Lien social et économie d’hébergement gratuit sur Couchsurfing
L’essentiel de la discussion sur le don via internet se concentre généralement sur les logiciels libres et sur wikipedia. Mais l’échange des logements via couchsurfing, que l’auteur analyse ici en se fondant sur une enquête ethnographique, prend une ampleur étonnante. Une autre forme de don entre étrangers.
Introduction
[1]
La première grande expérience internationale de réseau organisé pour permettre l’hébergement gratuit de ses membres est apparue après la Seconde Guerre mondiale, en 1948. Servas était initialement une organisation visant à favoriser la compréhension interculturelle et à construire la paix à travers la multiplication de rencontres de personnes issues de pays différents. Depuis cette dernière décennie et la vulgarisation d’internet, au moins cinq réseaux virtuels ont été créés, dont Couchsurfing.org est le plus étendu. Ce réseau rassemble une communauté de près d’un million quatre cent milles membres à travers le monde dans plus de 230 pays. Après avoir fait connaissance par le biais du site, les membres peuvent demander ou offrir gratuitement un hébergement, et même se rencontrer autour d’un café [2].
Pour intégrer ce réseau, la personne doit d’abord s’identifier aux yeux de la communauté grâce à un profil qu’il choisit de détailler (comme d’autres réseaux sociaux virtuels type facebook, myspace, etc.). D’une part, s’il décide d’accueillir d’autres membres, il doit en préciser les conditions : le nombre maximum de personnes, la durée moyenne de séjour et les spécificités de l’espace où dormiront ses invités. Ces derniers utilisent un outil de recherche qui leur permet de trouver des membres correspondant à leurs destinations ainsi qu’à leurs intérêts. D’autre part, s’il n’est pas disponible pour accueillir, il peut proposer une promenade à la découverte de sa ville ou toute autre activité. L’existence de cet ensemble d’informations sur le profil et un système de références constituent, avant la rencontre réelle, une impression de proximité et créent un fort rapport de confiance entre les participants.
Favoriser la compréhension culturelle reste bien souvent l’objectif principal déclaré dans le réseau, qui organise aussi d’autres activités de rencontres [3]. Pourtant, ce qui caractérise le système est l’hébergement, service fondamental qui permet de créer le lien entre ses participants. Ainsi, des dimensions particulières de la relation entre hôtes et invités peuvent être analysées. D’un côté, le lien créé pendant la rencontre produit une certaine intimité familiale. Le désir d’une « autre façon de faire le tourisme », en découvrant la ville avec les habitants locaux favorise cette proximité. Cependant, cette pratique se différencie des autres activités touristiques, comme le tourisme solidaire (Chabloz, 2007) ou les chambres d’hôtes (Giraud, 2007), car c’est une relation non monétaire et non marchande. Il est aussi important de préciser que ce type d’hébergement, apparemment très souvent utilisé pendant des voyages de vacances, ne se limite pas qu’à un cadre touristique.
Dans cette recherche [4], nous voulons analyser ce réseau d’hébergement gratuit à travers plusieurs aspects. D’abord, nous montrerons comment le couchsurfing peut être compris comme une activité économique. Ensuite, nous analyserons comment les divers mécanismes du système de références du site, appliqués par les membres qui s’évaluent mutuellement, créent une impression de sécurité dans le réseau. En troisième lieu, nous discuterons les différentes motivations relatives à l’engagement dans la communauté. En guise de conclusion, nous proposerons quelques questions afin de susciter des réflexions futures.
La pratique du couchsurfing est une activité économique
« De plus nous avons identifié la circulation des choses dans ces sociétés à la circulation des droits et des personnes. Nous pourrions à la rigueur en rester là. Le nombre, l’extension, l’importance de ces faits nous autorisent pleinement à concevoir un régime qui a dû être celui d’une très grande partie de l’humanité pendant une très longue phase de transition et qui subsiste encore ailleurs que dans les peuples que nous venons de décrire. Ils nous permettent de concevoir que ce principe de l’échange-don a dû être celui des sociétés qui ont dépassé la phase de la « prestation totale » (de clan à clan, et de famille à famille) et qui cependant ne sont pas encore parvenues au contrat individuel pur, au marché où roule l’argent, à la vente proprement dite et surtout à la notion du prix estimé en monnaie pesée et titrée. » (Mauss, 1925 : 67)
Plusieurs approches sont possibles pour analyser ce système d’hébergement gratuit. La distribution géographique des couchsurfers et leurs destinations [5] peuvent par exemple mettre en évidence son champ d’action pratique, ses limites politiques, et les groupes sociaux les plus actifs. En même temps, la distribution des participants selon leur âge, leur sexe, leur métier et pratiques particulières permettent d’approfondir énormément l’étude. Quoi qu’il en soit, malgré les singularités de chaque rencontre (histoires personnelles, origines et buts individuels initiaux de chaque personne), nous pouvons dégager des dimensions structurelles, intrinsèques à l’activité. Un effort d’abstraction nous aidera à déterminer ces caractéristiques générales.
