Israël au bord du gouffre. Un État en guerre, une démocratie en crise
Philippe Velilla est docteur en droit, essayiste et analyste politique. Dernier ouvrage paru : La gauche a changé, L’Harmattan, 2023.
On a largement commenté le traumatisme du 7 octobre et la violence de la riposte de l’armée israélienne à Gaza [1]. Au début de la guerre, les Israéliens eurent la faiblesse de croire que les combats prendraient fin rapidement, que le Hamas serait défait, que les otages seraient libérés vivants, que l’on pourrait penser à la suite. Huit mois après le début de la crise, il n’en est rien. Les combats s’enlisent, le Hamas résiste, les otages sont morts ou détenus dans des conditions que l’on ose imaginer, et les projets pour le jour d’après sont inexistants. On pensait qu’Israël, avec ses capacités de résilience, surmonterait la crise. Grave erreur. L’État est bien malade. La société aussi.
La guerre totale, la victoire incertaine
Les Israéliens en sont désormais persuadés, y compris au plus haut niveau, mais sans le dire : sur le plan militaire, le Hamas ne sera pas détruit.
Allah est grand, Israël aussi
L’organisation islamiste parvient à résister aux assauts d’une armée israélienne qui n’hésite pourtant pas à détruire bâtiments publics et immeubles privés pour traquer le moindre terroriste. Les dommages collatéraux se compteraient en dizaines de milliers de morts, en centaines de milliers de blessés, et en millions de réfugiés fuyant les zones de combats. Dans l’enfer de Gaza, le Hamas survit. Partout où on le croyait éliminé, il relève la tête, transférant ses troupes d’un endroit à un autre, et recrutant de nouveaux miliciens, des Gazaouis soucieux de nourrir leurs familles. En dépit de lourdes pertes – peut-être le tiers de ses effectifs [2] – l’organisation de Yahya Sinwar montre, à qui en douterait encore, que peu lui importe les malheurs de la population : les terroristes ne capitulent jamais.
Fort de sa supériorité militaire écrasante, du soutien des États-Unis (en dépit de quelques réserves), Israël devrait finir par vaincre. Une victoire incomplète laissant perdurer ici ou là des groupes terroristes mais qui mettrait fin à la puissance du Hamas, à ses capacités militaires, au pouvoir qu’il exerce sans partage dans la bande côtière depuis 2007.
La région de tous les dangers
Israël devra alors trouver la formule lui permettant de garantir la sécurité des habitants du Néguev occidental : « Plus jamais le 7 octobre ! ». Á titre d’anticipation, Tsahal a méthodiquement détruit des bâtiments afin de créer une zone tampon d’un kilomètre autour de la frontière de Gaza. La solution militaire pérenne est toute trouvée, un consensus sur ce point existant en Israël : Tsahal restera dans Gaza. Les seules nuances portent sur la possibilité de partager cette mission avec d’autres armées occidentales et arabes. Pour l’administration civile, la question se pose en termes bien différents et qui prêtent à bien des différends. Une administration palestinienne ? de l’Autorité palestinienne ? une alliance internationale groupant des pays occidentaux et des régimes arabes (dits) modérés ? Les deux premières solutions sont rejetées par le gouvernement Netanyahou qui serait disposé - au mieux - à confier une partie du pouvoir aux clans palestiniens qui constituent la structure traditionnelle de la société de Gaza. Proposition fantaisiste, mais qui vise à éviter ce dont Le Likoud et ses alliés ne veulent pas entendre parler : le retour de l’Autorité palestinienne. Cette AP présentée par le Premier ministre israélien comme un Hamas bis. Binyamin Netanyahou, grand communicateur devant l’Éternel ne faisant jamais dans la nuance, le dit crûment : « Pas de Hamastan ! Pas de Fatahstan ! ». Il traduit parfois ce slogan en termes plus analytiques : le Hamas et le Fatah veulent tous les deux détruire l’État juif, le premier immédiatement, le second à terme. L’argument trouve un écho dans l’opinion publique israélienne, qui, depuis le 7 octobre, est bien consciente que la sécurité de l’État juif établi en 1948 dans un environnement hostile est loin d’être assurée. Les évolutions intervenues depuis ont raffermi la position d’Israël, mais sans vraiment écarter le danger. En paix depuis longtemps avec l’Égypte et la Jordanie, désormais lié avec quatre pays arabes par les accords d’Abraham, Israël était sur le point de normaliser ses relations avec l’Arabie saoudite consolidant ainsi l’alliance opposée aux velléités dominatrices de l’Iran. Le régime des mollahs dispose d’alliés qui sur plusieurs fronts menacent Israël. Au nord, à la frontière libanaise où le Hezbollah reste puissant. En Irak et en Syrie avec ses proxies, et même depuis le lointain Yémen des Houtis. Par ailleurs, en Cisjordanie, la tension entre Israéliens et Palestiniens pourrait conduire à une troisième Intifada. Si le conflit devait s’étendre à tous ces fronts, c’est sur cinq théâtres d’opérations que Tsahal devrait intervenir. Scénario cauchemardesque qui montre que, depuis le 7 octobre 2023, Israël est entré dans une guerre dont on ne connaît ni les développements ni le terme. Une situation de précarité d’autant plus dangereuse qu’Israël n’a jamais été aussi isolé sur la scène internationale.
