Don psycho-affectif et don sociétal
Formes gigognes d’une même oblativité
« Le symbole du don est essentiel à la relation à l’Autre. Le don est l’acte suprême, a-t-on dit, et même l’acte social total ».
Jacques Lacan [1]
Initialement représenté par la mère du sujet, l’Autre lacanien (à ne pas confondre avec l’autre sans majuscule, dit ’a’) peut s’appliquer, de proche en proche, à tout autrui rencontré par ce sujet -et en définitive à la société, métaphore de mère à la fois protectrice et dominatrice : ’(...) c’est de l’Autre que le sujet reçoit son propre message. La première émergence (...) n’est qu’un Qui suis-je ? inconscient puisque informulable, auquel répond, avant qu’il ne se formule, un Tu es. (...) le sujet reçoit d’abord son propre message sous forme inversée’ (in ibid., p. 315). Encore faut-il préciser d’où vient le message ’sous forme inversée’ : en termes anthropologiques, ce sont culture et société qui confèrent (et redonnent sans cesse) au sujet -programmé ’en creux’ pour cela- son statut d’être humain, lequel intériorise le message collectif avant de l’interpréter et le répéter à sa manière ; cette leçon est presque classique dans les disciplines sociologiques, mais il semble intéressant qu’elle ait été dite aussi par le fameux analyste, qui définit l’angoisse ’(...) comme la manifestation spécifique du désir de l’Autre’ (ibid., p. 179) : la collectivité construit son ’message’ en permanence dans le sujet, et par là conduit ce sujet sans douceur excessive.
Bien sûr le rapprochement de ces deux formes théoriques du don ne saurait se prétendre original : il ne vise ici qu’à tenter une modeste Aufklärung d’un parallèle qui, plus ou moins clair, traîne inévitablement en l’esprit de tous les admirateurs de la belle découverte maussienne ; donc cet article se conçoit comme petite pièce adventice à l’immense dossier du don que nous a offert Marcel Mauss. Lorsque l’on estime, après Emile Durkheim, que sociologie et anthropologie se fondent nécessairement -fût-ce de très loin- en la biologie, on peut avancer qu’entre celle-ci et les premières s’intercale une psychologie, peut-être plus proche que les autres sciences-humaines de notre substrat biologique. Sans accorder à cette dernière une quelconque primauté, du moins croyons-nous que la psychologie des profondeurs peut permettre un léger pas complémentaire en-deçà du classique point de vue sociologique ou anthropologique. Dès lors se posent quelques questions massives : la généralité de l’échange sociétal par don ne pourrait-elle s’originer en une tendance psychique fondamentale -consciente ou/et inconsciente- à l’échange symbolique avec autrui, au moyen de ce que l’on perçoit comme un don (au sens de ’cadeau’) ? Les affects de l’amour, et à moindre degré de l’amitié, curieusement perçus par la société comme des dons qui peuvent se reprendre, pourraient-ils modéliser le devoir moral de considérer a priori tout cosociétaire comme un ami potentiel ? Et ces affects s’enracinant, selon le freudisme, en la sexualité au sens le plus large, doit-on pourchasser l’arcane du don sociétal jusque-là ?
Nous avons retrouvé ce questionnement pas très nouveau à la relecture de ’L’angoisse’ de Jacques Lacan, tout particulièrement en retombant sur sa (trop) brève allusion au don maussien citée en épigraphe. Du moins pour un non-analyste (et non-analysé), lire Le séminaire a quelque chose d’un peu éprouvant, et parfois de très stimulant : souvent pendant une dizaine de pages ou plus, on se sent écrasé par une logorrhée sophistiquée de ruminations absconses dont on ne voit pas toujours très bien à quoi elles visent -avant que soudain ne surgissent quelques passages éblouissants montrant la profondeur et la rigueur de Lacan [2], et cet effort pluridécennal pour décrire, pierre à pierre, la mouvante architecture psychique du ’parlêtre’ humain qu’il a créé ; osons une hérésie : peut-être davantage que psychiâtre et psychanalyste, pourrait-on le définir -en son enseignement- philosophe, voire métaphysicien, du psychisme.