Les enquêtes menées dans la recherche et les données utilisées n’ont pas nécessairement pour but de décrire les particularités de la communauté, mais de mettre en évidence les aspects de la relation socioéconomique produite qui peuvent être généralisables. Ainsi, la propriété générale du couchsurfing est centrée sur le fait qu’héberger implique la réalisation d’une pratique économique [6]. Parce que le couchsurfing est une activité non marchande, elle apparaît difficilement aux yeux de ses membres comme une activité économique. Cependant, l’inconfort que cette affirmation peut engendrer n’est pas légitime. Le problème ne vient pas d’une compréhension imparfaite du couchsurfing, mais plutôt d’un malentendu sur la signification de l’économie.
Dans la modernité, l’imaginaire commun de l’économie est lié au commerce, au marché, au troc et à l’accumulation monétaire. Pourtant, l’étymologie du terme (oikos – maison ; nomos – administration), indique que l’économique ne se limite pas aux activités marchandes. L’économie englobe la production, la consommation et la distribution de biens et services dans la société (dont le but, selon la philosophie aristotélique, est de permettre le bonheur). La science économique sera établie comme la science qui étudie l’administration de ressources rares entre usages alternatifs et compétitifs. Par définition, il ne s’agit pas exclusivement d’une question monétaire ou marchande [7].
Dans ce sens, malgré l’absence d’échange monétaire, un service gratuit affiche des dimensions sociales et économiques indissociables. Comme l’affirme Bourdieu, « le social c’est de l’économique » et une économie fondée sur la dissociation entre l’économique et le social est une « très mauvaise économie » [8]. L’action d’hébergement implique donc, par essence, la prestation et la consommation d’un service à la fois économique et social [9].
Ce malentendu a aussi une résonance théorique, qui rend certaines analyses des réseaux d’hébergement gratuits utilitaristes. De telles analyses expliquent l’action sociale en la limitant à des relations d’échanges individualistes et intéressés. En d’autres termes, elles tentent d’expliquer les motivations de l’hôte et de l’invité strictement à partir de ce rapport d’échange (soit, de service ou de références). Par exemple, Molz (2007:75) affirme que « Hospitality websites are based precisely on an economy of reciprocal exchange » [10]. Selon l’auteur, il y a une obligation de réciprocité qui exclut de la communauté une personne qui ne peut pas en héberger une autre : « reciprocity becomes a measure of exclusivity ; (…). In other ways, the websites naturalizes reciprocity as an inevitable attribute of membership in the community » (2007:69) [11].
Évidement, la communauté serait déséquilibrée s’il y avait une grande part de personnes qui demandaient un hébergement et trop peu qui hébergeaient. Pourtant, l’offre d’hébergement dépasse apparemment la demande. En septembre de 2009, nous constations à travers le site, qu’environ 49% de membres signalaient dans leur profil le statut « oui », « définitivement » ou « peut-être » concernant la possibilité d’offrir un hébergement ; 20% étaient disponibles pour un « café ou un verre » ; 20% étaient « en voyage » et 11% n’offrent rien. [12] Cela indique que la motivation pour participer à la communauté va au-delà de la possibilité d’offrir ou demander un hébergement.
