Serge Moscovici, entre psychologie sociale et écologie politique
Dans cet article nous souhaitons à la fois faire connaître des analyses qui nous semblent trop peu connues, et montrer la cohérence d’ensemble de l’œuvre moscovicienne, par-delà la pluralité des publics qui s’en saisissent de manière éclatée. Serge Moscovici nous paraît avoir apporté une contribution majeure à l’intelligence du politique, non seulement à l’époque moderne, dite « des masses », mais aussi de manière plus générale, ce qui permet de l’inscrire dans le champ de l’anthropologie politique, à côté de Mauss, Godelier ou de Balandier. Les deux « parties » de l’œuvre de Moscovici ne nous paraissant devoir en former qu’une, c’est aussi une manière de montrer que l’écologie politique n’est pas aussi dénuée de penseurs que le laissent entrevoir les manuels ou les ouvrages disponibles dans le domaine des études du politique. Les ouvrages présentés ici peuvent d’ores et déjà être considérés comme des classiques.
Serge Moscovici (1925-2014) nous a quittés le 25 novembre dernier, à l’âge de 89 ans. Avec sa disparition l’écologie politique perd l’un de ses pères fondateurs, dont l’œuvre reste très largement méconnue. L’auteur fut en effet très engagé, dans les années 70, dans le combat écologiste naissant. Avec son ami et collègue Robert Jaulin ils défendent le régionalisme et les cultures locales contre l’homogénéisation marchande. Amazonie et Occitanie, même combat disait-on alors. Le mathématicien Alexandre Grothendieck, lui aussi récemment décédé, faisait partie de la bande. C’était l’époque de La Gueule Ouverte, « le journal de la fin du monde », où écrivait notamment Bernard Charbonneau, et de Survivre et vivre, de scientifiques engagés dans une critique de leur instrument de travail [1]. Cette époque a été diversement appréciée par la suite. Luc Boltanski et Eve Chiapello [2] ont montré qu’une partie de ce qu’ils ont appelé la « critique artiste » du capitalisme, qui en appelait à plus d’autonomie, a été récupérée par le système qu’elle critiquait, celui-ci mettant en place de nouvelles formes d’organisation de la production. D’autres voient dans « les années 68 » la source de nombreux maux actuels [3]. Serge Moscovici s’est mis en retrait de ces mouvements, tout en restant un observateur attentif, comme en témoigne ses deux derniers ouvrages, De la nature – Pour penser l’écologie (2002) et Retour à la nature (2002).
Le travail de Serge Moscovici comporte un second pan, qui est peut-être le premier, mais reste peu connu de celles et ceux qui s’intéressent à l’écologisme. Spécialiste de psychologie sociale, sa discipline principale, l’auteur a produit la seule réfutation systématique qui soit disponible des travaux de Gustave Le Bon [4]. Moscovici montre que les foules peuvent être intelligentes, et que les individus ne sont pas nécessairement en attente de conformisme. Ses tentatives dans les années 80 pour relancer le sujet se soldent plutôt par un échec, probablement lié au contexte anti-totalitaire, la foule semblant inexorablement renvoyer au populisme et au fascisme. Il y a une certaine hypocrisie à cela, comme le remarquait Moscovici, car tous les responsables politiques et leaders d’opinion se servent de Le Bon, pour cette simple raison que les masses n’ont pas disparu parce qu’on a décidé de ne pas en parler. C’est donc chez les théoriciens du populisme qui ne sont pas pris dans la rhétorique anti-totalitaire que l’on trouve un intérêt pour les travaux de Moscovici. Ernesto Laclau et Chantal Mouffe en particulier le citent à plusieurs reprises [5]. L’apport de Serge Moscovici peut alors être relu comme contribuant à l’étude de ce que l’on pourrait appeler des « macro-publics », des publics de grande taille sur le plan numérique. Dans ce domaine l’œuvre de Moscovici mérite d’être présente à côté de celle de Goffman, Touraine, Gusfield ou de Tilly, les grandes références actuelles de la sociologie des mouvements sociaux, qui s’en tiennent à de petits publics [6].