Solitude d’Israël [3]
La compassion à l’égard du pays victime du pogrome du 7 octobre n’a pas duré longtemps. Les États-Unis ont fourni armes, munitions et pièces de rechange à Israël, octroyé 14,3 milliards de dollars, et envoyé deux porte-avions dans la région afin de dissuader l’Iran d’intervenir. Mais cette aide n’a pas empêché l’administration américaine de critiquer vivement le gouvernement Netanyahou, sa conduite de la guerre, son approche de la question des otages, et surtout son refus d’impliquer l’AP dans la gestion de Gaza le jour d’après. Joe Biden, ce président « sioniste bien que non juif », met ainsi en pratique une idée qui a fait son chemin dans son parti : distinguer Israël de son gouvernement, soutenir le premier résolument sans hésiter à critiquer durement le second. Les Européens aimeraient en faire autant, mais étant beaucoup moins impliqués dans la défense de l’État juif, leurs critiques éclipsent parfois leur appui à l’existence d’Israël et à sa sécurité. On doit noter cependant que les grands pays de l’Europe des vingt-sept, l’Allemagne et la France, ont soutenu – à leur façon - l’État juif lorsqu’il était confronté aux accusations de la Cour internationale de justice et du Tribunal pénal international. Ils ont aussi refusé de reconnaître l’État de Palestine, à la différence de certains de leurs partenaires de l’Union européenne, comme l’Espagne ou l’Irlande, qui se sont empressés de le faire.
Les relations entre les pays occidentaux et l’État juif ne sont pas des phénomènes ex nihilo. Les liens historiques, diplomatiques, économiques et commerciaux entrent en ligne de compte. Les opinions publiques aussi. Les manifestations où était repris le slogan « From the river to the sea, Palestine will be free » sur les campus et dans la rue ont montré aux gouvernements en place que, désormais, ils devaient compter avec toute une jeunesse hostile à l’État juif. Celle-ci, minoritaire mais pas marginale, a adopté la cause palestinienne comme cas emblématique de la lutte anticoloniale.
Au fil du temps, Israël est entré dans un isolement inquiétant, ayant le plus grand mal à faire valoir ses arguments. En dépit d’une intense campagne de communication - la hasbara (« explication » en hébreu ; ici illustration et défense des positions de l’État juif) - ne convainc pas. Il faut dire que cette propagande d’État reprenant tout le narratif israélien n’est guère adaptée à un public occidental qui n’attache qu’une importance relative à cette guerre. De surcroît, ces opinions publiques ont le sentiment, comme pour la guerre en Ukraine, qu’il faut se méfier des bonnes paroles : le conflit met en jeu des intérêts complexes, et il pourrait durer plus longtemps que prévu. En Israël, cette intuition est de plus en plus partagée et contribue au pessimisme : avec une guerre longue, le pays entrerait dans une phase de régression, et pas seulement sur le plan économique. C’est un tissu social plus fragile qu’on ne le croit qui se déchirerait un peu plus.
