaires sont censés révéler la véritable signification de la théorie politique, qui chez Rousseau lui-même aurait en quelque sorte germé à son insu. Selon cette interprétation toute l’œuvre de Rousseau, réduite à cet implacable schéma, serait vouée à réaliser ce nécessaire repli sur soi, cette réintégration d’un état de nature qui devient la condition sine qua non d’un commerce exclusif avec soi-même et où, ultimement, la répudiation de la société consiste, purement et simplement, à abolir toute forme d’échange avec les autres hommes. En transformant les moments de crise où Rousseau se marginalise en autant de symptômes d’un désir d’exil qui agirait d’abord sourdement, Goldschmidt insiste sur le fait que le projet des Rêveries radicalise l’intention qui consiste à « établir aussi rigoureusement que possible la ligne de partage entre ce que le soi n’est pas (le monde) et le sentiment intime qu’il a de soi [6]. »
Cette interprétation, tout comme celle de Starobinski, tente de dégager la conséquence d’une œuvre qui obéirait à un schéma dont la signification profonde, jusqu’au dénouement des Rêveries, échapperait pour l’essentiel à son auteur. Ainsi, parce que cette explication ne dévoile la ligne de force de la philosophie de Rousseau qu’a posteriori, elle ne rend justice à sa sensibilité qu’en réduisant à néant la pertinence d’une œuvre dont on peut soutenir, à l’exact opposé, qu’elle a d’abord fait de l’énigme du rapport à l’autre une question cruciale [7].
Si la déclaration fracassante qui ouvre les Rêveries [8] révèle une blessure assurément très ancienne et qui est allée s’approfondissant, c’est avant tout parce qu’elle constitue une réponse à cette injustice qui lui est faite ; celle d’avoir été réprouvé dans le temps même où il s’est ingénié à découvrir les principes fondamentaux qui doivent gouverner les relations humaines. À ce titre, ce divorce doit d’abord être interprété comme une rupture de l’échange dont Rousseau impute la responsabilité à ceux qui, en l’humiliant et en le persécutant, sont devenus ses ennemis : « les voilà donc étrangers, inconnus, nuls enfin pour moi puisqu’ils l’ont voulu [9]. »

Cette thèse qui, de Starobinski à Goldschmidt, réduit l’œuvre de Rousseau à la quête d’une coïncidence avec soi-même, doit donc être purement et simplement inversée. Pour ce faire, il semble nécessaire de rompre avec une lecture exclusivement psychologique de l’œuvre qui tend à réduire la production philosophique à une simple compilation de symptômes. En d’autres termes, il faut postuler que l’extrême susceptibilité de Rousseau, loin de l’enfermer dans un paranoïaque repli sur soi, le dispose tout au contraire à s’ouvrir à la question de l’altérité, que l’on doit par conséquent considérer comme le véritable fil directeur de l’œuvre. Ce caractère indissoluble de la société, ce qui pousse Rousseau à gémir « j’aurais aimé les hommes en dépit d’eux-mêmes [10] », conditionne en effet cette inextinguible quête de l’altérité qui continue de nourrir ses réflexions, jusque dans son exil volontaire [11]. Ainsi, quand bien même il jure qu’il ne trouve qu’en lui « la consolation, l’espérance et la paix », il n’est pas vrai que Rousseau coïncide avec lui-même. Si l’exil volontaire n’abolit pas complètement la société, c’est en premier lieu parce qu’il ne saurait annihiler ce qu’elle a produit d’irrémédiable en transformant « un animal stupide et borné [en un] être intelligent et un homme [12]. » Rousseau exilé volontaire ne réintègre donc nullement l’état de nature, pour la même raison qu’il ne peut s’abandonner à une vie de pure immanence dont il sait pertinemment qu’elle ne lui est plus accessible. Tout au contraire, c’est à la faveur de la répudiation de ses relations aux autres que cette division du moi reparaît avec le plus d’évidence ; dans le dédoublement que suppose l’étude de soi, mais aussi dans la persistance affective – et en un certain sens consolatrice – d’une société que Rousseau aspire désormais à former avec lui-même :

« Je fais la même entreprise que Montaigne, mais avec un but tout contraire au sien : car il n’écrivait ses Essais que pour les autres, et je n’écris mes rêveries que pour moi. Si dans mes plus vieux jours, aux approches du départ, je reste, comme je l’espère, dans la même disposition où je suis, leur lecture me rappellera la douceur que je goûte à les écrire et, faisant renaître ainsi pour moi le temps passé, doublera pour ainsi dire mon existence. En dépit des hommes, je saurai goûter encore le charme de la société et je vivrai décrépit avec moi dans un autre âge comme je vivrais avec un moins vieux ami [13]. »

Il est remarquable que ce dédoublement, qui infirme ce supposé désir de coïncidence, prolonge le projet anthropologique que recèle l’œuvre de Rousseau en dépit de la rupture que consomme l’exil. Cela confirme également que l’introspection [14] comme condition essentielle de la réflexion anthropologique, témoigne chez lui d’une attention toute particulière à la question de l’altérité. Autrement dit, on peut gager que le principe essentiel de la philosophie de Rousseau n’est pas le désir de coïncidence avec soi-même mais, tout au contraire, l’exigence de séparation d’avec soi-même. C’est essentiellement pour cette raison que Lévi-Strauss a perçu l’œuvre politique de Rousseau comme celle du fondateur des sciences de l’homme, plus particulièrement parce qu’elle insiste sur le fait que la condition fondamentale de l’institution sociale réside dans la nécessité de rompre avec un hypothétique état de nature où l’homme ne regarde que lui-même : « la pensée de Rousseau s’épanouit donc à partir d’un double principe : celui de l’identification à autrui ; et celui du refus de l’identification à soi-même » [15]. En outre, il est remarquable que la connaissance des autres hommes – l’anthropologie au sens le plus plein du terme – en exigeant un renoncement à l’excès d’intérêt que l’on peut se porter, au désir d’être seul au monde, redouble en quelque sorte la condition fondamentale de l’institution sociale : « car, pour parvenir à s’accepter dans les autres, but que l’ethnologue assigne à la connaissance de l’homme, il faut d’abord se refuser en soi » [16].
Ce principe universel, tout à la fois ferment de l’échange et du pacte social, permet d’identifier plus aisément ce sur quoi les théories de Rousseau et de Mauss s’accordent fondamentalement : « Ainsi, d’un bout à l’autre de l’évolution humaine, il n’y a pas deux sagesses. Qu’on adopte donc comme principe de notre vie ce qui a toujours été un principe et le sera toujours ; sortir de soi, donner, librement et obligatoirement ; on ne risque pas de se tromper [17]. »
Une ultime énigme persiste cependant, dans le fait que la conscience, qui consiste à se séparer de soi-même pour accéder à la justice, exige dans le même temps de rentrer en soi-même [18]. Que signifie alors « rentrer en soi-même » ? S’agit-il de se fermer aux autres, de se livrer à la quête d’une intime béatitude que les relations sociales interdisent évidemment ? Ou bien, s’agit-il au contraire d’envisager les conditions d’une vie collective qui réclamerait que l’on renonce au désir de subjuguer les autres ? On peut expliquer cet apparent oxymore d’une conscience morale qui impose tout à la fois de « se séparer de soi-même » et de « rentrer en soi-même », par le fait que ces deux expressions désignent finalement une même exigence de renoncement, quoique envisagée selon deux angles opposés. « Rentrer en soi » et « se séparer de soi » se rejoignent donc dans la nécessité d’accepter l’autre comme un égal, comme celui qui interdit à chacun de coïncider avec soi-même et d’abolir de facto les conditions fondamentales qui président à l’institution de la vie commune [19]. En fait, sur fond de métaphores topographiques, Rousseau tente de dessiner ce que doivent être les frontières, et les passages, entre moi et les autres, tout en inscrivant les efforts que chacun doit accomplir sur soi-même, relativement à un paradigme de la nature qu’il conviendrait de contrarier jusqu’au point critique où l’on risquerait de basculer dans l’inhumanité. C’est donc dans la mesure où l’impératif moral qu’il désigne parvient à opérer la synthèse de ce qu’il convient de conserver de la nature et de ce qu’il convient, au contraire, de répudier, que l’expression « rentrer en soi » constitue l’une des notions cardinales de la théorie de la légitimité de Rousseau. En outre, si elle permet de cerner en quoi réside cet équilibre sur lequel repose l’institution légitime, l’expression « rentrer en soi » révèle en négatif ce que l’hubris constitue par essence : ce pervertissement de la relation à l’autre, ce désir de considération sans borne qui implique que les hommes, emportés par l’amour-propre, sont hors d’eux-mêmes : « Le sauvage vit en lui-même ; l’homme sociable toujours hors de lui ne sait vivre que dans l’opinion des autres, et c’est, pour ainsi dire, de leur seul jugement qu’il tire le sentiment de sa propre existence. » [20]

L’analyse du lien intime qui unit l’autobiographie et la philosophie permet également de repérer les raisons pour lesquelles le projet anthropologique repose sur une attention toute particulière de Rousseau à l’égard des autres, de ceux qui ne partagent pas sa condition. C’est d’ailleurs cette condition d’inclassable qui l’autorise, en faisant abstraction du rang auquel chacun est assigné, à retrouver la trace d’une humanité commune :

« Les grands ne connaissent que les grands, les petits ne connaissent que les petits. Ceux-ci ne voient les premiers qu’à travers l’admiration de leur rang et n’en sont vus qu’avec un mépris injuste. Dans des rapports trop éloignés, l’être commun aux uns et aux autres, l’homme, leur échappe également. Pour moi, soigneux d’écarter son masque, je l’ai reconnu partout. J’ai pesé, j’ai comparé leurs goûts respectifs, leurs plaisirs, leurs préjugés, leurs maximes. Admis chez tous comme un homme sans prétentions et sans conséquence, je les examinais à mon aise ; quand ils cessaient de se déguiser je pouvais comparer l’homme à l’homme, et l’état à l’état [21]. »

Cette réflexion anthropologique qui ambitionne de découvrir cette « base inébranlable [22] » de la nature humaine (ce qui en l’occurrence procède de la comparaison de l’homme à l’homme), isole par là même ce qui ressortit exclusivement à la société (et qui procède de la comparaison de l’état à l’état). C’est aussi en discriminant ce qui est le propre de l’homme d’une part, et ce qui relève du règne social d’autre part – en dépouillant l’homme quelconque « des dons surnaturels qu’il a pu recevoir [23] » – que Rousseau fait œuvre d’anthropologie, comme le souligne explicitement Claude Lévi-Strauss :

« Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes est, sans doute, le premier traité d’anthropologie générale que compte la littérature française. En termes presque modernes, Rousseau y pose le problème central de l’anthropologie, qui est celui du passage de la nature à la culture [24]. »

Mais cette distinction fondamentale entre nature et culture contribue parallèlement à dessiner le domaine exclusif de la sociologie, ainsi que Durkheim l’a attesté :

« Rousseau avait un sentiment très vif de la spécificité du règne social ; il le concevait très nettement comme un ordre de faits hétérogènes par rapport aux faits purement individuels. C’est un monde nouveau qui se surajoute au monde purement psychique. Une telle conception est bien supérieure à celle même de théoriciens comme Spencer, qui croient avoir fondé en nature la société quand ils ont fait voir que l’homme a une vague sympathie pour l’homme et qu’il a tout intérêt à échanger des services avec ses semblables [25]. »