Il est vraisemblable de penser qu’après avoir été plusieurs fois hébergé, un membre connaîtra un sentiment d’obligation de réciprocité [13]. Bien sur, il est aussi possible de lister une variété d’avantages pour la personne qui héberge : les références positives reçues, la possibilité de recevoir des cadeaux et des services de la part de l’invité, etc. Cependant, envisager ces bénéfices comme le résultat d’une économie d’échange pure et simple, sans considérer la construction de liens sociaux, limite beaucoup l’analyse. Le participant s’investit toujours plus, avant tout, parce qu’il vit une série d’expériences positives qu’il a envie de reproduire. L’enjeu qui anime le réseau est une pratique qui devient une habitude parce qu’elle permet de construire une signification à l’ensemble des personnes qui y participent [14]. En d’autre termes, la croissance du réseau dans le temps et l’espace, traduite par une réciprocité indirecte à travers la communauté, résulte de la création de lien social. Cela renforce la conclusion que la réciprocité n’est ni une garantie, ni une condition.
Certes, nous pouvons considérer que les remerciements (tels que faire la vaisselle, préparer un repas ou amener une bouteille de vin) sont des actes de réciprocité directe et que les dons échangés répondent aux besoins du receveur et du donateur. Mais ils ne caractérisent en aucun cas un troc ou un paiement. En outre, ils ne doivent pas être perçus comme des activités bénévoles et désintéressées [15]. Le cadre marchand est dépassé par le cadre amical, pourtant invité et hôte ne sont pas complètement libres de normes de conduite.
Tout ceci met en évidence le fait que les motivations des membres (sur lesquelles nous reviendrons plus tard) ne sont pas réduites à des échanges de services ou de références, sauf, évidement, l’idée métaphorique d’échange culturel. Ces motivations sont liées à la création de rencontres. D’une part, héberger ne garantit aucun bénéfice direct. D’autre part, un service (ou un cadeau) offert par l’invite n’est pas un choix de l’hôte et ne peut être quantifiable [16]. A l’opposé d’une relation d’échange (marchande ou non marchande) dont chaque agent est propriétaire d’un bien ou d’un service à échanger, c’est une relation de production qui caractérise la pratique du couchsurfing : la production de rencontres, dont le service gratuit d’hébergement est intrinsèque.
D’évidence, il est impossible de séparer le social de l’économique. Mauss (1925 : 26), dans son étude classique sur le don, analysant les costumes chez les Pygmées, fait référence à R. Brown pour résumer la question : « Malgré l’importance de ces échanges, comme le groupe local et la famille, en d’autres cas, savent se suffire en fait d’outils, etc., ces présents ne servent pas au même but que le commerce et l’échange dans les sociétés plus développées. Le but est avant tout moral, l’objet en est de produire un sentiment amical entre les deux personnes en jeu, et si l’opération n’avait pas cet effet, tout en était manqué... ».
Les fonctions sociales du système de référence et la question du risque
« Hospitality is always a risky affair, fraught with the anxiety that the guest may become a parasite, or worse, the enemy. » Molz (2007 : 70)
Lorsque l’on parle avec quelqu’un qui n’a jamais participé à un réseau d’hébergement gratuit sa première réaction est souvent méfiante. Recevoir un inconnu, lui prêter les clés de son logement ou seulement lui proposer de boire un café et d’aller se promener en ville peut d’abord paraître risqué. Une habitude impensable aux yeux d’une grande partie de la population.
Un bon exemple de cette anxiété est flagrante dans une enquête sur couchsurfing menée par un journaliste qui interroge un policier. Ce dernier affirme : « il n’y a pas de moyen de prouver si ce que la personne dit qu’elle est dans son profil sur internet, est vraiment ce qu’elle est. Et si elle arrive chez toi et qu’elle n’est pas ce qu’elle dit qu’elle est, ça sera trop tard. » [17]. Cette conclusion (ça sera trop tard) provoque inévitablement un sentiment d’insécurité, au pire, crée l’impression (fausse) qu’on va risquer sa vie. Mais l’hospitalité peut-elle vraiment mettre notre vie en danger ?
A une autre époque, l’hospitalité à l’égard d’inconnus était une pratique courante. Pendant le Moyen Age, l’habitude d’accueillir une personne en déplacement était liée à une obligation sociale et religieuse (charité chrétienne). De même, dans plusieurs sociétés indigènes, recevoir un visiteur constituait la norme. Ainsi, la pratique de l’hospitalité n’était pas comprise comme un calcul rationnel, mais comme un mode de vie, comme un exercice de vertu. C’est finalement après la révolution industrielle, avec le développement du commerce de grand distance, que l’hospitalité devient une entreprise lucrative et que le marché d’hébergement apparaît.