Suite à des réflexions un peu indécises sur l’excitation en plateau plus ou moins long (selon le sexe, l’âge, etc.) [3] faisant de l’orgasme un acmé différé, Lacan observe que ’personne ne songe à nous (…) dire’ comment s’explique cette stase passagère, et ajoute : ’Ce n’est pas moi qui devrais le dire, mais ceux pour qui ce qui constitue une fonction génitale normale est lié à l’oblativité. J’attends toujours d’ailleurs à ce propos qu’ils nous confient comment la fonction du don intervient comme telle hic et nunc au moment où on baise’ [4]. En cette veine élégante, remarquons d’abord que l’acte sexuel le plus banal (un acte sociétal, d’où les permanentes références à ’l’Autre’) ne va pas sans échange -don mutuel- de sécrétions diverses, d’où peut découler le don d’un enfant [5], don souvent perçu comme réciproque entre partenaires sexuels ; mais outre ses habituels tour amphigourique et ton provocant, Lacan invite, involontairement sans doute, à s’interroger sur une possible origine psychique et freudienne du don sociétal au sens large : de fait, d’où procède -et loin au delà du christianisme- ce lien axiologique si répandu, posé entre amour -physique ou non- et don ? Question que l’on doit immédiatement pondérer par la grande leçon de Mauss : loin d’être toujours un... cadeau, le don -d’amour ou d’un bonbon-, s’avère souvent source d’ennuis très divers ; forme d’échange nécessaire à la société, il n’est affirmé positif que par quasi-contrat moral habillant les contraintes qu’il implique. En ethnographie, il apparaît avant tout comme une donnée -sans jeu de mots- des plus banales, trahissant en tous les cas un but foncièrement ambigu : servir autrui, ou l’asservir. De même la psychanalyse enseigne la profonde ambivalence des sentiments et affects : les plus forts -ainsi l’amour, cette ’idéalisation du désir’ [6]- se retournent parfois comme un gant, et l’on sait que la plus grande passion physique peut parfois se révéler la plus apte à basculer assez brusquement en dégoût haineux : les exemples -célèbres, historiques, littéraires...- sont ici superflus, tant ils traversent l’expérience commune. Etant posés par tant de morales, d’une part un lien puissant, presque banal, entre amour et don [7], et d’autre part la similaire ambivalence de cet amour et de ce don, la fameuse triple obligation (donner, recevoir, rendre) ne pourrait-elle se modeler sur cette compulsion -enthousiaste ou réticente- de se donner, en particulier de se livrer l’un à l’autre corps et âme ? Questions en quelque sorte ’pré-maussiennes’ dans l’ordre logique, d’autant qu’en la même leçon et les suivantes, Lacan disserte longuement -de façon enrichissante pour l’anthropologue- sur les thèmes du manque (l’un de ses concepts favoris), de l’échange, du désir [8], qu’il va magnifiquement illustrer par un cas freudien bien connu, dit de ’la jeune homosexuelle’ [9].