Bien qu’il rechigne à reconnaître la pertinence du concept de nature humaine, estimant que ce qui est exclusivement social se surajoute simplement au « monde purement psychique », Durkheim perçoit bien néanmoins en quoi la méthode de Rousseau – sociologique parce qu’anthropologique (et vice versa) – évite de succomber à la facilité d’un axiome qui poserait que l’homme est naturellement sociable. À rebours de cette représentation de la bonne société comme mise en œuvre, plus ou moins programmée, de prédispositions humaines, Rousseau tente de faire valoir l’idée que le lien social ne saurait être conçu comme l’expression immédiate d’un sentiment naturel que l’on prêterait à l’humanité tout entière, et qui inclinerait chacun à porter naturellement attention aux autres [26]. On ne peut donc suivre complètement Jean-Hugues Deschaux lorsqu’il considère que « la volonté générale est le substitut réaliste de la pitié », qui « simple faculté en sommeil » dans l’état de nature serait érigé au rang de « principe moral » [27] dans l’état civil. En fait si la pitié comme passion naturelle peut effectivement être regardée comme une condition nécessaire pour que s’institue la société, elle ne saurait constituer une condition suffisante. Cette discontinuité entre l’ordre naturel et l’ordre social suppose que la société, parce qu’elle n’est pas un fait de nature, doive être instituée. Rousseau est on ne peut plus clair sur ce point : « Mais l’ordre social est un droit sacré qui sert de base à tous les autres. Cependant, ce droit ne vient point de la nature ; il est donc fondé sur des conventions [28]. »
En refusant le schéma téléologique et évolutionniste d’une société naturelle à l’homme, la théorie de Rousseau insiste sur le fait que l’institution sociale – parce qu’elle ressortit au droit et non au fait – procède du fondement et non de l’origine. Autrement dit, la société n’est pas donnée une fois pour toute, et les principes qui instituent l’association doivent pour cette raison être perpétués. Dans cette perspective, l’état de nature et la société ne se résument pas à un avant et un après. L’état de nature, comme fiction méthodologique du temps qui précéderait l’institution sociale, a surtout vocation à mettre en évidence, par la négative, ce que doivent être les principes fondamentaux qui instituent les relations sociales, en dissipant cette situation où les hommes, en l’absence de société « n’avaient entre eux aucune espèce de commerce […], ne connaissaient par conséquent ni la vanité, ni la considération, ni l’estime, ni le mépris [et] n’avaient pas la moindre notion du tien et du mien, ni aucune véritable idée de la justice [29]. » Le fondement de la société repose donc sur une communication primordiale qui consiste, rituellement, à dissiper cet état de nature où les hommes peuvent redevenir étrangers (ou ennemis) les uns pour les autres. Si l’altérité chez Rousseau est problématique, c’est parce les relations primordiales entre les hommes ne procèdent pas davantage d’une perception immédiate de l’intérêt pratique de l’échange que d’une quelconque sympathie naturelle [30]. C’est ainsi que les rituels d’échanges qui ont vocation à réactualiser les fondements de l’association témoignent d’un moment de crise, où l’institution sociale est en quelque sorte suspendue. Mais parce que la société ne va pas de soi [31], ces moments critiques correspondent aussi à l’éventualité que les échanges soient rompus et que les rituels s’inversent pour engager les hommes sur la voie de la division, de la discorde et de la guerre.

LES EXPÉRIENCES DU DON

A prendre en considération cette dimension fondamentalement problématique de l’institution de la société, on est amené à lire d’une tout autre manière l’œuvre autobiographique de Rousseau, en accordant une place essentielle à ce qui s’y rapporte, dans tous les registres possibles, aux expériences de l’échange. Il est en effet remarquable que les récits qui composent l’autobiographie décrivent fréquemment des expériences – le plus souvent malheureuses – d’échanges. Ainsi, au-delà des dons qui satisfont aux exigences des principes qui fondent les relations sociales, l’autobiographie accorde une large place aux conflits et aux injustices qui naissent sur fond de rupture d’échanges, ou bien encore d’imposition d’échanges iniques. Ceux-ci engagent les individus dans d’autres dispositions d’esprit. Il ne s’agit plus d’attention aimables, de sacrifices, de compassion, mais de volonté d’humilier, de soumettre, de subjuguer ou de lancer un défi. La dimension anthropologique de ces diverses expériences de dons réside dans le fait que Rousseau en donne une interprétation qui ne ressortit pas à un jugement moral a priori, mais consiste à mesurer l’adéquation aux principes de justice, les relations que ces expériences provoquent et les intentions dont elles procèdent.
Dans cette perspective, il importe de rappeler que la relation entre l’autobiographie et la philosophie peut être envisagée selon deux modalités distinctes. En premier lieu, on peut estimer que les expériences sensibles consignées dans les écrits autobiographiques nourrissent la pensée philosophique de Rousseau et qu’elles contribuent de la sorte au cheminement de sa pensée. Par ailleurs, on peut considérer que l’écriture de l’expérience, postérieure à la philosophie, vient confirmer la pertinence des propos philosophiques, tout en les illustrant. Or, ces deux modalités, parce qu’elles ne sauraient être exclusives l’une de l’autre, confèrent une dimension dialectique au caractère anthropologique de l’œuvre de Rousseau. De manière générale, la réflexion sur la légitimité se nourrit des expériences qui révèlent une cause juste ou, au contraire, une injustice en acte. C’est pourquoi la question cruciale du don revêt d’abord chez Rousseau cette dimension d’une série d’expériences, heureuses et malheureuses, qui progressivement le conduisent sur le terrain de l’abstraction anthropologique.

Parmi ces récits qui accordent une place déterminante à la question du don, un passage des Confessions, concernant Grimm, revêt assurément une dimension exemplaire :
« J’avais un assez grand nombre de connaissances, mais deux seuls amis de choix, Diderot et Grimm. Par un effet du désir que j’ai de rassembler tout ce qui m’est cher, j’étais trop l’ami de tous les deux pour qu’ils ne le fussent pas bientôt l’un de l’autre. Je les liai ; ils se convinrent, et s’unirent encore plus étroitement entre eux qu’avec moi. Diderot avait des connaissances sans nombre ; mais Grimm, étranger et nouveau venu, avait besoin d’en faire. Je ne demandais pas mieux que de lui en procurer. Je lui avais donné Diderot, je lui donnai Gauffecourt. Je le menai chez madame de Chenonceaux, chez madame d’Épinay, chez le baron d’Holbach, avec lequel je me trouvais lié presque malgré moi. Tous mes amis devinrent les siens, cela était tout simple ; mais aucun des siens ne devint jamais le mien, voilà ce qui l’était moins [32]. »
Nul doute que l’inimitié grandissante entre Grimm et Rousseau trouve son motif essentiel dans cette dissymétrie des échanges, à propos de laquelle les protagonistes se sont certainement accordés à considérer qu’elle avait valeur de déclaration de conflit. En insistant plus particulièrement sur l’absence de réciprocité, Rousseau indique que la confiance qu’exige la relation amicale est rompue : « Je lui avais prêté de l’argent, il ne m’en prêta jamais ; je l’avais gardé dans sa maladie ; à peine me venait-il voir dans les miennes ; je lui avais donné tous mes amis, il ne m’en donna jamais aucun des siens [33]. » La rupture entre Rousseau et Grimm correspond probablement au schéma le plus fréquent d’une relation amicale qui s’altère parce que l’échange devient manifestement inéquitable ; ce qui n’est d’ailleurs que l’expression de sentiments qui ne peuvent plus se répondre en réciprocité. L’ingratitude de Grimm n’est pas simplement la conséquence fatale d’une négligence ou d’un caractère foncièrement égoïste. Elle semble correspondre à une volonté délibérée et vaut pour cette raison témoignage d’inimitié.
Toutefois, la déclaration de conflit ne procède pas toujours des diverses formes du refus de rendre ce que l’on a reçu – ou, devrait-on dire, de rendre quand on a reçu. Il arrive parfois que l’acte même de donner provoque une déclaration de conflit. Dans cette configuration, le conflit lui-même demeure la conséquence d’une dissymétrie qui introduit une inégalité jugée scandaleuse, parce qu’elle peut être vécue par le donataire comme un défi qu’il ne peut relever dans le cas où l’obligation à rendre ne peut être assumée. On peut, à ce titre, se référer à cette anecdote où Bernardin de Saint-Pierre avait fait parvenir un paquet de café à Rousseau qui, à l’occasion d’une première rencontre très amicale, lui avait confié qu’il appréciait beaucoup cette boisson. Pourtant, la réponse de Rousseau à son bienfaiteur ne s’est pas fait attendre :

« Hier, Monsieur, j’avais du monde chez moi qui m’a empêché d’examiner ce que contenait le paquet que vous m’avez envoyé. À peine nous nous connaissons, et vous débutez par des cadeaux. C’est rendre notre société trop inégale ; ma fortune ne me permet point d’en faire ; choisissez de reprendre votre café ou de ne plus nous voir [34]. »

Cet épisode accrédite certes l’extrême susceptibilité de Rousseau, qui en l’occurrence confine à la paranoïa. Il semble en effet assez évident que Rousseau est tout à fait injuste à l’égard de Bernardin de Saint-Pierre qui ne lui offre ce paquet de café qu’en témoignage d’admiration et même, sans doute, d’une secrète reconnaissance ; ce en quoi le présent constituerait déjà une forme de contre-don. Mais si Rousseau, pratiquement, s’oppose à ce que des relations sincères se nouent à partir de dons que sa susceptibilité ne l’incline pas à entrevoir comme des témoignages d’affection et de gratitude, on peut aussi estimer que c’est cette même susceptibilité qui, dans d’autres circonstances, le conduit à percer la duplicité des véritables intentions. Autrement dit, paranoïaque, Rousseau l’est certainement au sens vulgaire du terme. Toutefois, il faut prendre garde de ne pas sombrer dans l’enfermement de l’explication psychologique en termes de symptômes, quand les réactions épidermiques de Rousseau, fussent-elles injustes, procèdent aussi d’une extrême acuité qui le dispose à percevoir les véritables desseins, même lorsqu’ils se dissimulent. En outre, quand bien même on devrait conclure que Rousseau s’est fourvoyé sur le compte de Bernardin de Saint-pierre, on peut néanmoins soutenir que sa réaction, dans ce qu’elle a de radical, est encore conditionnée par la recherche d’un principe d’égalité, que l’expression flagrante des inégalités sociales ne doit pas aliéner. C’est la raison pour laquelle on peut penser que cette susceptibilité permet d’identifier une potentielle situation d’injustice.
D’ailleurs, cette règle générale que l’on peut déduire de cet épisode est confirmée par cette autre expérience où Rousseau, cette fois-ci en position de donateur, est freiné dans ses élans de générosité par la crainte de froisser la susceptibilité d’un invalide, à qui il souhaite témoigner une attention, mais qu’il n’ose pourtant gratifier à la hauteur de ce qu’il désirerait :

« En sortant du bateau il préparait ses deux pauvres liards. Je payai le passage et le priai de les resserrer en tremblant de le cabrer. Cela n’arriva point au contraire il parut sensible à mon attention et surtout à celle que j’eus encore, comme il était plus vieux que moi, de lui aider à sortir du bateau. Qui croirait que je fus assez enfant pour en pleurer d’aise ? Je mourais d’envie de lui mettre une pièce de vingt-quatre sous dans la main pour avoir du tabac ; je n’osai jamais. La même honte qui me retint m’a souvent empêché de faire de bonnes actions qui m’auraient comblé de joie et dont je ne me suis abstenu qu’en déplorant mon imbécillité [35]. »