L’écologie politique
Né en Roumanie en 1925, Serge Moscovici arrive en France en 1948. D’abord employé au ministère du travail, il devient Directeur d’Études à l’École Pratique des Hautes Études (VIe section) en 1964, et fonde peu après le Groupe d’Etude de Psychologie Sociale devenu en 1976 Laboratoire de Psychologie Sociale de l’EHESS. Ses premières publications sont plutôt classiques, compte-tenu de ses activités : un ouvrage sur la représentation sociale de la psychanalyse [7] et deux autres en lien avec la question du travail et de ses modes d’organisation [8]. Il est très tôt convaincu de la centralité de l’écologie politique. En 1968 il écrit dans L’histoire humaine de la nature que si le 18e siècle a été parcouru par la question politique et le 19e par la question sociale, le 20e siècle sera celui de la question naturelle [9]. Suivent deux autres ouvrages qui deviendront des classiques de ce que Jean Jacob (1999) appelle, à la suite de Moscovici lui-même, l’écologisme « actif » [10] : La société contre nature (1972) et Hommes domestiques et hommes sauvages (1974).
Pourquoi la question naturelle ? En raison de deux mouvements qui convergent vers elle : le souci d’adapter l’humanité aux bouleversements de l’univers et la situer dans les forces naturelles d’un côté, et de l’autre le progrès scientifique qui rapproche les sociétés et tend à régler leurs rapports ainsi que les rapports à l’intérieur de chacune d’elles [11]. Bien avant qu’on ne parle d’anthropocène, Moscovici affirme que « les forces et les processus que l’homme que l’homme parvient maintenant à maîtriser commencent à égaler en grandeur et en intensité la nature elle-même » [12]. Si jusqu’à Rousseau l’ordre social pouvait paraître relativement immobile et « naturel », depuis lors tout a changé. Pourtant le propre de l’homme est d’engendrer son état naturel, d’où une histoire humaine de la nature. Art et technique ne représentent pas une contre-nature, c’est une erreur de penser qu’homo sapiens ne vit plus dans la nature, qu’il serait une « antinature » ou qu’une « seconde nature » serait ajoutée au substrat intact d’une première nature [13]. La faculté d’établir des règles sociales n’est pas la seule qui soit à l’oeuvre dans les sociétés humaines, la dimension organique demeure, même si avec l’homme les variations biologiques spécifiques ne sont plus directement pertinentes, étant stabilisées depuis 30 000 ans. Un état a simplement succédé à un autre, sans perte d’une nature originelle, qui n’a jamais existé. « Revenir à la nature » n’a guère de sens, pas plus qu’une réconciliation à venir [14]. Il n’y a pas de loi qui dicte l’avenir de l’homme ni celui de la nature. Récemment la chose est devenue plus évidente, car nous ne cessons de faire reculer la nature en nous, et hors de nous. L’homme ne lutte pas contre la nature, il lutte pour la nature c’est-à-dire pour une nouvelle nature dépassant l’état précédant. L’homme participe à la construction d’un ordre naturel et non d’une « nature humanisée » comme on dit, même s’il y a un lien entre les conceptions de la matière et de l’homme (nature humaine) et les modes d’organisation sociaux. Les inégalités naturelles ont toujours été la première cause d’inégalité aussi de meilleurs états de nature représentent-ils un progrès.
Qu’est-ce qui transforme la nature ? C’est le travail, qui fait éclore puis disparaître les ordres naturels successifs. Ces ordres sont fonction de la relation que les sociétés humaines notamment entretiennent avec eux. La nature comporte en elle le principe du changement puisque la nature c’est aussi le travail, l’effort, le talent, l’intelligence, les ressources pour l’industrie. Moscovici développe une approche plutôt schumpétérienne de l’économie, insistant sur l’innovation et le rôle des inventeurs. L’invention et la reproduction ou imitation sont deux processus naturels qui ne sont pas exclusivement humains, même si l’humanité les décline de manière spécifique. Au-delà des inventions isolées trois grands états de la nature se seraient succédés, selon Moscovici : l’état organique, principalement fondé sur le vivant, l’état mécanique ou industriel, et il voyait poindre un nouvel ordre, cybernétique. Dans chaque cas, le porteur de l’invention est spécifique, soit, respectivement : l’artisan, l’ingénieur, le scientifique [15]. De l’artisan à l’ingénieur on passe d’une philosophie qui observe et qui classe à une philosophie qui expérimente hardiment, la mécanique est la véritable base de cette philosophie. Le fait contemporain réside dans la substitution de la nature cybernétique à la nature mécanique, qui émerge avec cette exigence qui se fait jour de gouverner la nature. Avec le développement de l’industrie l’homme est appelé à un rôle régulateur ou cybernétique. Moscovici rejoint Ellul et critique avec brio cette évolution des sciences et des techniques qui se présente comme indiscutable, et s’impose en fait de manière autoritaire. Il appelle de ses vœux une « technologie politique » [16], c’est-à-dire une politisation des choix techniques, rejoignant par là un thème fondamental du mouvement écologiste, bien qu’on ne trouve pas, à ce moment de l’œuvre, de référence écologiste à proprement parler, au sens d’un souci de protection de la nature. Si une technologie politique est nécessaire, c’est en raison du manque de direction qui caractérise le processus d’émergence des forces productives, conséquence du fait que chacun se soucie principalement d’augmenter ses moyens. D’où la nécessité de réformer la propriété, de socialiser l’économie c’est-à-dire de l’orienter vers des buts sociaux.
