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Limite : une revue conservatrice, mais pas d’extrême-droite

La revue Limite fait beaucoup parler d’elle, énormément, même, en regard d’une diffusion qui demeure restreinte, de l’ordre de quelques milliers d’exemplaires. Pourquoi ? Reprenons depuis le début. Nous ne reviendrons pas sur ce qui est connu : la filiation de la « Manif pour Tous » (2013) [1] ; de là un mouvement, les Veilleurs (2013) ; la publication de l’Encyclique Laudato Si par le pape François (18 juin 2015), légitimant une écologie catholique ; une soirée de lancement (5 septembre 2015), ne comprenant semble-t-il que des personnalités se situant à droite [2] ; le tout dans un contexte de montée en puissance du « conservatisme », au travers de candidats (F. Fillon) ou de personnalités intellectuelles et médiatiques (Eugénie Bastié, Laetitia Strauch-Bonart [3], Chantal Delsol notamment, la traduction en français de Roger Scruton [4]. Le renouveau conservateur a été aperçu, du côté académique [5]. Nous commencerons par revenir sur le livre souvent présenté comme fondateur, Nos Limites (2014) [6], qui se prolonge dans Radicalisons-nous (2017) [7], avant de nous intéresser à la revue, dont nous soulignerons l’ambiguïté, que Paul Piccarreta comprend comme une ouverture ; de là nous nous intéresserons à ce que « conservateur » signifie, pour marquer les continuités et les différences, ce qui nous conduira à faire l’hypothèse que le succès de Limite tient aussi à la remise en selle d’idées un temps considérées comme dépassées, ce que Pascale Tournier illustrait par le titre de son livre (« Le vieux monde est de retour »), et pas seulement à Laudato Si, à la Manif pour Tous et à l’actualité nouvelle des questions écologiques, dans des consciences jusque-là assez étrangères à la thématique. Car en dépit du caractère composite de son comité de rédaction, rien n’indique clairement que Limite joue un rôle central dans l’écologie politique, ni même dans cette écologie politique chrétienne qui se revendique de « l’écologie intégrale ».

