Dans la seconde moitié du XXe siècle, le concept de populisme était utilisé pour désigner des mouvements et des partis politiques plutôt marginaux, sauf en Amérique latine et notamment en Argentine où il était bien ancré socialement et débattu passionnellement. Au tournant du siècle cette situation a sensiblement changé. Nous assistons depuis deux décennies à l’éclosion des mouvements politiques taxés de populisme à peu près partout dans le monde et à leur accession au pouvoir dans nombre de cas. D’où la multiplication avec une vitesse exponentielle des études sur le(s) populisme(s) dans une large diversité de définition et d’approche pour appréhender ce phénomène politico-social qui se présente sous des multiples formes.
Le mot lui-même a connu une évolution sensible de son sens depuis son origine. Employé pour la première fois dans la seconde moitié du XIXe siècle pour désigner les Narodniks russes, adopté par les partisans du People Party aux États-Unis pour s’autodésigner, il a acquis avec le péronisme dans les années 1950 une signification sensiblement différente qui constitue grosso modo la matrice de ses usages contemporains : un régime politique qui unit le nationalisme et le vote populaire avec le culte du chef charismatique pour constituer une « démocratie hégémonique » [1]. Tout en gardant cette matrice originelle, l’usage du concept de populisme s’est étendu au XXIe siècle pour englober les mouvements et les partis politiques xénophobes assimilables à l’extrême droite, les mouvements anti-élites de droite ou de gauche et les régimes autocratiques par exemple le poutinisme en Russie ou l’erdoganisme en Turquie.
Devant une telle diversité que le concept de populisme est censé embrasser, la première question qui s’impose est l’existence d’un corpus idéologique commun. La réponse la plus communément admise à cette question affirme que le populisme ne dispose pas d’un cœur idéologique solide comme le libéralisme, le socialisme ou le conservatisme, ces idéologies fondatrices de la modernité. Il se manifesterait en revanche toujours en symbiose avec une autre idéologie, le plus souvent avec le nationalisme, et acquérir sa coloration locale de cette symbiose. Dans cette approche minimaliste, le populisme est décrit comme une représentation bipolaire de la société entre « l’élite et le peuple », « eux et nous », « l’authentique et le cosmopolite », « le national et l’étranger », etc.
En effet cette bipolarisation est une caractéristique universelle du populisme. Mais l’inconvénient de cette définition minimaliste est de réduire le populisme à la définition du politique proposée par Carl Schmidt, à savoir le dualisme ami-ennemi, et faire perdre sa spécificité par rapport aux dictatures ouvertes, aux tyrannies ou aux totalitarismes.
Les limites d’une définition « idéal-typique »
On utilise aussi le concept de populisme sous forme d’adjectif — populiste — pour simplement décrédibiliser les critiques adressées aux gouvernements pour leurs politiques jugées contraires aux intérêts de « ceux d’en bas », aux décisions prises par les technobureaucraties et plus généralement par des responsables politiques cooptés et non élus. Voulant à juste titre éviter l’usage de ce terme pour désigner simplement les politiciens démagogues ou pour discréditer un adversaire, Jan-Werner Müller propose une analyse idéal-typique du populisme « comme l’ombre portée de la démocratie représentative [et comme] un phénomène strictement moderne » [2]. Exposée en dix thèses, il définit le populisme dans une combinaison de l’antiélitisme et de l’anti-pluralisme avec la revendication d’être le peuple authentique qui conduit le parti populiste, une fois au pouvoir, à dénigrer toute légitimité à une opposition et aux institutions de contre-pouvoir.
Mais Jan-Werner Müller n’échappe pas non plus, en creux, au travers qu’il veut éviter. Il part d’une distinction implicite préalable entre les bons démocrates et les méchants populistes et s’attache plus à analyser le phénomène populiste à partir d’un point de vue partisan de la démocratie pluraliste. Au fond sa motivation semble être plus définir les nouveaux autoritarismes montants que d’analyser proprement les populismes dans leur diversité. D’où cette interrogation que son livre laisse en suspense : le populisme est-il intrinsèquement autoritaire ? Au lieu de tenter de démontrer que le populisme est autoritaire par essence, ne convient-il pas d’identifier en quoi les nouveaux autoritarismes adoptent certaines caractéristiques du populisme et mettent en œuvre des stratégies populistes ?