Dans les deux ouvrages suivants, le ton se fait plus écologiste, au sens de Dominique Simonnet [17], d’un engagement à changer l’ordre social en raison notamment de ses implications destructives sur la nature. Moscovici prend clairement acte des dégradations des écosystèmes. Il estime que le travail a pris une forme aliénée induisant une répression de notre nature intérieure. Nous ne savons plus nous rapporter aux autres et à la nature que sous le rapport du mécanisme, de la loi déterministe, prévisible – ce qui est destructeur du vivant, dont la nature est d’être libre et évolutif. Les thèmes sont proches de ceux développés par l’Ecole de Francfort. La société actuelle détruit la nature à l’extérieur de l’homme mais aussi la nature en l’homme, l’obligeant à vivre contre ses propres désirs. « Naturalisme », dit Moscovici, est synonyme « d’écologisme », ce qui renvoie à la nature intérieure et à la nature extérieure, afin d’y chercher un appui critique. D’où le naturalisme « réactif », qui adopte une position défensive, axée sur la « protection » de la nature, attitude que l’on retrouve souvent chez les naturalistes. Contre cette perspective Moscovici soutient un naturalisme « actif », qui puise dans la force créatrice du vivant et y cherche des normes pour construire une alternative, fondée sur une relation plus authentique à soi. La nature est pensée comme un réservoir de créativité, comme l’antithèse de la société, qui est de nature répressive. Moscovici pour qui la nature est « une énorme cuisine » [18] s’écarte donc de courants tels que celui d’Antoine Waechter, que l’on sent plus rigoriste. La nature est la source de d’une contre-culture, d’où cette autre idée de Moscovici selon laquelle l’écologie comme science découle des pratiques écologistes [19], et non l’inverse – de même que l’économie découle des pratiques marchandes. Mais l’écologisme n’est qu’au stade de projet, de brouillon, « il n’existe pas actuellement de théorie écologique » [20].
Pour Moscovici ce recours à la nature s’étend bien au-delà des courants dits « écologistes », qui n’en sont que la manifestation la plus tardive. Marx appartient lui aussi au naturalisme « actif », constructif, celui qui secoue le joug de la culture pour la dépouiller de ses attributs inauthentiques – et Moscovici de citer les phrases célèbres du jeune Marx, dans La Sainte Famille (1844), selon lequel le communisme définit l’humanisme comme un naturalisme achevé, et vice-versa [21]. Moscovici fait du recours à la nature un processus universel contre tous les essentialismes. Ainsi, partout où ils se sont révoltés, « les hommes ont entrevu et vécu, fût-ce dans un éclair, l’état le plus humain : la communauté des égalités, la communauté des libertés et la communauté des justices. Et ils ont voulu sans attendre, partout, la faire passer dans les faits, dans la vie, comme convenant seule à la nature humaine. La communauté en question, quand elle se réalise, marche vers une réconciliation. Rebelle à l’artifice des codes sociaux, aux séductions et aux commandos de l’autorité, à l’embargo sur le corps, au dénigrement des temps passés, l’homme, au présent, rejoint l’homme proche des origines, celui qu’il croit être encore, l’homme primordial - de la nature » [22]. La nature moscovicienne est source de liberté, de créativité. Elle est ce qui, étant hors de la culture, permet de la régénérer, de l’empêcher de se scléroser. Elle est source de jouvence et de renouvellement, contre une culture qui tend à n’être que répétition et ordre symbolique figé. Kant voyait aussi dans le génie, en tant qu’il donne à l’art de nouvelles règles, une expression de la nature [23]. Et dans ce contexte « le mode de production est, de manière directe ou indirecte, la cible majeure » [24], alors que le socialisme et le marxisme à la même époque ne s’intéressent qu’aux rapports de production, sans politiser la technique. À quoi ça sert, un Concorde, demande Serge Moscovici ? « La thématique écologiste se construit d’abord, dans son origine comme dans sa tonalité et son apparence, comme une critique fondamentale de la société industrielle et de ses aspects productivistes, technocratiques et de consommation » [25], que la poursuite de la croissance symbolise.
