Socialisme, marchés, autogestion : un état du débat
Séminaire Matisse « Hétérodoxies », 18 Octobre 2002
Dans cet article Thomas Coutrot revient sur les modèles de socialisme et tente d’en faire un état de l’art. Il les discute et estime que la voie autogestionnaire est la plus conséquente.
Marx n’a pas laissé le mode d’emploi de la société de producteurs librement associés qu’il envisageait comme futur de l’humanité. D’une certaine façon le modèle de la planification centralisée soviétique ne découle pas plus directement de Marx que celui du capitalisme monopoliste de Smith : c’est l’évolution des faits économiques et des stratégies politiques qui a façonné à la fois ces régimes économiques et les théories qui ont accompagné leur développement. Depuis longtemps, des auteurs marxistes ont contesté que le modèle soviétique soit la seule, la meilleure, ou même une manière de réaliser l’idéal socialiste. Le débat entre partisans et adversaires du socialisme, mais aussi entre marxistes, s’est focalisé tout au long du 20e siècle sur l’opposition entre plan et marché. Alors que les adversaires du socialisme condamnaient celui-ci à l’inefficacité parce qu’il supprimait le marché, certains de ses défenseurs ont repris le flambeau du marché pour montrer qu’on pouvait le mettre au service du socialisme.
Le marxiste polonais O. Lange fut le principal théoricien du « socialisme de marché ». Ses adversaires autrichiens, F. Hayek et L. von Mises, dans ce qui est resté comme le débat sur le « calcul socialiste » des années 1930-40, affirmèrent que ce marché socialiste n’était qu’un simulacre tout aussi inefficace que le plan. L’opinion prévaut aujourd’hui que cette célèbre controverse théorique se conclut par la victoire des thèses autrichiennes [1], même si le « socialisme réel » semblait alors poser un défi redoutable au capitalisme. Dans les années 1970-80, la stagnation du modèle soviétique, l’échec des tentatives de réforme marchande puis l’écroulement final, ont à la fois confirmé la justesse de la critique hayékienne, mais aussi – et je montrerai pourquoi ce n’est qu’apparemment un paradoxe - revivifié le débat théorique, qui n’a cessé de s’approfondir depuis, sur les alternatives socialistes au capitalisme.
La thèse que j’essaierai d’illustrer ici est la suivante : le succès de la critique autrichienne (prolongé par le développement de l’économie de l’information imparfaite) porte un dur coup à la fois au modèle néo- classique, au modèle de la planification centralisée et au modèle du socialisme de marché. Mais il ne tranche pas la controverse entre capitalisme et socialisme : les acquis du débat et ses prolongements contemporains permettent de penser aussi bien des modèles de capitalisme (entrepreneurial ou régulé) que des modèles de socialisme autogestionnaire.
Les adversaires théoriques du socialisme (pour l’essentiel l’école autrichienne), ont eu raison sur de nombreux points dans leur polémique à la fois contre la planification centralisée et le socialisme de marché. Deux de leurs arguments centraux concernent d’une part le rôle de l’information privée dans la coordination économique, et la performance particulièrement efficace du mécanisme de marché pour traiter et socialiser cette information ; d’autre part les vertus incitatives des mécanismes concurrentiels et marchands. Comme l’explique Stiglitz (1994), l’incomplétude fondamentale des marchés, la prise en compte des coûts de transaction et de la nécessaire imperfection de l’information [2] ruinent la thèse de l’auto-régulation spontanée du marché (socialiste ou capitaliste), et peut amener à rouvrir le débat sur des formes plus démocratiques et plus coopératives d’organisation de l’économie que le seul jeu des marchés prôné par le néo-libéralisme. Sur le plan scientifique, et contrairement à une opinion répandue, il semble difficile d’affirmer que la théorie économique a validé de façon indiscutable la supériorité de l’entrepris e capitaliste sur l’entreprise publique ou autogérée, ou du marché concurrentiel sur la planification (Gabrié et Jacquié, 1994). Sur le plan politique et éthique, face à un capitalisme qui envahit toutes les sphères de la vie et semble réduire sans cesse les espaces des choix collectifs et de la démocratie, la remise sur le métier d’un projet alternatif global peut apparaître légitime, voire nécessaire pour donner un horizon de long terme aux résistances et initiatives de la société civile.
Je m’intéresserai ici aux auteurs qui se placent dans la tradition socialiste et tentent de revivifier un projet socialiste d’organisation de l’économie et de la société, en examinant notamment comment ils prennent en compte les critiques autrichiennes. Après avoir rapidement rappelé les termes du débat fondateur sur le « calcul socialiste », je présenterai les trois courants principaux qui le prolongent aujourd’hui : je les qualifierai ici de « socialisme électronique » (1), « socialisme de marché » (2) et « socialisme autogestionnaire » (3). Bien que d’un auteur à l’autre les oppositions ne soient pas toujours aussi tranchées, les lignes de clivage globales opposent d’une part ceux (1) qui rejettent l’idée de la neutralité du mécanisme de marché et souhaitent le remplacer par un plan démocratique (ou « participatif ») détaillé calculé par ordinateur, à ceux ((2) et (3)) qui considèrent que le marché est une technique d’allocation des ressources dont il est non seulement impossible mais inutile de chercher à se passer ; d’autre part, parmi ces derniers, ceux (2) qui croient nécessaire de maintenir le libre jeu des « forces du marché » à ceux (3) qui croient indispensable de les maîtriser socialement. Le débat, passionnant et passionné, se déroule aujourd’hui essentiellement aux États-Unis, bien que les contributions européennes aient été historiquement fondatrices. Le but de ce papier est de présenter les termes de ce débat et ses principaux acteurs, de façon certes non exhaustive mais aussi a priori non sélective [3].
Une précision est nécessaire pour cerner le champ du débat : où passe la frontière entre réforme du capitalisme et projet socialiste ? La réponse n’est pas évidente car certains auteurs contemporains du courant « socialiste de marché » (cf. Roemer et dans une moindre mesure Bowles & Gintis) proposent des modèles où dominent la propriété privée des moyens de production, les marchés concurrentiels (y compris du travail et des capitaux), la logique de maximisation du profit, etc. Ces modèles se distinguent du capitalisme actuel par un très fort égalitarisme, basé sur des règles politiques strictes destinées à empêcher toute concentration cumulative des revenus, des patrimoines et des pouvoirs. J’ ai choisi ici d’inclure ces auteurs dans le champ analysé, d’une part à cause de l’intérêt de leurs travaux, d’autre part parce qu’ils se désignent eux-mêmes comme des partisans du socialisme de marché [4], et surtout parce qu’ils participent de cette recherche d’alternatives radicales (quoique, selon moi, non socialistes [5]) au mode de fonctionnement actuel du capitalisme.
Le débat sur le « calcul socialiste » : Lange vs Hayek [6]
En opposition avec Engels qui estimait le calcul économique inutile dans une société socialiste, les réflexions des théoriciens du socialisme de marché sont dès le départ orientées vers l’idée qu’il faut laisser à la demande finale des consommateurs un rôle important, voire décisif, dans l’orientation des choix productifs ; et qu’un système de prix flexibles reflétant les déséquilibres entre offre et demande sur les divers marchés est le meilleur mécanisme pour y parvenir. Le premier pas dans l’élaboration d’un modèle théorique de socialisme de marché a été fait par Barone (1908) : dans son modèle d’équilibre général avec propriété collective des moyens de production (pas de marché des biens de capitaux) et sans monnaie, le « Ministère de la production » fixe des « équivalences » (prix relatifs) qui maximisent le bien-être collectif. Un algorithme du type du commissaire-priseur walrasien permet de définir ce système optimal de prix relatifs pour les biens de consommation, cohérent avec les préférences des consommateurs : le Ministère fixe un premier système de prix aléatoires puis procède par itération successives avec modification des prix (dans le sens de l’excès d’offre ou de demande) jusqu’à ce que le prix de chaque bien soit égal à son coût de production. Ensuite, les paramètres fixés (prix relatifs), on peut résoudre le système d’équations d’équilibre général « au tableau noir ». Barone estime que son modèle n’a qu’un intérêt théorique, car aucun Ministère ne pourrait collecter a priori les informations pertinentes, notamment les courbes de demande des agents individuels (il faudrait des « études de marché » colossales) ni résoudre les équations d’équilibre général (des millions d’équations simultanées). Selon lui sa contribution est de montrer abstraitement la possibilité de résoudre centralement le problème de la coordination économique, mais en pratique le marché reste plus économique pour collecter et traiter ces informations.
Von Mises (1921) réplique que sans marché pour les biens de capital il ne peut y avoir de prix pour ces biens qui reflètent leur rareté relative et leur importance relative pour la communauté : sous le socialisme le calcul économique est impossible puisqu’on ne peut calculer les coûts de production. Pour lui « chaque pas qui nous éloigne de la propriété privée des moyens de production et de l’usage de la monnaie nous éloigne de l’économie rationnelle ». En outre le socialisme élude ce qu’on appelle aujourd’hui le problème de l’incitation : pour Von Mises seule la stimulation du profit personnel peut pousser les dirigeants à rechercher les combinaisons optimales de facteurs et à réduire les coûts.