Résumons ce cas. Un père conduit chez Sigmund Freud sa fille de dix-huit ans, qui a fait étalage d’une homosexualité scandaleuse : elle accablait de sa passion une demi-mondaine de dix ans son aînée, qu’elle couvrait de fleurs et d’attentions. Un jour, les deux femmes se promenant ensemble croisèrent dans la rue le père furieux qui se contint, d’où la demi-mondaine conclut prudemment que mieux valait rompre -ce qu’elle fit dans l’instant ; désespérée, la jeune fille se jeta d’un pont, ne fit que se blesser, puis l’idylle reprit sur un mode plus discret : les séances de psychanalyse, notamment, lui fournirent un prétexte pour aller voir sa maîtresse... Freud avait très vite noté que la jeune homosexuelle se comportait envers son aînée comme un ’chevalier servant’ à l’égard de sa dame : autrement dit comme un homme, s’affirmant par là possesseuse d’un pénis qu’elle n’avait pas puisqu’évidemment son père le lui ’refusait’ (mais n’avait pas refusé à la mère, qui avait eu un nouvel enfant -pénis métaphorique- lorsque la jeune fille avait quinze ans) : ’(… selon Freud...) elle aurait voulu un enfant du père. Mais si vous vous contentez de ça, c’est que vous n’êtes pas difficiles, parce que cet enfant n’a rien à voir avec un besoin maternel’ [10]. Donnant un pénis qu’elle n’a pas, mais que par là elle affirme avoir, la jeune homosexuelle dépose son manque en sa maîtresse ; or cette dernière ne demandait rien de tel : en rompant brusquement, elle trahit non seulement la légèreté de son inclination, et surtout sa parfaite indifférence envers ce (manque-de-) pénis. D’où le fameux aphorisme lacanien, si souvent répété avec variantes -par lui et tant d’autres : ’l’amour, c’est offrir à quelqu’un qui n’en veut pas quelque chose que l’on n’a pas’.
Cet habile système conceptuel ne fournirait-il pas le modèle psychologique du don selon Mauss ? Ne pourrait-on regarder ce système comme décrivant l’ébauche psychique de procès sociologiques et anthropologiques moins émotionnels et plus intellectuellement élaborés par les éthiques ? Par son aspect inter-individuel extrême et douloureux, le cas de la jeune homosexuelle (entre combien d’autres) n’esquisse-t-il pas, comme une épure, la genèse psychique de pratiques sociétales très ordinaires ? Analysons mieux ce ’don’ d’amour de la jeune fille à la demi-mondaine : la ’donatrice’ n’a pas le choix de donner ou non, de même que la ’donataire’ n’a pas loisir de recevoir ou non ce don, puis de rendre au moins quelqu’affection : qu’elle se refuse à ce minimum de réciprocité, et l’autre essaie de se tuer. Car l’amoureux se sent toujours à quelqu’égard possesseur de l’être aimé (en témoigne assez la jalousie, si douloureuse au premier, si pénible au second) : autrement dit, le ’don’ de l’amour ne va pas sans quelqu’affect d’emprise envers l’aimé [11] : où s’esquisse peut-être la domination sociale du vainqueur dans le potlatch ; en termes familiers, ce vainqueur ’a bien eu’, ’a possédé’ le vaincu : c’est dire que le don rend son auteur symboliquement propriétaire du donataire (et parfois au sens propre, dans le cas de l’esclavage pour dettes). D’où le modèle quelque peu grossier de l’amour, notion imprécise mais affect plutot spontané du sujet, face à quoi l’on peut placer -non moins vague mais culturellement très construit- le diffus altruisme dont la socialisation fait obligation aux sociétaires. On pourra juger un peu facile, à tous les sens, le parallèle entre processus amoureux et allocentrisme inculturé ; la difficulté commence avec le don de ’quelque chose que l’on n’a pas’, difficulté qui paradoxalement nous semble enrichir et consolider ce parallèle.
