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Œil pour œil, don pour don

La psychologie revisitée, par Alain Caillé et Jean-Edouard Grésy

Œil pour œil, don pour don

Par Alain Caillé et Jean-Edouard Grésy

Desclée de Brouwer, 2018, 223 p., 16, 90.
https://www.editionsddb.fr/livre/fiche/OEil-pour-OEil-don-pour-don-9782220095509

Présentation :

Nous voulons tous être reconnus pour les dons que nous faisons ou que nous croyons faire. Telle est la vérité que les auteurs font apparaître. En relisant Sénèque, Marcel Mauss et beaucoup d’autres, ils montrent comment notre existence s’inscrit au coeur de nombreux cycles du demander, donner, recevoir et rendre, et analysent les troubles psychiques comme autant de blocages dans ces cycles qui fondent les sociétés.
Ainsi, nous demandons trop (nous sommes exigeants) ou trop peu (nous sommes timides) ; nous donnons trop (nous sommes grandioses) ou trop peu (nous sommes calculateurs) ; nous n’acceptons pas de recevoir (nous sommes blasés) ou surestimons toujours ce qu’on nous donne (nous sommes extasiés) ; nous ne savons pas rendre (nous sommes ingrats) ou ne supportons pas d’être en dette (nous sommes tourmentés).
Décrivant avec humour tous ces « ratés » de la relation avant qu’ils ne deviennent pathologiques, Alain Caillé et Jean-Édouard Grésy nous donnent les moyens de les surmonter pour retrouver un équilibre, c’est-à-dire un juste rapport aux autres et au monde.

Alain Caillé, professeur émérite de sociologie à l’université Paris-Ouest-Nanterre et directeur de La Revue du MAUSS, est l’auteur d’une trentaine de livres, dont Anthropologie du don (2000 ; 2006), Anti-utilitarisme et paradigme du don (2014) et co-auteur de Pour une nouvelle sociologie classique (2016). Il a également co-signé avec Jean-Edouard Grésy La Révolution du don. Le management repensé à la lumière de l’anthropologie (2014).

Jean-Edouard Grésy est anthropologue. Associé fondateur du cabinet AlterNego, docteur en droit et diplômé de l’EDHEC, ses recherches portent sur la conflictualité et la coopération. Il est notamment l’auteur de Gérer les ingérables (2009) et co-auteur de Gérer les risques psychosociaux (2012) et Comment les négociateurs réussissent (2017).
ous reproduisons ici quelques réactions au dernier livre du directeur de La Revue du MAUSS et de Jean-Edouard Grésy

***

Première recension

par Robert Maggiori (Libération du 8 septembre, 2018 )

S’il existe, en phénoménologie comme en sociologie, maintes études sur le don et la donation, il est rare qu’on entreprenne une « approche des relations humaines et de la psychologie individuelle » à partir de l’acte très concret de donner quelque chose (« qui donne et qui reçoit quoi, à qui ou de qui, et qui est reconnu ou reconnaissant à ce titre » ?). Alain Caillé, sociologue (directeur de la Revue du Mauss, et auteur, entre autres, de Anti-utilitarisme et paradigme du don ) et Jean-Edouard Grésy, anthropologue (auteur de Gérer les risques psychosociaux), traitent ici cette question du lien entre don et reconnaissance. Ils l’enracinent dans la thématique de la « lutte pour la reconnaissance », telle qu’on l’a définie de Hegel à Charles Taylor, Habermas ou Axel Honneth, mais, surtout, l’envisagent sous l’angle des troubles psychiques, ceux qui peuvent résulter d’un « mauvais ajustement entre les moments du donner, du recevoir et du rendre ». Les auteurs nomment « donativité » la « capacité à vivre harmonieusement, en toute fluidité, le cycle du don » et l’assimilent à la « générosité vraie », dont est étudié le rapport avec la créativité.