Taylor (1929) perfectionne la contribution de Barone en y ajoutant un mécanisme institutionnel du processus de tâtonnement : le Ministère fixe les prix et laisse les agents (consommateurs et firmes) faire leurs ajustements puis ajuste les prix en fonction des excès d’offre ou de demande. Il évite ainsi la nécessité de connaître les fonctions de demande de l’ensemble des agents, en élaborant un système d’itérations basées sur les rétroactions entre les décisions centralisées et les ajustements décentralisés. Barone et Taylor obligent les critiques du socialisme à déplacer leur argumentation vers la question de la possibilité pratique de collecter et résoudre les équations.
Pour Hayek (1935), la tâche du planificateur est exorbitante car il doit centraliser et traiter une quantité colossale d’informations pour pouvoir orienter les décisions des producteurs en permanence, et les ajuster aux changements qui interviennent sans cesse. car l’accroissement des revenus modifie la structure de la demande et des prix. D’autre part le manager socialiste souffre d’une aversion profonde pour le risque puisqu’il n’est pas récompensé des innovations qu’il produit, alors qu’il est sanctionné s’il gère mal son entreprise. Pour Hayek, le socialisme avec marché de Barone et Taylor n’est pas moins bureaucratique et centralisé que le socialisme soviétique, car il demande toujours une omniscience du planificateur et néglige les problèmes d’incitation [7].
C’est cette voie qu’approfondit Oskar Lange (1936). Il reprend l’idée du processus de tâtonnement walrasien à partir d’un système de prix des biens de capital initialement fixé par le Ministère. Mais Lange innove en définissant les règles de comportement des responsables des entreprises socialistes de marché : non pas directement la maximisation du profit, mais d’une part, la combinaison des facteurs de manière à ce que le rapport des productivités marginales soit égal au rapport des prix des inputs (règle d’efficience identique à celle adoptée de facto dans l’entreprise capitaliste qui maximise son profit) ; et d’autre part (c’est la fameuse « règle de Lange et Lerner »), la fixation du prix du produit à son coût marginal (comme c’est le cas dans le capitalisme de concurrence parfaite). Comme on le sait, les théorèmes de l’économie du bien-être montrent que ces deux règles assurent un optimum social. « Au lieu d’avoir des centaines de milliers d’équations à résoudre pour identifier la situation d’équilibre, tout ce que le planificateur doit faire est établir certaines règles, surveiller les tendances de l’offre et de la demande sur les différents marchés et ajuster les prix jusqu’à ce que la demande et l’offre s’égalisent partout » (Jossa, Cuomo, p.28).
Pour Lange, ce type de socialisme permet le fonctionnement d’un authentique marché pour les biens de consommation et les services du travail : les consommateurs peuvent librement exprimer leurs préférences. Mais la plupart des marxistes ont rejeté ce modèle. Selon M. Dobb (1953) les préférences des consommateurs sont manipulées, inégalement fondées sur la connaissance des alternatives disponibles, et reposent sur des niveaux hétérogènes de conscience : le problème n’est pas simplement de satisfaire les besoins individuels mais de réconcilier les choix individuels avec les choix collectifs. Pour Bettelheim (1966), le modèle de Lange est impraticable parce que le mode de production socialiste sera encore plus éloigné de la concurrence parfaite que le capitalisme : les managers essaieront d’utiliser leur pouvoir de marché. Mais les critiques les plus meurtrières sont venues bien sûr de Hayek (1940). En développant sa célèbre vision du rôle du marché dans la révélation et le traitement de l’information décentralisée, il porte un coup fatal non seulement au modèle de Lange mais plus fondamentalement au modèle walrasien lui-même, à l’hypothèse de concurrence parfaite et à la théorie de l’équilibre général. Pour Hayek en effet, non seulement le marché permet aux acteurs économiques décentralisés d’exprimer par leurs choix la nature de leurs préférences individuelles, mais aussi d’utiliser au mieux les informations dont eux seuls disposent localement, sur les opportunités et les coûts auxquels ils sont confrontés. Ces informations ne seront jamais disponibles pour un planificateur central ni pour un commissaire-priseur d’une part parce que les acteurs économiques n’ont aucun intérêt à les révéler gratuitement, d’autre part parce que le plus souvent ces informations résultent de l’expérience accumulée par chacun et demeurent à l’état tacite, implicite, ne pouvant être formalisées sans coût en termes utilisables par le plan.
Hayek critique aussi le fait que Lange ne traite ni de la question des incitations ni du contrôle des managers : pourquoi les entreprises, qui fixent leurs prix, respecteraient-elles la règle de Lange et Lerner, alors qu’elles ont intérêt à égaliser coût marginal et revenu marginal pour maximiser le profit d’entreprise ? (Les deux comportement ne sont équivalents qu’en situation de concurrence parfaite). Et comment les inspecteurs de l’État peuvent ils vérifier en pratique le respect de la règle de Lange-Lerner, et notamment déterminer les coûts marginaux réels ? Pour Hayek le Plan ne peut fixer qu’une liste réduite de prix, inhibant ainsi la différenciation et l’innovation ; ou alors, étant donné le nombre astronomique de productions différentes à surveiller, le contrôle de la règle de Lange-Lerner ne peut qu’aboutir à une bureaucratie monstrueuse. Enfin les biens de consommation doivent répondre aux sollicitations du marché des consommateurs finaux, il est nécessaire que les biens de production répondent aux sollicitations des consommateurs intermédiaires que sont les producteurs de biens de consommation (Nove, 1983).
A ce stade von Mises (1949) estime que les modèles de socialisme de marché montrent que les intellectuels socialistes reconnaissent leur « défaite écrasante » : « ils ne prétendent plus que le socialisme est incontestablement supérieur au capitalisme parce qu’il balaye les marchés, les prix de marché et la concurrence. Au contraire ils sont maintenant acharnés à justifier le socialisme en montrant qu’il est possible de préserver ces institutions même sous le socialisme » (Mises, 1949, p.59 ; cité par Jossa et Cuomo). Il ajoute ironiquement : « ils veulent jouer au marché comme des enfants jouent à la guerre, au train ou à l’école ». Mais pour les économistes autrichiens le problème de l’économie n’est pas la gestion de l’entreprise, c’est celui de « l’allocation du capital aux différentes branches de l’industrie » : « le capitalisme n’est pas un système managérial, c’est un système entrepreneurial » (Mises, 1949, p.704). Le marché n’est pas un algorithme mathématique, un instrument neutre assurant la rencontre d’offres et de demandes qui lui préexisteraient ; c’est un processus cognitif au travers duquel les agents économiques élaborent leurs préférences, découvrent leurs propres potentialités, se confrontent à des concurrents, apprennent à lutter et à innover. L’élaboration et la révélation (y compris aux agents eux-mêmes) des projets et des préférences, l’incitation à l’innovation, l’exploration des potentialités, la sélection des meilleures initiatives, l’information sur les coûts et performances réels, dans un contexte de lutte permanente de tous contre tous, telles sont les fonctions irremplaçables du marché dans l’approche autrichienne. Le marché est un « processus interactionnel créatif dans lequel la connaissance qui en émerge dépasse celle de chaque participant individuel » (Lavoie, 1990, cité par Sapir, 2000). Stiglitz reconnaît ce rôle précurseur d’Hayek, qui « a défendu avec force l’idée qu’un modèle avec information parfaite ne pouvait tout simplement pas rendre compte du rôle central des prix et des marchés pour transmettre et agréger l’information » (Stiglitz, 1994, p.24).
Von Mises a incontestablement raison sur un point : le débat sur le « calcul socialiste » s ’est terminé par la défaite des thèses de Lange, qui ne résistent pas plus que l’équilibre général walrasien à la critique autrichienne. L’effondrement de l’URSS ne sera de ce point de vue que la confirmation matérielle de cette défaite intellectuelle. Partant de cette situation, les théoriciens du socialisme ont divergé sur la stratégie à suivre. Beaucoup (dont la quasi-totalité des économistes est-européens surtout depuis 1989) ont estimé désormais vaine la recherche d’une alternative au capitalisme, et se sont ralliés, avec plus ou moins d’enthousiasme, à l’orthodoxie. Parmi les théoriciens qui ont néanmoins maintenu une référence aux idéaux socialistes, on peut distinguer trois courants.
Le premier courant maintient l’hostilité de principe aux mécanismes marchands, et cherche la solution dans une planification appuyée sur la démocratie directe et les technologies électroniques, qui permettent un saut qualitatif dans la circulation et le traitement de l’information. Pour ces auteurs (Mandel, Albert & Hahnel, Cockshott & Cotrell), le « calcul socialiste » sans marché est techniquement possible ; le facteur décisif est la transformation des rapports sociaux et des modèles de comportement, vers le dépérissement de l’opportunisme et de l’individualisme marchand [8]. On peut qualifier ce courant de « socialisme participatif électronique ». A l’inverse le deuxième courant (le « socialisme de marché ») se rallie à la thèse de la supériorité du marché, mais cherche à mettre ce dernier au service d’un projet social démocratique et égalitaire, grâce à des mesures d’ordre juridique et régulatoire qui encadrent strictement les possibilités d’accumulation privée et d’enrichissement personnel. Il cherche à se rapprocher en pratique de l’ idéal walrasien d’un marché de concurrence parfaite. Nove, Roemer, Bowles & Gintis en sont parmi les représentants les plus notoires. Le troisième courant (Elson, Devine, Schweickart, Andréani) vise à domestiquer ou « socialiser » les mécanismes marchands dans le cadre d’un projet autogestionnaire ; mais l’allocation du travail et du capital doit être soustraite au marché et régulée par des procédures démocratiques. Ce courant défend donc un « socialisme autogestionnaire » avec marchés des produits mais sans marché du travail ni marché des capitaux, et avec un contrôle social de l’investissement.