Pour Moscovici, la question n’est pas d’être pour ou contre la technique en soi mais de décider quelle science et quelle technique [26]. Moscovici tourne décidément le dos à l’âge de la cybernétique envisagé au départ. Avec son complice Robert Jaulin, ethnologue, il dénonce « l’ethnocide » en cours dans les parties du monde qui sont en voie d’occidentalisation ou d’industrialisation [27]. Il critique « le Groupe des Dix » (Henri Atlan, Jacques Attali, Jean-François Boissel, Robert Buron, Joël de Rosnay, Henri Laborit, André Leroi-Gourhan, Edgar Morin, René Passet, Michel Rocard, Jacques Robin, Jacques Sauvan ou Michel Serres) qui s’appuie, comme Gorz, sur les technologies de l’information pour fonder son espoir d’autorégulation. Moscovici estime que le tyran de la société technicienne, chassé par la porte, revient ainsi par la fenêtre [28]. La voie à suivre est de « libérer la nature » pour réenchanter le monde [29]. En même temps pour Moscovici il ne fait aucun doute que l’écologisme s’inspire ouvertement du socialisme [30]. Nous devons « ensauvager l’économie » [31], admettre que la société est « contre nature » [32]. La nature, le sauvage est une ressource mobilisée non pas contre « l’artifice » en général mais contre le domestique au sens de « domesticité » [33], entendu comme une forêt d’interdits qui étouffe l’humanité de l’homme et le réduisent à la survie. La nature renvoie ici à l’authenticité des désirs, contre ceux qui sont inauthentiques et donc « artificiels ». Là est l’urgence. Dans l’absolu, la question de ce que nous sommes est une longue quête : « les groupements humains ne cessent de se définir, de dire pourquoi ils sont ce qu’ils sont, humains et non pas animaux ou végétaux » [34].
La psychologie sociale
Dans ce domaine trois ouvrages nous semblent rassembler l’essentiel de la contribution moscovicienne : la Théorie des Minorités Actives (1979), L’âge des foules (1985) et La machine à faire des dieux (1988). Ils ne font aucune mention de l’écologisme. Le premier ouvrage n’a en apparence qu’un intérêt très limité, pour la philosophie sociale et politique. Il s’appuie en effet sur des expériences de laboratoire, qui consistent à mesurer l’influence qu’un tiers complice peut exercer sur des individus à qui l’on demande de distinguer entre elles des diapositives de différentes couleurs. Pourtant Moscovici jette les bases d’une théorie de l’influence et du changement social, proche de la « révolution moléculaire » proposée par Deleuze et Guattari, auteurs qu’il connaissait et qualifiait d’ailleurs de « philosophes pressés » [35]. L’introduction du livre situe en effet l’enjeu à un niveau clairement politique : « il y a des époques majoritaires, où tout semble dépendre de la volonté du plus grand nombre, et des époques minoritaires, où l’obstination de quelques individus, de quelques groupes restreints, paraît suffire à créer l’événement, et à décider du cours des choses » [36]. C’est donc à la lumière d’analyses telles que Le Bon, Deleuze & Guattari, le Sartre de la Critique de la Raison Dialectique notamment que la contribution moscovicienne doit être appréciée, et non pas simplement en la comparant exclusivement à d’autres expériences de psychologie de laboratoire. Ce qui est au cœur de son analyse, c’est la question des changements sociaux de grande ampleur, de ce qui fait qu’un ensemble apparemment amorphe d’individus coagule en masse et en une puissance formidable, au risque de s’y faire avaler.
La cible de Serge Moscovici est Gustave Le Bon, dont il estime que les thèses dominent la psychologie sociale, quoique sous une forme plus raffinée. Moscovici entend s’inscrire en faux contre six thèses, qui sont largement répandues dans cette discipline : que l’influence, dans un groupe, s’exercerait forcément de manière unilatérale ; que son but serait uniquement de maintenir le contrôle social ; qu’elle irait de haut en bas, suivant les rapports de dépendance ; que l’individu « obéirait » par souci d’éviter l’incertitude ; que la « norme d’objectivité » serait le meilleur garant d’un consensus ; et que le conformisme serait ce qui sous-tend tous les processus d’influence. À la lumière de ses expériences Serge Moscovici conclut à l’opposé : toute personne est source et récepteur potentiel d’influence ; le changement social, autant que le contrôle social, constitue un objectif d’influence ; l’incertitude est le résultat d’un travail actif et nécessairement conflictuel d’une minorité qui veut obtenir de l’influence, car c’est par ce moyen qu’elle pourra obtenir de l’influence. C’est donc le conflit, provoqué de manière active, pour pousser de nouvelles normes, qui est à l’origine de l’incertitude, et non une « inquiétude naturelle » des personnes, qui les pousseraient au conformisme. Moscovici renverse donc complètement le schéma standard, il rejoint ce qu’Yves Sintomer, Jacques Rancière, Pierre Rosanvallon et bien d’autres soutiennent de leur côté : que « la masse » des individus n’est pas seulement le sujet des autorités en place, elle possède sa propre autorité et cherche constamment à influencer les institutions, pour se gouverner elle-même. Moscovic rejoint donc Jean Baechler, pour qui la démocratie est l’état naturel de l’humanité.