Nos Limites

Volonté de « radicalité », critique de la mode, du consumérisme, souci de la biodiversité, de l’oligarchie, du libéralisme, soutien aux AMAP, SELS, solidarité affichée avec les banlieues, soutien aux zadistes de Notre-Dame-des-Landes : Nos Limites semble à première vue très à gauche. D’autant que figurent parmi les auteurs cités Marx, Gramsci, Anders, Michéa, Foucault, Jacques Généreux ou Jacques Testart. Mais le propos ne s’en tient pas là. L’ensemble est dominé non par l’écologie mais par un « besoin d’enracinement », compris suivant le triptyque famille, religion, nation, en tant que cercles concentriques ayant chacun leur poids propre, suivant les mots de l’auteur (p. 62). Côté social, rien de très précis, sinon un souci de l’exclusion, et non de l’égalité sociale ; parmi les solutions citées, le réseau Espérance banlieues, financé par les grands groupes du CAC40 [8], dont le projet n’est pas celui de Montessori ou de Freinet [9], ni même de l’école républicaine : il est de restaurer l’autorité des parents et des professeurs [10]. La radicalité renvoie quant à elle à la recherche… de racines ; en effet, « l’homme ne s’improvise pas » disent les auteurs en citant Renan, Qu’est-ce qu’une nation ? ; « il a besoin d’enracinement et de fidélité, de normes intelligibles et fermes, pour n’être pas fétu balayé par le vent » (p. 13). S’en suit une longue critique des méfaits du capitalisme et de la technologie. Le livre retient de Michéa la dénonciation du libéralisme productiviste et consumériste, qu’ils trouvent également chez Houellebecq ou chez le théoricien communiste Michel Clouscard, qui a conceptualisé la catégorie honnie : les « libéraux-libertaires » [11]. Le livre est dédié « au Veilleur inconnu » et lance un message en Introduction : « faire valoir l’héritage reçu indivis ». L’émancipation est jugée « improbable » (p. 46) ; les auteurs soulignent les effets fragilisateurs de politiques émancipatrices, coupables de cacher la main de l’État. Ils prennent à partie Vincent Peillon et la filiation assumée de sa politique avec la révolution française [12] « et donc » avec Robespierre, qui fait figure ici de repoussoir absolu, incarnant le totalitarisme et la table rase destructrice des traditions ; une figure jugée émerger inéluctablement à l’issue de toute tentative d’auto-construction de l’être humain par lui-même. « Emancipation : changement de tutelle, de la tyrannie d’autrui au despotisme de soi-même » disent les auteurs en citant Ambrose Pierce et son Dictionnaire du diable (1911) ; c’est une folie des grandeurs qui s’achève le plus souvent en « spectacle de désolation » (p. 80) et cela vaut tout autant pour l’émancipation libérale que, on le devine, pour les expériences socialistes ou soviétiques qui, suivant leur lecture de Michéa, ne sont que des expériences libérales conduites jusqu’à leur terme. Quelle est l’alternative ? La vertu, la common decency, comme le suggère Michéa, qui vient organiser les atomes individuels, les rassurer, les protéger ; la vertu est comprise ici comme la religion et les mœurs du « pays réel », qui doivent être respectées par l’État, et non réorganisées. L’enjeu, c’est le maintien des frontières, et non de les « chasser » (p. 55), à l’instar des libéraux : frontières de genre, entre hommes et femmes, entre hommes et animaux (antispécisme), entre le marchandisable et l’inaliénable. La position est claire : « ce qui cause la guerre, ce n’est pas la frontière, c’est son franchissement brutal. Respecter l’altérité, c’est accepter l’incomplétude de sa propre identité. C’est donc reconnaître sa dépendance et sa relativité, c’est-à-dire son besoin d’appartenir à une communauté elle-même circonscrite » (p. 60).
Les auteurs « de gauche » sont solidement épaulés par des auteurs de droite : Céline, Renan, Bernanos ou encore Chantal Delsol, qui a récemment préfacé La clameur de la Terre – les leçons politique du Pape François du royaliste Frédéric Rouvillois [13], solidement ancré dans des limites érigées en rempart contre le « tout est possible » moderne, c’est-à-dire libéral. La lecture que Bès, Rokvam et Durano dont des auteurs de gauche est très orientée. De Gramsci le livre ne retient que l’enjeu de la bataille culturelle ; de Michéa l’indistinction entre libéralisme économique et libéralisme culturel et politique, et la nécessité de la vertu entendue comme religion ou comme lien « à un pays, à sa terre et à sa culture » (p. 39) ; de Debray, le titre du livre et l’éloge des frontières, passant sous silence la dimension relationnelle soulignée par le philosophe [14] ; de Charbonneau les auteurs ne retiennent que l’évidence partagée d’un couple formé d’un homme et d’une femme, à une époque à laquelle les questions de genre ne se posaient pas ou de cette manière, et sans préciser que son ami Jacques Ellul a défendu un centre médical permettant l’avortement et qu’il a soutenu la PMA [15], en dépit d’opinions personnelles ancrées dans la religion [16] ; enfin une Simone Weil assez différente de celle présentée par Geneviève Azam et Françoise Valon [17]. D’où des auteurs centraux qui ne sont pas très à gauche, sans être non plus très à droite : G.K. Chesterton (1874-1936), auteur de romans, ayant notamment inspiré le Monde de Narnia, se réclame certes du socialisme mais d’un socialisme « bleu » parfois classé à droite, nous y reviendrons ; quant à Frédéric Ozanam, son discours social s’accommodait d’une vision considérant le socialisme séculaire comme une série « d’erreurs » que seul le christianisme était à même d’éviter [18].
Radicalisons-nous (2017) ajuste un peu le tir. L’auteur répète que l’enjeu n’est pas la table rase, jugée être « à la mode » au travers du libéralisme et de la technologie, bref on retrouve tous les propos du premier livre ; mais il ajoute que l’enjeu n’est pas non plus l’idéalisation d’un passé révolu, par exemple celui d’une France éternelle (p. 15). Le réenracinement est désormais présenté comme l’une des conditions de l’émancipation (p. 22) ; celle-ci étant toutefois comprise comme « la conviction que l’identité bien comprise, fondée sur la mémoire des origines, [n’est] pas facteur d’aliénation, mais plutôt condition de la liberté » (p. 22). Suit une éloge du légume et de l’arbre en tant que formes enracinées de mobilité. Simone Weil à nouveau est mise en avant au motif que l’enracinement est pour elle « affaire de coopération entre les individus et les milieux avec lesquels ils interagissent » (p. 30). « Que nous le voulions ou non, nous sommes tous des héritiers » (p. 31). Le monde-verger est opposé au monde-marché (p. 59). Dans un livre qui parle principalement d’identité, et bien peu d’écologie, l’auteur suggère de prendre au sérieux le « on est chez nous », tout en dénonçant « les dérives xénophobes », il estime qu’ « on devrait prendre la mesure de ce retour, sur la place publique, d’une exigence collective. Exigence qui ne saurait se satisfaire de l’invocation d’un nous à l’échelle du monde : la « famille humaine » est une réalité profonde mais quelque peu abstraite » (p. 71). Bès voit l’issue dans une synthèse des trois courants jugés pertinents par l’altermondialiste Aurélien Bernier, pourtant peu suspect d’être chrétien : le souverainisme, l’altermondialisme et la décroissance ; dans le même temps Bès ne s’attarde que sur le premier des trois. Et de nouveau, une dénonciation de la technologie, violant la culture, au sens de l’agriculture.
Que conclure ? A l’évidence la position de Bès n’est pas de gauche. La tradition, à gauche, n’est pas évoquée en elle-même, sous le signe de la répétition, mais dans la mesure où elle recèle des ressources pour l’émancipation, concept qui n’est pas manié en ajoutant force de précautions, puisque c’est le coeur, au contraire d’une pensée de gauche. Nous ne sommes pas à l’extrême-droite ni dans une pensée réactionnaire pour autant : l’auteur défend la démocratie et certains aspects de la modernité.