2. Le « socialisme électronique » : la démocratie... et la technologie au poste de commande
Les auteurs de ce courant se rattachent à la tradition marxiste hostile au marché et qui préconise une économie fondée sur le calcul en nature ou en heures de travail, et une allocation directement politique et démocratique des ressources [9]. Ainsi pour E. Mandel, les leçons de l’expérience soviétique, marquée par son « fardeau historique d’arriération », ne sont pas pertinente pour juger des potentialités de la planification socialiste dans des pays développés où existent de toutes autres « ressources matérielles, techniques et humaines » (Mandel, 1987, p.9). La « socialisation objective croissante du travail » et la concentration du capital dans l’économie capitaliste ont déjà réduit à la portion congrue le rôle des marchés des produits. Grâce à la « coopération informelle objective » entre consommateurs et producteurs [10], les différences de prix n’ont guère d’impact sur les comportements de consommation, au moins pour « 80% au moins de la consommation d’un consommateur moyen » (Mandel, 1987, p.22). Le marché ne joue donc pas le rôle que lui attribuent ses partisans, et peut sans dommage être remplacé par un système autogestionnaire non marchand, où les désirs des consommateurs seront évalués par des systèmes de référendums, déterminant ainsi ex ante et sans risque d’erreur la production nécessaire à la satisfaction des besoins. « L’autogestion articulée » de Mandel vise à éliminer tout recours au marché en le remplaçant par la délibération collective publique à tous les niveaux de la société. Ainsi, « dans les industries de biens de consommation l’ensemble de la production sera déterminé par des consultations préalables entre les conseils ouvriers et des congrès de consommateurs élus démocratiquement par la masse des citoyens. Des modèles différents – par exemple des types différents de souliers – seront présentés et les consommateurs pourront les critiquer et les remplacer par d’autres. Des référendums de consommateurs pourront être organisés et c’est sur cette base que les modèles des biens de consommation pourront être choisis (...) Le bilan des préférences des consommateurs et de la production réelle aura lieu avant la production et non après la vente » (Mandel, 1987, p.27). En bref, « le moyen le plus simple et le plus démocratique d’adapter les ressources matérielles aux besoins sociaux n’est pas d’interposer la monnaie entre les deux, mais de vérifier les besoins des gens en leur demandant tout simplement quels sont ces besoins » (p.17) [11].
C. Samary remarque que cet appel à la démocratie pour trancher des questions insignifiantes, même s’il était réalisable, serait suicidaire pour le projet autogestionnaire : « de trop nombreuses réunions et votes sur des détails tueraient la participation aux décisions collectives réellement nécessaires sur des choix clés » (Samary, 1999) [12]. Pour Nove, Mandel néglige les arguments de Hayek sur l’économie considérable que le marché permet sur les coûts de révélation de l’information, surtout quand celle-ci est privative et tacite. Il condamne en outre les consommateurs à se satisfaire des choix majoritaires, limitant ainsi drastiquement la diversité et la flexibilité du système productif (Nove, 1988). On ne peut que donner acte à Nove de cette remarque, et remarquer que Mandel tend à minimiser considérablement l’importance de la coordination marchande dans l’économie capitaliste contemporaine [13] pour mieux justifier la facilité avec laquelle on pourrait éliminer le marché dans une société non capitaliste.
Ce rejet de principe de toute coordination marchande est partagé par Albert et Hahnel (1990 et 2002), qui en explicitent davantage les raisons, et ne confondent pas coordination marchande et capitalisme. D’une part « les prix de marché reflètent mal les coûts et avantages sociaux (du fait des effets externes omniprésents qui affectent la société au delà des seuls acheteurs et vendeurs immédiats) », et ne permettent donc pas une allocation efficiente ; d’autre part les prix n’incorporent aucune information qualitative sur les conditions de travail et d’emploi des autres producteurs, et ne favorisent donc pas l’empathie entre travailleurs de différentes unités productives ; en bref, « les propriétés d’information et d’incitation des marchés empêchent même des conseils démocratiques de prendre en considération le bien-être d’autrui dans leurs décisions ». Autrement dit la concurrence marchande est contradictoire avec la logique de coopération qui doit prédominer dans une économie socialiste [14].
Albert et Hahnel, recherchant donc un mode de coordination non marchande permettant néanmoins de prendre en compte les aspirations diversifiées des consommateurs individuels, retombent en fait sur… Lange et son mécanisme d’itération « en chambre » [15]. Ce mécanisme repose, à nouveau, sur l’hypothèse intenable d’un bureau central de fixation des prix capable de déterminer les coûts d’opportunité de tous les produits de l’économie. Les entreprises, comme chez Lange, sont « price takers », c’est-à-dire doivent vendre leurs produits aux prix fixés par le plan d’une liste prédéterminée de produits, ce qui tend évidemment à inhiber l’innovation. Le mécanisme incitatif qu’ils proposent pour les travailleurs est original mais peut sembler assez inquisitorial : le niveau de consommation [16] de chaque travailleur est déterminée en fonction des notes attribuées par ses collègues pour apprécier « l’effort » fourni au travail. Mais comme le résultat de ce travail n’est pris en compte ni au niveau individuel ni à celui de l’entreprise (puisqu’il n’y a pas de concurrence sur un marché des produits), l’incitation à la qualité des produits semble à première vue inexistante.
Cockshott et Cottrell (1990 ; 2002) présentent une tentative du même type, reposant sur une formalisation de type ‘équilibre général’ basé sur la valeur travail des biens. « Il existe toujours une composition du panier de biens de consommation telle que la ‘vente’ de tous les produits à leur valeur travail équilibrera exactement l’offre et la demande. Les autorités planificatrices peuvent utiliser l’un ou l’autre de deux indicateurs pour définir la composition du panier de biens de consommation. Elles peuvent se baser sur le taux de variation des stocks comme indicateur de la demande, et ajuster la production en conséquence, ou elles peuvent ajuster le prix de vente en bons de travail de façon à ce que le prix des biens en insuffisance d’offre excède leur valeur. Ceci accroîtrait la production des biens dont le prix serait au dessus de la valeur et réduirait la production de ceux qui sont au dessous de leur valeur » (Cockshott et Cottrell, 2002, p.54-55). Le plan centralisé détaillé est aujourd’hui réalisable du fait des avancées technologiques, qui n’opposent plus de limites aux capacités de calcul informatique : « des ordinateurs modernes convenablement programmés pourraient obtenir un plan équilibré pour une grande économie industrielle aussi aisément qu’ils prédisent le temps pour demain. Avec la capacité de planifier en détail, les problèmes notoires de la planification agrégée, comme les incitations perverses à fabriquer quelques produits très lourds quand les directives du plan se basent sur le poids des produits, ne se posent plus » (op.cit., p.56). La science libère l’homme : « puisqu’à aucun moment dans le calcul (du plan) les gens ni les produits ne doivent se déplacer, le calcul précède l’allocation physique des ressources. Cette structure algorithmique libère le communisme des crises cycliques des économies de marché » (op.cit., p.55). Là encore, pas de réponse convaincante à la question de savoir pourquoi et comment cette myriade d’informations pertinentes et exactes remonteraient en temps et en heure au planificateur. L’allusion à la météo n’est guère rassurante sur les performances du modèle…
Au total les tentatives récentes d’éradiquer théoriquement le marché dans un modèle économique socialiste se situent en fait largement dans la continuité du ‘socialisme de marché’ de Lange [17] et ne répondent pas aux (voire ignorent les) critiques autrichiennes, et ne semblent pas pouvoir contribuer utilement à refonder un modèle alternatif économiquement crédible.
3. Le socialisme de marché, ou l’égalité avant toute chose ?
Au début des années 1980, marquées par la sclérose du modèle soviétique et l’affirmation du néo- libéralisme, Alec Nove, un économiste marxiste spécialiste de l’Union soviétique, tente de tirer les leçons de l’échec de la planification centralisée et de redéfinir de façon pragmatique un modèle de « socialisme possible », « avec marché ». Par « possible » Nove entend un projet « qui pourrait se réaliser dans la plus grande partie du monde développé, au cours de la vie d’un enfant déjà conçu, sans avoir à faire ou à accepter des hypothèses improbables ou artificielles concernant la société, les êtres humains et l’économie » (Ch. 5). Pour Nove, les leçons de l’Union soviétique confirment la validité des critiques de Hayek. Dans nos économies complexes, le travail ne peut être directement « social » ni la société transparente et apaisée. Le marché est une instance incontournable de socialisation des décisions individuelles, nécessairement innombrables et incohérentes a priori. Renonçant à la propriété étatique généralisée et à la planification détaillée, Nove se prononce pour une pluralité de formes de propriété (privée, étatique, sociale et coopérative) : différents secteurs coexisteraient dans une sorte d’économie mixte. Toutefois il écarte toute propriété privée des grands moyens de production et d’information : Nove juge que la concentration des pouvoirs qui en résulte est profondément anti-démocratique et inégalitaire, et incompatible avec la maîtrise collective des grandes orientations du développement économique, qui demeure l’ultima ratio de l’aspiration socialiste. Il préconise le libre jeu des marchés concurrentiels pour la plupart des biens et services, hormis ceux pour lesquels les économies d’échelle informationnelles, technologiques et organisationnelles et l’existence de larges externalités rendent préférable la gestion publique centralisée. Il recommande une planification démocratique des grands choix d’investissement, et une action incitative de l’État par des mécanismes monétaires et fiscaux. Le marché du travail serait libre, bien qu’encadré par des normes sociales ; la division du travail (entre conception et exécution, entre gouvernants et gouvernés) ne pourra être éliminée, mais il faudra développer la consultation démocratique des gouvernés.
