La Civic tech ouvre-t-elle un avenir radieux à la démocratie ?

Il est difficile de définir la Civic tech, du fait de l’évolution rapide des technologies numériques, et donc de l’expansion continue de son domaine d’application. De plus, une telle définition serait à refaire pour chaque type d’usage, tant sont différentes, et souvent opposées, les finalités de ces applications, selon les catégories d’acteurs qui se l’approprient, et les objectifs qu’ils se fixent. L’absence d’accaparement par des instances de pouvoir (politique ou économique), ou de barrières d’entrée dissuasives, est d’ailleurs une des caractéristiques fondamentales de ces technologies.

Cette révolution de la communication coïncide avec une phase historique de défiance massive vis-à-vis de la démocratie représentative. L’objet de cet article est d’examiner le lacis serré de relations entre les deux phénomènes. Parfois la Civic tech est appelée au secours de cet édifice politique branlant, parfois, au contraire, elle est utilisée pour tenter de produire l’effondrement d’un régime, comme l’illustre le mouvement des « gilets jaunes » au moment où se rédige cette réflexion. S’il est possible que dans certains cas les ressources de l’internet sont soient mises au service de causes ou de mouvements qui auraient eu lieu de toute façon, il est plus que probable que le plus souvent, ces nouvelles possibilités techniques conditionnent, voire engendrent l’action.

De façon plus générale, elles sont pour beaucoup dans l’émergence d’un nouvel imaginaire, qui, réfutant la déprimante thèse de la fin de l’histoire [1], va puiser aux sources historiques de la démocratie de quoi nourrir de nouvelles utopies. Il reste cependant à jauger si ce prétendu nouveau récit possède la consistance des anciennes idéologies, ou s’il ne relève pas du simulacre, tel que Baudrillard l’avait déjà décrit [2], et ne voile pas des pulsions sociales toutes contraires. Il faudra se demander au passage si – conformément, sur ce point, à une vision marxiste – ces technologies ne constituent pas une nouvelle infrastructure déterminant les représentations, les formes de pensées, dans un sens encore moins compatible avec les valeurs liées à la démocratie.

À un premier niveau, la Civic tech peut améliorer le fonctionnement de la démocratie, soit à l’initiative des gouvernants, soit à l’initiative d’acteurs de la société civile. On ne peut ici que survoler ces multiples initiatives, tout en les graduant par l’ambition, des plus modestes aux plus disruptives (pour céder au vocabulaire parfois navrant de cet univers), et en en proposant quelques exemples significatifs.

De l’huile dans les rouages de la démocratie

Les premiers à utiliser les outils numériques ont été les politiques eux-mêmes, d’abord pour rendre plus efficaces leurs campagnes électorales. Le porte-à-porte des militants n’est plus qu’un vestige. Obama fut un des précurseurs, notamment en utilisant le logiciel NationBuilder, qui permet aux partis de rationaliser l’action de ses partisans. Trump l’a également adopté, comme en France François Fillon, Alain Juppé et Jean-Luc Mélenchon ; après François Hollande, Emmanuel Macron a eu recours aux services de la start-up Liegey Muller Pons (LMP)

Un pas est franchi dans le sens d’une amélioration de la vie démocratique quand les citoyens eux-mêmes peuvent s’approprier certains outils numériques. L’association Regards citoyens, créée en 2009 leur permet ainsi de décrypter l’activité des parlementaires, en consultant deux sites : NosDéputés.fr et NosSénateurs.fr. Ainsi connaîtront-ils le nombre de questions posées, d’amendements déposés ou d’interventions en hémicycle de leurs représentants. Ils pourront aussi sur le site LaFabriqueDeLaLoi.fr suivre les différentes phases de l’élaboration d’une loi.

Les données publiques sont mises à la disposition des citoyens. Avec l’open data, elles sont librement consultables sous forme numérique, qu’elles concernent l’Etat, les administrations ou les collectivités locales. Elles portent sur les transports, la santé, l’environnement, la justice et surtout les marchés publics. Les citoyens, comme les associations ou les entreprises peuvent s’approprier et tirer parti de ces informations.