Moscovici ne s’en tient pas là, il cherche aussi à déterminer quels sont les facteurs qui sont décisifs, dans une tentative d’influence d’une minorité sur une majorité. Il arrive à la conclusion que c’est le « style de comportement », qui renvoie à « l’organisation des comportements et des opinions, au déroulement et à l’intensité de leur expression, bref, à la « rhétorique » du comportement et de l’opinion ». Cette idée est reprise chez les écologistes, notamment chez Jacques Ellul : « le style de vie est aujourd’hui l’une des formes les plus certaines de l’action révolutionnaire » [37]. Mais quels sont ces comportements ? Comment les organiser pour qu’ils contribuent au succès ? Moscovici identifie cinq types de comportement : l’investissement (par exemple, le militantisme), l’autonomie (montrer qu’on agit selon ses propres lois), la consistance (qui est indice de certitude et de cohérence), la rigidité (inaptitude au compromis) et l’équité (aptitude au compromis et à l’ouverture, au contraire). Sa conclusion est étonnante : la réussite ne découle pas de l’adoption d’un seul type de comportement, mais de l’adaptation du comportement à la situation [38]. Les cinq comportements sont donc susceptibles d’être facteurs d’influence, tout dépend de leur adéquation au contexte. Moscovici met aussi à mal une autre idée : celle qui soutient que la norme d’objectivité serait celle qui permet d’obtenir le plus d’influence. Ce postulat consiste par exemple à fonder l’analyse d’une stratégie de pouvoir uniquement sur la connaissance objective, par exemple sur des chiffres : le chômage est haut, donc la révolte est inéluctable etc. Moscovici conclut, ce qui n’est pas sans rappeler les conclusions de Sartre, que cette norme d’objectivité n’en est pas véritablement une. Les analyses « objectives » ne sont que le résultat de l’objectivation des transcendances humaines, c’est-à-dire, pour parler comme Sartre, qu’elles ne saisissent que la facticité, pas la transcendance en tant que telle. Opposées aux individus comme étant leur vérité, elle ne peut manquer de trahir qu’elle les saisit de l’extérieur. Pour cette raison même elle ne peut totalement les convaincre. La norme qui permet d’obtenir la plus grande influence est au contraire celle qui respecte la transcendance des individus : c’est la norme d’originalité, qui fait appel à la réalité privée de l’individu, sans l’y enfermer. L’inconvénient de la norme d’originalité, du point de vue du groupe qui veut obtenir l’influence, est qu’elle conduit toujours à des résultats imprévus, puisque rien ne serait moins conforme à cette norme que de demander à autrui qu’il fasse la même chose que ce que le groupe indique ! La norme d’originalité provoque la nouveauté, qui pour rester telle doit sans cesse se renouveler. Se renouveler pour se renouveler n’intéresse évidemment pas la minorité, qui veut obtenir un changement dans une direction précise. Tout en changeant, en évoluant, en évitant que la routine ne s’installe, la minorité n’a d’influence dans le temps qu’en demeurant consistante dans ses grandes orientations [39]. Être « consistant » signifie conserver un ensemble de buts, par-delà les variations qui sont tolérées et même encouragées par la norme d’originalité.