Bien entendu, vu la relative modestie de la rupture envisagée avec le capitalisme (rupture qui consisterait principalement dans l’interdiction de la propriété privée des grandes entreprises), les propositions de Nove ont été soumises à de vigoureuses critiques de marxistes plus orthodoxes (Mandel, 1987 ; 1988). Pourtant les thèses de Nove demeurent très modérées si on les compare aux propositions d’auteurs américains issus du marxisme analytique (Roemer) ou du courant radical (Bowles et Gintis), qui n’hésitent pas à réhabiliter le marché, la libre concurrence et (pour Roemer) la propriété privée des moyens de production, à la condition d’une redistribution radicale des droits de propriété.
Roemer se place d’emblée sous le patronage de Hayek : « les expériences du capitalisme, comme du socialisme, depuis 1945, suggèrent des façons de reformuler le concept de socialisme de marché, en réponse à la critique que Hayek a porté à ses ancêtres intellectuels » (Roemer, 1996, p.7). Mais au contraire de Hayek, il estime que la dynamique du capitalisme ne provient pas principalement du génie entrepreneurial de quelques individus, mais « des efforts combinés de nombreuses personnes ‘ordinaires’ » : le marché n’est pas tant nécessaire « pour cultiver l’inspiration de quelques rares génies » que pour « garantir la concurrence et économiser l’information » (Roemer, 1996, p.9). Au contraire pour Roemer (comme pour Bowles et Gintis, mais pour des raisons différentes), les inégalités sont le problème central du capitalisme, du fait qu’elles favorisent le développement des « maux publics » (public bads) : la pollution, les guerres, la publicité nuisible pour le tabac, l’intensification du travail, le non-respect des règles de sécurité, autant de décisions prises par les riches capitalistes qui « accroissent les profits, et même souvent les salaires, mais réduisent directement le bien-être de la population ». En effet « dans une économie capitaliste, existe une petite classe de riches individus qui perçoivent de très hauts revenus provenant des profits des entreprises, et il est généralement dans leur intérêt d’accroître les maux publics dans la mesure où ceux-ci accroissent les profits. Les effets positifs des maux publics sur le revenu des membres de cette classe font plus que compenser les effets négatifs sur leur bien-être » (op.cit., p.19). Redistribuer radicalement les actifs permet d’éliminer cette effet pervers de la concentration du pouvoir économique sans affecter le dynamisme et l’innovation.
L’ambition de Roemer est de construire un modèle théorique qui, à partir d’une (re)distribution initiale égalitaire des actifs des entreprises, garantisse la reproduction sur long terme de cette structure des droits de propriété. Autrement dit il cherche à échapper à l’irrésistible logique de reconcentration des patrimoines qui s’enclenche dans un système de marchés libres où les individus diffèrent par le talent, les ressources sociales, politiques et économiques, l’aversion pour le risque et tout simplement la chance. Sa trouvaille est un système de double monnaie, qu’il appelle le « système des coupons ». « Chaque citoyen adulte reçoit du Trésor Public une dotation identique de coupons, qui peuvent être utilisés exclusivement pour acheter des parts de fonds mutuels. Seulement les coupons permettent d’ acheter des parts de fonds mutuels, pas l’argent. Seuls les fonds mutuels peuvent acheter les actions des entreprises publiques, utilisant des coupons ». Le marché des capitaux est libre, hormis le fait qu’il utilise une monnaie différente des autres marchés. « Les prix des actions des entreprises et des fonds mutuels sont donc comptabilisés en coupons ; ils dépendent de l’offre et de la demande d’actions. Les citoyens sont libres de vendre leurs actions de fonds mutuels contre des coupons et de réinvestir ceux-ci dans d’autres fonds. Enfin les entreprises peuvent échanger les coupons contre des fonds d’investissement auprès du Trésor public, et peuvent acheter au Trésor des coupons avec de l’argent. C’est la seule manière dont des coupons peuvent s’acheter avec de l’argent » (op.cit., p.20).
Une action d’une entreprise donne droit à une part des profits de l’entreprise pour le fonds mutuel, et une action du fonds donne droit au citoyen à une part des revenus du fonds. Il n’y a pas d’ héritage ni de donations entre vifs : « quand un citoyen meurt, ses actions de fonds mutuels doivent être vendues et les revenus des coupons retournent au Trésor ». Grâce aux coupons qu’il reçoit de l’État, chaque citoyen adulte bénéficie d’une part des profits des entreprises : « puisque les actions ne peuvent être achetées qu’avec des coupons, et que les coupons ne peuvent être vendus par les citoyens contre de l’argent, les riches n’auront en général pas plus d’actions que les pauvres, sauf dans la mesure où ils sont mieux informés des opportunités d’investissement » (op.cit., p.20). Pour Roemer, la propriété publique ou l’autogestion n’ont guère d’intérêt : c’est la concurrence entre les entreprises pour attirer les coupons des fonds mutuels, et entre les fonds pour attirer les coupons des citoyens, qui va donner toute la dynamique du système ; la démocratie politique ou la participation populaire ne sont pas des mécanismes pertinents dans « l’économie des coupons », dont l’objectif est de fournir un cadre institutionnel permettant de se rapprocher autant que possible de la concurrence parfaite. Il s’agit de débarrasser le capitalisme de ses attributs désagréables que sont l’inégalité et ses corollaires, l’exploitation et la domination, bref, de faire advenir un « capitalisme sans pouvoir de classe » (Block, 1993) [18].
Par comparaison le modèle de Bowles et Gintis semble moins sophistiqué. Leur thèse de base ressemble à celle de Roemer : « l’inégalité entrave la performance économique en faisant obstacle à l’apparition de structures de gouvernance favorables à la productivité » (Bowles, Gintis, 1998, p.5). Trois arguments théoriques soutiennent ce point de vue. D’abord « les structures institutionnelles qui soutiennent de hauts niveaux d ’inégalité sont coûteuses à entretenir » (op.cit., p.5) : les coûts publics et privés liés à la surveillance, à la répression, à l’insécurité sont élevés dans des sociétés très inégalitaires. Ensuite, l’égalité sociale favorise la coopération et la confiance, qui « sont des facteurs essentiels de performance économique, en particulier lorsque l’information pertinente pour les échanges est incomplète et répartie inégalement dans la population » (op.cit., p.6). Enfin la confiance et la coopération permettent aussi de réduire les coûts de surveillance et de contrôle du travail : « les comportements décisifs pour une productivité élevée – travail intense, entretien soigneux des équipements, prise de risque...- sont difficiles à contrôler et ne peuvent pas être détaillés dans un contrat facile à faire respecter ». Ces critiques des coûts de la hiérarchie capitaliste sont typiques du courant radical américain, et en particulier de D. Gordon (voir par exemple Gordon, 1996).
En conséquence, ce n’est pas la redistribution du revenu qu’il faut viser par une politique social-démocrate traditionnelle, mais la redistribution des droits de propriété : « par opposition à l’égalitarisme des revenus qui est au mieux sans effet sur la productivité, l’égalitarisme de la propriété (asset-based egalitarianism) peut par principe avoir un effet positif sur la productivité » (op.cit., p.11).
Bowles et Gintis se distinguent de Roemer par une plus grande sympathie pour les formes communautaires ou démocratiques de coordination. Ainsi les communautés sont une structure de gouvernance (à petite échelle), en plus du marché et de l’Etat, qu’il faut encourager car la continuité des relations qui s’y tissent défavorise les comportements non-coopératifs et favorisent donc la confiance ; en outre « les communautés partagent des normes qui permettent à leurs membres de se coordonner et donc d’adopter des interactions efficaces (...) en réduisant les coûts liés aux conflits » (op.cit., p.28). De même l’entreprise coopérative (où les travailleurs sont propriétaires de plein droit du capital) est plus efficace que l’entreprise capitaliste pour plusieurs raisons : à nouveau la confiance y est plus naturelle, et permet de sortir du dilemme du prisonnier (faible salaire – faible productivité) ; la surveillance des pairs réduit les incitations des travailleurs à tirer au flanc, et permet d’économiser sur les coûts de surveillance.