Car on objectera qu’avec le don sociétal (comme dans le potlatch), par définition le donateur a ce qu’il donne ; certes, mais ce qu’il donne -simple truisme-, il le perd. Donc ce don -ou plutôt cet échange- est constamment régi par la notion majeure de la perte, laquelle subsume aussi, notons-le, l’opposition entre féminine envie-du-pénis (’perdu’ en raison d’une supposée castration préalable) et crainte masculine d’une castration (pénis potentiellement ’perdu’ dans l’avenir). De cette perte au sens freudien, le manque -sur quoi Lacan revient sans cesse- serait donc une forme particulière : effet d’une trop certaine castration passée dans le cas de la femme, cause d’une possible castration future dans le cas de l’homme [12]. En donnant son (manque-de-) pénis à la demi-mondaine, la jeune homosexuelle semble ’perdre’ celui-ci, mais cette ’perte’ lui gagne son statut pseudo-masculin, et -en principe- l’attachement en retour de l’aimée : il n’y a donc ’perte’ que supposée, s’avérant très exactement un investissement -au double sens psychologique et économique [13] ; mais dès lors que la demi-mondaine se soustrait au don d’amour, la demoiselle perd vraiment son investissement sur tous les tableaux, avec la conséquence que l’on sait. De même, le vrai perdant du potlatch n’est pas celui qui perd pour gagner, mais celui qui perd tout puisqu’il ne peut rendre, et qui par là déchoit : dans le don sociétal, le manque du donateur n’est que relatif et postérieur au don, tandis que le manque du donataire est absolu, radical, et précéderait le contre-don... s’il pouvait l’assurer. D’où résulte que, en l’effusion amoureuse comme en le potlatch, tout va bien tant que l’échange, ou si l’on préfère le don-contre-don, s’opère en continu ; la stabilité, sociétale comme psychique, suppose un circuit constamment fermé : si le cercle des dons se rompt, ne reste à l’amoureuse que le suicide, et à l’humilié du potlatch, que la guerre prosaïque, la vengeance criminelle, etc. -soit en les deux cas, un profond désordre sur quoi ne plane pas moins que la mort. Donc en matière strictement inter-individuelle comme largement collective, l’échange (ou si l’on ose : la perte-pour-gain-pour-perte, etc.) est à la racine de tout -et du point de vue anthropologique, même l’échange d’insultes voire de coups reste une forme d’échange, et fort intense : celle-ci, usuelle en le couple si la passion se retourne ou s’abolit [14], devient scission à l’échelle collective -par émigration des réprouvés, révolution, etc.- lorsque la société se déchire pour se recomposer.
Concernant le point suivant : ’donner quelque chose à quelqu’un qui n’en veut pas’, le parallèle entre les plans psychique (où le donataire laisse voir son indifférence -ou pire, son mépris- envers le don d’amour) et sociétal (don subi comme une humiliation [15]) s’avère aisé à montrer : dans le don agonistique du potlatch, le donataire craint le don à proportion de son importance lorsqu’il n’est pas sûr de pouvoir le rendre -ou pire : lorsqu’il n’est que trop certain de ne le pas pouvoir. Aussi peut-on observer que, comme l’aimé(e) encombré(e) de l’amour non-réciproque dont il ou elle se sent accablé(e), ce donataire du potlatch ne veut pas du don à lui imposé, que pourtant il ne peut refuser.
Nantis de ces parallèles, revenons au lien serré, en de nombreuses morales, entre union sexuelle et don, amplement entériné par la littérature : la femme se donne à son aimé ; dans le rite chrétien, femme et homme se donnent l’un à l’autre le sacrement du mariage, au point de ne plus former ’qu’une seule chair’, etc. Quant à la composante agonistique du don et de l’échange sexuels, elle se déduit facilement de nombreuses données banales : par exemple, de la teinture sado-masochiste, souvent légère, jamais totalement absente (qui n’a pas connu l’impression, même diffuse, d’imposer du plaisir à l’autre ou, au contraire, de subir le plaisir imposé par l’autre -que Lacan écrirait l’Autre, ce ’grand autre’ de la société ?). Entre rapport sexuel agonistique et domination psychologique, le ou la partenaire très entreprenant(e), ardent(e) ou simplement exigeant(e), voire la femme-fontaine surpassant aisément le donneur de sperme le plus puissant [16], expliquent la tension quasi-structurelle présidant aux relations amoureuses, insécable mélange d’attirance la plus forte (quel cadeau me fait-il ou -elle !) et de crainte latente (serai-je toujours à la hauteur d’un tel don ?) ; de ce mélange, l’amitié -que l’on la croie ou non à teinture homosexuelle- et le simple agrément sociétal de relations policées et courtoises, apparaissent comme des formes atténuées d’une telle tension psychique. Or il est bien connu que les petits cadeaux entretiennent cette amitié : a fortiori les grands, et c’est ainsi que l’on s’engage en un potlatch diffus, par quoi s’instaurent des échanges dont assez vite, on ne sait plus qui doit quoi, à qui et en quelle proportion, garantie de relations sociétales serrées et harmonieuses -en lesquelles se glisse parfois un oubli malheureux ou le mot de trop par quoi le circuit de l’échange va se rompre, pour un temps ou définitivement.