Le populisme comme style politique
La même année que le livre de Jan-Werner Müller, Benjamin Moffitt a publié un ouvrage qui essaye de rendre compte de la montée du populisme à travers le monde [3]. En effet, malgré un très large intérêt manifesté à ce phénomène, le populisme reste en partie énigmatique. Pourquoi progresse-t-il aujourd’hui aussi rapidement dans le monde et ce qui progresse est-il partout la même chose ? Si les populismes se manifestent différemment, quel est leur point commun qui justifie leur regroupement dans le même ensemble ? Et la question ultime : le populisme est-il en général une véritable menace, voire la menace principale contemporaine, pour la démocratie ?
Les réponses à ces questions nécessitent, pour Benjamin Moffitt, de repenser le populisme contemporain notamment dans le monde d’aujourd’hui où s’accélère la mutation des médias et de la communication. Et comme le populisme est surtout une forme particulière de la communication politique, il connaît une extension et une mutation parallèle aux évolutions en cours dans le système contemporain de communication. Sans nier le rôle fondamental du thème « eux et nous » dans la posture populiste, Moffitt propose de ne pas considérer le populisme comme une « chose » ou une entité particulière mais l’appréhender « comme un style politique qui est exécuté, incarné et mis en œuvre dans divers contextes politiques et culturels ». Son but est de donner un sens au populisme « à une époque où les médias touchent à tous les aspects de la vie politique, où le sentiment de crise est endémique et où le populisme apparaît dans de nombreuses manifestations et contextes disparates » (p.12).
Dans une approche qui se veut sensible aux facteurs temps et contexte, Moffitt analyse le populisme contemporain en trois étapes. Dans un premier temps, il propose de resituer le populisme dans la mutation globale du système de média marqué par l’abondance de communication et par l’accessibilité croissante de leur technologie qui permet l’ubiquité. Ces évolutions semblent rendre partiellement caduque l’analyse du populisme comme une relation sans médiation entre le leader et le peuple. Le populisme contemporain, souligne-t-il, est un phénomène intensément médiatisé qui nécessite d’abandonner la figure du populiste qui parle directement au « peuple » depuis la tribune pour porter notre regard sur les dirigeants populistes qui savent souvent trop bien comment utiliser à leur avantage les nouvelles technologies des médias. Ceci va de pair avec la médiatisation croissante du politique, notamment par un usage croissant des médias sociaux.
Dans une seconde étape, Moffitt essaye de dépasser les conceptions purement régionales ou locales du populisme pour l’analyser comme un phénomène mondial. En partant du constat de Rovira Kaltswasser sur l’enfermement des recherches sur le populisme aux cas latino-américains, Europe occidentaux et nord-américains, il propose de développer une analyse comparée qui englobe aussi les « suspects non usuels » du populisme en Asie-Pacifique et en Afrique. Cette extension lui permet d’interroger ce qui permet de regrouper sous le chapeau populiste des hommes et des femmes politiques a priori bien différents comme Rafael Correa, Beppe Grillo, Sarah Palin et Thaksin Shinawatra.
La troisième étape constitue l’apport principal de son livre : comprendre le populisme contemporain comme un style politique, tout en évitant de le réduire à une analyse en termes de rhétorique, de discours ou de stratégie de communication comme l’ont fait plusieurs auteurs (Margaret Canovan, Carlos de la Torre, Pierre-André Taguieff) dans les années 1990. En s’appuyant sur leurs travaux, Moffitt veut élargir ce champ d’analyse en mettant l’accent sur les éléments performatifs et esthétiques. Il propose d’analyser le populisme contemporain comme « un style politique performatif dans lequel le leader est considéré comme l’acteur, “le peuple” comme le public et la crise et les médias comme la scène sur laquelle se joue le populisme » (p. 13). Par cette approche, il veut faire saisir la théâtralité inhérente au populisme moderne et ses mécanismes de représentation et de performance qui sous-tendent son appel central au peuple.
Qui est populiste ?