Malgré cette apologie des formes communautaires et démocratiques, Bowles et Gintis se prononcent en pratique pour une privatisation généralisée des services d’éducation, de santé et de soins aux personnes, afin que la concurrence stimule l’efficacité. L’accès aux services sociaux ne serait pas garanti par des services publics mais par des systèmes de « bons » (vouchers) distribués égalitairement et permettant de choisir l’agence privée auprès de laquelle les personnes souhaitent s’approvisionner : « ce système, s’il est bien conçu, pourrait rendre l’offre de services sensible aux besoins des bénéficiaires, comme dans le cas des bons pour l’école, et aussi donner aux bénéficiaires la dignité qui provient du droit de choisir » (op.cit., p.55)…
Bowles et Gintis reconnaissent que la généralisation des mécanismes marchands risque de poser un « problème culturel » : « se reposer sur le marché peut avoir des effets culturels non désirés. La culture des peuples est influencée par leurs institutions, et le rôle important de la concurrence dans notre modèle peut favoriser une culture de l’égoïsme, de la distinction envieuse, de l’individualisme et du matérialisme, par comparaison avec les traits culturels qui s’épanouiraient dans une société où la coopération est privilégiée par rapport à la concurrence » (op.cit., p.47). Ils se consolent en remarquant que « les conséquences culturelles des alternatives à la concurrence peuvent être bien peu attirantes » (op.cit., p.56) : hiérarchie, bureaucratie, autoritarisme…
Mon point de vue sur ces modèles est que malgré leur séduction intellectuelle et leur effort important pour intégrer les leçons de l’expérience et les critiques des adversaires du socialisme, ils tombent encore sous le coup d’une accusation d’exagérer les bienfaits des marchés et de négliger leurs coûts économiques et culturels. Il est utile de s’arrêter sur la critique que Stiglitz, le principal théoricien de l’économie de l’information et à ce titre (pas à d’autres...) prolongateur de la critique hayékienne, porte au « socialisme de marché » tout autant qu’au paradigme néo-classique standard dans son curieux ouvrage de 1994, Whither socialism ? (« Où va le socialisme ? »).
4. Stiglitz, le « socialisme de marché » et le capitalisme réellement existant
Curieux ouvrage car Stiglitz prétend s’attaquer à un adversaire mort depuis longtemps, le modèle du « socialisme de marché » de Lange-Lerner-Taylor. Il cite à peine ces derniers, et ne connaît ou ne cite pas les tentatives de Roemer, ou de Bowles & Gintis (dont la publication est ultérieure). C’est qu’il vise en réalité un autre adversaire : les « free marketers », les idéologues du marché libre qui ont le haut du pavé dans la définition des politiques de la transition à l’Est après l’effondrement de l’URSS. Pour Stiglitz l’urgence est de mettre en garde contre la vision simpliste de la « thérapie de choc », selon laquelle il suffit de déréguler et privatiser le plus vite possible pour assurer une transition spontanée vers une économie de marchés libres. Or cette vision des marchés comme mode d’organisation spontanée et auto-régulatrice est celle du modèle walrasien d’équilibre général, qui est donc la vraie cible de l’ouvrage. Tout au long de l’ouvrage le parallèle est permanent entre les deux conceptions : « le problème fondamental avec le modèle néo-classique et le modèle analogue qui est sous-jacent au socialisme de marché est qu’ils échouent à prendre en compte une série de problèmes qui proviennent de l’absence d’information parfaite et des coûts d’acquisition de l’information, ainsi que de l’absence ou de l’imperfection de certains marchés essentiels du risque et des capitaux » (Stiglitz, 1994, p.5).
On retrouve alors dans la « critique » de Stiglitz au socialisme de marché, pour une part, certains des arguments déjà connus de Hayek, réchauffés dans la sauce « économie de l’information ». Les dirigeants des entreprises bénéficient d’asymétries d’informations (ils connaissent leurs coûts et leur productivité réels, par le planificateur) et n’ont pas les incitations adéquates pour appliquer la politique de prix que demande le plan ; les produits sont trop nombreux pour qu’il soit possible de déterminer centralement un prix pour chacun [19] ; il n’y a aucun mécanisme favorisant l’innovation, etc...
Mais la principale cible de Stiglitz est bien le mythe de l’efficacité des marchés libres. Un premier argument, décisif, concerne « l’incomplétude des marchés » [20]. pour que les marchés soient efficients, « il faut qu’il existe des marchés non seulement pour des périodes du futur proche, mais pour toutes les périodes, à un horizon infini ». Sans cela « l’économie peut s’engager sur un sentier localement efficient sur un plan intertemporel, (...) et ce n’est que dans le futur qu’il devient évident que ce sentier est inefficient (...) Les décisions d’aujourd’hui sont inextricablement liées à ce qui se produit dans une chaîne d’interconnections qui s’étend infiniment dans l’avenir. (...) En pratique les entrepreneurs prennent leur décision sur la base de l’intuition et du pari » (op.cit., p.17) [21]. On retrouve la filiation keynésienne avec cette incertitude radicale qui entoure les choix entrepreneuriaux. Cette incertitude ouvre un champ considérable à l’intervention publique pour stabiliser à un niveau élevé les anticipations qui commanderont les décisions d’investissement des agents.
Deuxième argument, « la séparation de la propriété et du contrôle » (op.cit., p.20) : dans le capitalisme réellement existant, les propriétaires (actionnaires) ne sont pas les dirigeants des entreprises. Certes « l’incapacité de prendre en compte les incitations managériales a été l’une des critiques les plus décisives contre le socialisme de marché », mais l’analyse en termes « principal – agent » montre que « quand l’information a un coût, les actionnaires ne peuvent exercer qu’un contrôle limité sur les dirigeants » (op.cit., p.21). Rien ne dit que les mécanismes incitatifs mis en place pour motiver les dirigeants des entreprises capitalistes soient plus efficaces que ceux conçus pour leurs homologues socialistes. Stiglitz est particulièrement prémonitoire à propos des stock-options : « si les dirigeants sont rémunérés en fonction de l’évolution de court terme des cours des actions, les entreprises prendront des initiatives visant à accroître ces cours dans le court terme (...) Les dirigeants essaieront de dissimuler les résultats négatifs dans l’espoir que ces informations sur les résultats deviennent publiques seulement après qu’ils aient pu encaisser leurs options » (op.cit., p.96).
Plus généralement, l’économie de l’information amène à la conclusion que les imperfections des marchés sont omniprésentes et dans une large mesure inévitables : « quand les marchés sont incomplets et que l’information est imparfaite, les actions des individus provoquent des externalités sur d’autres individus, qu’ils ne peuvent pas prendre en compte » (op.cit., p.29) : d’où par exemple les problèmes des « marchés incomplets pour les risques », de « l’antisélection », du « hasard moral », voire l’effondrement potentiel de certains marchés en l’absence de mécanismes de coordination non marchands (Akerlof, 1970).
Enfin Stiglitz est particulièrement sévère avec l’institution centrale du capitalisme contemporain, le marché des actions. L’efficience des marchés financiers pour motiver les managers ? Indéfendable : « il y a tout simplement trop de bruit sur le marché financier » ; « la plupart des entreprises ne sont pas cotées en bourse, et rien ne prouve que les incitations pour leurs dirigeants soient de plus mauvaise qualité » ; « la plupart des dirigeants s’occupent de sous-unités, dont la valeur n’ est pas évaluée par les marchés financiers » (op.cit., p.80) Leur efficience pour estimer les revenus futurs issus des décisions managériales prises aujourd’hui, et donc de la valeur des entreprises ? Absurde : « l’information fournie par les marchés financiers est d’une valeur limitée » : elle est « trop rustique » (coarse) ; elle repose sur des anticipations des mouvements de court terme (le « concours de beauté » de Keynes). En réalité, les statistiques montrent que les marchés financiers ne contribuent pratiquement en rien au financement net de l’activité des entreprises : « échanger sur le marché financier est un jeu à somme nulle » qui donc « accroît les risques sans augmenter, en général, les rendements moyens » (op.cit., p.95). Non seulement « les activités d’acquisition d’information liées au marché des actions sont essentiellement vouées à la recherche de rentes » (op.cit., p.94) ; mais « une grande part de l’activité des marchés d’actions ne peut être expliquée en termes de comportements rationnels » (op.cit., p.95). Stiglitz se livre à une défense et illustration du financement bancaire (les banques « ont un pouvoir que les actionnaires n’ont pas : demander qu’on leur rende leur argent (à la fin du prêt) », op.cit., p.78), en s’appuyant sur le système de la banque principale à la japonaise.
La critique du mythe de l’efficience des marchés débouche même parfois sur des ouvertures intéressantes dans l’optique du renouveau d’une réflexion anti-capitaliste [22]. Ainsi Stiglitz estime, comme Bowles et Gintis, que l’autogestion peut se justifier par des argument de nature économique renvoyant à la théorie des incitations : contrairement au théorème de Coase, « répartition et efficacité ne peuvent pas être séparés » car « dans une économie où la surveillance est coûteuse, et où le ‘travail’ est séparé du ‘capital’, les propriétaires du capital doivent proposer des incitations aux travailleurs. Ces incitations sont nécessairement imparfaites et coûteuses. Si chaque fermier possédait la terre qu’il ou elle travaille, ou si chaque travailleur possédait le capital avec lequel il ou elle travaille, il n’y aurait pas de problème d’incitation » (op.cit., p.49). En outre les incitations non monétaires peuvent jouer un rôle important : comme l’ont montré Simon et Akerlof, « le succès d’une entreprise exige ‘l’identification’ de l’individu avec les objectifs de l’entreprise, que les individus fassent du succès de l’entreprise leur but personnel ». Certes « à long terme les motifs extra-économiques ne semblent pas suffire à eux seuls. Mais cela ne doit pas nous conduire à conclure qu’ils ne peuvent pas jouer un rôle important dans la motivation des travailleurs, en complément plutôt qu’en remplacement des incitations financières » (op.cit., p.78-79).