Il est clair que le rapport de Rousseau à l’invalide reproduit de manière symétrique celui de Bernardin de Saint-Pierre à Rousseau. C’est pour cette raison que l’on peut estimer que Rousseau, à l’égard de l’invalide, fait preuve d’une prudence et d’une constance qui témoignent d’une reconnaissance de l’autre comme un égal ; attention dont il a pu accuser l’absence dans l’attitude de Bernardin de Saint-Pierre. Au-delà du fait que le don du paquet de café induisait une inégalité, il symbolisait surtout pour Rousseau une situation d’humiliation dans laquelle il a craint d’être regardé comme un indigent. La relation amicale qu’il souhaite entretenir avec Bernardin de Saint-Pierre doit donc respecter ce principe, pour lui essentiel, de l’égalité de dignité. C’est d’ailleurs ce principe que Rousseau convoque pour rendre compte de son attitude à l’égard de l’invalide. Ainsi, après avoir déploré cette timidité qui le paralyse et l’empêche de bien faire, Rousseau se ravise immédiatement, estimant que cette retenue est, finalement, la condition d’une mutuelle reconnaissance :

« Cette fois, après avoir quitté mon vieux invalide, je me consolai bientôt en pensant que j’aurais pour ainsi dire agi contre mes propres principes en mêlant aux choses honnêtes un prix d’argent qui dégrade leur noblesse et souille leur désintéressement. Il faut s’empresser de secourir ceux qui en ont besoin, mais dans le commerce ordinaire de la vie laissons la bienveillance naturelle et l’urbanité faire chacune leur œuvre sans que jamais rien de vénal et de mercantile ose approcher d’une si pure source pour la corrompre ou pour l’altérer [36]. »

On voit ici que les principes dont Rousseau se prévaut sont ceux qui, selon lui, ont vocation à instituer la relation sociale sur la base du respect de l’égalité de dignité. Dans cette perspective, l’échange légitime et sincère, au-delà de la simple logique intersubjective, devient la condition d’une communication qui, articulée aux principes de justice, institue – et ré-institue – rituellement une humanité commune. C’est en cela qu’elle peut être regardée comme le fondement du pacte social, ce que confirme négativement cet autre passage des Rêveries :

« On dit qu’en Hollande le peuple se fait payer pour vous dire l’heure et pour vous montrer le chemin. Ce doit être un bien méprisable peuple que celui qui trafique ainsi des plus simples devoirs de l’humanité. J’ai remarqué qu’il n’y a que l’Europe seule où l’on vende l’hospitalité. Dans toute l’Asie on vous loge gratuitement ; je comprends qu’on n’y trouve pas si bien toutes ses aises. Mais n’est-ce rien que de se dire : Je suis homme et reçu chez des humains ? C’est l’humanité pure qui me donne le couvert [37]. »

De ces réflexions de Rousseau, on peut conclure que la difficulté en la matière, réside dans le fait que le don, pour respecter les principes qui fondent une humanité commune, doit s’effectuer sans espoir de retour, cependant que le contre-don demeure la condition de la légitimité de l’échange et de la communication des parties. Autrement dit, le paradoxe réside dans le fait que le don est tout à la fois inconditionnel et régi par la règle de réciprocité [38].
D’une société à l’autre – Rousseau le suggère dans son commentaire, sans doute légendaire, sur les Hollandais – les ambiguïtés du don ne sont évidemment pas les mêmes. Dans les sociétés que l’on pourrait nommer prométhéennes, la quête de dignité est exacerbée par un amour-propre plus développé. Celui-ci est sans doute la conséquence d’une individualisation qui rend infiniment plus délicates les modalités de l’institution d’un monde commun, lorsque les individus, ainsi que l’a souligné Mauss, ont davantage tendance à rester sur leur quant-à-soi [39].

Dans cette perspective, le don doit promouvoir la reconnaissance mutuelle, tout en ne basculant pas du côté de l’expression d’un désir excessif de considération, qui s’exprimerait alors dans un dévoiement de l’échange : soit dans le refus du contre-don, soit dans un don qui créerait une dette humiliante, parce qu’il voudrait signifier quelque chose d’une différence de statut, érigée en essence, entre celui qui donne et celui qui ainsi est mis à l’épreuve de devoir recevoir. L’ambiguïté du don provient donc des rôles très divers qui peuvent lui être assignés. Il peut avoir vocation à entretenir, voire à engager, une relation qu’il contribuera à instituer sur la base d’une mutuelle confiance et d’une mutuelle affection. Mais à l’opposé, le don peut aussi avoir vocation à dissoudre les relations existantes, ou même à proscrire, par anticipation, celles qui ne se sont pas encore nouées. Dans tous les cas de figure, il importe de souligner que le don ressortit toujours à une situation de crise ; qu’il ait, en qualité de rituel, vocation à conjurer les conflits, ou bien à l’inverse à les provoquer.
Cette ambiguïté est aussi une conséquence de la susceptibilité que peut éveiller un même don selon qu’il suscitera de la reconnaissance ou de l’humiliation ; c’est-à-dire, selon qu’il sera perçu comme une attention qui porte témoignage d’une égalité de dignité transcendant l’éventuelle inégalité des conditions ou, au contraire, comme le signe d’une distinction de richesse qui contrarie les principes d’une inconditionnelle égalité. Toutefois, cette égalité dans la dignité demeure très complexe à définir lorsqu’on se refuse à recourir à une morale a priori pour tenter d’examiner les faits relativement au droit, c’est-à-dire aux principes susceptibles de fonder une humanité commune. Relativement à l’égalisation des conditions, l’égalité dans la dignité déplace le critère ultime de la valeur – que l’on attribue aux actes mais aussi aux personnes – de la possession à la respectabilité. C’est pourquoi finalement, l’échange peut être compris comme un moyen dont la finalité n’est certes pas la circulation des biens mais ce qu’ils symbolisent [40].
L’égalité de dignité suppose donc un égal accès à une liberté que l’échange garantira, en conjurant tout à la fois la possibilité d’une inféodation et celle d’un désir excessif de considération. Cette égalité de dignité rappelle donc la conception que Rousseau se fait de la liberté civile qui doit être bornée par le respect de la liberté de l’autre :

« Quand chacun fait ce qu’il lui plaît, on fait souvent ce qui déplaît à d’autres, et cela ne s’appelle pas un État libre. La liberté consiste moins à faire sa volonté qu’à n’être pas soumis à celle d’autrui, elle consiste encore à ne pas soumettre la volonté d’autrui à la nôtre. Quiconque est maître ne peut être libre, et régner c’est obéir [41]. »

Ce principe, qui revêt un rôle crucial dans l’œuvre de Rousseau, est en quelque sorte mis en application à l’occasion d’un épisode rapporté dans les Confessions. Rousseau est convoqué par le roi qui, à l’issue de la première représentation du Devin du village, souhaite vraisemblablement lui accorder une bourse. Dans le récit des Confessions, Rousseau, pour se soustraire à cette invitation, invoque d’abord une émotivité excessive qui risque de provoquer des problèmes d’incontinence. Puis faisant le bilan de la perte de la bourse, il recourt à de tout autres arguments ; insistant désormais sur la nécessité de refuser ce type de gratification lorsqu’on veut rester libre [42], il déclare :

« Je perdais, il est vrai, la pension qui m’était offerte en quelque sorte ; mais je m’exemptais aussi du joug qu’elle m’eût imposé. Adieu la vérité, la liberté, le courage. Comment oser désormais parler d’indépendance et de désintéressement ? Il ne fallait plus que flatter ou me taire en recevant cette pension : encore qui m’assurait qu’elle me serait payée ? Que de pas à faire, que de gens à solliciter ! Il m’en coûterait plus de soins, et bien plus désagréables pour la conserver, que pour m’en passer. Je crus donc, en y renonçant, prendre un parti très conséquent à mes principes, et sacrifier l’apparence à la réalité [43]. »

Rousseau a bien compris que le contre-don du mécénat est l’assujettissement au bienfaiteur. C’est pour la même raison qu’il insiste sur la nécessité de recourir à la copie, afin de n’être inféodé à personne dans le travail artistique, littéraire et philosophique [44] :

« Dans l’indépendance où je voulais vivre, il fallait cependant subsister. J’en imaginai un moyen très simple, ce fut de copier de la musique à tant la page. Si quelque occupation plus solide eût rempli le même but, je l’aurais prise ; mais ce talent étant de mon goût, et le seul qui, sans assujettissement personnel, pût me donner du pain au jour le jour, je m’y tins. Croyant n’avoir plus besoin de prévoyance, et faisant taire la vanité, de caissier d’un financier je me fis copiste de musique. Je crus avoir gagné beaucoup à ce choix ; et je m’en suis si peu repenti, que je n’ai quitté ce métier que par force, pour le reprendre aussitôt que je pourrai [45]. »

Ce passage prend toute sa force quand on le compare à cet autre, dans lequel Rousseau, cette fois-ci de manière beaucoup plus explicite, met en évidence l’inféodation et l’humiliation que peuvent créer le don et la résolution qu’il prend à décliner désormais tout type de présent pour éviter les dettes :

« Je sentis alors qu’il n’est pas toujours aussi aisé qu’on se l’imagine d’être pauvre et indépendant. Je voulais vivre de mon métier ; le public ne le voulait pas. On imaginait mille petits moyens de me dédommager du temps qu’on me faisait perdre. Bientôt il aurait fallu me montrer comme Polichinelle, à tant par personne. Je ne connais pas d’assujettissement plus avilissant et plus cruel que celui-là. Je n’y vis de remède que de refuser les cadeaux grands et petits, de ne faire d’exception pour qui que ce fût. Tout cela ne fit qu’attirer les donneurs, qui voulaient avoir la gloire de vaincre ma résistance, et me forcer de leur être obligé malgré moi. Tel qui ne m’aurait pas donné un écu si je l’avais demandé, ne cessait de m’importuner de ses offres, et, pour se venger de les voir rejetées, taxait mes refus d’arrogance et d’ostentation [46]. »

D’une tâche payée « à tant la page » à une activité payée à « tant par personne », on peut en effet mesurer toute la différence qu’il y a d’un travail à la prostitution. C’est d’ailleurs ce que Rousseau reproche explicitement à Grotius et à Barbayrac, les accusant d’avoir aliéné la vérité et la sincérité aux gratifications que les princes étaient susceptibles de leur octroyer :

« Si ces deux écrivains avaient adopté les vrais principes, toutes les difficultés étaient levées, et ils eussent été toujours conséquents ; mais ils auraient tristement dit la vérité, et n’auraient fait leur cour qu’au peuple. Or, la vérité ne mène point à la fortune, et le peuple ne donne ni ambassades, ni chaires, ni pensions [47]. »

Le don ne dépend donc pas uniquement de ce qui est donné, mais de la manière dont cela se fait et des intentions qui président à l’acte même de donner. Dans les Rêveries, trois récits se succèdent qui font état d’expériences de dons. Celles-ci prennent toute leur valeur dans la comparaison que l’on est amené à établir entre les unes et les autres. Deux récits présentant des dons que l’on pourrait qualifier d’authentiques – dans la mesure où aucun mauvais sentiment ne vient les corrompre – encadrent cet autre récit où le don, bien qu’expression d’un profond mépris, ne cesse pourtant de demeurer un rituel :