Aujourd’hui, Réau B. et Poupeau F. (2007 : 7) parlent d’un enchantement du monde touristique : « Défini comme une conséquence du temps libéré par la productivité du travail, le loisir est intégré au processus de croissance économique : sphère indépendante du travail, il ne lui est pas réductible et correspond à des valeurs universellement « désirables » (…) Cette sociologie postule une relative indépendance de son objet par rapport aux déterminants économiques et sociaux : les choix seraient « individuels » et le loisir revêtirait un caractère libératoire ». Ainsi, le tourisme sera vu comme une activité commerciale et transformé en marchandise, nourrissant l’idéologie de la croissance économique [18]. La naissance de la société rationnelle implique donc, le remplacement de l’éthique chrétienne par le calcul coût-bénéfice dans plusieurs domaines de la vie quotidienne.
Ainsi, le risque n’est pas seulement un attribut défini par des mécanismes individuels, mais il est aussi relatif à chaque société. L’explosion d’images du terrorisme et de la violence par les médias, par exemple, joue un grand rôle dans la représentation actuelle du risque. Dans une société où l’habitude d’hospitalité n’est pas présente, cette réaction de méfiance, l’intolérance face à la différence et le ressentiment envers une personne inconnue est le résultat social prévisible. Pourtant, comme l’affirme Praxedes (2004), cette réaction nous fait perdre l’opportunité d’une rencontre où nous pourrions connaître et être connu. La probabilité d’être violé en faisant du couchsurfing n’est pas trop différente de celle d’être tué dans un accident d’avion. Ce sont les mêmes mécanismes sociaux qui produisent la peur d’un attentat terroriste dans le métro parisien ou la peur de contracter la grippe H1N1.
Afin de produire une climat de confiance entre les membres, le couchsurfing.org a développé un système de réputation, caractérisé par plusieurs composants. Le plus important constitue les références personnelles, qui permettent aux membres de s’évaluer mutuellement après leur rencontre, en écrivant un avis affiché sur leurs profils respectifs. Avec la référence écrite, l’expérience doit être spécifiée comme « positive », « négative » ou « neutre » [19].
Plusieurs analyses tombent dans le piège de la question du risque, en affirmant que ces systèmes de réputation sont essentiels pour permettre des relations online, puisque les interlocuteurs ne se connaissent pas. De ce point de vue, le risque est considéré a priori, et non comme le résultat d’une construction sociale. Lauterbach et all (2009 : 1) présentent deux aspects prétendus bénéfiques de ces systèmes. Selon les auteurs « it allows users to judge others’ trustworthiness based on their past behavior and feedback from others, and also provides incentives for users to be honest, as having a poor reputation will likely prevent others from interacting positively with them in the future. »
Bien que correcte, cette affirmation aboutit à une interprétation incomplète. D’abord, une telle généralisation néglige les membres d’une communauté online qui sont indifférents aux mécanismes de réputation. Ensuite, la nécessité de connaître des informations sur son invité n’a pas toujours existé, comme nous l’avons vu précédemment.
Il est vrai que ces mécanismes démotivent probablement quelqu’un qui a un objectif criminel à participer d’une telle communauté. De plus, une personne qui fait un faux profil ou qui réalise un acte illégal est rapidement identifiée et bannie. Cependant, la fonction du système ne se limite pas à cela. Ainsi, nous voulons montrer que l’interprétation du système de référence comme incitation pour encourager le membre à être honnête ou comme un outil de sélection est superficielle. En fait, la plus part des cas constatés de références négatives ne sont pas du à des actions déshonnêtes, mais plutôt simplement à des impolitesses. Plus en détail, on note qu’en général ces critiques sont à l’origine de situations inconfortables : un manque de respect, un problème de ponctualité, un problème de facture de téléphone non remboursée, etc. Les chiffres sont rassurants pour justifier la sérénité des couchsurfers. Il y a 99% d’expériences positives [20] et, parmi tout les hôtes, la majorité ont hébergé des voyageurs plus d’une fois. Finalement, attribuer ce pourcentage positif élevé à des mécanismes supposés de filtrage serait regarder partiellement la question.