Le dernier résultat obtenu par Moscovici, au terme de ces recherches passionnantes, est que la conformité n’est pas la seule modalité de l’influence. Il en existe deux autres : la normalisation et l’innovation. La conformité intervient quand l’individu s’inquiète de savoir comment éviter le désaccord avec le groupe [40]. Dans le conformisme tout sert à glorifier les truismes, ce qui est étranger est qualifié de bizarre, primitif, étranger, irréaliste, etc. Si la minorité résiste, alors elle déclenche un conflit [41]. Elle n’a pas toujours intérêt à provoquer un conflit ouvert. Elle peut agir autrement. Car si tout le monde soutient les normes, en apparence, sur le mode déclaratif, les transgressions et arrangements sont nombreux. Le conformisme n’est souvent que superficiel, il cache une évolution continuelle des normes. Car la majorité n’a pas de normes sur tout, et n’y tient pas toujours très fort. Elle n’a souvent d’unité que négative, comme indifférence et « inertie », dirait Sartre. La minorité peut alors pousser de nouvelles normes, elle peut innover. Elle peut aussi chercher le conflit, dans ce but. En provoquant des tensions elle va fracturer l’unité de la majorité, qui peut n’être qu’apparente. Les progrès qu’elle fait en matière d’influence sont d’abord invisibles, car c’est dans le domaine privé qu’ils agissent en premier. Les membres de la majorité ne souhaitent pas afficher publiquement l’intérêt qu’ils portent à ces nouvelles normes, pour différentes raisons. L’effet ne se voit donc pas directement, on continue de nommer les choses de la même manière, alors qu’elles ont changé, discrètement, par un travail sourd et souterrain. Et puis un beau jour la majorité a changé. D’où la devise de Guillaume d’Orange, que Moscovici cite comme devant nous éclairer sur le sujet : « il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer » [42], comme l’illustre le cas de Soljenitsyne que Moscovici détaille en Appendice, en appui à ses observations. Ce rôle qui peut sembler ingrat explique que les minoritaires ne soient généralement pas aimés. Mais ils peuvent être admirés. Ils le sont d’autant plus qu’ils paient de leur personne. Ce qui est aimé et reconnu ce n’est pas leur personne, qui est plutôt crainte, mais les normes qu’ils défendent. « Quiconque découvre une vérité ou enfreint une loi injuste est salué pour avoir corrigé l’erreur ou pour s’être efforcé de nous délivrer de l’injustice. En même temps, existe un désir irrésistible de le réprimander pour avoir écarté une autre vérité ou pour avoir enfreint la loi. La pratique antique d’exécuter les messagers qui apportaient de mauvaises nouvelles n’était pas exempte d’un semblable désir de trouver un bouc émissaire. Le héros s’aperçoit aussi rapidement qu’on lui suppose certaines responsabilités. Peu après l’exécution de ses grands ennemis, la révolution se débarrasse de ses propres leaders. C’est précisément cela, la relation à double critère : d’une part, reconnaître et admirer le nouveau et l’exceptionnel, et, d’autre part, le désapprouver et le nier afin de réintégrer l’ordinaire et le normal » [43].
Moscovici aborde ensuite plus directement la question politique des masses, expliquant que l’idée lui est venue le jour où il s’est « résigné à accepter l’évidence d’un fait qui, en bien ou en mal, éclipse tous les autres. Ce fait, le voici : au début de ce siècle, on était certain de la victoire des masses ; à sa fin, on se retrouve entièrement captif des meneurs » [44]. S’appuyant de nouveau sur Le Bon, il écarte les approximations ses plus grossières29 : l’importance qu’il accorde à l’hypnotisme et à la suggestion, caractéristique de son temps, la contagion, et surtout sa conception typiquement conformiste de l’influence, qui devrait aller de l’autorité vers l’individu et jamais à rebours, d’où un inévitable despotisme des « meneurs ». Moscovici prend acte par contre de certains aspects de sa théorie encore jugés pertinents, tels que l’effet des formules frappantes ou des cérémonies grandioses, ou ce que certains meneurs cherchent dans leur communion avec la foule : gloire et immortalité [45], car ces traits sont attestés par des travaux sur le fascisme et le nazisme notamment. Moscovici se livre ensuite à une critique de Tarde, dont l’apport lui semble être d’avoir mis l’accent sur les moyens de communication. Grâce à eux, les meneurs contrôlent des centaines de milliers d’individus d’un coup. Tarde anticipe McLuhan. Le mutisme général entrecoupé du suffrage universel qui caractérise nos sociétés illustre bien ce que dit Tarde. Pour le reste Tarde apporte peu, Le Bon intégrait déjà les « foules artificielles » (famille, école, classes sociales etc.) et considérait l’imitation comme une forme de suggestion [46]. Tarde accorde certes un rôle à l’innovation mais Moscovici estime que c’est assez secondaire. Il résume leur différence en une illustration politique : si De Gaulle peut illustrer Le Bon, Giscard est l’équivalent pour Tarde [47]. Le Bon avait prévu la formule de la 5e république : un président rassembleur et un parlement consentant [48]. Dans les deux cas l’on procède par le haut, et c’est bien le point qui dérange le penseur roumain. Dans les deux cas, les foules sont stériles, et non créatrices [49].