Plus fondamentalement, Stiglitz a conscience de « l’étroitesse de l’homme néo-classique », et de « l’importance de la coopération ,de l’honnêteté, de la confiance, vertus qui améliorent le fonctionnement des relations économiques, mais qui amènent souvent (et heureusement) à des comportements dépassant largement ceux auxquels conduit l’intérêt propre » (op.cit., p.273). Il recommande en particulier « d’étudier des formes d’organisation économique comportant davantage de participation et de propriété des travailleurs » (op.cit., p.277) [23]. Citant le fameux passage de la Richesse des Nations où Smith décrit l’effet sur l’ouvrier d’une division excessive du travail (il devient « aussi stupide et ignorant qu’une créature humaine peut le devenir »), Stiglitz reconnaît « l’endogénéité de la nature humaine » par rapport aux institutions économiques ; des institutions alternatives, reposant sur davantage de coopération et de prise en compte mutuelle des intérêts, peuvent donc avoir un caractère auto-renforçant à condition de ne pas négliger les incitations matérielles et instrumentales. Or il s’agit d’un argument central dans les conceptions autogestionnaires qu’on va maintenant évoquer.
5. Le socialisme autogestionnaire
Depuis les années 1950-60, des théoriciens hostiles au bureaucratisme soviétique ont tenté de s’appuyer sur l’expérience de l’autogestion yougoslave pour développer un modèle de socialisme autogestionnaire avec marché, renonçant à l’idée d’un système de prix déterminé centralement par le planificateur. Ainsi Ward (1958) développe un modèle de firme autogérée où la fonction objectif des coopérateurs est la maximisation du revenu du travail ; il montre cependant l’inefficience à court terme de ce modèle puisque la courbe d’offre de travail serait de pente négative. Meade (1972) réfute cette critique en proposant un modèle de « coopérative inégalitaire », où les plus anciens et les plus qualifiés ont plus de voix au chapitre que les récents embauchés. Vanek (1975) propose une modélisation macroéconomique d’un socialisme autogestionnaire avec marchés des produits, mais sans marché du capital ni du travail. Toutefois, l’échec de l’autogestion yougoslave et l’offensive intellectuelle du néo-libéralisme dans les années quatre vingt mettent entre parenthèses ces tentatives de conceptualiser un modèle de socialisme autogestionnaire conciliant décentralisation des décisions microéconomiques et planification démocratique.
La contribution de D. Elson (1988) représente une importante avancée dans ce débat, et pose des jalons pour dépasser l’opposition manichéenne entre marché et plan. Pour donner un aperçu de son originalité, et étant donnée la densité de la contribution, il est nécessaire de s’y étendre quelque peu. Selon Elson, certaines des critiques traditionnelles du marché par les marxistes sont largement inopérantes. Rien ne sert de critiquer l’impersonnalité du marché (car c’est aussi une « protection de la liberté individuelle et un rempart contre la tyrannie personnalisée », Elson, 1988, p.12), ni le fait que le marché ne prend en compte que la demande solvable (il suffit alors de « changer la distribution du pouvoir d’achat grâce à la fiscalité et aux prestations sociales », op.cit., id.). Ce qui pose problème est le « fétichisme de la marchandise », personnifié dans le débat public par les toutes-puissantes « forces du marché » qui orientent inexorablement le sens du développement social. Le problème vient de ce que « les marchés ne se contentent pas de décentraliser la prise de décision, ils l’atomisent » (op.cit., p.13). La critique de la coordination marchande que propose Elson est très proche de celle de Stiglitz : « les interdépendances entre acteurs économiques résultent du caractère de déséquilibre séquentiel que revêt n’importe quel processus de marché en temps réel (même un marché de futurs) sur lequel les individus doivent prendre des décisions, dans l’isolement, à un instant qui précède la jouissance du fruit de ces choix. Entre la prise de décision et la jouissance de ses fruits, de nombreux changements peuvent se produire à cause des décisions d’autres agents, qui affectent le gain attendu » (op.cit., p.14). La soi-disant loi de l’offre et de la demande n’a aucun caractère de généralité : « en fait sur la majorité des marchés existent de bonnes raisons pour que les prix ne se déplacent pas vers les positions qui équilibrent le marché. Quand les agents sur un marché particulier sont en permanence acheteurs ou vendeurs, plutôt que d’occuper alternativement chaque rôle ; quand les acheteurs et les vendeurs valorisent la poursuite de leurs relations mutuelles ; est quand la recherche sur le marché est coûteuse, alors il peut-être très rationnel pour une entreprise de ne pas réduire les prix quand la demande baisse, et même de les augmenter » (p.16).
L’article se pose comme une contribution au débat entre Nove et Mandel (cf. supra). Pour Elson, Nove a tort de confier la régulation de son économie socialiste au jeu du « marché » (supposément concurrentiel). Mais même si la « coopération informelle objective » est en effet un phénomène important [24], Mandel se trompe quand il néglige l’importance des marchés dans la coordination économique : « avec des prix relatifs et une distribution des revenus différents, le profil de consommation pourrait changer considérablement » (op.cit., p.26) En fait l’économie mandélienne est une « économie de la répétition » (op.cit., p.25), sans innovation ni changements profonds des techniques ou de goûts des consommateurs. Or les prix relatifs se déforment inévitablement sous l’effet des gains de productivité différenciés (« il y a trente ans le prix relatif des téléviseurs était élevé et c’étaient des biens de luxe »).
Elson ébauche alors un modèle original de socialisme autogestionnaire reposant sur la « socialisation du marché ». On se contentera ici d’en résumer certains traits saillants. Le modèle suppose que « les ménages aient accès à un revenu de base sans être forcés de vendre leur force de travail à des entreprises extérieures même nationalisées » (op.cit., p.28). Le système productif est composé d’un système d’entreprises publiques autogérées et autofinancées. Un Régulateur des entreprises publiques assurerait l’allocation du capital (« des équipes de travailleurs pourraient demander au Régulateur l’autorisation de monter une nouvelle entreprise publique, et de recevoir des fonds publics (pour lesquels un intérêt serait payé) pour le faire » (op.cit., p.31). En cas de faillite, « personne ne serait licencié. Le Régulateur aiderait à formuler des projets de reconversion des travailleurs dans d’autres entreprises semblables ou dans des formations avant de nouveaux emplois ».
On sait aujourd’hui que tout marché est une construction sociale et institutionnelle spécifique, et que le « marché pur » est une fiction absurde. Le « marché socialisé » de D. Elson est une institution « constituée d’organismes publics, financés par des impôts prélevés sur les ménages et les entreprises, plutôt que par la vente de marchandises. C’est aussi un marché où les ‘poignées de main invisibles’, les relations de bienveillance et de réciprocité que les économies de marché ont dû construire au moins dans une certaine mesure, sont transformées en des réseaux publics d’information à l’accès libre, plutôt qu’en des ‘cercles enchantés’ ou des ‘clubs de gentlemen’ qui excluent les ‘outsiders’ » (p.32). Les « Commissions de prix et salaires » établissent des « places de marché électroniques » qui permettent des « économies d’échelle dans la collecte d’information » et « de plus faibles coûts de transaction » (op.cit., p.32). Elles doivent « rassembler l’information sur les coûts unitaires afin que le public puisse évaluer la relation entre coûts et prix » (op.cit., p.33). Elles établissent des normes de prix, qui servent de référence et par rapport auxquelles des exceptions peuvent être faites mais doivent être justifiées aux yeux des consommateurs. Les normes de prix se basent sur les coûts unitaires auxquels s’ajoute « une marge déterminée par les besoins en investissement de l’économie » (op.cit., p.38). « Le taux de marge pourrait varier d’un secteur à l’autre afin d’engendrer un surplus plus élevé dans les secteurs dont la stratégie globale recherche l’expansion ». « Les prix seraient révisés tous les ans », afin de décider « dans quelle mesure les niveaux de production dans tel secteur doivent être développés, réduits ou stabilisés » (op.cit., p.38).
Les technologies de l’information facilitent considérablement cette transparence des marchés : « un système électronique public de règlement des affaires enregistrerait les termes de toutes les transactions réalisées, et cette information serait traitée pour révéler les écarts à la norme. A nouveau, le coût inférieur d’un système public de règlement des transactions fournira aux vendeurs et aux acheteurs l’incitation de l’utiliser (...). Les efforts volontaires (de constitution de réseaux) seraient complétés par des réseaux publics dont les coordinateurs auraient le pouvoir d’exiger la publicité de l’information » (op.cit.,. 34).
Ces Commissions des prix et salaires ont « trois fonctions : faciliter l’échange d’ informations ; contraindre à la révélation de l’information ; et un rôle interactif, en l’occurrence dans la conception et la spécification des biens et des procédés de production (...) Ceci n’obligera pas les entreprises à produire des informations supplémentaires, mais à rendre publiques celles dont elles ont, en tout état de cause, déjà besoin pour leur usage interne » (op.cit., p.34).
Ainsi le « marché socialisé » surmonte-t-il la myopie intrinsèque du marché concurrentiel : « les réseaux d’acheteurs et de vendeurs formeraient la base d’un processus décentralisé de planification où les implications pour les autres des projets d’investissement des différentes unités seraient prises en compte avant que ces plans ne soient réalisés » (op.cit., pp.34-35). Un plan national est nécessaire pour décider « quels secteurs doivent croître et quels autres décroître, quelle part du revenu national doit être investie et quelle part consommée, quels goulots d’étranglement doivent être élargis et quels autres acceptés comme des contraintes » (op.cit., p.35).