Essayons de réduire encore l’écart entre dons psycho-affectif et sociétal, en concluant par ce qui nous semble charnière entre les deux : un don qui suppose un appréciable investissement psychique d’une part, couplé ou croisé avec une forte mobilisation sociétale d’autre part. Vers les deux tiers du Séminaire cité, Lacan consacre quelques développements à la circoncision, et plus largement à l’ablation de fragments potentiellement clastiques du corps humain (outre le prépuce : clitoris, paupières, phalange, mammelon, etc.). Nul besoin d’une longue formation anthropologique pour comprendre circoncision, excision et autres amputations rituelles comme ’baptême’ du corps, ainsi arraché à l’état présumé naturel et par là définitivement introduit dans la société ; mais pour l’anthropologue, cela revient à ne faire que confirmer par ’le regard éloigné’ (Lévi-Strauss) une pratique biologique par force bien autrement répandue et souvent ritualisée en des sociétés très nombreuses, dont -pendant très longtemps- la nôtre : à savoir la perte de la virginité masculine comme féminine, renouvellement très symbolique de la socialisation par circoncision, excision, etc. -car au fond ces dernières ne socialisent que l’enveloppe corporelle (et encore, par un signe très local), tandis que ce don de virginité au ’grand autre’ immerge vraiment la totalité de la personne dans son milieu sociétal [17], en conférant à celle-ci l’expérience physique de son prochain [18]. Perte de la virginité : la formule fera sourire, en un monde où, depuis longtemps déjà et pour bien établir aux yeux de tous qu’elles se sentent femmes adultes, des mineures se donnent sur un capot d’automobile à la sortie des discothèques ; pourtant, analysons un peu mieux le passage de la virginité à l’ordinaire don-à-l’Autre. Ce passage s’avère à peu près universel, puisque la -très rare- conservation indéfinie de la virginité se voit souvent réprouvée, à moins qu’elle ne soit au contraire valorisée en tant qu’offerte à quelque principe supérieur ; après des années de masturbation infantile et adolescente -admise chez les jeunes, justement en raison d’une solitude sexuelle imposée-, garçon et fille accèdent enfin à l’union sexuelle : et là seulement se parachève la socialisation, lorsque l’échange avec l’Autre devient effectif, concret, régulier. Quel Autre ? Peu importe : homme adulte déflorant plus ou moins délicatement la jeune fille, jeunes gens s’offrant mutuellement leurs virginités avec tendresse, déniaiseuse (prostituée ou non) du jeune homme -en tous ces cas, ’la première fois’, hétérosexuelle ou homosexuelle, est perçue et vécue sous la forme d’un rite de passage plus ou moins discret, comme le franchissement décisif d’un Rubicon sans retour possible. Et pourquoi, sinon en raison du statut ambigu d’une virginité par essence provisoire, dont il est si révélateur que l’on dise indifféremment ’la donner’ (forme active et distinguée) ou ’la perdre’ (forme passive et triviale) : cette virginité n’a de valeur -mais alors majeure- que lorsque donnée-perdue [19]. Comment mieux exprimer que donner, c’est perdre-pour-gagner, en clair s’investir dans la société, y prendre toute sa place d’échangeur ?