« C’était dans le malheureux temps où, faufilé parmi les riches et les gens de lettres, j’étais quelquefois réduit à partager leurs tristes plaisirs. J’étais à la Chevrette au temps de la fête du maître de la maison ; toute sa famille s’était réunie pour la célébrer, et tout l’éclat des plaisirs bruyants fut mis en œuvre pour cet effet. Spectacles, festins, feux d’artifice, rien ne fut épargné. L’on n’avait pas le temps de prendre haleine et l’on s’étourdissait au lieu de s’amuser. Après le dîner on alla prendre l’air dans l’avenue où se tenait une espèce de foire. On dansait, les messieurs daignèrent danser avec les paysannes, mais les dames gardèrent leur dignité. On vendait là des pains d’épice. Un jeune homme de la compagnie s’avisa d’en acheter pour les lancer l’un après l’autre au milieu de la foule, et l’on prit tant de plaisir à voir tous ces manants se précipiter, se battre, se renverser pour en avoir, que tout le monde voulut se donner le même plaisir. Et pains d’épice de voler à droite et à gauche, et filles et garçons de courir, de s’entasser et s’estropier, cela paraissait charmant à tout le monde [48]. »

Dans ce récit, la question de la dignité occupe une place déterminante. Si pour la conserver les dames de « la bonne compagnie » tiennent leurs distances, il semble que les hommes, en dansant avec les paysannes, à défaut de s’avilir, ne leur témoignent aucun respect. Il semble même qu’ils ne dérogent pour un temps aux conventions propres à leur rang que pour mieux signifier celui auquel ces femmes sont assignées. En outre, on comprend, dans la façon dont Rousseau rapporte l’événement, que le fait de lancer des pains aux manants ne procède aucunement d’un don qui prendrait en considération la dignité de ceux à qui l’on donne. Tout au contraire, l’expression « tout le monde voulut se donner le même plaisir » trahit cette dimension autarcique, narcissique même, d’un don où l’autre est nié, réifié [49], ravalé au statut de faire-valoir, maintenu dans une situation d’humiliation qui proroge la stratification sociale qui le fait gueux. Il est ainsi deux façons opposées de signifier aux manants cette différence irréductible de statut social : soit en respectant les convenances qui obligent à une retenue d’un autre type que celle de Rousseau à l’égard de l’invalide ; soit en assénant, par ce don humiliant, une distinction sociale qui attestera d’une autre manière une différence d’essence. Ceux qui donnent déclarent implicitement qu’ils ne s’estiment pas de la même humanité que ces gueux à qui ils jettent du pain. Ainsi, ce don, bien que totalement indigne, ne cesse pourtant de procéder d’une forme de rituel. En effet, cette expérience d’un don insincère provoque l’avilissement des gueux, pour le plus grand plaisir de ceux qui trouvent dans cette épouvantable pratique l’occasion de perpétuer la hiérarchie sociale qui les consacre. Ce rituel inique n’a donc pas vocation à infléchir la pauvreté des manants, ni même à les soutenir ponctuellement en améliorant leur quotidien ; il contribue tout au contraire à les maintenir dans une situation d’indigence dont il réalise la manifestation spectaculaire dans l’avilissement qu’il provoque [50]. Jean Starobinski a fort bien souligné le caractère rituel de cet épisode, considérant que « le jeune homme qui lance des pains d’épice répète un geste immémorial [51] », notamment parce que « ceux qui donnent de cette manière, les « rois divins » s’assurent de leur propre supériorité, tout en répétant les gestes rituellement requis pour la sauvegarde de la prospérité commune [52]. » Toutefois, au-delà de ces largesses qui réitèrent la hiérarchie sociale, Rousseau semble estimer que les gens de la bonne société qui se livrent à cet amusement ne sont pas tant agis par la nécessité d’observer une quelconque tradition que par le désir pervers de voir ceux à qui ils jettent du pain s’humilier pour le ramasser dans la boue [53].
L’expérience des pains d’épice prend toute sa valeur heuristique lorsqu’on la compare aux deux autres récits qui l’enserrent. D’abord cet épisode où Rousseau et sa femme font distribuer des pâtisseries (les oublies) à des petites filles et qu’il convient de rapporter in extenso :

« Une vingtaine de petites filles conduites par une manière de religieuse vinrent les unes s’asseoir, les autres folâtrer assez près de nous. Durant leurs jeux vint à passer un oublieur avec son tambour et son tourniquet, qui cherchait pratique. Je vis que les petites filles convoitaient fort les oublies, et deux ou trois d’entre elles, qui apparemment possédaient quelques liards, demandèrent la permission de jouer. Tandis que la gouvernante hésitait et disputait, j’appelai l’oublieur et je lui dis : Faites tirer toutes ces demoiselles chacune à son tour et je vous paierai le tout. Ce mot répandit dans toute la troupe une joie qui seule eût plus que payé ma bourse quand je l’aurais toute employée à cela. Comme je vis qu’elles s’empressaient avec un peu de confusion, avec l’agrément de la gouvernante je les fis ranger toutes d’un côté, et puis passer de l’autre côté l’une après l’autre à mesure qu’elles avaient tiré. Quoiqu’il n’y eût point de billet blanc et qu’il revînt au moins une oublie à chacune de celles qui n’auraient rien, qu’aucune d’elles ne pouvait être absolument mécontente, afin de rendre la fête encore plus gaie, je dis en secret à l’oublieur d’user de son adresse ordinaire en sens contraire en faisant tomber autant de bons lots qu’il pourrait, et que je lui en tiendrais compte. Au moyen de cette prévoyance, il y eut tout près d’une centaine d’oublies distribuées, quoique les jeunes filles ne tirassent chacune qu’une seule fois, car là-dessus je fus inexorable, ne voulant ni favoriser des abus ni marquer des préférences qui produiraient des mécontentements. Ma femme insinua à celles qui avaient de bons lots d’en faire part à leurs camarades, au moyen de quoi le partage devint presque égal et la joie plus générale [54]. »

Cet extrait des Rêveries est assurément très riche en motifs susceptibles d’enrichir une anthropologie du don. En premier lieu, il convient de souligner le caractère rituel que Rousseau imprime à cette scène qui semble s’opposer en tout point à l’épisode des pains qu’elle précède ; plus particulièrement parce qu’elle témoigne d’un respect pour la dignité des enfants qui tranche avec la façon dont est traitée la masse de ces manants, ravalés à la condition de sous-hommes. En comparaison de la brutalité qui se dégage des jets de pains, on peut estimer que la manipulation qui consiste à inverser la tricherie dont l’oublieur est coutumier est particulièrement vertueuse, dans la mesure où le rôle du bienfaiteur s’efface sous les manifestations d’une chance providentielle qui allège quelque peu le poids de la dette. Enfin, au-delà du jeu qui déclenche l’enthousiasme des enfants, la suggestion d’un partage qui vient rétablir les inégalités aléatoires confère à cette scène son caractère rituel.
La suite du récit révèle également d’autres enseignements très intéressants, quant à la conception que Rousseau se fait du don légitime, susceptible d’établir entre les protagonistes une mutuelle gratitude :

« Je priai la religieuse de vouloir bien tirer à son tour, craignant fort qu’elle ne rejetât dédaigneusement mon offre ; elle l’accepta de bonne grâce, tira comme les pensionnaires et prit sans façon ce qui lui revint. Je lui en sus un gré infini, et je trouvai à cela une sorte de politesse qui me plut fort et qui vaut bien, je crois, celle des simagrées [55]. »

Si l’on est attentif au jeu qui s’instaure ici, il apparaît que l’attitude de la religieuse révèle un contre-don assez subtil, puisqu’elle accepte de déroger aux convenances qui, en toute logique, devaient plutôt lui interdire de se livrer à un tel divertissement. Par là, elle témoigne à Rousseau de la reconnaissance, en abjurant pour un temps ce que son statut social aurait logiquement dû lui imposer de faire, c’est-à-dire de récuser une offre qu’elle aurait pu juger indigne, voire offensante. La conclusion du récit mérite également que l’on s’y arrête : « La fête au reste ne fut pas ruineuse, pour trente sous qu’il m’en coûta tout au plus, il y eut pour plus de cent écus de contentement. Tant il est vrai que le vrai plaisir ne se mesure pas sur la dépense et que la joie est plus amie des liards que des louis [56]. » Rousseau insiste ici sur la dimension antimatérialiste du don, considérant que ce qui importe ressortit aussi à ce que l’on donne de soi ; à ce que Mauss nommera « l’esprit de la chose donnée [57] », à ce que Duvignaud désigne par l’expression « le prix, des choses sans prix [58]. »

Le dernier des trois récits confirme certains aspects du premier, tout en radicalisant l’opposition avec le second. Quittant justement cet amusement indigne où il ne prend aucun plaisir à « vider sa bourse pour faire écraser les gens [59] », Rousseau va se promener seul dans la foire, à la quête de distractions plus aimables :

« J’aperçus entre autres cinq ou six Savoyards autour d’une petite fille qui avait encore sur son éventaire une douzaine de chétives pommes dont elle aurait bien voulu se débarrasser. Les Savoyards de leur côté auraient bien voulu l’en débarrasser, mais ils n’avaient que deux ou trois liards à eux tous et ce n’était pas de quoi faire une grande brèche aux pommes. Cet éventaire était pour eux le jardin des Hespérides, et la petite fille était le dragon qui les gardait. Cette comédie m’amusa longtemps ; j’en fis enfin le dénouement en payant les pommes à la petite fille et les lui faisant distribuer aux petits garçons. J’eus alors un des plus doux spectacles qui puissent flatter un cœur d’homme, celui de voir la joie unie avec l’innocence de l’âge se répandre tout autour de moi [60]. »

Ce contre-don, qui procure de la joie à Rousseau, tend à accréditer l’hypothèse que l’innocence est nécessaire pour atteindre cet état d’esprit où toutes les intentions pernicieuses et toutes les suspicions s’évanouissent pour enfin laisser la place à la communication des hommes, voire à leur communion. Ce n’est sans doute pas un hasard si, comme dans le premier récit, cette innocence s’exprime chez les enfants [61]. Ces deux expériences qui retiennent l’attention de Rousseau l’autorisent de surcroît à suggérer que les enfants ne sont pas encore corrompus par le désir de subjuguer l’autre. Autrement dit, ils ne sont pas animés par la tentation de rendre l’échange simplement avantageux ; quelle que soit d’ailleurs la nature du dividende que l’on en retire. Ces trois récits mettent en scène des personnages très différents. Or, il est clair que les adultes dévoient le don entendu comme condition d’une communication sur la base du respect de la dignité, là où les enfants, en dépit du fait qu’ils sont animés du désir de posséder ce qui procure un plaisir immédiat (les pâtisseries, les pommes), accèdent néanmoins plus facilement au partage, à l’échange mutuel. La mention de Rousseau « la joie unie avec l’innocence de l’âge » est donc loin d’être anodine. Relativement aux adultes, les enfants semblent beaucoup plus indifférents aux stratifications sociales et, partant, à la honte ou à l’orgueil qu’elles provoquent. Si Rousseau, pour un temps, se retrouve dans la position de l’enfant, c’est parce qu’il est capable de se départir des préjugés sociaux. En ce sens, les enfants et Rousseau accèdent plus aisément à cette nature de l’homme, à cette humanité commune qui est à la fois le lieu privilégié du jugement et, pour la même raison, la situation où l’on est affranchi de ce que les préjugés imposent de faire pour se distinguer du reste de l’humanité :