Moscovici ne s’en satisfait pas. Il estime qu’une autre perspective a été ouverte par Freud, dans la Psychologie des masses et l’analyse du moi (1921). Là où Tarde parle d’imitation, Freud évoque l’identification, ce qui change tout [50]. « Freud se sépare de Le Bon à l’endroit précis où il s’est séparé de Jung. Le point litigieux, vous l’imaginez bien, c’est l’inconscient collectif » [51]. Plutôt que la suggestibilité, jamais expliquée, Freud propose la notion de libido l’amour, qui oblige à sortir de soi-même. La suite se rapproche soit du Banquet de Platon, soit du dernier ouvrage de Negri et Hardt [52] : « la morale de l’histoire est simple : les hommes vivent en société, non parce qu’ils sont somnambules, mais parce qu’ils sont amoureux. Dans les deux cas, cependant, ils perdent la tête » [53]. S’identifier dans ce cas c’est renoncer pour des raisons supérieures. Eros est l’amour, l’harmonie, qui empêche la démesure. Il est le principe de réalité qui s’impose à l’idéal. Il habite les hommes « totaux ». A l’opposé de l’Eros est la Mimesis, qui renvoie au contraire à l’Idéal. Un groupe pris par la Mimésis s’est entièrement identifié à une idée, à un groupe, à un personnage idéal, il est hypnotisé aurait dit Le Bon. Une telle voie « produit quelques grands hommes, beaucoup de psychotiques et beaucoup de névrosés » dit Moscovici en citant Freud [54]. Moscovici estime que ce principe du conflit sans fin entre Éros et Mimésis est très explicitement formulé chez Freud, mais insuffisamment expliqué. Totem et Tabou montre que les foules sont créatrices, on peut soutenir en particulier que le meurtre du père est ce qui permet à un groupe d’être régulé par un idéal. Il y a des meneurs que Moscovici appelle « mosaïques » qui sont des novateurs et des catalyseurs, obéissant à des idées, à rebours de meneurs « totémiques » qui au contraire cherchent à établir une obéissance à leur nom [55]. Marx est un meneur mosaïque qui interdit les images, c’est un homme qui plie devant la cause. Les meneurs totémiques, eux, font constamment étalage de leurs qualités extraordinaires, ils organisent leur propre culte. Si les premiers demandent aux autres ce qu’ils demandent à eux-mêmes, les seconds sont dans le mensonge permanent, ils réécrivent l’histoire, organisent la méfiance et le mystère, prônent l’interdiction de penser et finalement mettent en place des religions. Le marxisme devient ainsi une Révélation, dont Staline est le gardien. La crédibilité étant le principal problème d’une domination illégitime, la critique est interdite, ce qui évite les dissonances. Les meneurs « mosaïques » sont ceux qui se mettent au service des foules, en faisant sans cesse la preuve de leur non-appropriation du pouvoir, à l’opposé des « totémiques », qui ne servent que leurs propres buts et souhaitent avant tout que leur personne occupe la position de quasi-souverain. Le tort de Weber est, selon Serge Moscovici, de n’avoir envisagé que le charisme totémique [56], et d’avoir donc proposé des définitions de la domination comme ce qui s’impose à une foule nécessairement incapable de se domestiquer elle-même. René Girard fait l’erreur de ramener l’érotique au mimétique [57], il doit donc avoir recours à la religion.
Dans La machine à faire des dieux (1988) Moscovici revient sur la faiblesse des analyses durkheimiennes en matière de création des sociétés, qui tourne autour de la notion « d’effervescence » [58], moment où les hommes se font des dieux. Il estime que les observations australiennes de Durkheim ont valeur plus générale sur les sociétés humaines et qu’au cours de ces cérémonies de fusion et d’exaltation, sur un temps limité, l’homme devient autre, les énergies se relâchent, la communion créatrice « favorise ce don prodigieux de consacrer et d’idéaliser n’importe quoi, y compris la société elle-même » [59]. Les sociétés primitives ne se contentent pas de reproduire une loi qui aurait été donnée depuis toujours : elles réactualisent et instaurent un idéal, toujours évolutif. Elles sont créatrices. C’est une erreur de croire que notre civilisation fait exception à ce genre de processus instituant. Au moment de la naissance d’une institution, tout le champ social est charismatique. Les trois propriétés d’un tel champ sont la fluidité des relations et des règles (ni chaos ni déterminisme), le degré très élevé de confiance, qui fait que les individus obéissent par pure foi dans autrui ; que chacun soit délivré de l’emprise du passé, à ce moment-là, au profit d’une profusion amoureuse ; enfin le fait qu’on improvise radicalement, car on sait entrer dans un territoire inconnu. Dans des analyses qui rappellent Sartre, Moscovici voit ces moments d’enthousiasme et de raison qui se succèdent et s’excluent. Le tort de Weber est, une fois de plus, de n’avoir envisagé que le charisme totémique, et l’autorité que comme domination. Au contraire les foules ne sont pas infiniment crédules, il y a nécessité de faire la preuve des aptitudes revendiquées. Réussite et échec sont les seuls critères. Il n’en demeure pas moins vrai que certains individus agissent comme des catalyseurs pour la transformation sociale, ils rendent possible ce qui ne l’était pas, Lénine fait littéralement des miracles [60]. Néanmoins la personne a moins de mérite que l’action, car « c’est toujours l’action exemplaire [et non la personne] qui, par son caractère extrême et consistant, force la confiance et attire des prosélytes » [61].