Des outils numériques aident au décryptage des programmes. La start-up parisienne Voxe.org, à chaque élection, locale ou nationale, décortique les programmes politiques et offre aux citoyens un comparateur qui l’aide à se faire une opinion. Cet outil est déjà à la disposition de 2 millions d’utilisateurs ; l’entreprise a conclu des partenariats avec plusieurs grands journaux, et profite de la coopération des candidats eux-mêmes. C’est notamment aux jeunes qu’est destiné ce site, qui se définit comme une « boîte à outil du citoyen ».

Un cran est encore franchi quand l’outil numérique permet une participation active des citoyens. Cela est déjà fort avancé au niveau des communes, ou des arrondissements des grandes villes. Les dispositifs se multiplient, parfois obligés par la loi, des conseils de quartier aux conseils citoyens [3]. Des petites communes sont à l’avant-garde, comme Loos-en-Gohelle, dans les Hauts de France, Saillans petite commune de la Drôme, ou Kingersheim, en Alsace, où le maire, Jo Spiegel, défend la démocratie participative et co-produit ses décisions avec ses administrés [4]. Il faut aussi signaler la vogue des budgets participatifs, tels qu’ils se pratiquent à Paris, où 5% du budget sont directement gérés par la population, en utilisant évidemment l’internet.

La Civic tech est un instrument précieux pour stimuler les débats nationaux. Le grand débat national organisé par le gouvernement français à la suite du mouvement des gilets jaunes doit pour une part se dérouler via l’internet. Beaucoup de collectivités locales mettent en place un site à cet effet, ou utilisent des services numériques déjà existants. Malheureusement, il persistera sans doute de fortes disparités dans les possibilités selon le département ou la région, et le niveau de couverture numérique. Du point de vue des administrés, ces disparités vont renforcer les inégalités en termes de catégories sociales [5].

Plus ambitieuse encore est la velléité d’obtenir la désignation d’un candidat aux élections présidentielles, en court-circuitant les partis politiques. Telle était, aux élections de 2017, l’ambition de la plateforme Laprimaire.org. Dans tous les usages évoqués jusqu’ici de la Civic tech, elle n’était qu’un appoint, qu’une facilité ; les expériences de démocratie participative n’ont d’ailleurs pas attendu internet pour se répandre. On franchit ici un seuil : celui au-delà duquel les règles traditionnelles du jeu de la démocratie représentative sont remises en cause. Cela nécessite une analyse plus approfondie, qui va suivre.

L’internet arme de subversion de l’ordre établi

Ici encore, des degrés sont repérables. A un premier niveau, les outils numériques ont permis l’émergence de mouvements contestataires, un peu partout dans le monde…

Dans ces mouvements, on pourrait penser a priori que la toile n’est qu’un instrument au service de la mobilisation, neutre du point de vue de son contenu. Pourtant, sa sollicitation intensive aboutit à ce qu’elle donne une tournure à l’évènement, qu’elle y imprime sa forme, en quelque sorte. Ce fut notamment le cas en ce qui concerne le « mouvement des places ». C’est en se réclamant de la démocratie participative directe que Beppe Grillo lance en 2009 le Mouvement cinq étoiles, en s’appuyant sur les réseaux sociaux. Il s’intégrera rapidement à la vie politique italienne ordinaire.

Le 15 mai 2011 commence en Espagne le mouvement des indignés, baptisé « 15-M » ; avec encore l’utilisation intensive des réseaux, le mouvement essaime dans le monde après une journée planétaire des Indignés. Le 17 janvier 2014 est lancé Podemos, par un groupe de jeunes universitaires, dont Pablo Iglesias.

Le 17 septembre 2011 marque le début du mouvement Occupy aux États-Unis ; 2000 personnes se rassemblent sur une place à proximité de la Bourse de New York, avec le même appui numérique. En mai 2013, des millions de tweets ont permis d’organiser l’occupation du parc Gezi, et de la place Taksim à Istambul, pour s’opposer à la destruction de ce parc, à l’occasion d’un vaste projet immobilier comportant l’accueil d’un centre commercial. Ce type de mobilisation fait irruption en France, en mars 2016, avec le mouvement Nuit Debout. Au-delà d’un ensemble de protestations liées aux projets politiques du moment, on y assiste à une tentative d’appliquer des principes de la démocratie directe. Là encore, tweets et réseaux sociaux jouent un rôle fondamental.