Limite, la revue : un objet plus complexe qu’attendu

Quid de la revue ? Elle est fréquemment perçue comme s’inscrivant dans la lignée des thèses qui viennent d’être présentées, voire plus à droite encore, certains journalistes parlent de « droite dure » [19] [20]. Les filiations avec la Manif pour Tous et la présence même temporaire de certains membres (P. Piccarreta, J. de Guillebon) dans la revue L’Incorrect, d’extrême-droite, est soulignée. Une webographie rapide des participants actuels (suivant la composition du comité de rédaction détaillée sur le site web [21]) montre cependant une complexité inattendue. Trois personnages intriguent : Kevin Victoire, Ludovic Alidovitch et Paul Piccarreta, le rédacteur en chef, dont Pascale Tournier avait souligné l’ancrage à gauche [22] et qui se dit proche du Fakir et de Ruffin, dès le numéro 1, et affirme soutenir des associations comme Attac [23]. Ses origines plaident en sa faveur, modeste et en partie nord-africaine. C’est un converti. Dans un entretien avec l’auteur de cet article, il admet des erreurs, L’Incorrect ou le passage chez Alain de Benoist, qui l’ont « blacklisté » à gauche, alors qu’il se sent de gauche. Il fait état d’une lassitude des débats à gauche, jugés identitaires et nombrilistes, et voudrait que la revue permette de se frotter aux conservateurs, ce qui suppose donc de ne pas les faire fuir dès la page de couverture. Victoire et Alidovitch font partie de la revue Le Comptoir, qui se définit comme socialiste et populaire, et reprend de Michéa le thème d’une gauche ayant quitté le socialisme de la lutte des classes au profit des questions sociétales ne concernant que des minorités. Bien qu’étant passé chez Soral [24], les positions d’Alidovitch sont clairement de gauche, se structurant en un socialisme mâtiné d’un islam réduit au minimum, sur le plan doctrinal, dans la veine mystique, soufie ; il se dit proche de Tareq Oubrou. Car oui, Alidovitch, dans cette revue catho, est musulman. La revue a évolué, souligne Piccarreta ; certains fondateurs tels Jacques de Guillebon sont partis vers L’Incorrect [25] ; Eugénie Bastié ne dirige plus la rubrique « politique ». Le souci est de porter la parole écologiste et sociale du côté des conservateurs, et avec une certaine réussite, d’après lui. Soit. Mais comment l’objectiver, comment avoir les preuves ? Combien de convertis ? Les propos sont plus hésitants. Alidovitch est un exemple de « transfuge », en effet. Mais transfuge de quoi à quoi ? L’écologie, dit-on, est centrale ; elle est pourtant assez accessoire dans les livres de Bès, dont le mode de vie par contre est clairement décroissant (pas de frigo) ; la revue elle-même est à tonalité décroissante mais elle se montre bien moins centrée sur le sujet que La Décroissance ou Silence. C’est l’anticapitalisme et la critique du marché qui dominent. Que penser de l’exemple du Réseau Espérance vanté par Bès, financé par le CAC 40 ? La revue laisse coexister des positions contradictoires, me dit-on. Mais le problème alors, est de savoir ce qui est vraiment retenu à la fin.
Continuons le tour de table. Max-Erwann Gastineau, ancien cadre bancaire et attaché parlementaire d’un député LR, fait dans le numéro 5 l’éloge des préjugés. Le socialisme mis en avant dans le numéro 1 est celui de Philipp Blond ou celui de G.K. Chesterton, anti-étatiste mais admettant très bien l’économie sociale et solidaire, à fondement chrétien. Philippe Maxence affirme dans son Introduction au Plaidoyer pour une propriété anticapitaliste de G.K. Chesterton (1926) que « pour sauver la propriété, nous devons la redistribuer, presque aussi rigoureusement et complètement que le fit la révolution française » [26]. Vraiment ? Limite ne soutient pas explicitement ce genre de position, pourtant. Elle se tient loin de la politique politicienne, me dit-on, nous sommes dans la guerre culturelle. Certes mais sur un point clé tel que la propriété, la guerre culturelle est-elle superflue ? Les chroniques de Kevin Victoire sont signalées comme marquant l’ouverture à gauche de la revue. Elles portent principalement sur les faits d’armes des révolutionnaires, tels la guerre d’Espagne (no 2). Le problème est qu’elles sont ambiguës : elles peuvent être comprises comme portant un regard authentiquement révolutionnaire ou comme soulignant l’échec de toutes les tentatives d’émancipation, même si ce n’est pas l’intention de leur auteur ; on retrouve alors la thèse proposée par Bès du caractère vain et même contre-productif de l’émancipation. Dans un entretien avec l’auteur de ces lignes Kevin Victoire assure que ce n’est pas son état d’esprit ; Le Comptoir est d’ailleurs peu ambigu, et clairement de gauche ? Mais que conclure à propos de Limite ?
Dans le numéro 2 Jacques de Guillebon explique ce qu’est l’anarchisme chrétien : l’autogestion « surélevée par la grâce divine ». La Loi divine est donc le fondement de cette « autogestion » qui n’en est plus vraiment une, dès lors, du moins pour un regard de gauche. Une autogestion à fondement de loi divine ? Mais là encore les choses sont complexes : Guillebon, actuel soutien de Marion Maréchal, fut un temps à Témoignage Chrétien, organe bien connu des chrétiens de gauche dont de nombreux observateurs estiment qu’ils ont disparu, soit parce qu’ils ne sont plus réellement chrétiens, soit parce qu’ils sont retournés du côté conservateur, soit parce qu’ils sont éparpillés et non visibles comme tels. Yann Raison du Cleuziou penche en partie pour la troisième explication : il souligne que les catholiques restent largement engagés dans l’action sociale, bien qu’ils soient moins visibles [27]. Dans le numéro 10 Corine Pelluchon et François-Xavier Bellamy, encore peu connu, se montrent largement d’accord entre eux. Dans le no 9 Gastineau défend la politique d’Orban, famille, métier, région, patrie ; Jacques Dewitte explique qu’il faut lire Hans Jonas comme incarnant le scepticisme miséricordieux face à l’appât de l’utopie. Dans le numéro sur le socialisme Gastineau souligne le triple héritage des SCOP : les corporations, la pensée libertaire et syndicaliste, et la doctrine sociale de l’Église (la Tour du Pin etc.). On retrouve le socialisme bleu encore appelé « red tory », compris comme faisant écho à Orwell, « l’anarchiste Tory » de Michéa [28] Interrogé dans le no 11 par Gastineau John Milbank leader de ce courant explique le sens de son combat au sein du Labour britannique, avec qui il n’a guère d’accointances pourtant : le « socialisme » « conservateur » est anglican et accorde un rôle fondamental à la religion, il défend la primauté de la famille hétérosexuelle et un esprit aristocratique. Chesterton revient souvent, tous comme Jacques Ellul et Bernard Charbonneau, avec l’idée d’une troisième voie entre capitalisme et socialisme d’État.
Dans le numéro 12 les Amish sont présentés comme égalitaires parce que les écarts de revenus sont limités ; rien n’est dit sur les autres aspects de leur mode de vie, nettement moins égalitaires : tout est codifié par la religion, le costume, le rôle des sexes ou encore les techniques utilisées. Pierre Jova évoque les migrations et la nécessité de l’hospitalité mais explique à plusieurs reprises que nous ne pourrons accueillir plus de migrants que si notre identité était plus claire [29]. Johannes Herrmann, compagnon de Mahaut Herrmann en charge des pages « social », se montre très à gauche dans un entretien avec l’auteur de ces lignes, s’accordant avec l’idée de mettre les pauvres au pouvoir, en accord avec « l’option préférentielle pour les pauvres » et la doctrine sociale de l’Eglise, en soulignant l’importance à ce qu’ils ne soient pas manipulés par les élites en place ; mais il explique aussi ne pas écrire dans la rubrique « politique » de la revue, se jugeant peu compétent, et il se rattache finalement à la perspective de Chesterton, dont on ne sait si elle relève de l’égalité ou de la charité. L’ambiguïté demeure. Évidemment dans Limite les articles défendant une politique sociale sont rarissimes, sans doute parce que ce serait verser dans la politique politicienne. Le site Atlantico dit de Mahaut Herrmann qu’elle « est une blogueuse catholique et écologiste, issue de la gauche, qui a pris ses distances avec sa famille politique d’origine sans pour autant passer à droite » [30]. Les autres pigent à Causeur, Valeurs Actuelles, La Croix, Atlantico : rien de très à gauche, sauf Le Comptoir ; rien de très à droite non plus. La revue donne effectivement à voir une diversité de voix, ainsi quand Eugénie Bastié qui veut voir dans Mai 68 l’origine de tous les maux contemporains est contredite par J.-M. Le Goff (no spécial Nous sommes révolutionnaires malgré nous) ; ou quand elle essaie de convaincre Natacha Polony qu’elle se situe avec elle du même côté conservateur, ce que celle-ci dénie, à juste titre, puisqu’elle est souverainiste de centre-gauche. On trouve des reportages très positifs sur les écoles Montessori (no 9), la théologie de la libération (no 8), les Fralib (no 8). Alors que conclure ? Autogestion pour tous ?