La société fracturée
Le Hamas n’a pas choisi la date du 7 octobre au hasard. En ce jour de shabbat et de fête (Simhat Thora), cinquante ans après l’attaque-surprise de la guerre de Kippour, le symbole était fort. La défense des localités du sud était faible, nombre de soldats bénéficiant de permissions ou étant mobilisés dans une Cisjordanie très agitée. Et surtout, depuis près d’un an, la société israélienne affichait ses divisions. Le Hamas ne pouvait rester indifférent à cette crise chez l’ennemi. L’occasion fit le larron.
Tranquillisants et somnifères
On épargnera au lecteur le récit des atrocités commises par le Hamas le 7 octobre [4]. S’il fallait mesurer le coup porté au moral des Israéliens, la consommation de médicaments psychotropes pourrait servir d’étalon. Depuis le début de la guerre, les Israéliens utilisent trois plus de tranquillisants et de somnifères. L’instabilité psychique est alimentée par l’inquiétude pour le fils, la fille, le frère, l’amie qui a été victime le 7 octobre, ou qui risque sa vie au front.
Les médias contribuent au climat anxiogène. D’une certaine façon, l’information aussi est sous l’uniforme. Tous les journaux télévisés s’ouvrent sous le titre « Israël en guerre » et commencent leur édition par la diffusion des noms et des photos des soldats qui viennent de tomber, énoncé suivi de la formule rituelle « Que leur souvenir soit bénit ». Largement transformées en chaînes d’information continue, les télévisions diffusent des reportages et des débats qui ont souvent un effet contre-productif. Nombre d’Israéliens, de tous les milieux et de toutes opinions, déclarent ne plus regarder ces émissions car « c’est déprimant ». Ce désintérêt relatif contribue à passer sous silence les atteintes à la liberté d’expression des Arabes israéliens qui voudraient manifester, au travail des journalistes étrangers qui se voient refuser l’entrée dans Gaza, à celui de leurs confrères israéliens soucieux de rendre compte des exactions commises par les colons en Cisjordanie ou du sort des terroristes arrêtés par Tsahal… En sus de la censure militaire – légale – l’autocensure joue à plein. Les libertés publiques deviennent une victime collatérale des combats. D’autant que la démocratie israélienne ne se portait déjà pas bien avant la guerre.
Une démocratie en danger
Depuis le début de l’année 2023 et jusqu’au 7 octobre, des centaines de milliers d’Israéliens manifestaient tous les samedis soir boulevard Kaplan à Tel-Aviv et dans des dizaines d’autres localités. Le gouvernement défendait un projet de réforme du système judiciaire s’apparentant à un changement de régime en conférant au seul exécutif la nomination des juges et en affaiblissant la Cour suprême. Cette orientation n’a pas échappé aux observateurs internationaux. En 2024, l’organisme dédié à l’étude des démocraties dans le monde, V-Dem, a déclassé Israël au rang de « démocratie électorale ». Ce qui signifie que l’État juif est encore perçu comme une démocratie uniquement parce que s’y déroulent des élections libres.