En effet, il s’agit d’une incitation pour motiver les membres à suivre des normes de conduite et de politesse, à partir d’une (auto)vigilance par les membres mêmes. Ainsi, dans la pratique générale du couchsurfing, la consolidation des liens est la fonction sociale (non déclarée) du système de référence, plutôt que sont but normalement déclaré de sécurité. Selon les termes de Michel Foucault (1975), ce contrôle assume une forme panoptique, où une sensation d’observation constante est créée sur l’individu. Par conséquent, hôtes et invités seront constamment confrontés au problème de la gestion des impressions, où les références dans le profil constituent une fonction de façade [21].
Il est possible de mettre en concurrence cette idée de gestion du risque avec celle d’une valorisation de la confiance. Mais ce qui permet ce type d’hébergement n’est limité ni à l’un ni à l’autre. D’un côté, une grande partie des membres sont déjà prédisposés à s’engager dans la communauté (pour plusieurs raisons, comme des expériences positives d’hospitalité vécues avant une adhésion au site). D’un autre côté, la communauté diffuse la culture et l’habitude d’héberger. Dans ce sens, la confiance n’est pas une condition imposée mais un attribut qui se renforce pendant l’action d’hébergement. Avoir confiance en un inconnu devient ordinaire pour un membre qui a accumulé des expériences similaires, à travers ou en dehors de ce réseau [22]. D’autres membres sont même prédisposés à vivre des expériences imprévisibles, inattendues.
Par conséquent, plus un membre accumule des expériences positives, plus il désirera offrir l’hospitalité. Au contraire, dès qu’il a vécu une série d’expériences négatives, il hésitera d’accepter un prochain invité, ou même de demander un hébergement [23]. Sans doute, le système de référence joue-t-il un rôle de filtre et réduit l’imprévisibilité, permettant de choisir qui héberger chez soi. L’invité reste cependant toujours inconnu avant une rencontre.
Affirmer que ces mécanismes doivent être « capable of effectivelly signally which members are trustworthy » (Lauterbach et all, 2009 : 1) est, donc, une interprétation sinon dangereuse au moins limitée. La question d’identifier l’invité favorable et l’invité hostile, qui peut devenir un ennemi, n’est pas plus fondée qu’une fiction Hollywoodienne. L’hôte et l’invité qui rencontrent des problèmes, les règlent naturellement dans leur micro-relation personnelle, comme dans toute autre relation (à l’école, dans son groupe de théâtre, avec sa famille, au travail). On rencontrera rarement des psychopathes ! En d’autres termes, si on comprend la peur de l’individu inconnu comme une paranoïa moderne, ne serais-t-il pas plus cohérent de parler de mécanismes de réduction de la sensation d’insécurité que de mécanismes de sécurité ?
N’accordons pas plus d’importance aux mécanismes de référence qu’ils le méritent. Ce sont des outils nécessaires, mais il ne faut pas ignorer leurs limites et leur fonctionnement. Le principal moyen d’être libéré de situations problématiques sans s’exclure de la communauté dépend surtout, de l’interprétation de chaque relation dans un contexte ou une situation donné, et de l’expérience acquise dans le temps.
Au-delà de la promotion interculturelle
Mission : Create Inspiring Experiences [24]
L’objectif général de promouvoir des rencontres culturelles reste la motivation déclarée la plus visible du réseau. Nous pouvons aisément concevoir que les membres de couchsurfing sont censés être curieux et ouverts d’esprit. Parmi les plus extrêmes, les hostmaniacs sont fiers d’accueillir plus de deux cents personnes par an. Quant aux freeloaders, ils font le tour d’un continent sur couchsurfing et par des moyens de transport alternatifs (en autostop, à pied ou à vélo). Pourtant, l’utilisation du site peut répondre à de multiples situations qui n’ont pas un rapport direct avec « l’intégration culturelle ». Plusieurs participants sont des personnes timides, ou qui ne sont pas épanouies dans leur milieu social. Leur profil contient souvent les termes « i am openminded », « i love travels and meet new people » ce qui révèle, au-delà du simple enjeu de la communauté, une forte nécessité de construire d’autres relations personnelles. Le couchsurfing offre, par exemple, à un jeune qui n’a pas diverses alternatives de créer du lien social dans sa ville, la possibilité de s’engager dans une activité objective et d’être reconnu socialement. C’est le même mécanisme social qui pousse d’autres participants, démotivés par leur travail ou leur vie amoureuse, à intégrer la communauté.