« En comparant cet amusement avec ceux que je venais de quitter, je sentais avec satisfaction la différence qu’il y a des goûts sains et des plaisirs naturels à ceux que fait naître l’opulence, et qui ne sont guère que des plaisirs de moquerie et des goûts exclusifs engendrés par le mépris. Car quelle sorte de plaisir pouvait-on prendre à voir des troupeaux d’hommes avilis par la misère s’entasser, s’estropier brutalement pour s’arracher avidement quelques morceaux de pains d’épice foulés aux pieds et couverts de boue [62] ? »

La question peut sembler naïve ou anodine, elle revêt assurément pour Rousseau une importance capitale, dans la mesure où le désir de considération constitue le dissolvant le plus redoutable du lien social. Celui-ci ne s’institue et ne perdure qu’à la condition que le don pérennise tout à la fois l’inconditionnalité des attentions aux autres et l’exigence du contre-don qui instaurent un monde commun. La morale de ces trois récits appartient à Rousseau, or il est clair qu’elle met l’accent sur cette importance fondamentale du don dans l’institution du lien social :

« De mon côté, quand j’ai bien réfléchi sur l’espèce de volupté que je goûtais dans ces sortes d’occasions, j’ai trouvé qu’elle consistait moins dans un sentiment de bienfaisance que dans le plaisir de voir des visages contents. Cet aspect a pour moi un charme qui, bien qu’il pénètre jusqu’à mon cœur, semble être uniquement de sensation. Si je ne vois la satisfaction que je cause, quand même j’en serais sûr je n’en jouirais qu’à demi. C’est même pour moi un plaisir désintéressé qui ne dépend pas de la part que j’y puis avoir [63]. »




DON ET PACTE SOCIAL

En tant que condition sine qua non des relations sociales légitimes – celles qui témoignent d’une reconnaissance de l’autre comme un homme égal en dignité – le don représente un élément primordial du contrat social. En effet, au-delà des relations interpersonnelles dont on pourrait supposer qu’elles sont toujours recommencées, au-delà de la stricte logique de la négociation – du donnant-donnant – le don réactualise les principes tacites qui sont au fondement de l’association, du pacte social. Il semble que Rousseau ne dit rien d’autre lorsqu’il observe :

« Je sais qu’il y a une espèce de contrat et même le plus saint de tous entre le bienfaiteur et l’obligé. C’est une sorte de société qu’ils forment l’un avec l’autre, plus étroite que celle qui unit les hommes en général, et si l’obligé s’engage tacitement à la reconnaissance, le bienfaiteur s’engage de même à conserver à l’autre, tant qu’il ne s’en rendra pas indigne, la même bonne volonté qu’il vient de lui témoigner et à lui en renouveler les actes toutes les fois qu’il le pourra et qu’il en sera requis. Ce ne sont pas là des conditions expresses, mais ce sont des effets naturels de la relation qui vient de s’établir entre eux [64]. »

Cependant, affirmer que le don ritualisé réitère les conventions tacites fondamentales, et que pour cette raison la société suppose nécessairement l’échange, peut sembler finalement assez banal ; hormis pour ceux qui pensent qu’il n’y a d’autre réalité que celle de l’interaction, d’autre motif que la quête de l’intérêt personnel et d’autres principes que ceux que l’on peut déduire, a posteriori, de ces relations intersubjectives. Seulement, pour éviter de donner à penser que l’on est pris dans un cercle vicieux, en postulant que la relation est au fondement de principes qui constituent eux-mêmes la condition de l’établissement de ces relations, il importe de tenter de définir plus avant ce que sont ces conventions fondamentales qui, ne se confondant pas avec les seules bonnes intentions, instituent la société, et en quoi, indépendamment ou, plus exactement, antérieurement aux échanges, elles ressortissent déjà à une logique du don. Indépendamment des « effets naturels de la relation », il convient donc de rappeler que le pacte social fondamental institue la société sur la nécessité de rompre avec l’état de nature : « cet état primitif ne peut plus subsister et le genre humain périrait s’il ne changeait sa manière d’être [65]. » Mais au-delà de cette dimension impérieuse et indépendamment du fait que l’on peut supposer l’avantage qu’il y a à échanger « une manière d’être incertaine et précaire contre une autre meilleure et plus sûre. [66] », il s’agit surtout de savoir ce que signifie pour Rousseau rompre avec l’état de nature et de quelle manière une société s’institue qui, pour cette raison, constituera un artifice. Or, pour Rousseau, il semble tout à fait clair que l’acte qui institue le pacte social relève lui-même d’un échange primordial : « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout. [67] »

La nécessité de rompre avec l’état de nature revêt plusieurs significations. En premier lieu, l’état de nature comme fiction méthodologique a vocation à présenter une configuration où la société étant inexistante, les hommes ne peuvent être « ni bons ni méchants et [n’ont] ni vices ni vertus », sachant qu’ils n’ont « entre eux aucune sorte de relation morale, ni de devoirs connus [68]. » Dans cette perspective, l’institution de la société, comme rupture avec l’état de nature exige que s’établisse une communication entre les hommes, et que celle-ci soit régie par des obligations morales mutuelles ; ce que Rousseau nommera dans le Contrat social « les premières conventions » ou « les premiers principes ». En tant que paradigme négatif, l’état de nature permet donc à Rousseau de s’interroger sur ce que sont les fondements, nécessairement artificiels, de la société. Parce que l’état de nature est une fiction méthodologique, sa vertu épistémologique ne réside pas tant dans la mise en évidence de l’origine de la société que dans son fondement ; c’est-à-dire dans l’ensemble des principes qui correspondent à l’institution sociale et qui ne sont pas donnés avec la nature.
On comprend dès lors que l’état de nature ne représente aucunement un âge d’or qui aurait présidé à la chute que constituerait alors l’avènement de la société. Tout au contraire l’illégitimité comme dévoiement des principes de justice est conçue par Rousseau comme une résurgence de l’état de nature [69], c’est-à-dire comme la négation ou la dissolution des règles de droit qui régissent l’association : « sitôt qu’indépendamment des lois, un homme en prétend soumettre un autre à sa volonté privée, il sort à l’instant de l’état civil, et se met vis-à-vis de lui dans le pur état de nature où l’obéissance n’est jamais prescrite que par la nécessité [70]. »
Dans cette perspective, dissiper l’état de nature consiste à réprouver la loi du plus fort, le règne de la nécessité et, finalement, de tous les faux contrats que l’on ne pourra déjouer qu’à la condition de s’extraire de cette servitude volontaire qui, selon La Boétie, s’installe par la force de l’habitude. Ce n’est pas sans un certain humour que Rousseau donne une définition de ce faux contrat qui repose fondamentalement sur un échange inique, et partant sur la négation du don comme condition première de l’attention à la dignité de l’autre homme :

« Vous avez besoin de moi, car je suis riche et vous êtes pauvre ; faisons donc un accord entre nous : je permettrai que vous ayez l’honneur de me servir, à condition que vous me donnerez le peu qui vous reste pour la peine que je prendrai de vous commander [71]. » Dans le même esprit, Rousseau définit le faux contrat qui institue l’esclavage comme suit : « Je fais avec toi une convention toute à ta charge et toute à mon profit, que j’observerai tant qu’il me plaira, et que tu observeras tant qu’il me plaira [72]. »

Ce faux contrat, dans lequel l’absence de réciprocité dans l’échange scelle la domination, correspond à celui que préconise Grotius et que Rousseau stigmatise précisément parce qu’il procède d’un don inique :

« Un peuple, dit Grotius, peut se donner à un roi. Selon Grotius, un peuple est donc un peuple avant de se donner à un roi. Ce don même est un acte civil ; il suppose une délibération publique. Avant donc que d’examiner l’acte par lequel un peuple élit un roi, il serait bon d’examiner l’acte par lequel un peuple est un peuple ; car cet acte, étant nécessairement antérieur à l’autre, est le vrai fondement de la société [73]. »

Si ce don inique est illégitime, c’est d’abord parce qu’il nie fondamentalement la liberté civile que doit instituer le pacte fondamental, mais c’est aussi parce qu’il bafoue la dignité de ceux qui ainsi se soumettent. L’illégitimité ne ressortit donc pas en dernière instance à un argument moral a priori. Ce n’est pas, en effet, parce que l’égalité incarnerait évidemment le bien contre le mal qu’il faudrait la préférer pour édifier une société juste ; c’est parce qu’elle constitue la condition fondamentale de l’association :

« Renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs. Il n’y a nul dédommagement possible pour quiconque renonce à tout. Une telle renonciation est incompatible avec la nature de l’homme ; et c’est ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté. Enfin c’est une convention vaine et contradictoire de stipuler d’une part une autorité absolue, et de l’autre une obéissance sans bornes. N’est-il pas clair qu’on n’est engagé à rien envers celui dont on a droit de tout exiger ? Et cette seule condition, sans équivalent, sans échange, n’entraîne-t-elle pas la nullité de l’acte ? Car, quel droit mon esclave aurait-il contre moi, puisque tout ce qu’il a m’appartient et que, son droit étant le mien, ce droit de moi contre moi-même est un mot qui n’a aucun sens [74] ? »

Dans cette comparaison du faux contrat et du pacte social fondamental, Rousseau opère une subtile distinction entre renoncement et renonciation qui recoupe deux types d’échanges radicalement opposés. Si la renonciation aux droits et à la souveraineté procède d’un don inique c’est fondamentalement parce qu’elle renforce l’état de nature et lui permet même, en un certain sens, de survivre à la société. À l’inverse, le renoncement – anticipant en cela les enseignements de la psychanalyse freudienne [75] – établit la possibilité d’une institution sociale sur un échange d’une tout autre nature qui constitue la condition d’une attention à l’autre :

« Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C’est alors seulement que, la voix du devoir succédant à l’impulsion physique et le droit à l’appétit, l’homme, qui jusque-là n’avait regardé que lui-même, se voit forcé d’agir sur d’autres principes, et de consulter sa raison avant d’écouter ses penchants [76]. »

L’énigme du pacte fondamental consiste, selon Rousseau, à savoir ce qui fait qu’un peuple est un peuple. Il suppose ainsi un échange primordial d’une condition d’existence contre une autre. Mais si l’on estime que ce passage de l’état de nature à l’état civil n’est finalement qu’une image pour identifier ce que la vie sociale exige pour s’instituer et se maintenir, on considérera, toujours avec Rousseau, que l’échange qui s’effectue – et qui est la condition du don comme réitération rituelle – est celui d’une liberté naturelle, qui parce qu’elle ne connaît pas de limite nie nécessairement l’autre, contre une liberté civile, qui est justement bornée par le devoir de reconnaître l’autre comme un égal :

« Celui qui ose entreprendre d’instituer un peuple doit se sentir en état de changer pour ainsi dire la nature humaine, de transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie d’un plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être ; d’altérer la constitution de l’homme pour la renforcer ; de substituer une existence partielle et morale à l’existence physique et indépendante que nous avons reçue de la nature. Il faut, en un mot, qu’il ôte à l’homme ses forces propres pour lui en donner qui lui soient étrangères, et dont il ne puisse faire usage sans le secours d’autrui [77]. »