Enfin, nous n’avons malheureusement pas réelle compétence pour développer l’arcane -essentiellement psychanalytique- de notre propos ; aussi ne ferons-nous que l’esquisser, en démarquant modestement les analystes. Si l’on accorde que le don sociétal peut engréner sur le don psycho-affectif sous-jacent, et ce dernier sur celui sexuel encore plus profond, on présume qu’il s’agit de sexualité génitale, curieusement dite ’adulte’, fondée sur pénétration du vagin par le phallus. Or non seulement d’innombrables pratiques sexuelles d’adultes sont fort éloignées de cette norme, ou du moins fort diverses, mais surtout la plupart des analystes attribuent un rôle majeur de construction psychique au seul objet (l’objet a de Lacan, qu’il dit ’cessible’) que le bébé puisse offrir à sa mère : ses fèces, dès lors qu’il a compris que la ’donataire’ attache de la valeur à cet objet [20]. De plus, l’enfant mesure très vite que pour conserver en retour l’amour de ses parents, il doit, selon les moments et sur ordre, donner ou ne pas donner ces fèces, dont il convient de se montrer prolixe (’Quel beau caca !’) ou avare (’Il faut te retenir, voyons !’) en fonction du contexte sociétal : ainsi commence à se socialiser, bien au delà de la fameuse ’propreté’ (elle-même quasi-contrat sociétal), l’échange même, i.e. à nos yeux le premier moteur de la société. Les caractères psychiques ’spéciaux’ de l’adulte (interdisons-nous les expressions moralisantes ou médicales), résultant de ’particularités’ au cours de l’inculturation de l’enfant qu’il fut, confirment a contrario cette lecture socio-psychanalytique [21] : ainsi l’obsessionnel, ’(...) jamais au terme de la recherche de sa satisfaction’ [22], fréquemment constipé puis hémorroïdaire, qui refuse de ’donner’ ; ou son contraire plutôt hystérique (femme ou homme, homosexuel ou non) qui, passant du contenu au contenant -horresco referens, mais l’expression s’avère si parlante !- ’donne de la rondelle’ : dans le cas féminin notamment, il s’agit souvent de personnes soumises, qui estiment ne jamais donner suffisamment.
Au total, on peut proposer que leur commune ambivalence tend à confirmer le don sociétal par le don psycho-affectif et vice-versa -ainsi que Mauss par Freud et inversement, du moins sur ce point ; par ce biais, l’oblativité, concept exploité par quelques seuls analystes, mériterait peut-être un élargissement sociologique et anthropologique pour caractériser un ressort fondamental de la société. Cela fournit l’occasion de répéter que nous songeons bien moins à hiérarchiser les sciences-humaines entre elles, qu’à suggérer qu’une même psuchè régit l’individu -chez qui le psychologue la saisit- et la collectivité -en quoi sociologue et anthropologue la pourchassent ; ce qui pour le moins ne paraît pas s’opposer à quelqu’échange entre disciplines.
ADDENDUM ou
POUR NE PAS FAIRE DIRE A LACAN CE QU’IL N’A PAS DIT.
Comme d’autres sciences humaines à visée fondamentale, la psychanalyse fut construite sur un difficile refus des dites ’évidences’ du sens commun ; esprit profondément indépendant sinon rebelle, Lacan eut souvent recours aux propositions paradoxales dès lors qu’elles permettaient, soit une formulation idoine de ses finasseries conceptuelles, soit une reformulation psychanalytique de concepts extérieurs à sa discipline. Ainsi lorsqu’il déclare brusquement que ’(...) le sacrifice n’est pas du tout destiné à l’offrande ni au don, mais à la capture de l’Autre dans le réseau du désir’ [23] : belle formule ; toutefois -et sans que nous puissions détailler ici- capturer l’Autre en ce réseau, cela revient, du point de vue anthropologique, au but de plier le dieu à la requête (au désir) du sacrifiant par le moyen d’une ’offrande’ : ici Lacan disait, avec ses concepts et son vocabulaire compliqués, à peu près exactement ce qu’exprimait Lévi-Strauss théorisant alors le sacrifice (avec implicite mobilisation du don maussien). Quoique volontiers caustiques, ces fréquents paradoxes trahissent d’incessants scrupules et doutes, que traduit également le baroquisme délibéré du verbe lacanien ; aussi ne doit-on pas craindre de discuter un peu ces paradoxes, à charge de justifier a posteriori un tel examen.