Il convient enfin de mentionner le mouvement des gilets jaunes en France, encore actif au moment où s’écrivent ces lignes. La marque internet y est incontestable : à son origine, une pétition, celle de Priscilla Ludosky est lancée sur internet, pour demander la baisse du prix du carburant, et une vidéo est diffusée sur facebook par Jacline Mouraud, apostrophant vigoureusement Emmanuel Macron, qui rapidement devient virale. Les différents « actes » du mouvement sont systématiquement organisés à partir des groupes facebook.

… pouvant aller jusqu’au renversement de régime

Avec le Printemps Arabe, ce sont des régimes qui ont été renversés, ou fortement ébranlés, par des mouvements organisant de grands rassemblement avec l’arme numérique. Cela a commencé au Maroc en 2011, avant de se diffuser vers une grande partie du monde arabe. Le mouvement est si puissant que des régimes ancrés dans l’histoire longue ont été renversés : en Tunisie, en Libye, en Egypte, au Yémen, ou fortement concernés : la Jordanie, la Syrie, le Soudan.

Si dans tous les cas, le paysage politique de ces pays a été bouleversé, c’est un euphémisme de souligner que ces mouvements n’ont pas comblé les attentes qu’ils avaient fait naître, même si parfois des avancées historiques ont été accomplies (en Tunisie notamment). On peut justement penser que l’énorme décalage entre les espérances et ce qui est advenu par la suite a quelque chose à voir avec ce mode de mobilisation. C’est qu’il n’est pas neutre du point de vue de la formation des objectifs ; il favorise des formes d’exaltation, de stimulation des imaginaires, d’attentes utopiques, de création d’illusions, qui sont les prémices habituelles des lendemains qui déchantent.

Des avancées de la démocratie locale et nationale

Elles sont nombreuses, et se situent incontestablement dans la zone « raisonnable » de ses applications. C’est surtout au niveau local que la Civic tech s’avère être un outil précieux. La participation des internautes parisiens au budget de la ville a permis la création de murs végétalisés, d’équipements sportifs et d’espaces de travail partagé.

Soulignons en France une réussite peu contestable : la co-écriture du projet de loi pour une République numérique, en 2014, à l’initiative d’Axelle Lemaire, alors secrétaire d’Etat chargée de ce domaine. 137000 internautes ont visité le site dédié, 8500 contributions ont été proposées, 147000 votes enregistrés. Le texte initial a été sensiblement enrichi. Autre exemple de projet réussi, la plateforme « parlements-et-citoyens.org » qui permet depuis 2012 aux citoyens inscrits de collaborer à l’édification des lois. Une communauté de 23000 membres s’est constituée, associant parlementaires et internautes, qui est à l’origine de 10000 contributions. En matière d’écriture collaborative des lois, le crowdsourcingf se répand un peu partout dans le monde ; un logiciel, Democracy OS, qui permet de recréer les conditions de l’agora de la Grèce antique a été créé en Argentine, puis traduit en quinze langues ; il est utilisé au Kenya, et au Mexique. A Taïwan fonctionne une autre plateforme permettant aux internautes de débattre des lois.

C’est peut-être à Madrid que l’utilisation du numérique a eu le plus d’implication politique ; c’est une plateforme « Madrid Maintenant » composée de militants de gauche, d’écologistes et de hackeurs qui a porté à la tête de la capitale Manuela Carmena, ancienne juge, en 2015. La nouvelle équipe au pouvoir a misé au maximum sur le numérique, en créant un laboratoire, DemIC (« Intelligence collective pour la démocratie »), réunissant geeks et intellectuels, et mettant toutes ses ressources au service de la population : budget participatif, dispositifs de consultation, de recueil de propositions, etc..

Limites et désillusions de la démocratie numérique

Si un peu partout dans le monde l’internet a permis d’incontestables avancées de la démocratie participative, il convient tout de même de relativiser l’impact de ces nouvelles technologies. Même si les chiffres de la participation des administrés sont parfois impressionnants, il ne faut pas voiler le fait que c’est à chaque fois une toute petite partie de la population (avec en plus la distorsion produite par « l’illettrisme numérique ») qui s’y engage. Cela ne semble pas de nature à remettre en cause le « Plus rien à faire, plus rien à foutre » [6] du plus grand nombre de nos concitoyens vis-à-vis de la politique, même s’il reste un décalage entre le local et le national dans ce rejet.