Deuxième recension,

par Laurent Ottavi

Ce 26 septembre paraît le nouveau livre d’Alain Caillé ; sociologue convivialiste qui a œuvré à la redécouverte de l’œuvre de l’anthropologue Marcel Mauss, le neveu de Durkheim, auteur d’un Essai sur le don,

Le propos de ce livre est de revisiter la psychologie à partir du paradigme du don et de la reconnaissance. Très peu de tentatives ont été de faites d’appliquer cette approche à la psychologie : leur démarche est transversale par rapport à différentes approches psychologiques existantes. Marcel Mauss, dans son Essai sur le don, montre que les sociétés archaïques reposent sur la triple obligation de donner, recevoir et rendre des présents. Comme l’écrivent les auteurs, les travaux de Mauss conduisent à dire « qu’obligation est faite aux acteurs sociaux pour qu’ils deviennent pleinement sociaux et soient reconnus comme tels, de se montrer généreux, voire dans le cas des sociétés archaïques, d’afficher de manière ostentatoire leur générosité, de la rendre publique  ». Ce qui pose la question de savoir si c’est un vrai don, mais Mauss parle de don, faute de mieux. Dans ces sociétés, le don est un opérateur politique, un opérateur de reconnaissance qui transforme des ennemis en amis : le don n’est donc pas la charité.

En croisant Hegel et Mauss, les auteurs de ce livre estiment que don d’une reconnaissance, reconnaissance d’un don, ces deux motifs sont étroitement liés, comme enchevêtrés. Nous désirons être reconnus pour nos dons : dons passés, dons présents, dons futurs. Si nos dons ne sont pas rendus comme tels, ni rendus, nous avons des sentiments d’injustice, de frustration, de haine. Nous n’avons pas tous la même appréciation de la valeur ou de la signification d’un don fait et reçu et à travers eux, comme l’écrivent les auteurs, « de la valeur personnelle et sociale du donateur et du donataire ». Pour Alain Caillé et Jean-Édouard Grésy, on pourrait presque dire que tous les problèmes de l’humanité naissent de là.

L’ouvrage est composé de deux parties : la première est une typologie des ratés du donner, recevoir et rendre, avec un apport et une complexification du cycle de Marcel Mauss. Dans la seconde partie du livre les auteurs se demandent ce qui est la cause des échecs et comment s’en sortir. L’essai enfin se termine par un questionnaire qui permet de déterminer si le registre dans lequel nous sommes le plus à l’aise pour donner ou recevoir est l’affection, l’inspiration, la considération ou l’implication, et s’il est le même dans le registre privé et professionnel.

Les troubles psychiques, selon Alain Caillé et Jean-Édouard Grésy, seraient liés à un mauvais ajustement entre les moments du demander, du donner, du recevoir et du rendre, en ce qu’ils défient notamment l’équité et la réciprocité. Ils auraient pour origine des problèmes issus de l’enfance ou des traumatismes subis au cours de la vie. Mais ces troubles sont aussi ceux d’organisations, pas seulement d’individus directement : il y a par exemple des entreprises narcissiques. Grâce à des tableaux simplificateurs, le lecteur comprend qu’il y a des pathologies du demander, des pathologies du donner, des pathologies du recevoir et des pathologies du rendre. Pour le demander, l’antisocial, agressif et prédateur, exige et demande sans limite, alors que l’évitant, inhibé, n’ose pas demander. Pour le donner, l’histrionique, que l’on appelait avant l’hystérique, théâtral et impulsif, donne sans limites alors que l’obsessionnel, perfectionniste et à la recherche du contrôle, conditionne ce qu’il donne par peur de l’erreur. Pour le recevoir, le narcissique, en compétition avec les autres et dans l’inflation de soi, ne se sent pas redevable des dons reçus et le paranoïaque, méfiant et vigilant, accepte rarement de recevoir. Enfin pour le rendre, le dépendant, qui a besoin de soutien et d’attachement, donne trop sans qu’on lui rende, et le schizoïde, isolé, rend rarement.

Comment se sortir de ces troubles psychiques ? Comment s’en sortir ? Alain Caillé et Jean-Édouard Grésy élaborent deux concepts : la donativité 1 et la donativité 2. La donativité, écrivent-ils, est « la capacité à vivre harmonieusement, en toute fluidité, le cycle du don, d’être un bon donateur sachant accepter et reconnaître les dons des autres, et leur donner en retour à due proportion, en temps et en heure. En un mot, c’est de la générosité vraie, celle qui reconnait également la valeur des dons faits par les autres et qui ne laisse aucun de ceux-ci sans retour ». Le sujet qui est dans la donativité 1 sait à la fois occuper les positions de demandeur, de donateur, de receveur et d’endetté. Ce sujet ne rend pas tout de suite, mais plus tard. Pas la même chose, mais la même chose avec un plus ou autre chose de plus de valeur. Il sait que la dette maintient la relation, elle ne la plombe pas. Le sujet qui a donné a oublié qu’il avait donné et le sujet qui a reçu n’oublie pas qu’il a reçu. Le sujet sait que le don aurait pu ne pas être fait, qu’il n’est pas un dû. L’intérêt pour soi et l’intérêt pour autrui, l’inconditionnalité et la conditionnalité sont chez lui ajustés. Le sujet « laisse la liberté à celui à qui il donne de refuser et il sait se donner sans se sacrifier », comme le disait Marcel Mauss. Il connaît la loi suivante : quand nous sommes dans un endettement mutuel généralisé, le don devient partage. Et il sait que celui qui rend est finalement peut-être le plus donateur car il reconnaît le donateur et rend. Il sait entrer en relation de don avec soi-même, se considérer comme un autre avec lequel il saura demander, donner, recevoir et rendre.