Mais qui est populiste ? Contrairement à la fin du XIXe siècle, aujourd’hui aucun leader politique, Amérique Latine mis à part, ne revendique pour lui l’usage de l’adjectif de populiste. Adoptant une démarche inductive, Benjamin Moffitt prend en considération un échantillon de vingt-huit leaders politiques qui ont été qualifiés de populiste au moins par six chercheurs qui publient dans la littérature scientifique portant sur le populisme. Cet échantillon comprend des leaders qui ont accédé au pouvoir par les élections pluralistes et l’ont quitté par la même voix, des hommes et des femmes politiques qui n’ont pas réussi à accéder aux fonctions de Président ou de Premier ministre malgré leur tentative, et enfin quelques leaders qui restent au pouvoir fort longtemps par des élections qui sont souvent sujettes à discussion. Échantillon surprenant dans un premier abord puisque l’éphémère premier ministre de Kenya Raila Odinga y côtoie le conservateur américain Ross Perrot et le néo-zélandais Winston Peters, nationaliste maori et depuis quelques décennies plusieurs fois ministre dans les gouvernements conservateur ou travailliste. N’y figure pas en revanche un champion de la démocratie illibérale comme Victor Orbán (c’est Gábor Vona, le leader du parti Jobbik qui représente le cas hongrois). Ni non plus Donald Trump, Jaroslaw Kaczynski et Jair Bolsonaro, venus plus tard au-devant de la scène politique par rapport aux articles parus entre 1998 et 2015 qui constituent la source de l’échantillon de Moffitt.
L’hétérogénéité des cas retenus à travers le monde permet à l’auteur d’embrasser le populisme contemporain comme un phénomène général et de déceler les éléments d’un style politique commun malgré la grande diversité de leur manifestation locale. En revanche cette approche inductive ne comprend pas, ou laisse à la marge, le cas des leaders autocratiques comme Poutine ou Erdoğan, probablement parce que le populisme n’est pas le caractère le plus marquant de leur pratique de pouvoir depuis deux décennies.
Le revers de la médaille de la démocratie ?
Que doit-on entendre par le style politique ? Moffitt le définit en s’appuyant sur la conception du politique d’Arendt et de Foucault, « comme un répertoire de performances incarnées, symboliquement médiatisées, à l’usage d’un public utilisé pour créer et diriger le champ de pouvoir qui comprend le politique s’étendant du domaine de gouvernement à la vie quotidienne » (p. 47). Cette définition s’éloigne donc de l’analyse du populisme comme une idéologie et ne lui attribue pas un contenu particulier. Elle est plutôt proche de la proposition d’Ernesto Laclau qui avait défini le populisme comme une logique politique qui crée un peuple à partir d’une action performative [4]. Mais contrairement à l’approche de ce dernier qui considère que tout est ou peut devenir objet du discours, la proposition de Moffitt limite le champ d’analyse pour se focaliser sur les éléments performatifs de la politique (rhétorique, esthétique et performance), incarnés et symboliquement médiatisés.
Trois particularités marquent le style politique populiste : l’opposition peuple-élite, les « mauvaises manières » des leaders politiques et leur usage tactique des thèmes de crise, de déclin et de danger. La littérature sur les populismes converge généralement sur le rôle majeur joué sous différentes formes par l’opposition peuple-élite comme le vecteur principal des populismes. La seconde caractéristique de ce style politique est l’usage des « mauvaises manières » par le leader populiste : la mise en scène de son opposition aux politiquement corrects, l’usage de l’anecdote servant de preuve tangible et une ignorance délibérée du leader charismatique envers les choses qui vont à l’encontre de ses intérêts. L’utilisation d’un langage agressif, souvent injurieux et un vocabulaire restreint pour « faire peuple » complètent ce style.
Le populisme attribue aux « citoyens ordinaires » la vertu du bon sens qui manquerait aux élites politiques. Il appelle régulièrement au peuple comme l’arbitre du sens commun devant des situations qui sont décrétées constamment être en urgence. Le populisme comme style politique puise sa force et son énergie justement de la dramatisation permanente des situations de crise ou de la production des crises par ses propres actions. L’usage des thèses complotistes plus ou moins fantaisistes devient une nécessité. Face aux périls dévoilés par le leader populiste, la nécessité d’agir vite est présentée comme la justification de la remise en cause des principaux mécanismes de contrôle et de limitation de l’exécutif et plus généralement du système de la séparation des pouvoirs.
L’analyse du populisme en termes de style politique permet ainsi de saisir aussi les leaders politiques de droite ou de gauche qui accèdent au pouvoir sans recourir aux moyens populistes, en prenant appui des mobilisations politiques traditionnelles, mais qui adoptent le style politique populiste pour se maintenir au pouvoir quand les mobilisations qui les ont portés au pouvoir s’essoufflent par les échecs gouvernementaux, par l’usure du temps ou par la montée de la popularité des rivaux politiques.