Conclusion
Les deux pans de l’œuvre communiquent peu, en apparence, l’auteur renvoyant rarement à ses travaux et séparant soigneusement les deux thèmes, l’écologie d’un côté et l’étude du changement social de l’autre. Mais quand on regarde dans le détail le programme de recherche fait un tout. Le fil conducteur est toujours de chercher à penser le changement social, dans un sens qui soit émancipateur. Moscovici peut être situé dans la lignée de l’Ecole de Francfort et d’autres tentatives cherchant à poser les jalons d’une conception plus large de la transformation sociale que celle du marxisme. On trouve en effet une constante, chez Serge Moscovici : une démarche génétique, qui s’oppose constamment aux théories dominantes qui font de la fondation la source de toute autorité, ce que trahit d’ailleurs l’origine classique du concept, généralement attribué aux Romains (Arendt, Kojève etc.). L’action par les minorités (« agissantes »), imprévisibles, spontanées, innovantes, qui ne naissent que de « convergences d’hommes seuls » [62], sont les seules qui soient réellement porteuses de changement. Elles agissent par l’influence, au moyen de leur comportement, de leurs actions, de leurs idées, bien avant d’avoir un « projet politique » au sens d’un programme de parti politique prétendant aux élections. Le passage des Indignés espagnols à Podemos illustre très bien ce processus : d’abord des actions exemplaires qui par leurs actes démontrent un rejet des délégations existantes et un souci très fort d’exemplarité, au nom de la corruption de tous les meneurs totémiques. Puis l’émergence d’un leader mosaïque qui joue pour les individus un rôle de miroir réflecteur, permettant l’organisation. Si la masse ne peut se gouverner elle-même directement, elle connaît des techniques permettant d’avoir prise sur elle-même. Encore faut-il que le pouvoir lui soit accordé. Le Bon, Durkheim, Weber et bien d’autres lui refusent par principe tout pouvoir de ce genre.
Qu’elles soient valides ou non les thèses moscoviciennes n’ont guère trouvé d’oreille attentive pour les « tester ». Pourtant « tous les partis, ainsi que les spécialistes des média, de la publicité ou de la propagande, appliquent ses principes, j’allais dire ses recettes et ses trucs. Personne n’est cependant prêt à le reconnaître. Car, dans ce cas, tous les appareils de propagande des partis, le défilé des leaders sur les écrans de télévision, les sondages d’opinion apparaîtraient pour ce qu’ils sont : les éléments d’une stratégie de masse, basée sur leur irrationalité. On veut bien traiter les masses comme si elles étaient dépourvues de raison, mais il ne faut pas l’avouer, puis-qu’on leur dit le contraire » [63]. L’ambition de Moscovici était aussi plus large, à notre sens, il s’inscrivait dans un projet d’anthropologie du politique à l’époque moderne. Malgré cet objectif affiché, l’un des auteurs de la recension en 1983 ne retient que les infidélités supposées de Moscovici à la lettre de Tarde ou de Le Bon, comme s’il s’agissait d’un travail purement philologique [64]. Ces travaux n’ont donc pas reçu l’audience qu’ils méritaient. Les questions évoquées peuvent pourtant être rapprochées de la sociologie de la participation, de la sociologie pragmatique ou encore des travaux sur la représentation (Pierre Rosanvallon notamment), sans réellement se réduire à aucun de ces domaines, ou plus exactement sans réellement leur correspondre. Ce que Moscovici critique, dans le fond, c’est la prédilection des sciences sociales pour les situations « normales », ce qui rend le changement très mystérieux.