Une fois atteint ce premier degré de la donativité, les sujets peuvent entrer dans la donativité 2 : le passage de la générosité à la générativité, qui est à la fois liberté et créativité, « libercréativité ». Il ne s’agit pas ici de la créativité des grands génies de l’art, mais de la créativité ordinaire : se promener, écrire une thèse, etc. La guérison, selon les auteurs, n’est pas seulement « quand les sujets parviennent à s’aimer et à travailler », comme le disait Freud, mais lorsqu’ils accèdent à la maîtrise du demander, donner, recevoir et rendre, qui leur permet d’accéder à une forme de créativité et de sagesse ordinaire. Mais si la donativité 1 est la condition de la donativité 2, la donativité 2 permet réciproquement de remédier à un déséquilibre de la donativité 1. Le livre cite l’exemple d’une femme qui a commencé à sortir de ses problèmes en soutenant une thèse. À partir de ce moment, elle a arrêté de répéter ses liaisons infructueuses avec des hommes plus âgés et indisponibles. Ici donc, la donativité 2 a pallié les manques de la donativité 1. Encore faut-il, pour reprendre l’exemple de cette femme, premièrement que les autres personnes aient ou trouvent aussi un équilibre et deuxièmement, prendre en compte qu’il y a un pluralisme de langages du don, ce qui est l’objet du questionnaire. Si bien par exemple que ce que nous donnons ne correspond pas toujours aux attentes de l’autre. Pour illustrer ces différents langages, des entretiens ont été faits par les auteurs. Deux d’entre eux sont particulièrement intéressants : celui avec l’artiste Evi Keller et celui avec la directrice générale d’Emmaüs alternatives, Catherine Di Maria. Enfin pour finir, il nous faut préciser que le don ne se suffit pas à lui-même. Il y a trois autres registres selon les auteurs : la négociation et le contrat formel ou informel, la règle et le pouvoir. Si le don ne fonctionne pas, on peut recourir à ces modalités relationnelles. Rappeler des règles ou affirmer un pouvoir peut être nécessaire pour restaurer au final un bon fonctionnement du cycle du don. Un essai passionnant donc, qui nous invite à revoir l’humain et devenant proprement humain par cela même, selon la formule des auteurs : « comme un homo donator ».

Par Laurent Ottavi (sur TV Polony, le 26 septembre 2018)

Troisième recension,

par Jacques T. Godbout

La théorie maussienne du don peut-elle être d’un certain secours dans la vie quotidienne ? C’est le défi que veut relever ce livre de psycho pop. Le livre comprend deux parties et il se termine même par une sorte de test, comme tout bon ouvrage de ce type. Le défi est de toute évidence relevé. Le titre est une trouvaille. La pertinence d’une approche par le don est bien établie, et les auteurs parviennent à arrimer la théorie à la pratique, même si certains passages sont peut-être un peu difficiles à suivre pour les lecteurs qui cherchent des recettes.

De nombreuses idées avancées dans ce livre méritent d’être discutées. J’aimerais apporter les commentaires suivants sur deux points : le statut de la demande dans le don, et le don comme relation.