Un retour du conservatisme

Comment expliquer le succès de la revue ? Ce n’est pas seulement Laudato Si, même si l’Encyclique a indubitablement joué un rôle dans un renforcement de la préoccupation écologiste catholique. Le succès de la revue tient en partie au renouveau d’un conservatisme assez inattendu, surtout en France, dans la mesure où l’étiquette est commune dans d’autres pays ; un renouveau qui poussa François Fillon à se définir conservateur, et Laurent Wauquiez à solliciter François-Xavier Bellamy pour les Européennes. L’échec de la manœuvre montre que ce phénomène reste en réalité assez secondaire, dans la vie politique. La facilité avec laquelle le mariage pour tous est entré dans le quotidien français est un autre exemple de méprise des conservateurs, quant à l’état réel de la société. La lecture conservatrice faite de Michéa, voire parfois avalisée par Michéa lui-même, conduit à ne pas faire de la common decency un conservatisme atavique du peuple, mais une forme de dignité fondée sur l’égalité. Le renouveau conservateur, bien que s’avérant finalement très limité, était inattendu, aussi bien sur la scène politique qu’académique. Olivier Nay renvoie cette catégorie à la période précédant la seconde guerre mondiale, comme si elle avait disparu depuis [31]. Une diversité de contributions ont pourtant remis la catégorie dans le débat : sur des plans différents, Roger Scruton, Laetitia Brauch-Bonart, Eric Zemmour ou encore Eugénie Bastié, un temps élevée au rang d’égérie conseratrice, par ses adversaires [32]. De quoi s’agit-il ? D’un conservatisme réactionnaire, contre-révolutionnaire, dont René Rémond, suivant sa typologie des droites en France qui s’est imposée avec le temps, estimait encore récemment qu’il avait disparu [33] ? Ou d’un conservatisme d’un nouveau genre, comme celui de Philippe Labrecque pour qui le conservatisme, c’est « une société où les femmes ont les mêmes chances que les hommes » [34], propos pour le moins surprenant ? Et que dire de Laetitia Strauch-Bonart qui soutient que le conservatisme c’est le progrès [35] ? Tout cela est bien confus.
Revenons aux fondamentaux. Qu’est-ce que le conservatisme ? Le mot est lié au nom de Chateaubriand qui fut l’animateur du Conservateur, un journal royaliste diffusé au lendemain de la révolution française. Les conservateurs sont traditionnellement Bonald et De Maistre, plus secondairement Burke qui était plus libéral. Karl Mannheim donne une définition contestable mais très connue, et utilisée notamment par le sociologue Gaël Brustier, spécialiste du catholicisme, ce qui témoigne d’une actualité [36]. Le conservatisme est dépeint comme une idée spécifiquement moderne, distincte du penchant traditionaliste jugé universellement présent chez les individus, qui désigne une hésitation face au changement. Pour Mannheim, le conservatisme ne se comprend que dans le cadre de la modernité comprise comme une période de changement rapide et comportant une forte différenciation sociale (division du travail, émergence de l’État-nation). Le conservatisme « non romantisé » [37] a son point de départ dans un concret ; il refuse l’abstrait et le possible pour se concentrer sur l’ici et maintenant ; son vécu de la propriété est celui d’un prolongement de la personne ; la liberté est comprise sur le mode de la coexistence d’êtres différenciés et nullement égaux [38] ; elle est issue des agencements du passé. L’adversaire du conservatisme est le libéralisme, explique Mannheim, porteur d’un regard tourné vers l’avenir en tant qu’ouverture et monde de possibles ; une liberté égalitaire et pour ainsi dire révolutionnaire, ce que Marx mettait d’ailleurs en avant dans le Manifeste à propos du capitalisme. D’où un conservatisme facilement anticapitaliste, mais pas socialiste ni communiste pour autant. Le conservateur déteste l’indifférenciation et l’abstraction : il aspire à ce que les rôles et entités du monde soient définis de manière stable et évidente pour tous ; il craint plus que tout « la confusion », propice à l’anarchie c’est-à-dire au chaos. Il rejoint sur certains points les anciennes formes de conservatisme. Pour De Maistre, la religion jouait déjà un rôle déterminant dans l’établissement de l’ordre : « la nature du catholicisme le rend l’ami, le conservateur, le défenseur le plus ardent de tous les gouvernements » [39]. La religion fournit des principes si supérieurs qu’un simple individu ne songe pas à les remettre en cause : elle est donc l’instrument politique par excellence. Aux idées républicaines Bonald oppose l’unité du pouvoir ; à la souveraineté du peuple, la souveraineté de Dieu ; aux Droits de l’Homme, ses devoirs. Société domestique et société publique sont homothétiques car la seconde « n’est en définitive que la continuation et le développement de la famille ». Celle-ci est organisée en trois fonctions : le pouvoir, le ministre, le sujet. Le pouvoir est paternel. Il est un (et non deux) ; perpétuel (l’enfant reste mineur) ; indépendant (des autres membres de la famille, car s’il était dépendant il ne serait pas pouvoir) ; définitif (sans cela il serait dépendant). Ses fonctions sont de juger et de combattre les obstacles à la conservation. Le ministère est maternel. Elle est le moyen du pouvoir ; elle a deux fonctions : obéir et commander, recevoir et transmettre. Par « la délicatesse de ses organes, l’irritabilité de ses nerfs, la mobilité de son humeur », « on pourrait l’appeler homme-enfant » [40]. Le sujet a un seul devoir : écouter et obéir. La démocratie est donc le régime le plus dangereux : c’est le gouvernement de tous, qui mène à la confusion des fonctions. « La démocratie est le gouvernement des faibles, puisqu’il est le gouvernement des passions