Le marché du travail est lui aussi « socialisé » : la Commission des salaires centralise toutes les offres d’emploi et les informations sur les revenus et les conditions de travail, afin d’informer les demandeurs en temps réel. Une sorte d’assurance emploi élargie élimine le problème du chômage : « le Régulateur des entreprises publiques agirait comme une sorte de ‘maison mère’ pour les personnes dont les emplois auraient été supprimés ; en leur payant leur salaire de base, et en fournissant un structure logistique et une formation, jusqu’à ce qu’ils retrouvent un nouvel emploi. Des réseaux entre utilisateurs et vendeurs de force de travail (incluant les ménages et les organismes d’éducation et de formation) pourraient jouer un rôle important en réduisant le coût de ces opérations » (op.cit., p.36). Autrement dit, le projet autogestionnaire est à la fois « contre le marché du travail » et « pour la mobilité et la liberté de l’emploi » (Samary, 2000).
Elson est consciente du problème récurrent des incitations qu’auraient les entreprises, même (voire surtout) autogérées, à surestimer ou sous-estimer les coûts unitaires communiqués à la Commission des prix : « plusieurs mesures peuvent être utilisées pour se protéger des possibilités de désinformation : un corps d’inspecteurs bien équipé avec le pouvoir de saisir les comptes des entreprises ; l’exigence que les systèmes informatiques de gestion soient d’accès libre ; une série de mesures visant à rendre trop coûteuse la tenue de deux comptabilités ; et des mesures pour faciliter l’entrée de nouveaux producteurs et diminuer les possibilités de collusion » (op.cit.,. 39). Mais les institutions de cette économie tendent aussi à réduire les comportements opportunistes : « dans une économie où la possibilité de prendre des initiatives est largement répandue, et où il n’y a pas de marché des capitaux pour vendre et acheter des entreprises, il est plus probable qu’on reconnaisse les bénéfices mutuels du partage de l’information » (op.cit., p.43)
Pour Elson, les linéaments de cette socialisation des marchés sont déjà présents aujourd’hui : « ce système en réseaux inter-entreprises se développe dans les économies capitalistes, incluant non seulement des contrats à long terme pour certains produits mais aussi l’intégration de la conception et du développement » (op.cit., p.45). Les consommateurs joueraient un rôle actif dans la socialisation des marchés, grâce au développement d’un « commerce équitable » avant la lettre [25] : les associations non seulement informeraient les consommateurs de la qualité des produits, mais aussi de « la façon dont les biens et services sont produits, et leurs implications pour l’environnement.(...) Des biens produits dans des conditions de ‘bonnes pratiques’ (du point de vue écologique, ou de l’égalité de traitement, ou des conditions de travail décentes), pourraient être mis en évidence. Un syndicat des consommateurs éduquerait les ménages à prendre en considération toutes les implications de leurs achats, au delà de la recherche du meilleur prix pour satisfaire des besoins immédiatement ressentis » (op.cit., pp.40-41).
Elson tente donc d’ébaucher une société « où les biens sont échangés contre de l’argent mais n’ont pas de vie propre indépendante ; et où les personnes n’existent pas les unes pour les autres en tant que simples représentantes de marchandises » (op.cit., p.4). Bref, une société qui évince le fétichisme de la marchandise sans éliminer le marché. Mais à la différence des modèles de planification électronique qui supposent une éradication instantanée des mécanismes marchands, elle prend en compte de façon soigneuse (et même par certains côtés visionnaire) les évolutions réelles et potentielles des marchés capitalistes, pour montrer comment des inflexions importantes dans l’équipement institutionnel de ces marchés pourraient en développer des potentialités encore embryonnaires.
On peut toutefois repérer plusieurs faiblesses dans cette ébauche. Le problème des incitations des entreprises à communiquer au public une information fiable et exhaustive n’est pas traité de façon entièrement satisfaisante ; l’articulation n’est pas très claire entre la sphère des biens de consommation (où le marché, même socialisé, est libre et les producteurs rémunérés en fonction du surplus dégagé par leur entreprise) et celle des biens d’investissement (où il semble que les décisions soient prises centralement par le Régulateur et déterminées a priori).
Le modèle proposé par P.Devine (1988 ; 2002 [26]) apparaît de ce point de vue comme complémentaire à celui de D. Elson. Ce modèle « vise à prendre au sérieux à la fois l’expérience négative du modèle soviétique de planification administrative autoritaire et les acquis positifs des récents travaux de l’école autrichienne dans le débat sur le ‘calcul socialiste’ » (Devine, 2002, p.72). Il s’agit de viser une société « auto-administrée », « où les diverses associations volontaires constituant la société civile exercent un contrôle à la fois sur l’État et sur l’économie. Par rapport à l’économie, cela signifie que les citoyens librement associés, pas seulement les producteurs, décident de l’usage du potentiel productif social, plutôt que ceci soit déterminé par la coercition de l’ État ou celle des forces du marché » (op.cit., p.72).
Devine fait partie des socialistes qui prennent au sérieux les objections autrichiennes : « toute discussion d’une organisation économique socialiste doit aujourd’hui prendre en compte le travail théorique sur la nature de la connaissance associé au renouveau du débat sur le ’calcul socialiste’. Le point essentiel n’est pas seulement que les connaissance clés pertinentes pour les décisions économiques sont distribuées d’une manière ‘spécifique dans le temps et dans l’espace’ (Hayek, 1945), mais aussi qu’elles sont dans une large mesure tacite, acquises à travers l’apprentissage informel de l’individu ou du groupe. Ceci veut dire qu’une part importante de cette connaissance ne peut être codifiée et transmise mais doit être traitée par ceux qui la détiennent » (Devine, 2002, p.74).
Loin d’affaiblir l’idéal socialiste, cette analyse « renforce l’argument en faveur de la propriété sociale », définie comme « la propriété de ceux qui sont affectés par – ont un intérêt à – l’usage des biens en question ». La propriété sociale est justement « plus efficace que la propriété privée, publique ou coopérative, parce qu’elle permet que la connaissance tacite de tous ceux qui sont concernés soit utilisée dans le processus de négociation des décisions destinées à améliorer le bien-être social dans un contexte particulier » (op.cit., pp.74-75).
Cette conception de la propriété répond à une lacune du modèle d’Elson : l’intégration des parties prenantes extérieures à l’unité de production dans le cercle des propriétaires réduit drastiquement la possibilité de rétention d’information par les producteurs au détriment de la société. « Le principe de subsidiarité s’applique : la propriété sociale devrait être définie et les décisions devraient être prises au niveau le plus local et le plus décentralisé compatible avec la participation de tous ceux, et seulement ceux, qui sont affectés par l’usage des actifs, à la prise des décisions concernant ces actifs » (op.cit., p.75). Car – c’est l’une des leçons de l’expérience yougoslave - « la propriété sociale ne peut se gérer efficacement qu’à divers niveaux combinés » (Samary, 2000). Cette conception m’apparaît cohérente avec l’ émergence actuelle de mouvements sociaux favorables à la responsabilité sociale de l’entreprise ; ces mouvements, qui rassemblent des acteurs très divers, exigent en effet des entreprises qu’elles associent à leurs décisions importantes les acteurs sociaux directement concernés par les impacts de ces décisions.
La deuxième idée intéressante par rapport au schéma d’Elson concerne le processus (décisif du point de vue de la comparaison avec le capitalisme) de sélection des investissements. Devine introduit une distinction stimulante « entre échange marchand et forces du marché » : « l’échange marchand implique la vente / achat du produit des capacités productives existantes. Le jeu des forces de marché est le processus par lequel le capitalisme ou le socialisme de marché coordonnent les changements de la structure des capacités productives résultant de l’investissement ou du désinvestissement » (op.cit., p.76). Le modèle de Devine conserve « l’échange marchand » mais remplace les « forces du marché » par la « coordination négociée ».
On peut tenter de résumer la structure du modèle de Devine en quelques traits clés :
1) propriété sociale des entreprises par les travailleurs, les fournisseurs, les clients et usagers, les autres entreprises du secteur (représentés ou non par leurs associations professionnelles ou de consommateurs), les collectivités locales, l’État le cas échéant ;
2) détermination démocratique d’un plan national (part du PIB réservée à la consommation collective, à l’investissement dans chaque secteur...) ;
3) prix fixés par les entreprises (price makers) sur la base de leurs coûts et du taux de marge prévu nationalement : les choix des consommateurs dans les processus d’échange marchand informent sur l’adéquation des productions et de la demande et sur l’efficacité des différentes entreprises ;
4) l’autofinancement est interdit (les entreprises doivent amortir leur capital mais ne peuvent financer de nouveaux investissements) ;
5) les décisions d’investissement sont prises au niveau d’un secteur par des « Organismes de coordination négociée » qui prennent en compte ces informations quantitatives, les priorités des plans nationaux et sectoriels, et les « connaissances tacites » des parties prenantes (représentants des entreprises du secteur, collectivités territoriales, organismes de planification)
Par rapport aux modèles de socialisme de marché, le « plan participatif » de Devine répond à la question clé de l’incertitude radicale liées à la détermination marchande des décisions d’investissement en l’absence de marchés complets ; il y répond en remplaçant les « paris » nécessairement hasardeux et contradictoires des entrepreneurs non par un plan central détaillé, mais par un processus délibératif articulant grandes décisions nationales (et internationales) et décisions locales concernant non pas l’ensemble des décisions économiques, mais seulement celles liées à l’investissement nouveau. Il n’est donc plus question de référendum sur la couleur des chaussures (le consommateur dispose d’un revenu qu’il affecte librement à l’achat des modèles qu’il souhaite), mais d’un débat annuel, entre les parties prenantes concernées, portant sur la répartition des fonds d’investissement destinés par le plan global aux entreprises (établies ou souhaitant entrer sur le marché) du secteur de l’habillement.