Marcel Mauss définit le don comme un mode de circulation des choses fondé sur trois moments : donner, recevoir, rendre. Jusqu’à maintenant, le MAUSS s’en était tenu à ces catégories. Mais récemment, Alain Caillé a jugé nécessaire l’ajout d’un quatrième moment, celui de la demande. Ce livre montre bien que ce quatrième moment doit être présent dans de nombreux cas de figure. Mais la demande prend deux sens différents. Dans un premier sens, elle signifie que le don doit correspondre à un besoin ou un désir du receveur. (p.28) Il s’agit là en effet d’une condition essentielle à un don réussi. Mais peut-on vraiment parler de demande ? Ne devrions nous pas réserver le terme de demande au fait que ce besoin ou désir soit clairement formulé par le receveur. (p.29) C’est la demande au sens strict. Dans ce deuxième sens, la demande ne nous semble pas aussi généralisable. La formulation de la demande peut certes, dans plusieurs cas de figure, être souhaitable, et même nécessaire, comme le livre l’illustre très bien. Mais le cas de figure où le besoin ou le désir n’est pas spécifié, mais est plutôt anticipé, deviné, compris par le donneur est aussi important. Il est même souvent considéré par le receveur comme l’expression d’un plus grand don. Certes le don doit toujours correspondre aux besoins ou désirs du donataire. Mais il ne doit pas toujours être demandé. Il prend même souvent d’autant plus de valeur – ce que nous avons appelé la valeur de lien- que le donneur a su répondre au désir du receveur sans que ce dernier l’ait explicitement identifié. Ainsi, au Québec, pour se faciliter la vie, les receveurs font une liste des cadeaux souhaités à Noël. Mais tous reconnaissent que le cadeau inattendu, mais certes plus risqué, fait plus plaisir lorsqu’il est réussi. Le don est risqué. Plus on cherche à diminuer le risque, plus on s’éloigne de l’esprit du don.

Il est cependant nécessaire de reconnaître que dans certains contextes, le don soit demandé. Mais se pourrait-il que ce soit dans ces cas de figure qu’on retrouve le plus souvent les problèmes du don ? Souvent, lorsque le don est demandé, nous sommes en présence d’intermédiaires entre le donneur et le receveur. À titre de responsable de la distribution des dons, de « premier receveur », les intermédiaires font souvent en sorte que le don devienne acceptable (recevable) par le receveur à qui le don est ultimement destiné. Ils neutralisent ainsi le caractère potentiellement négatif de ce quatrième moment, lorsque, par exemple, le receveur se considère incapable de donner à son tour. Parce qu’ils ne demandent pas pour eux, la demande perd la dimension négative potentielle qu’elle comporte dans le don. La demande de don devient sans danger pour le receveur parce que ce sont les intermédiaires qui absorbent l’aspect négatif de la demande. C’est pourquoi, comme l’écrit Silber ’(...) l’acte de demander, ou de solliciter (...) jouit désormais d’une légitimité sans précédent et se déroule en pleine clarté, par l’intermédiaire de puissantes structures organisationnelles et professionnelles qui lui sont propres.’ [1] 

C’est pourquoi, tout en reconnaissant l’importance d’introduire ce quatrième moment, il ne me paraît pas souhaitable de faire de la demande un « moment » qui aurait le même statut que les trois autres, lesquels représentent en quelque sorte la substance du don.

Un deuxième commentaire, plus général, a trait au fait que le don est d’abord une relation. En conséquence, dans un rapport de don, la même personne peut se comporter différemment selon les personnes avec lesquelles elle entre en relation. Les normes de comportement ne dépendent pas uniquement de la personnalité, mais du type de liens, de leur intensité. Il existe sans doute aussi des traits de personnalité. Et comme ce livre s’adresse à des personnes particulières et à leur « psychologie », il était impossible de faire l’impasse sur les traits de personnalité qui caractérisent l’homo donator. La question est de savoir comment articuler ce fait du don comme relation, ce fait que c’est en grande partie la relation qui déterminera notre comportement, à une problématique des personnalités, qui est tout de même aussi nécessaire dans la mesure où ce type d’ouvrage s’adresse aux individus et à leurs problèmes ? Il n’en demeure pas moins qu’on ressent un certain malaise dans l’importance accordée à cette variable individuelle et aux différentes « personnalités », alors que le MAUSS a toujours tellement insisté pour définir le don d’abord comme une relation. 

Ces quelques commentaires n’enlèvent rien à l’importance de ce livre étonnant, qui a relevé un défi nécessaire. Après tant d’ouvrages théoriques sur le don, il était temps que le MAUSS passe aux travaux pratiques et se demande comment l’essai de Marcel Mauss et les travaux sur le don peuvent aider quelqu’un à vivre mieux, à modifier éventuellement son sens de la vie, à passer d’une vision de la vie où la seule alternative est « gagner ou perdre » à celle où il s’agit de donner, recevoir et rendre ? Le livre nous convainc qu’en modifiant notre « personnalité » pour l’inscrire dans le modèle d’action du don, nous aurons une vie meilleure. Bref il nous convainc que le don rapporte. Mais attention ! Il rapporte d’autant plus qu’on ne le fait pas pour ça ! Les auteurs n’échappent donc pas au paradoxe de Dale Carnegie très bien présenté dans l’ouvrage : le don est d’autant plus intéressant qu’il est désintéressé.