populaires ». Elle éveille partout l’ambition (Bès de Berc dirait : le caprice), puisqu’elle ouvre les places à tous ; elle apporte donc le malheur au plus grand nombre, là où la monarchie n’excluait personne. « La société existe : elle est donc dans la nature de l’homme ; les lois de son existence sont nécessaires, comme la nature de l’homme » ; à l’opposé un système fondé sur des raisonnement peut être détruit par d’autres raisonnements, car ce sont des abstractions, qui affaiblissent l’autorité. « La société est donc la réunion des êtres semblables par des lois ou rapports nécessaires, réunion dont la fin est leur production et leur conservation mutuelles ». Joseph de Maistre acquiesce : « ce qu’il y a de plus admirable dans l’ordre universel des choses, c’est l’action des êtres libres sous la main divine. Librement esclaves, ils opèrent tout à la fois volontairement et nécessairement : ils font réellement ce qu’ils veulent, mais sans pouvoir déranger les plans généraux. Chacun de ces êtres occupe le centre d’une sphère d’activité dont le diamètre varie au gré de l’éternel géomètre, qui sait étendre, restreindre, arrêter ou diriger la volonté, sans altérer sa nature » [41].
Le conservatisme peut être révolutionnaire au sens d’une action brutale contre l’ordre établi ; il peut soutenir les grèves, en cas de ce qu’il considère comme un danger grave pour l’ordre commun. Maurras et l’Action Française ont montré la voie, accordant une large place à la question sociale, par souci de contenir les divisions nationales. A la suite d’une grève en 1908, Clemenceau envoie la troupe, qui fait trois morts, et huit militants de la CGT sont arrêtés ; Maurras s’indigne contre la droite orléaniste (libérale) : « quand elle raisonne sur les ouvriers, la bourgeoisie pense et parle comme elle reproche aux ouvriers de vivre ; elle divague sans souci du lendemain, sans prévoyance » [42]. On crie à la guerre sociale, dit Maurras : c’est la guerre civile plutôt ; l’ouvrier désespéré ne pourra plus se figurer son lendemain que « comme la conquête de ce que vous nommez votre bien, et de ce qu’il appelle instrument de sa production » [43]. Anticipant la technocritique de Limite, Maurras met en garde contre l’utopisme apporté par l’industrie : face à la perspective de « villes volantes », un risque existe de « considérer le progrès industriel comme une sorte de rédempteur […], nous exempterait peu à peu de tous les maux et procurerait le bonheur » [44] ; pourtant « les progrès, loin de nous délivrer de notre condition, la précisent en la compliquant ». Au tournant du siècle Maurras est fédéraliste, soulignant le lien fort qui existe selon lui entre monarchie et décentralisation, et suggérant que la démocratie conduit nécessairement à l’expansion de l’État [45]. La décentralisation permet un regain de vie organique, au plus près des modes de vie locaux, qui sont pluriels. « On ne rétablira chez nous une autorité permanente, un pouvoir central durable, responsable et fort, qu’au moyen de libertés locales très étendues » [46]. Maurras s’écarte explicitement des lectures de Proudhon qui ancrent le fédéralisme dans les caprices de la volonté, « accroché à l’aile des coucous et à la fantaisie des nuages, comme la ville imaginaire d’Aristophane » ; il oppose « une conception plus terrienne d’une part, et d’autre part, ethnique » [47], à la suite de Barrès [48].
Le destin de Maurras est paradoxal. L’apogée de l’Action Française est atteinte en 1917, avec la lutte pour la victoire et la menace de la révolution russe. En 1923 elle compte encore 30 000 adhérents, 45 000 abonnés et 100 000 exemplaires vendus ; tous ne sont pas royalistes. Georges Valois représente l’aile sociale, avec Georges Sorel ; puis Valois fonde son propre parti : le Faisceau, qui se pose en rival. L’AF est condamnée par Pie XI en 1926, au motif de l’usage instrumental qu’elle fait de la religion (qui sert à maintenir l’ordre). Le mouvement perd la moitié de ses soutiens. Une partie de l’AF (Drieu de la Rochelle, Brasillach) devient fasciste. Entre 1935 et 1939 Maurras soutient Mussolini et définit le fascisme comme « un socialisme affranchi de la démocratie » [49]. Les partisans de l’AF furent de parfaits munichois. Pétain cherche à mettre en œuvre une « Révolution nationale » d’inspiration maurrassienne [50]. Mais le régime de Vichy est tout sauf terrien et décentralisé, il est étatique et modernise à tout va ; il garde cependant l’inspiration corporatiste et religieuse. Le parlement ne joue plus aucun rôle, et la religion catholique a désormais droit de cité dans les affaires publiques, en particulier en matière d’éducation (associations de jeunesse et écoles) ; les adversaires de 1789 exultent [51]. Cependant la politique de Vichy fut une sorte révolution culturelle, avec sept points plus particulièrement significatifs : « le rejet de l’individualisme, le refus de l’égalitarisme, une conception très fermée du nationalisme, un projet de rassemblement national, la défiance à l’égard de l’industrialisme, l’anti-intellectualisme, le refus du libéralisme culturel » [52]. L’esprit de jouissance est condamné, ainsi que les bals ; la place de la femme est au foyer, l’avortement et l’adultère sont sévèrement réprimés. Vichy invente la modernisation planiste [53], sans réellement de résultats concrets [54]. Il gouverne peu et mal ; la production législative prolifique engendre de multiples conflits de compétence.
