Des bougies et des hommes

Dans ce court texte, Bernard Vaudour-Faguet pose à sa manière la question de la sécularisation et de la perdurance du religieux dans nos sociétés. Sous quelle forme ? Y aurait-il une parenté religieuse liant les bougies de l’église d’antan aux feux des briquets que l’on allume dans certains concerts, gestes à la fois spontanés et déjà codés, faits en collectivité et immédiatement signifiants ? Est-ce un lien mémoriel, rejaillissant dans l’effervescence de l’être-ensemble fédéré par la musique et le charisme des musiciens ? Ou faudrait-il, pour aller un peu plus loin que l’auteur ici, suggérer que le religieux est toujours lié à une société et une culture donnée, et qu’il faudrait donc, pour rendre compte de la voûte étoilée simulée par les briquets, entreprendre une véritable excavation des réseaux symboliques de nos cultures encore si pleinement enchantées ? F. G.

Autrefois, il y a quand même deux siècles en arrière, les petites flammes colorées allumées au bout d’un cierge avaient alors une vocation très précise : soit elles permettaient aux individus d’y voir clair dans la nuit (et ainsi ils se dirigeaient) , soit elles marquaient une volonté personnelle, collective, d’expression religieuse. Dans un cas, comme dans l’autre, la nécessité et le pragmatisme complétaient valablement un sentiment tourné vers le mysticisme. On se tenait debout… et on priait à l’aide du même outil. C’était un ensemble cohérent. Du Moyen Age au XXe siècle les deux mécanismes (humain, spirituel) ont cheminé ensemble ; ils dessinaient un destin parallèle.

Dans cette Europe de la pré-modernité rien n’était laissé au hasard des circonstances. Les hommes éprouvaient le besoin de se guider grâce à quelques rayons bleus ; ils se guidaient aussi vers les hauteurs par le biais d’une Lumière fragile et vacillante… et vivante ! La bougie (le symbole) occupait une place déterminante dans l’événementiel quotidien. Une sorte de remerciement sacré, de plénitude intime, entourait ces modestes mèches de cire, témoignage de l’Esprit en train de progresser sur une route semée d’embûches…

Paysans, nobles, roturiers et bourgeois participaient à ce mouvement d’élévation sans considération de classe, de fortune, de rang. L’harmonie sociale, au moins sur cette question, paraissait s’intégrer dans la concorde. La communauté entière se rassemblait autour des alignements de chandelles peut-être pour dire la même chose, murmurer le même propos autour des mêmes thèmes cachés… L’étincelle brillait de façon identique indiquant, au passage, une gratitude universelle, une reconnaissance infinie prodiguée alors aux mille visages que pouvait susciter la notion de divinité.

Des hurlements, du recueillement

Le temps du portable, du micro, de l’informatique est arrivé. Toutes ces mémoires d’archives semblent enfouies sous une épaisse couverture d’oubli. Une tornade de technicités, composée d’efficacité et d’immédiateté vient de noyer notre univers familier. Que peuvent bien exprimer aujourd’hui des bougies allumées ? Ont-elles une place dans ce contexte ? Tandis qu’en l’air tournent les fusées et qu’au sol les centrales nucléaires produisent notre électricité… Avons-nous quelques suppliques à demander au milieu de ces mécaniques géantes, complexes et souveraines à la fois ? Le triomphalisme technologique atteint des sommets : on peut supposer que ces petites choses (de si mince nature) sont condamnées à une douce disparition. Il n’en est rien ! C’est juste le contraire qui se produit ! Les bougies de la tradition ont la vie dure ; elles auraient même tendance à connaître un bel essor ! Disons plus couramment qu’elles s’emballent et triomphent –à leur tour- des objets savants qui les entourent !

Pour se convaincre de cette résurrection il suffit d’observer un instant le déroulement des concerts de rock, de pop, de blues ou de techno… Au choix ! Quand une star de la chanson, au cœur d’une foule, séduit son public, le fixe et lui procure de l’évasion, on assiste, invariablement, à un délire de briquets qui s’éclairent, d’allumettes qui craquent, de flammèches qui brillent dans la nuit… Que le programme se déroule en plein air, dans une salle, dans une métropole, dans une petite ville, la parenthèse musicale crée une atmosphère d’extase, de communion, engendre une séquence de silence méditatif propice à une amorce d’intériorité. On passe brutalement des hurlements de la sono aux murmures d’une autre symphonie, au recueillement, à la pudeur des bruits : la composante du processus varie à l’extrême !

Toute l’Europe du XXIe siècle connaît actuellement cette succession de rituels. Une évolution de groupe, calquée, à quelques variantes près, sur le modèle religieux de jadis. Différence sociologique de taille : les foules qui se présentent sur ces esplanades n’ont aucune particularité idéologique, elles fusionnent seulement avec les rythmes et avec le chanteur. Dieu paraît bien au-delà de leur considération… Elles finissent par adopter , dans ce courant vibratoire, les gestuelles méticuleuses d’une procession ou d’un pèlerinage. Est-ce un embryon de transcendance qui ne veut pas dire son nom ? Est-ce une émotivité de l’éphémère ? Est-ce un étrange retour de mémoire ?