Ces expériences de démocratie numérique se heurtent toujours à une autre limite : les barrières que constituent les règles ordinaires du jeu politique. Il y a forcément un moment où le relais doit être est pris par les institutions politiques du pays. Une des applications de la Civic tech les plus ambitieuses a été celle de l’élaboration d’une nouvelle constitution, en Islande, après la crise de 2008 ; malgré le succès de la démarche, le texte produit n’a jamais passé le seuil de l’indispensable approbation parlementaire, selon la procédure légale de révision constitutionnelle dans ce pays.

De plus, même au niveau local, il est rare que les responsables politiques prennent le risque de soumettre à la population par voie numérique les décisions les plus importantes. On invite la population à s’exprimer sur des aménagements de détail, rarement sur les grands choix ; à Paris, les citoyens ont pu s’exprimer sur l’aménagement des voies sur berge, mais pas sur leur fermeture.

C’est quand on examine la sphère des expériences les plus ambitieuses qu’on rencontre aussi leurs plus grands échecs, ou leurs plus préoccupantes orientations. Deux exemples seront examinés : la désignation par internet d’un candidat aux élections présidentielles en 2017, et la dérive du consumérisme pétitionnaire.

L’échec de la campagne présidentielle numérique.

L’initiative de l’avocat d’affaires David Guez à l’origine de la fondation du site LaPrimaire.org pouvait a priori paraître intéressante. L’idée d’injecter un peu de « sang neuf » en faisant émerger une personnalité forte de la société civile dans le jeu politique était séduisante. Après le lancement du site en octobre 2016, 200 candidats se sont déclarés ; 16 sont restés en lice après avoir obtenu le soutien de 500 internautes, et ont exposé leur programme sur le site. L’absence de débat, et la sécheresse des informations biographiques ne permettaient pas de se faire une idée sur la consistance des personnalités des candidats ; quant à leurs programmes, ils donnaient l’impression déprimante d’un copié-collé permanent : du déjà lu, déjà entendu un peu partout (réduction du nombre de députés, de leur salaire, suppression du Sénat, Revenu universel, etc). C’étaient des sortes de variations sur « l’air du temps », juste pimentées parfois de quelques bizarreries produites par les lubies de leurs auteurs. Probablement peut-on y voir une sorte d’anticipation sur les temps qui viendront où les programmes seront produits par l’intelligence artificielle de quelque robot. A l’issue d’une lourde procédure, Charlotte Marchandise fut désignée. Et toute cette effervescence n’aboutit qu’à son incapacité à obtenir les 500 signatures nécessaire à sa « vraie » candidature.

Une usurpation des valeurs civiques : le consumérisme pétitionnaire

Un nouveau fait social est le résultat direct de l’usage de la Civic tech : l’essor fulgurant des pétitions en ligne. On assiste à une progression d’allure exponentielle de leur nombre, à savoir, selon le responsable du site change.org, 800 nouvelles par mois, mobilisant 100 millions d’utilisateurs dans le monde et 4.8 millions en France .

On peut tenir la pétition « classique » comme un élément de démocratie directe de nature à dynamiser le système représentatif. Elle implique un processus collectif de maturation. Cela passe nécessairement par une phase d’information, de réflexion, de confrontations et de débats à l’intérieur du groupe. Ainsi peuvent se constituer les opinions, et chacun prendre la décision de signer ou pas, en toute connaissance de cause et en conscience. Signer engage sa responsabilité ; le principe de l’universalité kantienne s’applique ici parfaitement : chacun doit mesurer les implications de son geste en supposant que tous les autres vont prendre la même décision. Pour tout dire, une telle action doit être réfléchie, rare, et empreinte d’une certaine gravité.

Mais cette fois, la mobilisation s’adresse à l’ensemble des internautes, de façon indistincte, et sur n’importe quel sujet, des plus graves aux plus futiles, sans aucune distinction : anomalie dans la chaîne alimentaire, défense de l’environnement, des animaux, protestation contre l’aménagement d’une plage publique en plage privée pour le roi d’Arabie saoudite, exigence d’accorder la nationalité française à Lassane Bathily (le Malien qui a aidé les otages de l’hyper Cacher), exigence de retrait d’un vêtement d’une collection, de modification d’un jeu vidéo, demande de sauver le lion Cecil, d’arrêter la chasse à courre ou de faire revenir Julien Lepers à Questions pour un champion…..