Dans un autre pays, à plusieurs kilomètres de distance de chez lui, l’invité se retrouve souvent en dehors de ses repères sociaux. Ce contexte particulier, au sein de l’intimité familiale qui se construit entre l’hôte et l’invité, constitue un environnement propice à l’émergence de confessions personnelles [25]. Ce phénomène est aussi analysé par Giraud (2007 : 15) dans le cadre d’une étude sur les chambres d’hôtes, dont la relation créée et sa signification sont similaires à l’expérience du couchsurfing :
« Le service matériel consiste à héberger pour une ou plusieurs nuits, chez soi ou dans un bâtiment annexe, des touristes, et à leur proposer éventuellement un repas le soir dans le cadre de la table d’hôtes ; le service relationnel fixe aux prestataires l’objectif de traiter les touristes « en amis » (…) il n’est pas rare que les touristes se livrent à de véritables confessions où ils peuvent raconter leurs soucis de famille, de santé, de travail et où les agriculteurs jouent alors le rôle de confident et peuvent proposer des conseils. »
Cependant, nous pouvons remarquer des différences importantes. D’abord l’hébergement sur couchsurfing n’est pas une activité marchande (comme nous l’avons vu précédemment) [26]. Ensuite il ne s’agit pas, en général, de relations entre agriculteurs et urbains qui ont de fait, un style de vie très différent, mais de participants dont le niveau culturel et social est relativement proche. Cela dénote une autre particularité. Sur couchsurfing, l’inexistence de l’aspect marchand peut donner une dynamique où il n’y a pas une inégalité de position initiale entre visiteur et accueillant.
Une autre motivation de voyager est l’idée d’un autre tourisme, envisagé à partir d’une expérience vécue avec des habitants locaux. C’est la même signification donné au tourisme solidaire, au-delà de son but social :
« Les touristes qui partent faire un voyage « solidaire » recherchent avant tout – en dehors du fait de se sentir « utiles » en participant au « développement » d’un village africain – une rencontre « authentique » avec les habitants. (...) [L’ONG], dans ses brochures et ses discours, semble promettre une rencontre qui serait différente d’une rencontre touristique classique, cette dernière pouvant souvent se résumer à un échange marchand : les touristes payent une prestation. Cette rencontre « authentique » serait garantie, selon [l’ONG], par plusieurs critères, qui peuvent chacun être mis en opposition avec les pratiques habituellement dénoncées dans le cadre d’un tourisme classique ». (Chabloz, 2007 : 36).
Trois caractéristiques du « tourisme solidaire » présentées par Chabloz (2007) ont une importance particulière par rapport à l’analyse du couchsurfing. Dans le cadre de ces deux expériences, les touristes vivent au cœur de la ville, ils logent dans des habitats traditionnels, et partagent le quotidien des autochtones. Cependant, l’expérience du couchsurfing se différencie du tourisme solidaire. La rencontre n’est pas coordonnée et centralisée par une organisation particulière, mais gérée à un niveau élevé d’autogestion par les membres eux mêmes. Les couchsurfers n’ont pas besoin de gommer l’aspect « marchand » de la rencontre pour la présenter comme une « rencontre authentique ». Et contrairement au tourisme solidaire, il est rare de constater un grand décalage entre la rencontre réelle et la rencontre attendue – les inégalités économiques et sociales ne sont pas aussi importantes, et l’expectative pour l’inconnu amortit des situations de malentendus.
Molz (2007 : 77, 78) utilise des termes « cosmopolitan fantasies », « ilusion », « utopian ideals of global community and word peace » pour designer les motivations culturelles explicitées dans le site et par ses membres. Elle critique le système de référence en affirmant qu’il représente une sélection (« the right kind of people ») qui dé-caractérise l’hospitalité. Selon l’auteur : « Clearly, people who do not already have the financial means to travel, a place to host travelers or the political right to mobility are not welcome to participate in the club. (...) It is upon that basis, then, that the participants can claim to be forging an open global community, albeit one that is already closed before it even gets started ». Même s’il est vrai que les jeunes, qui constituent la majorité de la communauté [27], ont tendance à idéaliser la caractéristique cosmopolite du couchsurfing et créer l’illusion d’une communauté globale, son affirmation est une inversion de la réalité.