Les tendances liberticides ne sont pas nouvelles. En 2018, la Knesset a adopté une nouvelle loi fondamentale : « Israël, État-nation du peuple juif ». Ce texte dispose que « le droit d’exercer l’auto-détermination au sein de l’État d’Israël est réservé uniquement au peuple juif » et voit « le développement de l’implantation juive comme une valeur nationale… ». Cette loi suprémaciste et ethnocentrique ne mentionne ni la Déclaration d’indépendance, ni le principe d’égalité, ni les droits des minorités. Depuis des décennies, la droite et l’extrême droite considèrent que les institutions font le jeu de la gauche. Ainsi, la Cour suprême, lorsqu’elle fait son travail - contrôler la légalité des actes de l’exécutif, vérifier la constitutionnalité des lois – empêcherait Binyamin Netanyahou de mener sa politique. Pas moins. Il n’est guère de liberté publique qui échappe à la critique. Le ministre des Communications, Shlomo Kari, envisageait dès sa prise de fonction en 2023 une réforme de l’audio-visuel supprimant une chaîne 12 trop indépendante à ses yeux avec l’objectif transparent de favoriser la chaîne 14 qui défend avec zèle le Likoud et ses alliés. La guerre l’ayant obligé à différer son grand projet, il a trompé sa faim en fermant le bureau d’Al Jazeera en Israël, et en saisissant le matériel d’Associated Press qui osait vendre des contenus à la chaîne qatarie. Sur pression du gouvernement américain, et dans une concession très temporaire au bon sens, il devait rapidement restituer ses biens à la première agence d’information du monde. Dans d’autres domaines, la démocratie israélienne vacille sous les coups de boutoirs de ministres qui veulent supprimer les subventions publiques aux films ou pièces de théâtre qui ne véhiculent pas l’histoire officielle du pays ; qui interdisent la lecture dans les écoles d’un roman contant une histoire d’amour entre une Juive et un Arabe ; qui veulent censurer les conférences des associations pacifistes dans les établissements d’enseignement…
Ces atteintes aux libertés n’ont pas toujours suscité la protestation que l’on était en droit d’attendre dans « la seule démocratie du Moyen-Orient ». Il faut dire que la société israélienne est loin d’être unanimiste. Au pays des Juifs, il n’y a pas une société, mais deux.
Israël contre Israël
Contrairement à la légende, la société israélienne n’est guère unie. Sauf dans l’adversité, face à l’ennemi, aux armées adverses, aux terroristes.. et encore ! L’effet « grande famille » est souvent de courte durée. Après le 7 octobre, un climat d’union nationale était perceptible pendant quelques semaines, mais très vite, les divisions ont refait surface. Celles-ci se sont manifestées avec éclat sur la question des obligations militaires. Les ultra-orthodoxes (13 % de la population) en sont dispensés alors que la guerre entraine la nécessité d’augmenter le nombre de conscrits et la durée des réserves. Cette inégalité de traitement provoque de vives réactions dans l’ensemble de la société. Chez les Juifs non ultraorthodoxes, c’est un rare sujet de consensus. Pour le reste, et quitte à sacrifier à la caricature, on peut dire que le Premier Israël, ashkénaze, bourgeois et laïc manifeste son impatience de voir la guerre se terminer et les otages rentrer au pays. Le Deuxième Israël, séfarade, populaire et traditionnaliste, est plus soucieux d’obtenir une éclatante victoire contre le Hamas. Bien entendu, une analyse approfondie montrerait que dans chaque camp, il existe plus que des nuances, et que tout Israélien est déchiré entre le nécessaire soutien à l’armée et une solidarité naturelle avec les familles des otages. Il n’empêche. Ce sont bien deux conceptions qui s’opposent. Sur la conduite de la guerre, et sur le jour d’après, sur les relations avec les Palestiniens. En fait, sur l’avenir du pays : une démocratie à l’occidentale à laquelle aspire le Premier Israël ? ou un État juif, attaché à la religion et à ses traditions dont rêve le Second ? Le débat n’est pas théorique, et il s’exprime souvent dans la confrontation, parfois dans la rue. Ainsi, de façon caricaturale, boulevard Kaplan, les manifestants pour la plupart issus de la bourgeoisie du Premier Israël, font face à des policiers recrutés dans les classes populaires du Second. Du sionisme qui devait aboutir au « rassemblement des exilés », on attendait mieux.
Pas plus que les individus, aucune société n’aime se remettre en cause. Au bord du gouffre, la population israélienne, ne mobilise pas toutes ses énergies afin de ne pas sombrer. Le traumatisme du 7 octobre et ceux nés de la guerre auraient dû conduire les Israéliens à s’interroger sur les causes profondes de leurs échecs. Ils préfèrent remettre à plus tard la réponse à toutes les questions qui fâchent, et différer une réflexion indispensable : celle sur les relations à établir entre les 7 à 8 millions de Palestiniens et à peu près le même nombre de Juifs qui continueront - qu’ils le veuillent ou non – à cohabiter entre le fleuve (Jourdain) et la mer (Méditerranée). Ensembles ou séparément ? Dans un ou deux États ? Si tant est qu’Israël, cet État en guerre, cette démocratie affaiblie par une société en crise, ait encore un avenir.