Dans cette famille autogestionnaire, la « démocratie économique » de D. Schweickart (2002) introduit un mécanisme alternatif d’allocation planifiée du capital. La « démocratie économique » peut se définir par trois traits fondamentaux : l’autogestion des entreprises (mais avec propriété étatique), le jeu du marché pour la production courante, et surtout, le contrôle social de l’investissement. Comme Devine, Schweickart estime indispensable un contrôle social sur l’orientation de l’investissement. Les fonds pour des investissements nouveaux proviennent d’une taxe sur le capital et sont recyclés vers l’économie par un réseau de banques d’investissement publiques. Plus précisément, les fonds collectés par l’État sont attribués d’abord aux régions et aux communautés locales sur une base per capita, condition nécessaire pour assurer un développement régional équilibré. Chaque région repasse ces fonds à des banques publiques (la part attribuée à chacune étant évaluée en fonction de ses performances passées) ; enfin ces banques attribuent les dotations d’investissement aux entreprises qui proposent des projets économiquement profitables. Une priorité est accordée aux projets profitables qui accroissent l’emploi. A chaque niveau, national, régional et local, les élus décident quelle proportion du fonds d’investissement va être affectée à des dépenses d’investissement public, et quelle proportion va être transmise, sans pré-affectation, au niveau inférieur.
Conclusion
La typologie ici proposée ordonne les modèles de socialisme en fonction d’un critère essentiel, l’attitude par rapport aux mécanismes de marché. Les socialistes électroniques les rejettent sans ambiguïté, invoquant leur caractère intrinsèquement destructeur des solidarités sociales. Les socialistes de marché au contraire les jugent pour l’essentiel neutres, et leur confient le soin de gérer l’allocation des ressources et le développement économique à condition que les actifs soient équitablement répartis dans la société. Les autogestionnaires admettent les marchés comme un mal nécessaire qu’il faut « socialiser » ou contrôler politiquement, notamment en ce qui concerne les décisions de création et d’affectation du surplus social.
La discussion précédente montre que les socialistes « électroniques » ne respectent pas l’une des conditions essentielles du débat scientifique : tenir compte des arguments adverses et adapter argumentation et hypothèses en fonction de la dynamique intellectuelle des échanges. Ils se contentent de répéter le schéma de Lange, en y ajoutant des compléments, intéressants ou bizarres, mais qui ne permettent pas de sortir de l’impasse.
Dans le débat entre les deux autres courants, le critère discriminant est l’analyse des conséquences « culturelles » (comme disent Bowles et Gintis) de la logique des marchés. Les deux courants considèrent plan et marché comme des mécanismes complémentaires de coordination de l’économie. Mais les partisans du socialisme de marché négligent la réflexion sur les conditions sociales des efficacités économiques relatives du plan et du marché. Je fais l’hypothèse que cette efficacité relative dépend largement de l’état des rapports sociaux dans une société à une période historique donnée.
L’avantage comparatif du marché sur le plan vient largement de sa capacité à mobiliser une information que les agents économiques n’ont pas intérêt à communiquer. Prenons l’exemple des droits à polluer : l’information privée et asymétrique porte sur le coût réel de dépollution correspondant à un objectif fixé a priori (planifié) de décroissance des émissions. En émettant des droits à polluer et en laissant les entreprises se les échanger librement, le planificateur peut in fine, en observant les émissions d’équilibre, reconstituer quels étaient les coûts réels de dépollution des usines. Le marché aura produit « gratuitement » une information d’accès direct difficile (Gastaldo, 1992).
Cet exemple fait ressortir clairement un résultat plus général : plus les comportements sont strictement individualistes et opportunistes, plus les agents suivent uniquement leur intérêt égoïste de court terme, et plus le marché est préférable au plan. En revanche si les patrons étaient animés du souci du bien commun, ou (plus probablement !) s’ils subissaient les pressions d’associations écologistes, si le planificateur pouvait s’appuyer sur les syndicats des usines en question, si les travailleurs et ingénieurs de ces usines refusaient d’occulter les informations importantes pour la collectivité, le plan serait un outil beaucoup plus direct et efficace pour atteindre l’objectif de réduction des émissions. Autrement dit l’efficacité relative des mécanismes de marché s’élève avec le degré d’opacité sociale, liée aux comportements stratégiques égoïstes des détenteurs de ressources.
La mondialisation de la concurrence et la déréglementation renforcent cette opacité et affaiblissent encore les capacités de coordination et d’intervention des États. Les dirigeants d’entreprise occultent encore plus les informations vitales pour ne pas en faire bénéficier leurs concurrents ou l’État. Ils dissimulent leurs stratégies d’investissement, leurs projets d’innovation, leurs capacités réelles, etc. L’horizon des prévisions se raccourcit, les erreurs se multiplient. L’hypertrophie de la finance introduit une instabilité profonde et d’énormes distorsions dans l’évaluation des performances réelles des entreprises.
Comme Stiglitz l’a montré, le marché peut être un puissant producteur d’informations s’il est correctement régulé. Mais ces informations reflètent, et en retour permettent de reproduire, voire d’aggraver, la distribution inégale des ressources et des pouvoirs dans la société. Les versions modernes « socialisme de marché » est que les institutions qu’il propose ne développent pas une dynamique de dépassement positif de l’atomisation sociale. Partant du constat - actuel - que les individus sont égoïstes et opportunistes, ce qui rend économiquement incontournable le recours aux marchés, ces modèles tentent de la concilier avec un projet de société plus juste ou moins inégalitaire. D’où la multiplication de règles plus ou moins arbitraires (ainsi l’existence de deux monnaies étanches chez Roemer) dont il est difficile de voir qui va les faire respecter dans une société dont la logique d’action quotidienne est la lutte concurrentielle. L’idée des socialistes de marché est que la loi et le plan indicatif viendraient en permanence corriger les déviations, freiner la re-concentration des ressources, influer sur les décisions par le jeu des taux d’intérêts ou de la fiscalité [27].
Mais il est probable qu’existe une contradiction insurmontable à terme entre un système productif où jouent à plein la concurrence et la lutte de tous contre tous (même « autogérés »), et un système politique démocratique qui reflèterait réellement les intérêts sociaux. Il faut « penser simultanément l’économique et le politique en respectant l’unité des individus qui, quant à eux, y sont bien insérés d’un seul tenant » (Théret, 1991). Il ne paraît pas possible de penser un système post-capitaliste viable où la dynamique fondamentale des rapports de production pousserait à la concentration et à la reconstitution de facto du capital, et ne serait contrebalancée que par une intervention publique socialiste. Il fait peu de doute que les « forces du marché » pénètreraient progressivement les instances politiques, pour s’en emparer finalement. C’est dans la dynamique même des rapports sociaux de production que doit se construire le socialisme, par l’extension permanente des relations de coopération et de transparence, et le dépérissement corrélatif des marchés et plus fondamentalement des rapports de production capitalistes.
L’objectif central des institutions économiques post-capitalistes devrait être de promouvoir le dépérissement des comportements opportunistes et égoïstes : évidemment pas par la répression ou le contrôle idéologique, mais en encourageant les comportements coopératifs et la prise en compte mutuelle des intérêts des parties prenantes aux décisions. La nature des innovations institutionnelles pertinentes sera déterminée par la propre dynamique du mouvement social. C’est pourquoi il est largement vain de vouloir préciser dès aujourd’hui, comme le font certains auteurs, des mécanismes très détaillés. Mais il demeure utile de réfléchir au type d’institutions et à leur articulation qui permettraient de d’établir une dynamique d’évolution des rapports sociaux dans le sens d’un renforcement des tendances coopératives et civiques.
Dans ce débat c’est Elson qui a défini de la façon la plus claire à la fois la nature d’une économie socialiste : « un processus de coordination qui permette d’éviter le chômage et l’inflation, tout en conduisant à des gains de productivité et à la satisfaction des besoins des gens » ; et la direction pour y parvenir : non pas l’abolition des mécanismes de marché, mais leur dénaturation et dépérissement progressifs, dans un processus de très longue durée non exempt d’avancées et de reculs, par la banalisation des comportement coopératifs et l’extension du domaine de la gratuité. L’efficacité et l’utilité de la planification ne sauraient donc que croître à mesure que l’on avancera dans cette direction. Il ne peut s’agir que d’un long processus de transformation en profondeur des modes de socialisation et des identités. L’ « homme nouveau » ne naîtra pas dès la révolution, aussi nécessaire soit-elle. Il faut voir la société socialiste comme une société conflictuelle, où les managers même élus tendront toujours à s’autonomiser, où l’État même démocratique tendra toujours à se bureaucratiser, et où les collectifs de producteurs et de consommateurs tendront toujours à une vision corporatiste ou localiste. La perspective du communisme et de l’abondance - l’abolition des rapports marchands - peut rester un objectif de très long terme (une « utopie ») : elle n’est pas un obstacle à la réflexion sur les moyens de faire tenir debout une société qui, bien qu’imparfaite, définirait consciemment et collectivement ses propres objectifs.
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