Ce phénomène s’inscrit totalement dans la sphère marchande ; du point de vue de la demande, des associations (le plus souvent) achètent au site la diffusion de leur pétition. Du côté des signataires, on y retrouve tous les traits habituels du consumérisme : la facilité, la rapidité, le geste impulsif (le clic !), bref, l’irresponsabilité : certes, il faut donner son nom et son adresse électronique, mais il n’y a aucune justification intellectuelle ou morale à fournir à qui que ce soit. Du point de vue des prestataires, la logique est d’en augmenter le nombre pour obtenir le maximum de clics, donc de recettes publicitaires, et les algorithmes tournent pour en offrir encore plus aux internautes enregistrés. Pour obtenir les juteuses signatures, elles usent d’arguments civiques, politiques ou moraux exactement sur le modèle publicitaire. Elles alimentent aussi les réseaux sociaux : on se partage des pétitions via facebook. Ces entreprises sont dans la banale recherche de performance ; cela ne les empêche pas de se présenter frauduleusement comme actrices de la vie civique [7].

La conviction des laudateurs de la Civic tech est qu’il y a une convergence naturelle entre les possibilités qu’offre le numérique, et les valeurs de la démocratie, ce qui légitime le projet d’une sorte de reconquête de cet idéal que la classe politique aurait dégradé par sa pratique.

La convergence des valeurs internet/démocratie

Un des arguments en faveur de la Civic tech, et non des moindres, est que les valeurs civiques que stimule la pratique de la Toile marquent surtout les jeunes, puisqu’ils la pratiquent davantage. Or c’est chez eux que la défiance envers les politiques est la plus forte. Dans toutes les élections, leur taux d’abstention par tranche d’âge est le plus élevé, et 46 % des jeunes de 18 à 35 ans estiment que d’autres systèmes politiques sont tout aussi bons que la démocratie, contre 28 % seulement chez les plus de 60 ans [8]. Il est concevable toutefois d’espérer que les réseaux, ou les sites dédiés soient le chemin ramène les millennials vers la politique.

De façon générale, on peut établir une correspondance des valeurs entre la pratique de la toile et celles de la démocratie. Il est souvent reproché à la démocratie représentative de ne donner la parole aux citoyens que lors des élections, c’est-à-dire tous les quatre ou cinq ans… la Civic tech permettrait une participation très régulière.

Autre révolution des pratiques : La fin du top-down, la nouvelle ère du botton-up… Depuis son origine, internet est le lieu d’une innovation qui très souvent est le fait d’utilisateurs passionnés. C’est d’ailleurs ce qui définit le geek. Or, une dynamique partant de la base est aussi ce qui caractérise la démocratie directe.

La réalisation d’une véritable égalité est l’objectif des propagandistes de la démocratie directe. Or, les réseaux, comme les forums, sont les lieux d’une horizontalité radicale. Le meilleur exemple, qui est aussi probablement la meilleure réussite de l’internet, c’est Wikipédia. Les diplômes, le poste occupé, aussi prestigieux soit-il, la notoriété, les éventuelles publications n’y confèrent aucune préséance. Seule compte la publication sur le site. N’importe qui peut faire barrage à un contenu. N’importe qui a également sa chance de voir sa production valorisée. Et cela fonctionne, puisqu’il s’avère, d’après certaines études, que Wikipédia est au moins aussi fiable que la vénérable Encyclopaedia Britannica.

De la même façon, sur les réseaux comme sur les forums, nul ne peut se prévaloir de quelque titre que ce soit pour prétendre à peser davantage dans les débats. Quant à la compétence acquise par l’expérience, elle est encore moins reconnue, car c’est implicitement la compétence numérique, c’est-à-dire l’aisance dans l’usage des outils informatiques qui est la jauge de la qualité de la personne. Un tel critère favorise évidemment la jeunesse.

On peut admettre que la manifestation, le défilé, l’occupation des voies publiques ou des places sont des moyens d’action traditionnels de résistance au pouvoir, intégrés (au moins quand ils restent dans le cadre de la légalité) au fonctionnement de la démocratie. L’internet, on l’a vu, est de ce point de vue d’une commodité et d’une efficacité impressionnantes. Il n’est peut-être pas anodin que la méthode de ces grands rassemblements est soit la même que celle des grands rassemblements festifs, flash mob, ou apéritifs géants. L’internet est aussi une machine à dissoudre les distinctions.