Quatrième réaction

par Elisabeth Conesa

Avec ce titre, le ton de l’ouvrage est donné : il introduit une part de jeu tout en laissant voir que le propos est en réalité très sérieux. Il montre d’emblée que les auteurs savent jouer avec les mots en transformant une formule, dont tout lecteur reconnaît aussitôt la violence revancharde, pour laisser apparaître de façon concise le fond de leur propos : il y a autre chose qui peut relier les humains que cette violence incontournable contenue dans « œil pour œil, dent pour dent ». Le titre d’ailleurs, se prolonge en bas de couverture : La psychologie revisitée, montrant par là même que l’enjeu est ambitieux. Raison de plus pour entrer dans l’ouvrage, qui n’est pas un énième livre apportant des solutions toutes préparées comme nombre d’ouvrages de psychologie. Non, ce texte donne à réfléchir et invite à regarder les relations humaines sous un jour nouveau. On peut donc dire qu’il est ambitieux et à la fois modeste [2], car à aucun moment le lecteur n’est confronté à un jargon incompréhensible qui voudrait se substituer aux différentes écoles de psychologie, de psychanalyse, etc. « On ne prétend nullement ici s’y substituer, mais sensibiliser le lecteur à une approche à peu près jamais mobilisée, sauf exception ou à la marge [3] ». J’y vois ainsi, en creux, une demande adressée aux psychologues et psychanalystes. C’est en tant que psychanalyste que je l’ai lu.

L’introduction, où nous trouvons exprimé ce projet dès la deuxième page, est un bijou de concision et de clarté. Elle commence par une référence littéraire qui en quelques lignes permet d’arriver au cœur du propos : « Don et reconnaissance, don d’une reconnaissance, reconnaissance d’un don, ces deux motifs sont toujours étroitement liés, comme enchevêtrés [4]. » Le lien entre don et reconnaissance sera donc le fil rouge qui va permettre une nouvelle approche des problèmes psychologiques. Pour le don, Marcel Mauss est convoqué bien sûr, et son cycle fondamental du donner, recevoir et rendre, de même que Hegel l’est pour la reconnaissance, ainsi que d’autres auteurs plus modernes, mais aucune de ces informations savantes n’est rébarbative. Le lecteur est devant une écriture fluide, aisément compréhensible, qui lui laisse pressentir toutefois que l’approche par le don des relations qui vont mal va être complexe. Mais avant de parler des « ratés » du cycle du don qui vont faire l’objet de la première partie, deux sortes de donativité sont définies d’entrée de jeu, une première qui correspond à la « capacité à vivre harmonieusement … le cycle du don, à être un bon donateur… », ce que l’on peut appeler la « générosité vraie », et une seconde où la générosité se transforme en « générativité, c’est-à-dire en liberté et en créativité », vite rebaptisée libercréativité. Ainsi, au terme de cette introduction, le lecteur, pourrait-on dire, à toutes les clefs principales pour comprendre la suite.

Pour exposer « Les ratés du don et de la reconnaissance », les auteurs, de façon très pédagogique, là encore, prennent le temps, avant de rentrer dans les détails de nous donner à comprendre ce qu’ils appellent « les rudiments du paradigme du don ». Et pour ce faire, ils n’hésitent pas à convoquer Dale Carnegie, l’auteur de Comment se faire des amis, best-seller mondial peu cité par les universitaires, mais qui pourtant peut être une référence importante ici puisqu’il met « l’art de transformer les ennemis en amis » au cœur de son ouvrage. Et c’est bien de ça dont il s’agit quand Marcel Mauss dans Essai sur le don étudie les rituels de don cérémoniel : le don est un « opérateur politique, le dispositif par excellence permettant de faire des amis de ses ennemis [5]. » Autrement dit, le don n’est pas la charité, il n’est pas davantage un moyen d’échange où le donnant-donnant serait roi. Contrairement à la vulgate des économistes orthodoxes, l’être humain n’est pas un « animal économique », indifférent aux autres, guidé seulement par son avantage individuel. Ce n’est pas ce donnant-donnant ou, au mieux, le contrat qui est premier. « Non, nous sommes d’emblée, dès la naissance, des êtres sociaux. Nous ne pouvons vivre qu’insérés dans de multiples réseaux de relations interpersonnelles dans lesquels nous occupons alternativement… la position de donateur, de receveur ou d’endetté, qui doit non seulement rendre, mais donner à son tour [6]. »