CONCLUSION : L’INVERSION DU DON ET LE RETOUR DE L’ÉTAT DE NATURE SOUS UNE AUTRE FORME

L’anthropologie du don, chez Rousseau, ressortit à une réflexion qui consiste à mettre l’idéalité de l’échange à l’épreuve de la réalité de l’expérience. Ainsi l’intrication de l’autobiographie et de la philosophie confère-t-elle à l’œuvre cette dimension dialectique qui consiste à penser les faits à la lumière du droit. Le don, conçu idéalement comme l’expression primordiale de l’institution sociale, permet de mesurer les écarts relativement à certaines pratiques de l’échange qui, à l’opposé, témoignent d’un épuisement des principes qui sont au fondement de la société. Dans cette perspective dialectique, le don devient en quelque sorte le paramètre ultime susceptible de mesurer le degré de désinstitutionalisation, que l’on peut envisager comme la perte d’un équilibre entre l’exigence de conservation de la liberté individuelle et la nécessité de conservation du corps social [78]. En ce sens, l’analyse du don permet effectivement de rendre compte de ce que l’impératif de la reconnaissance de l’autre exige de renoncement, relativement à une hypothétique liberté naturelle qui consisterait à pouvoir faire exactement ce que l’on veut. En outre, dans la mesure où il se présente essentiellement comme une pratique ritualisée dont la vocation est de pérenniser cet équilibre inhérent au lien social, le don atteste que la théorie politique de Rousseau ne sombre jamais dans les excès de l’individualisme [79] non plus que dans les outrances d’un supposé système qui aliénerait la liberté des individus. Il vérifie ainsi ce qu’Alain Caillé a identifié comme un tiers paradigme :

« Le don est incompréhensible pour ces deux paradigmes [individualisme méthodologique et holisme], le premier le dissolvant dans l’“intérêt” et le second dans l’obligation. Le paradigme du don ne nie l’existence d’aucun de ces deux moments, de l’individualité ou de la totalité, mais il refuse de les prendre comme des données. Partant de l’interrelation généralisée entre les personnes, et se demandant comment s’engendrent, concrètement et historiquement, les deux moments opposés – celui de l’individualité et celui de la totalité – le paradigme du don fait de ce dernier (du symbole, du politique) l’opérateur privilégié, ou pour mieux dire, spécifique, de la création du lien social [80]. »

Chez Rousseau, la dimension paradigmatique du don autorise à identifier les ruptures de l’équilibre institutionnel, qui procèdent d’une délitescence des conditions sine qua non du pacte social. Lorsque le don ritualisé n’est plus opérant comme motion du renoncement à une liberté naturelle qui ne connaîtrait aucune borne, le processus de neutralisation des conflits potentiels échoue nécessairement et interdit de facto tout commerce pacifié entre les hommes [81]. Ce que Rousseau a identifié comme un retour de l’état de nature sous une autre forme, se manifeste alors par un souci excessif de soi, une exténuation des principes moraux au profit d’une morale cynique qui reconnaît comme seul principe celui selon lequel la fin justifie les moyens. Il ne faudrait toutefois pas considérer que cet effondrement des conditions fondamentales de la vie sociale procède simplement d’une rupture du contrat, à laquelle Rousseau lui-même a pu donner une traduction quelque peu allégorique, considérant qu’elle correspondait au fait que « chacun rentre alors dans ses premiers droits, et reprenne sa liberté naturelle, en perdant la liberté conventionnelle pour laquelle il y renonça [82]. » Si tel était le cas, le retour de l’état de nature sous une autre forme correspondrait tout simplement à un retour à l’état de nature. En raison d’une indifférence croissante à l’égard de l’autre, les hommes finiraient par ne plus regarder qu’eux-mêmes ; jusqu’à ce que la vie sociale s’exténuant enfin tout à fait, chacun s’abandonne à la régression d’une coïncidence avec soi-même qui abolirait alors la société, jusqu’à son souvenir. Un tel schéma, qui s’apparenterait plutôt au projet que Starobinski prête à Rousseau, ne serait finalement pas si tragique, s’il n’était complètement chimérique. En revanche, le retour de l’état de nature sous une autre forme consacrerait plutôt l’évanouissement des conditions de l’association, sans toutefois mettre un terme à la société ; puisqu’en ce cas les hommes demeureraient au moins dans une situation de coprésence. Ce retour de l’état de nature correspondrait plus exactement à la disparition du lien social que Rousseau décrit ainsi :

« Quand l’État, près de sa ruine, ne subsiste plus que par une forme illusoire et vaine, que le lien social est rompu dans tous les cœurs, que le plus vil intérêt se pare effrontément du nom sacré du bien public, alors la volonté générale devient muette ; tous, guidés par des motifs secrets, n’opinent pas plus comme citoyens que si l’État n’eût jamais existé ; et l’on fait passer faussement sous le nom de lois des décrets iniques qui n’ont pour but que l’intérêt particulier [83]. »

Rousseau a très précisément examiné ces deux situations distinctes au regard de l’échange. Or, si l’indolence de l’état de nature dans sa pureté vaudrait infiniment mieux que son retour sous une autre forme, c’est au regard d’une comparaison qui lui permet d’établir un lien entre la perversion de l’échange et la domination ; ce qui conduit Rousseau à se demander si les hommes civilisés « ne seraient pas, à tout prendre, dans une situation plus heureuse de n’avoir ni mal à craindre ni bien à espérer de personne que de s’être soumis à une dépendance universelle, et de s’obliger à tout recevoir de ceux qui ne s’obligent à leur rien donner [84]. ».
Dans cette situation tragique, ce qu’il demeure de société explique, selon Rousseau, que les hommes ne se contentent pas simplement de ne regarder qu’eux-mêmes ; animé par « cette fureur de se distinguer [85] », chacun veut au surplus être regardé des autres. Le basculement anthropologique qui s’opère alors peut être identifié comme l’inversion du principe d’inconditionnalité (conditionnelle) du don selon lequel « la reconnaissance est bien un devoir qu’il faut rendre, mais non pas un droit qu’on puisse exiger [86]. » Il y a dans cette subtilité toute la différence que l’on peut mesurer entre la reconnaissance mutuelle d’une part et l’amour de soi en fermentation d’autre part, et qui provoque cette situation où l’égalité dans la dignité, comme gage du lien social, succombe aux excès de l’amour-propre quand :

« l’ambition dévorante, l’ardeur d’élever sa fortune relative, moins par un véritable besoin que pour se mettre au-dessus des autres, inspire à tous les hommes un noir penchant à se nuire mutuellement, une jalousie secrète d’autant plus dangereuse que, pour faire son coup plus en sûreté, elle prend souvent le masque de la bienveillance [87]. »

Le retour de l’état de nature n’abolit donc pas simplement le lien social comme condition d’existence de la société ; il avilit aussi l’humanité en exténuant la pitié naturelle qui, y compris chez l’homme supposé vivre dans l’état de pure nature, « tempère l’ardeur qu’il a pour son bien-être par une répugnance à voir souffrir son semblable [88]. »

On comprend mieux dès lors que ce retour de l’état de nature correspond plus exactement à un pervertissement de la relativité sur laquelle s’édifie nécessairement l’état civil, lorsque le développement du désir de considération l’emporte sur les principes qui fondent l’exigence de reconnaissance. Autrement dit, si la nature doit s’effacer devant cet artifice de l’institution sociale qui arrache les hommes à leur coïncidence, elle redevient une référence universelle et une caution de légitimité lorsqu’elle s’oppose à l’hubris, à la démesure que provoquent cette fois-ci les passions factices. Dans cette perspective, « se séparer de soi » consiste bien à contrarier la nature, c’est-à-dire la pente naturelle à s’accorder la préférence, à ne considérer que soi ; cependant que « rentrer en soi », en tant que moyen de parvenir au silence des passions, permet de proroger artificiellement le calme des passions [89] censé caractériser l’homme naturel : « On pourrait dire que les sauvages ne sont pas méchants précisément, parce qu’ils ne savent pas ce que c’est qu’être bons ; car ce n’est ni le développement des lumières, ni le frein de la loi, mais le calme des passions, et l’ignorance du vice qui les empêche de mal faire [90]. »
L’expression paroxystique du retour de l’état de nature sous une autre forme, peut ainsi se traduire, non comme le fait de convoiter le même objet qu’un autre homme, mais plus précisément comme le désir du désir de l’autre. Ce qui stérilise le don s’apparente ainsi à ce que Girard décrit comme procédant du mimétisme : « Si les objets que nous désirons appartiennent toujours au prochain, c’est le prochain, de toute évidence, qui les rend désirables [91]. » Dans la théorie de Rousseau, le renversement anthropologique est à son comble quand le don institué qui témoignait de l’attention à l’autre ne se pervertit pas simplement en se désagrégeant, mais en excitant ce désir sans borne de richesse qui exige encore que les autres hommes soient privés de ce que l’on possède :

« Si l’on voit une poignée de puissants et de riches au faîte des grandeurs et de la fortune, tandis que la foule rampe dans l’obscurité et dans la misère, c’est que les premiers n’estiment les choses dont ils jouissent qu’autant que les autres en sont privés, et que, sans changer d’état, ils cesseraient d’être heureux, si le peuple cessait d’être misérable [92]. »

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// Article publié le 13 mars 2012 Pour citer cet article : Stéphane Corbin , « Heurs et malheurs du don dans l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau », Revue du MAUSS permanente, 13 mars 2012 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Heurs-et-malheurs-du-don-dans-l
Notes

[1Marcel Mauss, Essai sur le don, Sociologie et anthropologie, Paris, P.U.F. 1950.

[2Georges Davy, La foi jurée, Paris, Felix Alcan, 1922. Mauss, à propos de son Essai sur le don indique très clairement « Le présent travail fait partie de la série de recherches que nous poursuivons depuis longtemps, M. Davy et moi, sur les formes archaïques du contrat ». Marcel Mauss, Essai sur le don, Op. Cit., p. 149. On se souviendra également que La foi jurée porte comme sous-titre : étude sociologique du problème du contrat, la formation du lien contractuel.

[3Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau : La Transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, 1971, p. 31. Nous soulignons.

[4Ibid. p. 42. Nous soulignons.

[5Arthur Goldschmidt, Jean-Jacques Rousseau ou l’esprit de solitude, Paris, Phébus, 1978, p. 28.

[6Ibid.

[7C’est cette question cruciale qui semble opposer Tzvetan Todorov à Claude Lévi-Strauss, jusque dans leur interprétation respective de l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau. A l’artifice de l’humanisme, qui consiste à promouvoir un modèle de société reposant sur des valeurs morales supposées universelles, s’oppose une anthropologie qui ambitionne d’interroger ce que sont les fondements sociaux évanouis dont on peut retrouver la trace dans les sociétés primitives. C’est cette dualité dans l’appréhension de la légitimité politique et dans l’interprétation de la théorie de Rousseau qui oppose Todorov à Levi-Strauss. La position de Todorov le conduit ainsi à fustiger ce qu’il estime procéder, selon nous à tort, de l’anti-humanisme de Lévi-Strauss : « on ne peut rendre compte de la pensée de Rousseau sans s’interroger sur ses intentions en tant que sujet (et c’est peut-être pour l’avoir oublié que Lévi-Strauss produit, dans son étude consacrée à Rousseau, une image aussi peu ressemblante à l’original). L’exclusion du sujet ne découle pas de la méthode et n’impose pas un choix philosophique particulier ; elle est l’effet de la matière étudiée : les mythes n’ont pas de sujet, les œuvres si » . Tzvetan Todorov, Nous et les autres, Paris, Seuil, 1989, p. 97. Si nous souscrivons davantage à l’anthropologie de Lévi-Strauss, et par là même à sa lecture de Rousseau, c’est parce qu’il nous semble que la question anthropologique fondamentale est moins celle du rapport entre nous et les autres que celle de la relation entre chacun et les autres ; question qui renvoie justement aux conditions primordiales de la constitution d’un « nous ». Sur ce point voir notre article : Stéphane Corbin, « Moi et les autres : les bornes de la liberté et du pouvoir souverain », Frontières et limites : avons-nous dépassé les bornes ?, Mana, n° 14-15, juin 2007, pp. 321-357.