La qualité de la communication, sa fluidité, sa rapidité ne peuvent qu’être utiles à la vie démocratique. De ce point de vue, les tweets offrent des possibilités infinies… ils permettent de nouer des contacts d’un bout à l’autre de la planète, en marge, ou en préparation des rencontres officielles. Les diplomates en font un usage croissant ; ils leur permettent de connaître l’état d’esprit de leurs followers ; parfois des contacts se font entre des acteurs censés ne pas communiquer. Ils peuvent être aussi des outils de propagation très rapide de l’information stratégique.

Par toutes ces caractéristiques, le numérique peut nourrir l’utopie d’une réconciliation avec la vie politique de larges secteurs de la population qui s’en étaient éloignés, notamment la jeunesse. Mais le revers de la médaille abonde en effets pervers….

L’internet, machine à broyer la démocratie représentative

Machiavel affirmait qu’ « Il n’est donc pas nécessaire à un Prince d’avoir toutes les qualités dessus nommées, mais bien il faut qu’il paraisse les avoir ». On pourrait aujourd’hui le retourner en soutenant que pour obtenir la confiance de ses semblables (au moins sur internet) il est bien plus sage de cacher soigneusement ses éventuelles compétences. Une toute petite expérience (celle par exemple de l’auteur de cet article) des forums ou des sites de courriers des lecteurs des journaux permet de l’éprouver : il suffit d’avouer dans sa présentation un titre universitaire pour s’y faire injurier. Les candidats à la candidature de Laprimaire.org l’avaient compris : la plupart, dans leur CV, sont très discrets sur leurs diplômes et leur qualification. Un des candidats ne s’y trompe pas et refuse de dire quoi que ce soit de sa biographie. La plupart font manifestement sur ce plan profil bas.

Le contact direct possible avec les acteurs politiques n’est conçu que sous l’angle de l’interpellation, de la réprobation, voire de l’injure. Il est clair qu’en ce sens, l’internet est une bonne matrice du populisme.

Or, la démocratie représentative implique la confiance envers le représentant ; au-delà de la présomption de son intégrité personnelle, de son sérieux, de son implication dans la fonction, cela implique aussi la reconnaissance d’aptitudes, de compétences indispensables pour accomplir correctement ses missions, se situant au-dessus de la moyenne. Plus encore, on peut suivre Schumpeter [9] qui considère que la démocratie est vouée à décliner, du fait que les élites s’orientent vers les professions plus considérées et plus rémunératrices qu’offrent les grandes entreprises capitalistes. Il est clair que les injonctions des réseaux ne vont pas les inciter à revenir vers les carrières politiques !

L’implication du grand nombre des citoyens dans les débats, la qualité de ceux-ci sont des prérequis indispensables de toute démocratie digne de ce nom. Sur ce terrain, la pente sur laquelle l’internet les oblige à se dérouler est fortement inclinée vers les égouts. Le tutoiement y est de mise, comme si la Toile était un espace de convivialité naturelle, alors qu’y sévissent l’injure et la vulgarité. Un débat implique la prise en considération du point de vue de l’autre, surtout lorsqu’il diverge du sien, et de ce fait, l’assomption du risque d’avoir à faire évoluer sa propre opinion. Cela ne fonctionne pas sur les réseaux. Le phénomène de la bulle est maintenant bien documenté. On ne se rapproche que des interlocuteurs dont on partage déjà les idées, qui de ce fait ne font que se renforcer mutuellement.

Il n’est pas utile non plus de revenir sur le fléau des fake news. Les rumeurs, les affirmations de complots pullulent sur les réseaux, tout ce qui fait le buzz pollue les échanges, là où la démocratie requiert une exigence de vérité, et une certaine sérénité. Il serait naïf de n’y voir que dérapages ponctuels, ou défauts corrigibles : ils sont consubstantiels à cet univers virtuel.

La violence enfin : la distance physique entre interlocuteurs – l’absence du visage, du regard, de la voix – la favorise, un peu comme pour les automobilistes s’invectivant au passage, protégés et séparés dans leurs carcasses d’acier. Sur cette violence, osons une hypothèse. Les « vrais » débats (dans une salle), et surtout les mobilisations classiques (dans la rue) impliquent une certaine dépense d’énergie de la part des militants, bien supérieure au « clic », et aux quelques lignes écrites en orthographe approximative. La violence verbale ne viendrait-elle pas purger en quelque sorte le trop-plein d’énergie qui en résulte ?