Le populisme est-il une force pour la démocratie ?
Par rapport à l’approche de Müller, l’analyse par le style politique du populisme proposée par Moffitt ne positionne pas la démocratie et le populisme dans une antinomie rigide. Elle prend en considération les tendances démocratiques, comme l’appel au peuple, et anti-démocratiques, notamment l’obsession d’hégémonie totale, qui existent simultanément au sein de l’univers des populismes. Cela permet de ne pas associer le populisme exclusivement à l’univers des droites radicales et de ne pas le considérer simplement comme une « maladie » ou une déviation de la démocratie. Pour Moffitt, le récit sur le populisme comme une réaction au libéralisme, s’il garde une certaine pertinence en Europe et en Amérique du Nord, ne correspond pas à la réalité en Asie-Pacifique, en Afrique ou en Amérique latine, faute de la tradition libérale-démocrate dans ces régions.
Le populisme serait-il alors une force pour la démocratie comme l’ont soutenu Ernesto Laclau et Chantal Mouffe dans leur défense de la « démocratie radicale » et du populisme de gauche [5] ? La critique de la tendance présente dans les démocraties libérales contemporaines à étouffer les mécanismes de légitimation ultime par le peuple et à imposer des « consensus mous préservant les intérêts de ceux d’en haut » constitue l’argument principal des défenseurs de la stratégie de populisme de gauche. Le populisme de gauche aurait comme objectif de limiter le contrôle de l’espace public par les élites et/ou par la techno-bureaucratie et de redonner sa force à la participation politique. Il serait donc une manière d’approfondir la démocratie en la radicalisant. Chantal Mouffe propose de réaliser cette radicalisation par la désactivation de l’antagonisme (la lutte entre les ennemis) au profit de l’activation de l’agonisme (la compétition entre les rivaux). Dans les termes du convivialisme, il s’agit de créer les conditions de vivre-ensemble dans lesquelles les hommes et les femmes puissent s’opposer sans se massacrer [6].
Tout en reconnaissant le potentiel démocratique contenu dans les thèses sur le populisme de Ernesto Laclau, Moffitt rappelle néanmoins les dérives des leaders populistes à devenir une incarnation indéboulonnable et incritiquable de la voix du peuple et leurs recours fréquents aux moyens répressifs contre les minorités qu’ils décrètent illégitimes qui sont souvent tout simplement leurs opposants. Les dérives autoritaires de Chavez, de Correa et de Morales en Amérique latine ne sont-elles pas des illustrations concrètes des propres limites démocratiques du populisme de gauche dans l’exercice du pouvoir ? Comme le rappelle le Manifeste convivialiste, « la dynamique démocratique, l’aspiration générale à l’égalité des conditions, est porteuse d’un risque d’hubris dès lors qu’elle n’est pas tempérée par un souci du bien commun. »
Finalement le populisme au pouvoir peut avancer en même temps dans deux directions opposées, démocratique et anti-démocratique, comme le rappelle Moffitt. Ce qui déterminera quelle direction dominera sur l’action du leader populiste au pouvoir ce n’est pas le contenu intrinsèque du populisme mais les caractéristiques du régime dans lequel s’épanouit le populisme et les traditions politiques et culturelles du pays. Cette approche permet selon l’auteur d’éviter d’analyser les populismes à partir d’un modèle normatif de démocratie et de ne retenir comme son indicateur que des acteurs et des institutions donnés universellement une fois pour toutes (Moffitt, p. 152-153).
L’analyse du populisme comme style politique ne permet pas de saisir tous les aspects de ce phénomène socio-politique qui semble s’installer dans la durée sur la scène politique mondiale. Elle permet en revanche de situer le populisme dans les nouveaux types de relations que les femmes et les hommes établissent avec la politique dans le monde d’aujourd’hui et dans les nouvelles formes de médiation qui surgissent. Et surtout de saisir la nature planétaire du populisme, au pouvoir comme dans l’opposition, avec des répertoires performatifs similaires malgré les contextes socio-historiques bien différents.