Gaultier Bès de Berc et ses amis ne reprennent certes pas toutes ces propositions. L’antisémitisme est absent, tout comme le royalisme. Marianne Durano travaille, par exemple, elle bénéficie donc des acquis de Mai 68, à l’opposé du rôle de « bobonne à la maison » promis par le programme de François Fillon. Mais bien d’autres idées conservatrices classiques résonnent avec les positions de Limite, et plus encore des auteurs de Nos Limites : la décentralisation, les communautés organiques, l’importance de la dimension sociale, entendue comme nationale, voire un brin de provocation maurrassienne. Mayeul Jamin, un membre du comité de rédaction qui se présente comme ébéniste, présent aussi Boulevard Voltaire, où l’on trouve des climatosceptiques résolus, décrit son engagement dans la ZAD de Notre-Dame-des-Landes [55] ; parmi les liens sur son site un certain « Kikmonskov » qui affirme ceci : « Je sais bien enfin qu’un certain nombre d’entre eux ne voudraient pas de moi sur place et n’hésiteraient sans doute pas à me virer parce que je suis un sale facho. N’empêche : dans le fond, le monde que la Zad cherche, c’est un peu celui que je cherche aussi. Le monde auquel la Zad s’oppose, c’est presque entièrement celui auquel je m’oppose aussi » [56], avec, dans la marge du blog à droite, un seul penseur politique cité : Maurras. Frédéric Rouvillois, dans ses Leçons politiques du pape François, n’hésite pas à voir en Maurras le fondateur de l’écologie politique, au travers de L’Etang de Berres, publié en 1915 [57].
A-t-on vu Limite appeler à la mobilisation contre le changement climatique ? L’a-t-on vu prendre des positions courageuses, mener un travail d’enquête dérangeant les grands de ce monde, ceux qui profitent de l’ordre établi ? Pas réellement. Comme le confirme Yann Raison du Cleuziou dans un entretien, le succès au moins médiatique et intellectuel de la revue tient à ce que les promoteurs, en croyant rénover le paysage intellectuel, ont en réalité remis en selle des idées déjà anciennes. Pour le politiste spécialiste du catholicisme,, Limite peut se lire comme un mouvement romantique, arborant des idées structurées, de bonne facture, mais sans réel débouché politique ; ainsi ne saura-t-on pas ce que l’on peut réellement conclure du distributisme de Chesterton. Limite a une liberté de parole, un côté transgressif qui plaît aux jeunes – car même les jeunes conservateurs sont jeunes - : quand Durano parle de sexe, quand Limite parle de la légitimité des grèves etc. La revue pose aussi des questions dérangeantes à la droite, qui ne se plaît pas forcément à voir proliférer les Gilets jaunes ou les SDF, mais n’accepte pas pour autant de remettre en cause l’ordre établi. Piccarreta cite le cas de jeunes de droite s’apercevant que le capital accumulé sous toutes ses formes par leurs parents est ce qui détruit la planète et ne leur laissera donc peut-être le choix qu’entre le survivalisme et le « socialisme » « bleu », ou « distributiste », dont on ne connaît toujours pas les implications concrètes sur la société contemporaine – or l’auteur écrivait principalement pour une société agraire... Dans un billet récent Bès s’insuge des mauvais procès qui sont intentés à la revue, et se réclame de Jacques Maritain [58]. Il n’en reste pas moins que des analogies sont possibles avec les courants conservateurs classiques, dont René Rémont a largement sous-estimé la perpétuation jusqu’à nos jours, en particulier ce courant de droite à la fois antilibéral et antiétatique, non-bonapartiste, se situant dans la veine de De Maistre, Barrès, Maurras ou de l’Action Française, insistant, comme le fait Bès de Berc, à la fois sur la nation, la religion et la famille. Maritain lui-même était ambigu. Parfois jugé communiste par les gens de droite, il ne fut jamais de gauche pour autant. Il fut celui qui admit que la théologie politique caractéristique du Moyen-âge ne reviendrait pas, sans renoncer à l’action politique chrétienne pour autant ; il reconnut les droits des travailleurs dans les entreprises sans s’allier au Front Populaire, bien que celui-ci soit, dans les années 1930, la seule force antifasciste d’envergure [59]. Assurément adversaire d’Hitler et de Vichy, Maritain eut le sens du compromis : une position typiquement centriste [60]. Pour qui ne cède pas à la chasse aux sorcières, ce ralliement à Maritain n’est donc pas un bouleversement, même si on ne peut être que surpris de voir Gaultier Bès expliquant désormais qu’il ne défend pas les traditions, après avoir écrit un livre et demi pour soutenir le contraire [61].
Aujourd’hui très minoritaire, car très fortement contraire à la droite libérale, à l’’extrême-droite, mais aussi à la gauche, quel sera l’avenir de ce courant ? Issue du pape, autorité respectée même si certains conservateurs le considèrent comme un usurpateur, l’Encyclique Laudato Si a ouvert des débats difficiles à contourner, en particulier parce qu’elle définit l’écologie intégrale comme « environnementale, économique et sociale », et qu’elle évoque ouvertement la décroissance. Mais le parti de l’Ordre est soucieux de puissance, notamment extérieure, aussi n’a-t-il jamais pris l’écologisme au sérieux, dans la mesure où celui-ci implique une forme ou une autre d’égalité planétaire dans une empreinte écologique contenue [62]. La revue Limite n’est jamais très claire sur ces questions. Peut-on imaginer une écologie religieuse, avec ses martyrs pour la Terre ? Cette piste a déjà été imaginée voici plusieurs décennies par Mary Douglas, dans De la souillure [63] : elle faisait le parallèle avec la montée du bouddhisme et de l’ascèse matérielle, bénéfique pour la nature. Un tel courant allierait écologisme et renonciation à l’émancipation. Les tendances conservatrices de Limite, en la personne notamment de Gaultier Bès de Berc, en seraient-elles la préfiguration ? Ou faut-il plutôt retenir le centrisme de Jacques Maritain ? Il est certain en tout cas que l’espace couvert par la revue n’est pas celui de la gauche, jusqu’ici.