Il est à noter que le cycle donner, recevoir et rendre est complété ici par l’introduction d un quatrième moment qui précède les trois autres et qui leur donne tout leur sens, celui de la demande. Le cycle maussien canonique du donner-recevoir, rendre, devient ainsi celui du demander, donner, recevoir et rendre (DDRR). Mais ce qui donne tout son sens au cycle entier, c’est le rapport qu’il entretient à son opposé, car, en effet, « le don ne revêt de sens et de valeur que pour autant qu’il pourrait ou qu’il aurait pu ne pas être fait. Sinon il ne s’agirait pas d’un don, mais d’un dû [7]. » Ainsi est posé le cycle du ignorer, prendre, refuser et garder (IPRG) qui ne sera pas étudié à titre principal dans le présent ouvrage, mais qui, on le voit, complexifie encore plus l’approche donativiste proposée par les auteurs.

Pour nous familiariser avec les « ratés » du don dans la vie quotidienne, les auteurs partent de la description d’une soirée entre amis, vivante, simple, mais laissant voir toute la complexité inhérente au cycle du don : dans une conversation, qui donne vraiment, en effet, du donateur ou du donataire ? Celui qui parle ou celui qui écoute ? Celui qui écoute ne pourrait-il pas bien être le véritable donateur ? Ce qui nous semble particulièrement intéressant dans cette approche, c’est qu’elle donne à penser et invite à ne pas se fier aux apparences. L’exemple littéraire convoqué dans la foulée (Le voyage de Monsieur Perrichon, de Labiche) est là pour nous le rappeler et permet aux auteurs de revenir au second terme du fil rouge indiqué dès l’introduction : la reconnaissance. Nous voulons être reconnus comme des donateurs. La fin du chapitre reprend la soirée entre amis en faisant ressortir les « ratés » qui auront pu se produire si l’un ou l’autre des convives se bloque dans l’un ou l’autre des moments du cycle. Pour ma part, il me semble important de lire ces ratés comme étant des positions que nous sommes tous capables d’occuper à un moment ou à un autre selon la période de vie que nous traversons, selon l’état intérieur dans lequel on se trouve, autrement dit selon des paramètres externes et internes qui ont leur influence dans la qualité des relations que nous pouvons entretenir avec les autres.

Moins bénins sont les « ratés » abordés ensuite. À partir de l’idée de personnalité pathologique et de la classification faite par le DMS-5, une typologie est proposée : se basant sur les travaux de Aaron Beck [8], elle reprend huit types de personnalités pathologiques et impute « chaque type à un blocage du sujet dans l’un des moments du cycle du don [9]. » Cela est présenté sous la forme d’une grille aisément lisible où des stratégies comportementales apparaissent selon qu’elles relèvent des pathologies, soit du demander, soit du donner, soit du recevoir, soit du rendre. Puis une description des pathologies de chaque pôle est faite de façon plus détaillée, descriptions elles aussi résumées dans une grille finale. Pour ma part, en tant que psychanalyste jungienne, je ne recours pas au DMS-5 pour aborder les patients que je reçois. Cette classification est pour moi réductrice et ne prend pas en compte tout l’aspect processuel de la vie psychique de chaque personne, aussi bien dans son rapport à elle-même que dans son rapport aux autres. L’attention portée au processus psychique et interrelationnel à l’œuvre est ce qui permet d’avancer avec le patient à rebours d’une classification enfermante. À ce titre, au premier abord, j’ai pu être dans une certaine réticence à suivre la voie qui nous est ici proposée. Mais, à bien lire, il m’est apparu que cette classification est au service d’une description jamais faite en termes de don. L’intérêt n’est pas me semble-t-il dans cette classification en elle-même, mais dans ce qu’elle permet : donner des repères qui, loin d’être réducteurs, laissent voir toute la complexité d’une approche qui prend au sérieux la force du cycle du demander, donner, recevoir et rendre. Et comme les auteurs le disent eux-mêmes [10], ils ont fait « comme si » à un type de personnalité correspondait une seule « pathologie » du cycle du don, mais la réalité est bien différente et ils ne cessent de le souligner.