Les populismes au pouvoir
Dans un ouvrage collectif publié sous la direction d’Alain Dieckhoff, Christophe Jaffrelot et Elise Massicard, ce sont les populismes au pouvoir qui sont justement analysés sans se limiter aux cas européens [7]. À côté des cas désormais plus connus pour le public français de la Pologne, de la Hongrie ou de Venezuela, des cas moins connus comme le « populisme punitif » de Rodrigo Duterte aux Philippines, le populisme de réaction de Thaksin en Thaïlande, ou le populisme droitier d’Imran Khan au Pakistan sont analysés dans des monographies ramassées mais riches. L’ouvrage vise aussi à comprendre les bases sociales de certains autoritarismes répressifs qui usent aussi, entre autres, du répertoire populiste pour se faire réélire par les majorités ethniques ou religieuses qui cherchent un protecteur face aux périls mis en scène qui les menacent comme la Russie poutinienne, la Turquie de l’AKP ou l’Inde sous le gouvernement Modi.
Au-delà des éclairages utiles sur le style et sur le discours des populismes, l’apport principal de ce livre est de fournir les éléments d’une analyse comparée sur les façons dont les populismes accèdent au pouvoir, l’exercent et le conservent. L’accession au pouvoir du Mouvement de Cinq Étoiles, celle des frères Kacyznski ou d’Imran Khan sont sélectionnées pour illustrer des victoires électorales qui restent conformes aux règles démocratiques. La plupart des leaders populistes qui se positionnent comme anti-système sont en réalité des acteurs présents sur la scène politique depuis longtemps et font souvent partis du « système ». Une fois au pouvoir cette revendication d’être anti-système devient encore plus difficile à tenir, surtout après avoir exercé le pouvoir pendant un certain temps.
Les différents cas étudiés dans ce recueil montrent justement le recours à des motifs de substitution pour faire perdurer cette posture anti-système aux dépens progressivement de la démocratie qui avait permis leur ascension politique. Ils le font en revendiquant le principe de la primauté de la volonté populaire qu’ils prétendent incarner d’une manière totale et exclusive. Cela conduit inévitablement à un affaiblissement des contre-pouvoirs institutionnels, à la perte de leur autonomie, voire à les laminer encore plus radicalement. Et ce n’est pas simplement la justice que le populisme essaye rapidement de rendre dépendante de l’exécutif, même si cet objectif reste décisif dans la dérive autoritaire. Ce sont aussi les ONG, les universités, les médias traditionnels et les nouveaux médias sociaux, les gouverneurs locaux et les maires élus sur des listes d’opposition qui deviennent les cibles de l’hostilité ouverte du pouvoir populiste. À cela s’ajoute une définition basée sur des caractéristiques identitaires du peuple qui permet de vilipender l’opposition comme étant « hors-du-peuple », et souvent en cheville avec l’étranger. Le populisme au pouvoir commence à rimer avec l’autoritarisme comme l’illustre une cartographie riche et innovante présente dans ce recueil. Les cartes et les tableaux qui accompagnent la plupart des articles constituent un des apports importants de ce livre.
Les modalités de ces dérives autoritaires sont bien différentes entre la « dé-démocratisation » sans le dire en Israël et l’illibéralisme bruyamment revendiqué en Hongrie, mais leurs ressorts restent grosso modo les mêmes : l’exacerbation des questions identitaires par le rejet des Arabes, des immigrés, des cosmopolites, des homosexuels, etc., l’exaltation des droits du « peuple authentique » et le clientélisme institutionnalisé qui alimente un cercle restreint autour du pouvoir tout en irriguant au-delà à l’appui des relations de réciprocité établies souvent d’une manière explicite.