Du messianisme… sans messianisme

Redisons-le : ni la cybersociété, ni le tourbillon technologique, ni le déferlement médiatique n’ont d’influence directe sur ces réflexes de masse. Même le flux rampant d’une laïcisation officielle ne freine pas le mouvement. De soirées en soirées, de publics en publics, de régions en régions, on voit émerger cette spécificité de conduites comme si la religiosité ne voulait plus subir une relégation lointaine dans une marginalité secondaire, dans une sorte de clandestinité admise et tolérée.

Les consciences d’aujourd’hui se rallient à du « métaphysique » spectaculaire au cours de rendez-vous privés de toute référence identifiable. Pas de liturgie visible, pas de vulgate, pas de sémantique révélée, pas de prêtrise d’encadrement. Le sentiment religieux semble surgir du fond des âges ; il est à l’état brut, presque originel.

Troublant début de siècle ! Dans nos pays riches le discours commun a évacué le signe de croyance (la foi) de sa substance nutritive, de l’échange et de l’enseignement. L’empire de l’économique a terrassé le rapport à la croyance. La révélation, prise sous un angle de connaissance ou de transmission évolue vers la discrétion (à l’échelle des caméras et du télévisuel). Auditeurs et animateurs de l’image ont ratifié un pacte : le contemplatif, le méditatif à l’écran n’offrent aucune plage d’intérêt capable de drainer les attentions. Tout change quand il s’agit d’un concert ! La liturgie d’Eglise la plus passéiste est regardée comme l’avant-garde de la sensibilité. On veut croire soudain au messianisme… sans avoir les fondements du messianisme (ou les contraintes morales).

Les religions du soir sont de l’ordre du happening, du « voyage » initiatique. Avec la dispersion — dès le lendemain — ces foules se détachent totalement de leur avancée vers le sacré. Elles renouent avec l’oubli, l’indifférence, la bienveillante neutralité… Les emportements ne laissent, dans les esprits, que des traces fugitives ou superficielles. Quel type d’impact spirituel peut-on accorder à ces parenthèses de « prière » ? Ne disposant d’aucune consistance culturelle, ne bénéficiant d’aucune structure prédicative, d’aucune parole explicative, ces élans du cœur sont vécus sur le mode d’une consommation de narcotique. Ces ambiances réactionnelles ne sont que l’ultime réponse à un dérèglement socio-urbain d’importance profonde. Face aux ensauvagements angoissants des mégalopoles, jeunes et moins jeunes se balancent dans des tribunes, des assemblées, avec au bout des doigts un éclat de lumière mais cette lueur est un exotisme de l’âme. C’est une partance en douceur vers des tropiques, vers les illusions d’une euphorie compensatrice…

De l’existentiel, pas du spirituel

La religion, ici, au cœur des Cités, n’est pas « réinventée » par ces rassemblements sympathiques. On emprunte aux conduites religieuses une esthétique communautariste afin de rompre avec les individualismes âpres de chaque jour. Ces poussées de recherche divine ne représentent qu’une « option » dans un divertissement fragmenté qui se compose à la carte. Le consommateur appuie sur un bouton pour trouver un répit provisoire à son spleen tandis que la machine à produire, à consommer, à polluer, balbutie des horreurs de toutes parts… L’homme des bougies allumées erre dans l’existentiel ; pas dans le spirituel. Il sent tout autour de lui « l’assommoir », le stress, la compétition, le sous-emploi, les harcèlements vulgaires : il ouvre une brèche dans un mur d’absurdités, de gaspillages, d’injustices, de corruptions, qui irradient le sujet perdu dans la ville

Hommage rendu aux forces de salut

Infléchissons légèrement l’analyse, visualisons le panorama avec un degré d’ouverture plus grand : ne pourrait-on pas apprécier ces illuminations estivales –qui se déroulent souvent sous un ciel étoilé-, comme étant les dernières tentatives de rupture avec les aliénations du présent, celles qui appartiennent à la trop célèbre globalisation du monde ? Ces bougies, de cérémonies en cérémonies, viendraient nous alerter sur une résistance du cerveau opposée au nivellement final des conduites (conduites déclenchées par la marchandisation). Ce serait un refus farouche de la normalisation introduite par un excès de matérialité. Voilà pourquoi le contenu de ces épisodes nocturnes, la fibre même du phénomène, serait floue, indistincte. On serait peut-être alors en présence d’un hommage rendu aux forces de salut, d’espérance ou d’éternité. Quelle est, en définitive, dans ce magma contemporain, la bonne version à retenir ? Quelle interprétation nous rapproche, en somme, de la plus sérieuse des vérités ?

// Article publié le 6 juillet 2009 Pour citer cet article : Bernard Vaudour-Faguet , « Des bougies et des hommes », Revue du MAUSS permanente, 6 juillet 2009 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Des-bougies-et-des-hommes
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