[8« Me voici donc seul sur la terre, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société que moi-même. Le plus sociable et le plus aimant des humains en a été proscrit par un accord unanime. », Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, Œuvres complètes, tome I, Paris, Gallimard Pléiade, 1959, p. 995.

[9Ibid.

[10Ibid.

[11Nous ne souscrivons donc pas davantage à l’interprétation que propose Marcel Raymond : « Rousseau se persuade que le bonheur consiste à se « circonscrire », à se retirer dans une île, réelle ou figurée, à vivre, suivant le mot d’Amiel, « dans un état d’insularité », dans l’obscurité, ou la « nullité ». Mais un moment arrive où ce repli sur soi est imposé à Rousseau par ses persécuteurs. Il se sent de tous côtés, investi, opprimé, envahi – et son bonheur tourne au malheur de ne plus pouvoir « être soi ». Plus que jamais, il se convainc que c’est par la société que le mal vient au monde. N’empêche qu’il s’éprouve comme un être dépossédé. À tout prix, il lui faut s’arracher à cette fausse image qu’il voit grimacer dans le miroir que lui tendent ses adversaires. », Marcel Raymond, Jean-Jacques Rousseau, la quête de soi et la rêverie, Librairie José Corti, Paris, 1962, pp. 191-192.

[12Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, Œuvres complètes, tome III, Paris, Gallimard Pléiade, 1964, p. 364.

[13Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, Op. Cit., pp. 1000-1001. Nous soulignons.

[14C’est notamment ce que suggère Blaise Bachofen lorsqu’il montre que chez Rousseau, l’introspection, loin de constituer un symptôme de repli sur soi, représente au contraire la condition sine qua non d’une attention aux autres : « Si Rousseau fait de la méditation le fondement de sa réflexion anthropologique, c’est que la connaissance de l’homme ne peut prendre la forme d’un savoir de savant ou de raisonneur, d’une philosophie étrangère au philosophe qui en est le sujet. Toute recherche sur l’homme est une recherche sur soi, qui ne peut relever des méthodes habituelles de la recherche empirique ». Blaise Bachofen, La Condition de la liberté, Paris, Payot, 2002, p. 58.

[15Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale II, Paris, Plon, 1973, p. 51

[16Ibid., p. 48. L’interprétation de Lévi-Strauss permet en outre de comprendre la signification, pour le moins énigmatique, de la réponse que Rousseau opposait à la façon dont Diderot définissait la volonté générale comme un « acte pur de l’entendement qui raisonne dans le silence des passions sur ce que l’homme peut exiger de son semblable, et sur ce que son semblable est en droit d’exiger de lui ». Afin de pointer l’inconséquence d’une vertu censée se révéler ex nihilo, Rousseau objectera en effet : « Mais où est l’homme qui puisse ainsi se séparer de lui-même et si le soin de sa propre conservation est le premier précepte de la nature, peut-on le forcer de regarder ainsi l’espèce en général pour s’imposer, à lui, des devoirs dont il ne voit point la liaison avec sa constitution particulière ? » Jean-Jacques Rousseau, Manuscrit de Genève, Paris, Pléiade, 1964, p. 286.

[17Marcel Mauss, Essai sur le don, Op. Cit., p 265. Nous soulignons.

[18« Rentrer en soi-même » constitue en effet une notion transversale dans l’œuvre de Rousseau. Ainsi, à propos de la vertu, Rousseau avait précisé, dès le Discours sur les Sciences et les arts : « tes principes ne sont-ils pas gravés dans tous les cœurs, et ne suffit-il pas pour apprendre tes lois de rentrer en soi-même et d’écouter la voix de sa conscience dans le silence des passions ? ». Jean-Jacques Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, Paris, Pléiade, 1964, p. 30.

[19Dès les premières lignes de son premier Discours, Rousseau associe, dans un même mouvement de sortie de la nature, la propension à se séparer de soi-même et la capacité à « rentrer en soi » : « C’est un grand et beau spectacle de voir l’homme sortir en quelque manière du néant par ses propres efforts ; dissiper, par les lumières de sa raison les ténèbres dans lesquelles la nature l’avait enveloppé ; s’élever au-dessus de lui-même, s’élancer par l’esprit jusque dans les régions célestes ; parcourir à pas de géant, ainsi que le soleil, la veste étendue de l’univers ; et, ce qui est encore plus grand et plus difficile, rentrer en soi pour y étudier l’homme et connaître sa nature, ses devoirs et sa fin. Toutes ces merveilles se sont renouvelées depuis peu de générations ». Jean-Jacques Rousseau, Discours sur les sciences…, p. 6. Nous soulignons.

[20Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’Origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Op. Cit., p. 193.

[21Jean-Jacques Rousseau, Ebauches des Confessions, Œuvres complètes, tome I, Op. Cit., pp. 1150-1151. Nous soulignons.

Bronislaw Baczko, se référant précisément à ce passage, a parfaitement bien saisi que la marginalité de Rousseau est ce qui lui confère son acuité particulière : « Cette situation qui se définit par l’absence d’intégration sociale, Rousseau la valorise comme étant un lieu privilégié où se forme le discours qui porte sur l’homme en général et qui, du même coup, remet en question les structures sociales enfermant l’individu dans des états hiérarchisés les uns par rapport aux autres ». Bronislaw Baczko, « Rousseau et la marginalité sociale », Libre n°5, 1979, pp. 65-86.
Sur cette question du rapport de l’œuvre à la condition de marginal, on lira le livre de Jérôme Meizoz qui insiste plus particulièrement sur la singularité de la posture intellectuelle de Rousseau, délibérément homme du peuple : Jérôme Meizoz , Le gueux philosophe, (Jean-Jacques Rousseau), Lausanne, Antipodes, 2003.

[22Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’Origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Op.Cit., p. 127.

[23Ibid., p. 134. L’expression « dons surnaturels » désigne précisément l’ensemble des acquis sociaux qui s’instituent dans une rupture vis-à-vis de l’ordre naturel.

[24Claude Lévi-Strauss, Le Totémisme aujourd’hui, Paris, P.U.F., 1962, p. 146. Sur cette question on consultera également du même auteur : Anthropologie structurale II, Op.Cit.

[25Émile Durkheim, « Le “Contrat social” de Rousseau », in Montesquieu et Rousseau précurseurs de la sociologie, Paris, Librairie Marcel Rivière, 1967, pp. 136-137.

[26Sur cette question de l’influence de la pensée de Rousseau sur celle de Durkheim, on lira plus particulièrement l’article de Tiina Arppe : Tiina Arppe, « Rousseau, Durkheim et la constitution affective du social », in Revue d’histoire des sciences humaines 2005/2, n° 13.

[27Jean-Hugues Déchaux, « Rousseau et la médiation symbolique entre les hommes : contribution à un individualisme structurel », in Sociologie n° 2, Paris, P.U.F, 2010, p.276.

[28Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, Op.Cit., p. 352.

[29Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’Origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Op.Cit., p. 157. On comprend ici que la distinction du tien et du mien ne provoque pas mécaniquement les excès de la propriété et ne correspond donc pas nécessairement aux prémices de la guerre de tous contre tous. Si elle marque de facto l’abolition d’un état où « les fruits sont à tous » et où « la terre n’est à personne », cette distinction du tien et du mien apparaît plus fondamentalement comme la condition sine qua non de l’échange qui institue les relations sociales.

[30C’est à juste titre que Jean-Hugues Déchaux insiste sur le fait que chez Rousseau « l’édification d’un ordre social juste ne résulte pas du seul jeu des intérêts et de la raison calculatrice ». Jean-Hugues Déchaux, « Rousseau et la médiation symbolique entre les hommes », Op. Cit., p.276. Il importe en effet, pour bien comprendre la signification profonde de la pensée politique de Rousseau, de rompre avec cette conception, devenue classique, d’un contractualisme fondé exclusivement sur l’intérêt. La subtilité de la pensée de Rousseau réside ainsi dans la distinction qu’il convient de faire entre l’avènement de la société, qui constitue une nécessité impérieuse – sachant que les hommes périraient s’ils ne changeaient leur constitution primitive – et les conditions fondamentales des relations sociales qui, parce qu’elles s’établissent sur des principes de justice, exigent précisément que l’on rompe avec le règne de la nécessité qui caractérise l’état de nature. Cette dimension anti-utilitariste de la pensée de Rousseau apparaît plus particulièrement dans son Essai sur l’origine des langues où il considère qu’il est insoutenable de prétendre « que les hommes inventèrent la parole pour exprimer leurs besoins ». Si, comme il le soutient, « Toutes les passions rapprochent les hommes que la nécessité de chercher à vivre force à se fuir », il faut alors conclure avec Rousseau : « d’abord on ne parla qu’en poésie ; on ne s’avisa de raisonner que longtemps après ». Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues, Paris Flammarion, 1993. pp. 61 et sq.

[31Sur cette question du rapport entre don et contrat social, Camille Tarot nous permet d’identifier la proximité entre Marcel Mauss et Jean-Jacques Rousseau : « Ce qui rend la société nécessaire la rend en même temps problématique. Donnée avec la nature, aucune société n’est cependant complète et encore moins assurée de son actualisation avant de se réaliser ; elle peut faillir, par exemple, à l’obligation où elle est de devenir éthique et solidaire. Le don rappelle que, selon la vue de Mauss, la société n’est pas seulement règne, loi ou ordre, mais praxis et histoire. Selon une de ses images, elle doit encore “prendre” pour être, comme prend une gelée ou un ciment. » Camille Tarot, De Durkheim à Mauss, l’invention du symbolique, Paris, La découverte, 1999, pp. 684-685.

[32Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, Œuvres complètes, tome I, Op. Cit., p. 369.

[33Ibid., pp. 466-467.

[34« Rousseau vu par Bernardin de Saint-Pierre », in Les Rêveries du promeneur solitaire, Paris, Folio, 1991, p. 227.

[35Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, Œuvres complètes, tome I, Op. Cit., pp. 1096-1097.

[36Ibid., pp. 1096-1097.

[37Ibid., pp. 1096-1097.

[38Voir sur ce point : Alain Caillé, Anthropologie du don, Paris, Desclée de Brouwer, 2000. On consultera plus particulièrement le chapitre intitulé : « De l’idée d’inconditionnalité conditionnelle ».

[39Mauss écrit notamment à ce sujet :
« Dans toutes les sociétés qui nous ont précédés immédiatement et encore nous entourent, et même dans de nombreux usages de notre moralité populaire, il n’y a pas de milieu : se confier entièrement ou se défier entièrement ; déposer ses armes et renoncer à sa magie, ou donner tout : depuis l’hospitalité fugace jusqu’aux filles et aux biens. C’est dans des états de ce genre que les hommes ont renoncé à leur quant-à-soi et ont su s’engager à donner et à rendre. » Marcel Mauss, Essai sur le don, Op. Cit, p.277.