Car bien qu’inspirées par Lacan, les propositions des pages ci-dessus n’eussent très probablement pas reçu sa caution. En effet, dès la citation de la p. 109 [24], on sent bien que l’oblativité n’a pas sa faveur comme cadre général d’explication du don. Pourtant, la citation que nous avons placée en épigraphe paraît intégrer fortement le don en l’interprétation lacanienne, puisque ’(...) le symbole du don est essentiel à la relation à l’Autre’ [25]. Or le choc paradoxal des deux citations n’est pas surmonté par la restriction qui précède la seconde : en la relation sexuelle, ’parler (...) de don n’est que métaphore. Comme il n’est que trop évident, le mâle ne donne rien. La femme, non plus’ [26] ; affirmation peu compréhensible puisqu’on l’a noté, outre le don mutuel de la jouissance (ne serait-ce qu’une ’jouissance d’organes’), l’intense échange de sécrétions peut aboutir au don réciproque d’un enfant [27]. On peut être tenté d’expliquer cette étrange réserve (ou hésitation ?) de Lacan par ceci que n’étant ’qu’une métaphore’, ces ’dons’ accompagnant l’activité génitale se révéleraient, pour un freudien aussi orthodoxe, beaucoup trop conscients et explicites pour être mieux que pure figure axiologique, voire un phénomène idéologique relevant de la sociologie ou de l’anthropologie -mais pas de la psychologie.
Toutefois, non seulement on ne voit pas que les liquides physiologiques (urine, salive, sperme, cyprine, règles...) ne puissent être, moins que les fèces, des objets a, ’cessibles’ à tel ou tel Autre selon les sujets et les circonstances ; et surtout, l’ultima ratio de l’ambiguë défaveur lacanienne à l’égard du don génital surgit d’un coup, en une courte phrase énergique, presque agacée : ’J’ai dit et répété que l’oblativité est un fantasme d’obsessionnel’ [28], à quoi il ajoute sans transition : ’Tout le monde, bien sûr, voudrait bien que l’union génitale soit un don (...)’ (loc. cit.). Or les obsessionnels ne formant qu’une faible partie de ’tout le monde’, de deux choses l’une : ou eux seuls connaissent l’oblativité, qui plus est uniquement comme fantasme -proposition peu soutenable ; ou comme l’anthropologue peut l’avancer, l’oblativité, peut-être fantasme obsessionnel ’à l’origine’, est ensuite récupérée, exploitée, généralisée par la culture, comme cadre normatif d’échanges (sexuels entre autres) ordinaires et satisfaisants pour le sujet et la collectivité. Réserver l’oblativité à l’obsessionnel reviendrait donc à vouloir ’préserver’ l’usuelle génitalité de la notion générale de don ; simple fantasme pathologique pour le lacanien, l’oblativité serait norme culturelle et sociétale en actes (insistons : en actes sexuels et bien autres) aux yeux du maussien.
Resterait à savoir pourquoi Lacan tenait tant à écarter explicitement de l’acte génital toute notion de don voire d’échange autre que, dit-il, ’mythique’... Bien sûr on pourrait suggérer, à l’inverse mais non sans artifice, que ce sont nos propositions qui se révèlent simple rationalisation intellectuelle -et extension à l’Autre- d’un profil obsessionnel intrinsèque à leur auteur ; lequel profil, s’il faut le préciser peu discrètement d’un mot, fut toujours bien plutôt perçu (y compris par des professionnels) comme hystéroïde.
Richard Bucaille,
Chalmazel-Jeansagnière (Loire),
18-25/08/2018.