Mais « d’où vient qu’on occupe dans le cycle du don justement telle place et pas telle autre, qu’est-ce qui y enferme, et comment espérer s’en sortir si cette assignation se révèle trop douloureuse et aliénante [11]. » Conditionnalité et inconditionnalité, intérêt pour soi et intérêt pour autrui, obligation et libercréativité, sont les repères conceptuels avec lesquels ils vont pouvoir affiner leur approche, et une fois de plus, en faire apparaître la complexité en faisant appel à la fois à la littérature, à la clinique et à la théorie. Les causes d’un enfermement dans un des pôles du cycle du don sont bien évidemment multifactorielles et les auteurs en sont bien conscients. Cela ne les empêche pas de nous faire part de leurs hypothèses en les illustrant de façon très parlante et vivante à travers la figure du fils de Folcoche (dans l’œuvre d’Hervé Bazin) et de brèves vignettes cliniques élaborées par leurs soins. Quant aux théories qui mènent une approche des problèmes psychologiques à la lumière du don, elles sont rares. Ce sera donc sans doute pour de nombreux lecteurs une découverte de lire que la théorie contextuelle de Böszörményi-Nagy, un des fondateurs des thérapies familiales, aborde les relations parents-enfants sous l’angle du don et du contre-don. Les auteurs nous en exposent les grandes lignes et l’on comprend bien à les lire que la résonance est grande, en effet, avec leur approche donativiste.

Après l’analyse de « l’enfermement » dans des postures figées du don, les auteurs s’intéressent aux façons d’en « sortir ». Il ne s’agit pas pour eux de donner des recettes, mais de « rendre conscient » de ce qui peut aider : « Il n’y a évidemment pas de recette magique. A quelque obédience qu’ils appartiennent, tous les psychanalystes se mettront au moins d’accord sur le fait qu’être rationnellement conscient de la nature des problèmes que l’on éprouve, et même de ses causes profondes, est loin de suffire à les résoudre. Aussi longtemps que la structuration affective du sujet n’est pas modifiée, rien ne peut vraiment changer en profondeur. Mais si la prise de conscience de la nature des problèmes ne suffit pas, elle n’en est pas moins nécessaire [12]. » Pour accéder à cette prise de conscience, les auteurs développent avec de nombreuses références littéraires et théoriques, courtes et claires, certaines étant là pour être discutées, ce qu’ils appellent, en premier lieu la donativité 1, et en second lieu la donativité 2. Ayant déjà exposé [13] succinctement la théorie anti-utilitariste de l’action qui jalonne leur approche, ils reprennent ici les quatre pôles mentionnés : intérêt pour soi et intérêt pour autrui, obligation et liberté-créativité, et donnent à voir comment ils se combinent, comment une dialectique peut exister entre eux, susceptible de conduire à la fluidité de toutes les postures adoptées au cours du cycle du don. Pour autant qu’il y ait un certain équilibre chez le sujet entre les positions de demandeur, de donneur, de receveur, de débiteur, et qu’on est alors dans la donativité 1 (la « générosité vraie »), on peut accéder à la donativité 2, qui « permet de faire ce qu’ont croit devoir faire, s’acquitter des obligations qui nous sont imparties et accéder à notre liber-créativité en faisant au mieux ce à quoi nous avons choisi de nous adonner [14] … » Mais, réciproquement, « c’est en prenant de la valeur dans la sphère de la donativité 2 – en faisant mieux que notre strict devoir, en accroissant notre créativité au-delà de ce qui nous est imparti – que nous avons des chances de remédier aux déséquilibres de la donativité 1 [15] ». C’est pour moi, une des richesses de ce chapitre que de donner accès au lecteur de façon vivante à la théorie anti-utilitariste de l’action [16]. Celle-ci, à mes yeux, est trop peu connue ou trop peu utilisée pour appréhender la complexité des moteurs de l’action humaine et ajoute une complexité fructueuse au cycle du don.