Le tsunami partout ou la résilience démocratique
Sommes-nous devant un rouleau compresseur populiste qui va progressivement user des élections démocratiques pour abuser finalement de la démocratie ? Les Populismes au pouvoir évite de tomber dans le catastrophisme à ce sujet et de rappeler dans un chapitre consacré aux résiliences de la démocratie que « ce n’est pas un tsunami partout ». En effet le système institutionnel américain a pu bien résister aux assauts du trumpisme et que l’autocrate en herbe, malgré son acharnement à dénier sa défaite électorale, a dû céder le pouvoir à son rival. Les partis populistes de droite qui ont pu transformer leur réussite électorale pour devenir des partenaires des gouvernements de coalition en Europe sont souvent renvoyés à l’opposition lors des élections suivantes. Contrairement aux dictatures de parti unique, les populismes au pouvoir ne ferment pas définitivement la porte de l’alternance démocratique. Mais ce qui apparaît dans un premier temps comme la résilience démocratique peut aussi être bien fragile. Au Sri Lanka, les électeurs avaient créé la surprise en imposant, en 2015, l’alternance au clan de Rajapaksa qui avait gouverné le pays pendant dix ans d’une main de fer et avec une corruption à très grande échelle. Cinq ans après, faute d’alternative crédible, le clan Rajapaksa est revenu au pouvoir et aspire de nouveau à disposer des pleins pouvoirs. Certes le parti de l’autocrate Erdogan a été obligé de céder à l’opposition la direction des mairies des plus grandes villes du pays en 2019 mais depuis ces élections locales, le gouvernement d’AKP ne destitua pas moins 59 des 64 maires élus sur la liste du Parti démocratique des peuples (HDP, prokurde de gauche). La résilience démocratique face aux dérives autoritaires des populismes au pouvoir est une réalité dans nombre de cas mais réussir l’alternance démocratique nécessite aussi que les oppositions au populisme puissent se rassembler autour de projet de société inclusif et concret qui ne soit pas une simple déclaration de principe sur le pluralisme. Autrement dit, contre les thèmes identitaires excluant des populismes et leur appel à revigorer l’identité nationale —celle de la majorité ethnique, religieuse ou socio-culturelle —, ne faut-il pas poser la question suivante en toute franchise : qu’est-ce qui nous fait tenir ensemble et faire société ? Comment dépasser les ressentiments qui ne sont toujours fantasmagoriques même si les populismes en opposition ou au pouvoir veillent à les exacerber, à les canaliser à leur profit ?
Les populismes sont-ils intrinsèquement antidémocratiques ? Le livre de Moffitt et le recueil dirigé par Dieckhoff, Jaffrelot et Massicard ne répondent pas tout de suite oui à cette question. Mais la conclusion à laquelle ils aboutissent par des chemins différents converge : les populismes in fine fragilisent la démocratie et s’alimentent de cette fragilité. Ils se développent sur le terreau de la démocratie et déploient un répertoire particulier en profitant des libertés offertes par le système démocratique et parmi celles-ci au premier chef la liberté d’expression comme le souligne Christophe Jaffrelot. Mais une fois arrivés au pouvoir, ils tendent à réduire et à fausser les conditions de la compétition électorale, notamment dans des sociétés avec des institutions démocratiques fragiles et avec des principes démocratiques socialement peu ancrées. Les populismes au pouvoir ont tendance à dériver vers l’autoritarisme
En somme, la « vraie démocratie » pour les leaders populistes est celle qui leur permet d’accéder au pouvoir et d’y rester par tous les moyens, par la manipulation à grande échelle de l’information, par la modification des règles de la compétition électorale à leur avantage et en dernière instance, par des moyens répressifs. Quand les institutions de résilience démocratique faillent, ils basculent vers l’autocratie. Les populismes contemporains représentent aussi un autre danger, plus sournois mais pas moins réel. C’est leur capacité à imprégner par leur vocabulaire et leur thème de prédilection l’espace politique et faire glisser ainsi le centre de gravité de l’establishment politique vers eux. Si le creusement des inégalités par la globalisation néolibérale perdure, si les exclusions socio-économiques s’installent dans la durée en produisant toujours plus de la colère et du ressentiment et si les défaillances de l’État social s’aggravent sous les coups de butoir de l’économie bien-pensante, les démocraties continueront à être minées inexorablement de l’intérieur et fournir un boulevard aux populismes plus ou moins autoritaires, démagogiques et surtout anti-démocratiques. Les populismes du XXIe siècle ne constituent pas les causes premières du déclin des démocraties libérales, ils en sont les symptômes de ses défaillances.
L’avenir n’est jamais donné d’avance. L’hégémonie populiste-autoritaire dans la première moitié du XXIe siècle n’est pas un destin inéluctable. L’alternative aux défaillances contemporaines des démocraties libérales pourrait être recherchée, dans une logique post-néolibérale, dans les principes d’une démocratie convivialiste. Tout en mettant hors la loi la misère mais aussi l’extrême richesse, les principes de commune humanité et de commune socialité pourraient empêcher les dérives oligarchiques et le principe de légitime individuation pourrait offrir à chacun et chacune la possibilité d’être reconnu dans sa singularité [8].