En forme de conclusion

L’examen détaillé de la revue et sa situation amènent à poser un regard un peu plus complexe qu’une seule « mise en boite » facile : ce sont des « ultra »-conservateurs, une droite « dure » [64]. Le conservatisme peut ne pas être ni « ultra » ni « dur ». Il couvre un champ allant du centre à la droite extrême (on retrouve De Guillebon et Rokvam du côté du RN [65]), ce qui explique que les chrétiens de gauche hésitent à rallier cette revue. Lieu de débat et de qualité intellectuelle, certes ; mais une influence concrète très difficile à mesurer, et fortement poreuse sur sa droite. Il ne suffit pas, comme le fait Bès, de s’insurger contre l’amalgame : il faut assumer ce qu’on écrit. Limite n’est pas la revue de Frédéric Rouvillois, ni d’Alain de Benoist. Elle choisit toutefois une ouverture conservatrice, anticapitaliste et antilibérale de droite, à ne pas confondre avec les orientations similaires, à gauche. Croyant rénover, « oser » (« osez le féminisme », Limite numéro 8), elle redécouvre en fait ce vieux courant de droite donné mort par René Rémond, sous une forme actualisée. Nul doute que le lectorat est de droite, et d’ailleurs Paul Piccarreta en a conscience. De fait la revue entretient une discussion du centre jusqu’à la droite, pas plus à gauche que cela. Elle ne touche même pas la totalité du public se réclamant de l’écologie intégrale : citons notamment le groupe autour de Dominique Bourg (liste aux européennes) ou encore Chrétiens Unis pour la Terre qui a organisé des Assises de l’écologie [66] et édité un « Noël décroissant » diffusé à 30 000 exemplaires, entre autres choses. Laura Morosini [67] confirmait à l’auteur de ces lignes la faible présence concrète de Limite sur les luttes écologiques. Que peuvent espérer Kevin Victoire, Paul Piccarreta et Ludovic Alidovitch, si leurs dires sont sincères ? Arriver à créer des transfuges ? Ou rallier des indécis à un « socialisme bleu » bien peu socialiste ? Ou peut-être déplacer le centre de gravité de la revue vers la gauche, au risque de perdre le contact avec les conservateurs ? La question est bonne, et se pose aussi à la gauche, dans la mesure où aller au contact des indécis voire des adversaires est nécessaire, quand on veut gagner la majorité, mais cela suppose aussi de ne pas savoir tout-à-fait prévoir dans quel sens le changement va se produire. Ce que montre le tirage de la revue et les élections européennes est aussi que Limite jouit d’une notoriété qui dépasse son poids politique dans la société. Le conservatisme existe mais il est résiduel. La revue n’a pas non plus l’exclusivité de l’écologie intégrale : s’en réclament Rouvillois, plus à droite, des centristes tels que Dominique Bourg, et d’autres groupes plus à gauche. Limite joue-t-elle réellement un rôle central dans ce débat-là ? Probablement pas. Elle jouit plutôt d’un effet conjoncturel de surprise et de nouveauté, dans le champ intellectuel, qui pourrait ne pas durer. Trois questions se posent à partir de là. D’abord l’enjeu de l’alliance objective : que faire des néomaurrassiens ou « néomaritiens » (Maritain) à Notre-Dame-des-Landes ? Le problème s’est également posé avec les Gilets Jaunes : leurs revendications sont sociales, certes, mais une partie d’entre eux ne souhaite manifestement pas ouvrir la discussion sur d’autres sujets qui pourraient diviser, telle que la question des immigrés. La question se pose en réalité de manière plus large, ainsi des membres de la CGT qui votent FN, ou dans l’autre sens du soutien de Pierre Gattaz à l’accueil des migrants, paraissant s’aligner sur certaines positions de gauche [68], même si l’on imagine bien que les profils de migrants ne sont pas les mêmes. Ce premier point mène à un second, analytique, autour de la notion « d’amalgame ». Cette pratique consiste à conclure à l’identité de deux idées politiques, à partir de quelques traits communs, ainsi Stéphane François confondant refus du progrès industriel et refus tout court de toute perspective émancipatrice [69] ; ou le site Confusionnisme.info qui classe les « animalistes » parmi les écologistes [70], ignorant que l’on peut très bien s’intéresser aux bêtes sans en avoir rien à faire des enjeux écologiques globaux. Être les alliés objectifs d’un adversaire, sur un point précis, nécessite de prendre des précautions pour éviter que la confusion soit faite, dans le public. La troisième question est naturellement de savoir que faire, dans ce contexte et en prenant acte de ces difficultés. Suffit-il de vouloir décerner des brevets de confusionnisme et d’anticonfusionnisme, comme le fait le site confusionnisme.info ? Le problème est que si les principes peuvent être clarifiés en effet, évitant les amalgames, la première question, celle de l’alliance objective, reste posée. Se demander que faire implique en outre de sortir de la seule position de principe et des analyses abstraites pour revenir vers la société telle qu’elle se présente : des Gilets Jaunes peu écolo aux écolos pas toujours sociaux, la synthèse est moins facile dans la réalité que sur le papier.

// Article publié le 26 juin 2019 Pour citer cet article : Fabrice Flipo , « Limite : une revue conservatrice, mais pas d’extrême-droite  », Revue du MAUSS permanente, 26 juin 2019 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Limite-une-revue-conservatrice-mais-pas-d-extreme-droite
Notes

[3Laetitia Strauch-Bonart, Vous avez dit conservateur ?, Editions du Cerf (Paris, 2016).