Le chapitre qui aborde « Le pluralisme des registres du don » et qui les détaille permet d’atteindre l’objectif énoncé dans le chapitre précédent, à savoir nous « rendre conscient » à l’intérieur du cycle du don. Car, à regarder de près, « ce qui est don pour l’un n’apparaît pas tel à l’autre [17] ». Un exemple très concret est donné qui illustre parfaitement les incompréhensions dans ce domaine. Comme la typologie jungienne, que les auteurs citent, et qui permet de comprendre que l’autre ne s’oriente pas forcément dans la vie comme soi-même, comprendre, notamment, que nous ne donnons pas tous la même valeur à tel ou tel don permet d’éviter des conflits inutiles. Quatre registres du don sont distingués au croisement de la donativité 1 et la donativité 2 : affection, inspiration, considération et implication. Et en référence à ces quatre registres, quatre personnes, particulièrement représentatives chacune de l’un d’entre eux (un entraîneur sportif, une artiste, une philosophe, une militante humanitaire), ont accepté de faire part de leur expérience. Ces quatre témoignages sont extrêmement touchants : chaque personne parle avec beaucoup de vérité et s’implique personnellement dans ce qu’elle dit. Le lecteur, appartenant lui-même de façon prioritaire à tel ou tel registre, sera sans doute touché de façon différente par l’un ou l’autre de ces témoignages, mais on ne peut que remercier leurs auteurs d’avoir su donner d’eux-mêmes avec beaucoup de sincérité.

Les auteurs concluent en se référant à « l’esprit de géométrie » et à « l’esprit de finesse ». L’équilibre entre eux nous semble être tenu dans ce livre totalement novateur. Il y a un souci évident d’axiomatiser et de donner des repères qui permettent de penser, mais il y a aussi un souci constant de rester dans la nuance et la complexité. Merci aux auteurs de nous donner des clefs pour nous « poser les bonnes questions [18] » sans nous enfermer dans des typologies statiques et d’avoir « revisité » la psychologie d’une façon qui me semble particulièrement riche. En tant que psychanalyste jungienne pour qui les complexes idéo-affectifs tels que les décrit Jung sont particulièrement importants pour accompagner les processus psychiques des patients, il me semble qu’il peut être très fructueux de les articuler avec le cycle du don et ses ratés tels que nous les découvrons dans ce livre, et bien sûr avec le thème de la reconnaissance. Ce n’est pas ici le lieu de développer ce que sont les complexes ni comment ils fonctionnent. Je soulignerai seulement que ces complexes, peuvent nous contaminer au détour d’un mot ou d’une action et rendre notre réaction incompréhensible. Si le psychanalyste peut les identifier comme venant d’un vécu, entre autres, où il a été trop donné, par une mère ou un père par exemple, il sera possible de le rendre conscient au patient en ces termes de don, termes qui pour lui seront particulièrement parlants et lui permettront de « dialoguer » avec ce complexe pour s’en différencier. De même, tout un travail reste à faire en termes de don en ce qui concerne la position du psychanalyste face à son patient. Les questions posées par les auteurs à la toute fin de leur conclusion me semblent très pertinentes et donc à nous psychanalystes, si cela nous intéresse, de dialoguer avec cette approche donativiste et d’imaginer quels peuvent en être les divers autres apports.

Élisabeth Conesa

// Article publié le 25 novembre 2018 Pour citer cet article : , « Œil pour œil, don pour don , La psychologie revisitée, par Alain Caillé et Jean-Edouard Grésy », Revue du MAUSS permanente, 25 novembre 2018 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?OEil-pour-oeil-don-pour-don
Notes

[1Silber, ’La philanthropie moderne à la lumière de Mauss’, p. 145.

[2A. Caillé, Extensions du domaine du don, livre à paraître chez Actes Sud, dont le projet est qualifié en ces termes par l’auteur lui-même.

[3A. Caillé, J.-E. Grésy, Œil pour œil, don pour don, Paris, Desclée de Brouwer, 2018, p. 9.

[4Ibid., p. 8.

[5{} Ibid., p. 23.

[6Ibid., p. 24.

[7Ibid., p. 29.

[8{} Ibid., p. 56.

[9Ibid.

[10Ibid., p. 89.

[11Ibid., p. 90.

[12Ibid., p. 123.

[13Cf. fin de la première partie du livre

[14Ibid., p. 137.

[15Ibid.

[16A. Caillé, Théorie anti-utilitariste de l’action. Fragments d’une sociologie générale, Paris, Éditions La Découverte, 2009.

[17A. Caillé, J.-E. Grésy, Œil pour œil, don pour don, op. cit., p. 141.

[18Ibid., p. 201

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