[40À ce titre, le meilleur exemple que l’on puisse trouver dans l’œuvre de Rousseau, d’un don ou d’un échange immatériel, articulé à des principes de justice et de dignité, concerne la question de la vérité et du mensonge. Rousseau se demandant notamment « quand et comment on doit à autrui la vérité ? », pose comme préalable la réflexion suivante : « Je me souviens d’avoir lu dans un livre de philosophie que mentir c’est cacher une vérité que l’on doit manifester. Il suit bien de cette définition que taire une vérité qu’on n’est pas obligé de dire n’est pas mentir ; mais celui qui non content en pareil cas de ne pas dire la vérité dit le contraire, ment-il alors, ou ne ment-il pas ? Selon la définition, l’on ne saurait dire qu’il ment ; car s’il donne de la fausse monnaie à un homme auquel il ne doit rien, il trompe cet homme, sans doute, mais il ne le vole pas ». Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, Op. Cit., p. 1026.

[41Jean-Jacques Rousseau, Lettres écrites de la montagne, Œuvres complètes, tome III, Op. Cit., pp. 841-842.

[42Voir sur ce point notre article : Stéphane Corbin, Rousseau délinquant juvénile : nécessité de la transgression et transgression de la nécessité, Etudes Jean-Jacques Rousseau n° 18, Société Internationale du Musée Jean-Jacques Rousseau, Montmorency, 2011, pp. 35-52.

[43Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, Op. Cit., p. 380. On reconnaît dans cet extrait la distinction que Rousseau, dans le Discours sur l’Origine des inégalités, opère entre être et paraître.

[44Voir : Benoît Mély, Jean-Jacques Rousseau, un intellectuel en rupture, Paris, Minerve, 1985.

[45Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, Op. Cit., p. 363.

[46Ibid., p. 367.

[47Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, Op. Cit., pp. 370-371.

[48Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, Op. Cit., p. 1092.

[49On peut ici faire référence à la définition qu’Axel Honneth donne de la réification comme « oubli de la reconnaissance de l’autre ». En tentant d’identifier les causes sociales historiques de cette réification, Axel Honneth insiste à juste titre sur le fait que « nous sommes menacés de voir s’effondrer les barrières institutionnalisées qui avaient jusqu’à présent empêché que se développe une dénégation de l’expérience première de la reconnaissance. » Axel Honneth, La Réification, Paris, Gallimard, 2005, p. 116.

[50Voir sur ce point les commentaires d’Alain Caillé. Alain Caillé, Don, intérêt et désintéressement, Paris, La découverte, 1994, p. 7 sq.

[51Jean Starobinski, Largesse, Paris, Editions de la réunion des musées nationaux, 1994, p. 19.

[52Ibid., P. 20.

[53Si donc l’interprétation de Starobinski est pertinente, il reste que la sensibilité de Rousseau l’incline en l’occurrence à opérer très clairement une distinction entre le fait et le droit. D’ailleurs, le sentiment de révolte semble chez lui toujours articulé à cette opposition entre les institutions garantes de la justice sociale et celles qui, à l’inverse, créent et pérennisent l’injustice. L’esprit dans lequel il narre l’épisode des pains d’épice pourrait ainsi illustrer ce qu’il considère pour lui-même comme un principe directeur : « La justice et l’inutilité de mes plaintes me laissèrent dans l’âme un germe d’indignation contre nos sottes institutions civiles, où le vrai bien public et la véritable justice sont toujours sacrifiés à je ne sais quel ordre apparent, destructeur en effet de tout ordre, et qui ne fait qu’ajouter la sanction de l’autorité publique à l’oppression du faible et à l’iniquité du fort. » Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, Op. Cit., p. 327.

[54Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, Op. Cit., pp. 1090-1091.

[55Ibid., p. 1091.

[56Ibid., pp. 1091-1092.

[57Mauss indique notamment à ce sujet : « On comprend clairement et logiquement […] qu’il faille rendre à autrui ce qui est en réalité parcelle de sa nature et substance ; car, accepter quelque chose de quelqu’un, c’est accepter quelque chose de son essence spirituelle, de son âme ». Marcel Mauss, Essai sur le don, Op. Cit., p. 161.

[58Jean Duvignaud, Le Prix des choses sans prix, Arles, Actes sud, 2001.

[59Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, Op. Cit., p. 1092.

[60Ibid., pp. 1092-1093.

[61Voir sur ce point les développements de Nicolas Bonhôte dans ses commentaires à la Neuvième Promenade. Nicolas Bonhôte, Jean-Jacques Rousseau, vision de l’histoire et autobiographie, Lausanne, L’âge d’homme, 1992.

[62Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, Op. Cit., p. 1093.

[63Ibid.

[64Ibid., pp. 1053-1054. Nous soulignons.

[65Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, Op. Cit., p. 360.

[66Ibid., p. 375.

[67Ibid., p. 361. Le fait que dans nombre d’éditions, même récentes, de Du Contrat social « en corps » soit écrit « encore » témoigne du peu d’attention que cette phrase, pourtant capitale, du livre de Rousseau a suscité. Il est assez amusant en effet de lire des interprétations du pacte fondamental supposé ainsi se répéter à l’infini sans jamais parvenir au but qui est le sien de constituer le corps social.

[68Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’Origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Op. Cit., p. 152.

[69René Lourau a fort bien saisi cette subtilité de la pensée de Rousseau : « le paradoxe de Rousseau, son impensé tient au contexte théorique dans lequel on essaie de le penser. Derrière la discussion sur le concept de nature dans le contexte de l’opposition entre droit civil et droit naturel, n’est-ce pas le problème de l’institution qui est posé ? Rousseau ne postule pas l’état de nature comme idéal ou comme projet politique, mais comme système de référence de la réflexion sur l’origine de l’inégalité, c’est-à-dire de la structure du système social. Ceux qui invoquent l’état de nature comme un objet réel, ce sont les théoriciens réactionnaires à la Hobbes, que combat Rousseau. Ils imaginent un état naturel dominé par la lutte pour la vie, ce qui leur permet d’en déduire l’idée d’un contrat fondé sur l’esclavage, sur la soumission à l’ordre existant. Tout au contraire, Rousseau montre : que l’état de nature dont on parle est en réalité le dernier état de dégénérescence de certaines sociétés », René Lourau, L’analyse institutionnelle, Paris, Editions de Minuit, 1970.

[70Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’Économie politique, Œuvres complètes, tome III, Op. Cit., p. 249.

[71Ibid., p. 273.

[72Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, Op. Cit., p. 358.

[73Ibid., p. 359.

[74Ibid., p. 356.

[75En confondant renoncement à la pulsion et renonciation au pouvoir, dans une logique de justification de la domination de la masse par une élite constituée, la théorie de Freud se distingue nettement de celle de Rousseau, en ce sens qu’elle pose comme a priori anthropologique qu’il est impossible : « de se dispenser de la domination de la masse par une minorité, car les masses sont inertes et dépourvues de discernement, elles n’aiment pas le renoncement pulsionnel, ne peuvent être convaincues par des arguments que celui-ci est inévitable, et les individus qui les composent se confortent mutuellement en donnant libre cours à leur dérèglement. Seule l’influence d’individus exemplaires, qu’ils reconnaissent comme leurs meneurs, peut les amener à des prestations de travail et à des renonciations dont dépend l’existence de la culture » . Sigmund Freud, L’avenir d’une illusion, Paris, P.U.F, 1995, p. 8. En la comparant à la théorie freudienne, on comprend mieux sur quel postulat anthropologique repose la légitimation de la souveraineté du peuple chez Rousseau.

[76Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, Op. Cit., p. 364.

[77Ibid., pp. 381-382.

[78Sur ce point, voir : Pierre Manent, Propriétaire ou citoyen : qui contracte ?, in Libre n°5, Paris, Payot, 1979.

[79On pense notamment à Georges Davy qui affirmait, selon nous à tort : « C’est une vue abstraite et purement artificielle des choses qui pose initialement devant la société ou même avant elle un individu autonome et souverain pour en faire, sinon, comme le veut Rousseau, l’auteur du Contrat social lui-même, du moins le libre créateur de tous les contrats particuliers qu’il lui plaît de faire, et qui oppose ainsi à tout ce qu’on appelle furieusement ou dédaigneusement l’étatisme, la libre souveraineté contractuelle. » Georges Davy, La foi jurée, Op. Cit., pp. 318-319. Voir sur ce point notre article : Stéphane Corbin, « Georges Davy, le dernier des durkheimiens », Anamnèse n° 3, Paris, L’Harmattan, 2008.

[80Alain Caillé, Anthropologie du don, Paris, Desclée de Brouwer, 2000, pp. 125-126.

[81Stéphane Corbin et Catherine Herbert, « Est-il souhaitable que tout devienne possible ? », In Mana 14-15, Frontières et limites, avons-nous dépassé les bornes ?, Op. Cit.

[82Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, Op. Cit., p. 360.

[83Ibid., p. 438.

[84Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’Origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Op. Cit., p. 152.

[85Ibid., p. 189.

[86Ibid., p. 182.

[87Ibid., p. 175.

[88Ibid., p. 154. Rousseau définit plus précisément la pitié naturelle comme suit : « Il est donc bien certain que la pitié est un sentiment naturel, […] qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir : c’est elle qui, dans l’état de nature, tient lieu de lois, de mœurs, et de vertu, avec cet avantage que nul n’est tenté de désobéir à sa douce voix : c’est elle qui détournera tout sauvage robuste d’enlever à un faible enfant, ou à un vieillard infirme, sa subsistance acquise avec peine, si lui-même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs ; c’est elle qui, au lieu de cette maxime sublime de justice raisonnée : Fais à autrui comme tu veux qu’on te fasse, inspire à tous les hommes cette autre maxime de bonté naturelle bien moins parfaite, mais plus utile peut-être que la précédente : Fais ton bien avec le moindre mal d’autrui qu’il est possible. C’est, en un mot, dans ce sentiment naturel, plutôt que dans des arguments subtils, qu’il faut chercher la cause de la répugnance que tout homme éprouverait à mal faire, même indépendamment des maximes de l’éducation. Quoiqu’il puisse appartenir à Socrate, et aux esprits de sa trempe, d’acquérir de la vertu par raison, il y a longtemps que le genre humain ne serait plus, si sa conservation n’eût dépendu que des raisonnements de ceux qui le composent. »

[89On notera que Rousseau distingue le calme des passions, inhérent à l’homme naturel, du silence des passions, qui procède d’une exigence de la conscience qui réclame des hommes vivant en société qu’ils tentent de faire taire en eux les passions qui se sont développées et qui s’opposent à la recherche de la justice.

[90Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’Origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Op. Cit., p. 154.

[91René Girard, Je vois Satan tomber comme l’éclair, Paris, Grasset et Fasquelle, 1999, p. 26.
Sur ce point, le rapport entre Rousseau et Girard peut être attesté par la comparaison assez troublante que l’on peut faire entre ces deux extraits ; au point que l’on peut supposer une influence assez nette du premier sur le second. Rousseau écrit : « Je montre¬rai que c’est à cette ardeur de faire parler de soi, à cette fureur de se distinguer qui nous tient presque toujours hors de nous-mêmes, que nous devons ce qu’il y a de meilleur et de pire parmi les hommes, nos vertus et nos vices, nos sciences et nos erreurs, nos conquérants et nos philosophes, c’est-à-dire une multitude de mauvaises choses sur un petit nombre de bonnes ». Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’Origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Op. Cit,. p. 189. Girard, dans le même esprit écrit : « Le désir mimétique nous fait échapper à l’animalité. Il est responsable en nous du meilleur comme du pire, de ce qui nous abaisse au-dessous de l’animal aussi bien que de ce qui nous élève au-dessus de lui. Nos discordes interminables sont la rançon de notre liberté. ». René Girard, Je vois Satan tomber comme l’éclair, Op. Cit., p. 34.

[92Ibid., p. 189.

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