[4Roger Scruton, De l’urgence d’être conservateur  : territoires, coutumes, esthétique, un héritage pour l’avenir. (L’Artilleur, 2016). Traduit par Laetitia Strauch-Bonart, devenue journaliste au Point.

[5Clarisse Berthezène and Jean-Christian Vinel, Conservatismes en mouvement (Paris : EHESS, 2016) ; Philippe Labrecque, Comprendre Le Conservatisme (Montréal : Liber, 2016) ; Jean-Philippe Vincent, Qu’est-ce que le conservatisme ? (Paris : Les Belles Lettres, 2016).

[6Gaultier Bès de Berc, Axel Rokvam, and Marianne Durano, Nos limites (Paris : Le Centurion, 2014).

[7Gaultier Bès de Berc and Jean-Pierre Raffin, Radicalisons-nous  ! La politique par la racine (Paris : A la limite, 2017).

[9Irène Pereira and Laurence Cock de, Les pédagogies critiques (Paris : Fondation Copernic/Agone, 2019).

[11Michel Clouscard, Critique du libéralisme libertaire  : Généalogie de la contre-révolution, Réédition. Ed. Orig. 1986 (Paris : Delga, 2006).

[12Vincent Peillon, Une religion pour la République. La foi laïque de Ferdinand Buisson, La librairie du XXIe siècle (Paris : Seuil, 2010).

[13Frédéric Rouvillois, La clameur de la Terre. Les leçons politiques du Pape François (Jean-Cyrille Godefroy, 2016).

[16Jacques Ellul, Ce que je crois (Paris : Grasset, 1987), p. 95.

[17Geneviève Azam and François Valon, Simone Weil ou l’expérience de la nécessité (Le Passager Clandestin, 2016).

[18Frédéric Ozanam, Les origines du socialisme, Oeuvres Complètes (Lecoffre, 1872), vii <https://fr.wikisource.org/wiki/%C5%...> .

[20Yann Raison du Cleuziou, ‘Un Renversement de l’horizon Du Politique. Le Renouveau Conservateur En France.’, Esprit, 10, 2017, 130–42 ; Jean-Louis Schlegel, ‘Les limites de Limite’, Esprit, 1–2, 2018, 207–12.

[22Pascale Tournier, Le vieux monde est de retour (Paris : Stock, 2018).

[26Philippe Maxence, Plaidoyer pour une propriété anticapitaliste de Chesterton (L’Homme Nouveau, 2009), p. 9

[27Yann Raison du Cleuziou, Qui sont les cathos aujourd’hui  ? Sociologie d’un monde divisé (Paris : Desclée de Brouwer, 2014).

[28Jean-Claude Michéa, Impasse Adam Smith  : Brèves Remarques Sur l’impossibilité de Dépasser Le Capitalisme Sur Sa Gauche (Paris : Flammarion, 2006) ; Jean-Claude Michéa, L’empire du moindre mal  : essai sur la civilisation libérale (Paris : Climats, 2007).

[31Olivier Nay, Histoire des idées politiques (Paris : Armand Colin, 2016), pp. 329–61.

[33René Rémond, Les droites aujourd’hui (Paris : Louis Aubibert, 2005), p. 120.

[34Labrecque, p. 21.

[36Gaël Brustier, Le mai 68 conservateur  : que restera-t-il de la Manif pour tous  ? (Paris : Le Cerf, 2014).

[37Karl Mannheim, La pensée conservatrice (Editions de la revue Conférence, 2009), p. 49.

[38Mannheim, p. 57.

[39Joseph Maistre De, Réflexions sur le protestantisme dans ses rapports avec la souveraineté, Oeuvres Complètes (Lyon : Librairie générale catholique et classiques, 1884), p. 90.

[40Louis Bonald De, Théorie du pouvoir politique et religieux, Ed. Orig. 1800 (Paris : UGE, 1965).

[41Joseph Maistre De, Considérations sur la France., 1797.

[42Charles Maurras, La république et la question sociale, 1908, p. 1 <maurras.net> .

[43Maurras, La république et la question sociale, p. 3.

[44Charles Maurras, L’industrie, 1909 <Maurras.net> .

[45Charles Maurras, L’idée de La Décentralisation, 1898, p. 9 <Maurras.net> .

[46Maurras, L’idée de La Décentralisation, p. 9.

[47Maurras, L’idée de La Décentralisation, p. 26.

[48Maurice Barrès, Les déracinés (Paris : Emile-Paul Éditeurs, 1911).

[49Charles Maurras, Mes idées politiques, 1937 <Maurras.net> .

[50Michel Winock, Histoire de l’extrême-droite en France, Ed. Orig. 1993 (Paris : Seuil, 2015), p. 148.

[51Jean-Pierre Azéma and Olivier Wievorka, Vichy, 1940-1999, Ed. Orig. 1997 (Paris : Perrin, 1997), p. 144.

[52Jean-Pierre Azéma, ‘Vichy’, in Histoire de l’extrême droite en France, ed. by Michel Winock (Paris : Seuil, 2015), pp. 191–214 (p. 198).

[53Azéma, p. 203.

[54Azéma, p. 212.

[55https://etsictaitpossible.com/2016/10/12/notre-dame-des-landes-leur-conversion-passera-par-notre-exemple/ Yann Raison du Cleuziou signale que les droites radicales s’engagent aussi dans les Black Blocs

[57Rouvillois, p. 46.

[59Philippe Chenaux, ‘Humanisme intégral’ (1936) de Jacques Maritain (Paris : Le Cerf, 2006).

[60Jean-Pierre Rioux, Les centristes – de Mirabeau à Bayrou (Paris : Fayard, 2011).

[62Fabrice Flipo, L’écologie autoritaire (London : ISTE, 2018).

[63Mary Douglas, De la souillure  : essai sur les notions de pollution et de tabou (Paris : La Découverte, 1992).

[65Yann Raison du Cleuziou, Une contre-révolution catholique. Aux origines de la Manif pour Tous (Paris : Seuil, 2019).

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