D’abord, la création de ce système d’hébergement gratuit permet à un plus grand nombre, de voyager à l’étranger, mais aussi dans leur propre pays, et surtout pour les personnes qui n’ont pas de moyens financiers. Plusieurs autres motivations pour s’engager dans le couchsurfing s’opposent à l’interprétation de Molz : une demande d’hébergement dans le cadre d’un déplacement pour un séminaire académique ou politique, pour une recherche d’emploi ou de résidence, etc.
Ensuite, les barrières réelles pour s’engager dans la communauté sont intimement liées aux conditions d’inégalités sociales et politiques dans et entre les pays, plus qu’à des normes de la communauté. Ce qui restreint le potentiel membre n’est pas seulement sa condition financière, mais aussi ses droits politiques et son capital social et culturel, limités. En effet, une grande partie de la population mondiale n’a pas les conditions réelles pour intégrer la communauté : soit parce qu’elle se trouve dans une situation de pauvreté extrême ou de guerre, soit plus directement parce qu’elle n’a pas accès à internet.
Quoi qu’il en soit, l’hospitalité est pratiquée au-delà des frontières cosmopolites de la communauté. Nombreux sont les membres qui ont hébergé des personnes avant même d’être inscrit sur le site ou qui hébergent fréquemment des personnes qui n’en font pas partie [28]. Si le réseau ne constitue pas une nouvelle culture de confiance, de respect et de solidarité, il ne constitue pas non plus une illusion utopiste de pure cosmopolitisme. La réalité se situe certainement entre ces deux positions, également idéales.
Conclusion
L’économie d’hébergement gratuit sur couchsurfing constitue une pratique fondée sur la création de liens sociaux, qui permet de mettre en cause la séparation artificielle entre l’économique et le social. La prestation réalisée répond aux besoins de l’hôte et de l’invité sans qu’il existe forcement un troc direct entre les deux parties. L’hospitalité constitue une valeur en soit, autant pour la personne qui accueille que pour celle qui est accueillie, parce qu’elle est le moteur de la rencontre. Elle est le résultat d’un système complexe dans lequel les membres cherchent une interaction sociale au delà de la promotion culturelle. Ainsi, à l’opposé d’une relation d’échange, c’est la production de rencontres, dont le service gratuit d’hébergement est intrinsèque, qui caractérise cette pratique.
Même si l’hébergement gratuit existe depuis toujours, son développement actuel est lié aux changements sociaux et économiques de la société de marché (comme l’augmentation du temps libre rendu possible pour une partie de population) et aux avancées technologiques (principalement l’évolution d’internet). Par conséquent, cette communauté n’est pas indépendante du contexte économique et social qui la délimite. Une analyse qui regarde l’hospitalité comme une décision individuelle néglige les mécanismes sociaux qui la constituent comme un processus historique. Au contraire, il n’y a pas un modèle universel idéal d’hospitalité.
Ainsi, les différentes conditions politiques et sociales limitent ou élargissent les possibilités de diffusion de l’hospitalité qui, en grande partie, est une expression culturelle. Dans ce sens, il ne s’agit pas aujourd’hui de la comprendre comme un calcul de risque, mais plutôt de l’entendre dans une société de risque.
En analysant les liens que les couchsurfers tissent entre eux, est-il légitime de concevoir qu’ils constituent une « communauté » ? À quel point cette culture est-elle diffusée au-delà de ses frontières cosmopolites ? Dans quelle mesure les membres parviennent-ils à développer des relations durables délivrées des entraves territoriales et traduisent-ils l’émergence d’une démocratisation globale ?
L’hébergement sur couchsurfing intègre le vaste univers des activités gratuites menées à partir de systèmes de coopération participatives, au même titre que les services d’information wiki, les logiciels libres, les squats, la pratique de l’autostop, etc. Toutes ces pratiques sont au cœur de l’orientation politique des mouvements écologiques, de l’économie solidaire et des objecteurs de croissance.
couchsurfing.org ne résout évidement pas la plupart des contraintes qui limitent une personne de voyager à travers le monde. Cependant, il favorise de fait, une plus grande mobilité. Le couchsurfing n’est pas un mouvement social dans le sens traditionnel du terme, mais il est une alternative pour beaucoup de personnes qui ont besoin d’un hébergement temporaire. C’est un réseau global, dont l’effet est plus concret et plus visible que d’autres groupes qui luttent pour des changements sociaux.
Jonas de Oliveira Bertucci est doctorant en Sociologie (Universidade de Brasília / UPX Nanterre)
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