Les mythologies fondant la foi dans la Civic tech

« Pour tout résoudre, cliquez » [10]

Les laudateurs de la Civic tech sont dans cette illusion du « solutionnisme technologique ». L’un des candidats de Laprimaire.org évoquée tout à l’heure affirme la nécessité d’une « e-République », avec à sa tête un « Président numérique ». De telles conceptions font de la Civic tech une condition suffisante à la régénération de notre système politique. Cela revient à penser que toute la démocratie peut se dissoudre dans le numérique, et que tout le reste, (les institutions, les procédures, etc.) en devient superflu.

L’intelligence collective est constamment invoquée. Puisque les réseaux permettent de solliciter des masses d’individus, leurs intelligences, même modestes, en fonctionnant ensemble créeraient une sorte de cerveau collectif, réalisant en quelque sorte la noosphère que prophétisait Teilhard de Chardin. C’est ignorer que les phénomènes de foule entraînent plus probablement des processus régressifs chez les individus (comme dans les lynchages collectifs, le hooliganisme dans les stades, ou les casseurs dans les grandes mobilisations). On voit mal pourquoi il en serait autrement pour le virtuel. En fait, des études [11] montrent que des groupes de 4 personnes produisent presque 2 fois moins d’idées que 4 individus réfléchissant seuls. Certes, il peut en être autrement, mais dans des cas particuliers, quand le groupe répond à des critères précis permettant son homogénéité et son bon fonctionnement.

Un autre présupposé très répandu est que tout le monde aspire à participer à la vie politique, mais en est empêché par la mauvaise qualité des institutions, et la volonté d’accaparement du pouvoir de la classe politique. C’est oublier la constante progression des taux d’abstention à toutes les élections, et avoir la naïveté de croire qu’avec l’internet tous – notamment les jeunes – vont se ruer vers les sites de démocratie participative. Les internautes animant les expériences les plus réussies se comptent au plus en dizaines de milliers. « Pour une République numérique  », par exemple, a obtenu la participation de 20 000 personnes. Or, le nombre d’inscrits sur les listes électorales en France est de plus de 45 millions. N’ayons pas la cruauté d’afficher la proportion..En 1963, déjà, Michel Crozier [12] montrait que les français préféraient la solution confortable consistant à ne pas participer, sauvegardant la possibilité de contester.

Pour parodier Simone de Beauvoir, on peut dire : « On ne naît pas citoyen, on le devient ». Ce n’est que par la formation, l’information et la réflexion que peut se faire la prise de conscience, et que chacun peut ressentir la nécessité de s’engager dans la vie civique. Rien ne dispensera de ce détour.

Conclusion : la Civic tech, nouveau « grand » récit ?

Des commentateurs de Marx (Schumpeter le qualifiait de prophète) ont vu dans sa théorie ce que lui-même reprochait à Hegel, à savoir de transposer la vision chrétienne de l’humanité en un récit profane, comportant un paradis originel (le communisme primitif), et, après une longue épopée collective, un paradis final (le communisme advenant après la destruction du capitalisme). L’histoire serait pour l’essentiel le deuxième temps du point de vue de la dialectique, à savoir la lutte contre les contingences historiques sur lesquelles bute l’idéal recherché. C’est une vision téléologique, tout s’ordonnant en fonction de cet accomplissement collectif final. En un mot : une théorie de la « fin de l’histoire ». Le schéma se retrouve ici : l’homme est fait pour la démocratie, c’est son destin, son point d’accomplissement (un peu comme dans la théorie de Francis Fukuyama). Le paradis originel, c’est la démocratie athénienne, une démocratie directe ; mais la complexification des sociétés, leur agrandissement de taille font que ce mode de gouvernement n’est plus possible, se cognant à leur rusticité technologique. L’heure de l’accomplissement aurait enfin sonné, puisque cet obstacle va être résolu par la Civic tech, que l’humanité attendait, en quelque sorte. Faut-il se contenter, à la place des grandes idéologies d’antan, de ce petit récit ?

// Article publié le 23 juin 2019 Pour citer cet article : Maurice Merchier , « La Civic tech ouvre-t-elle un avenir radieux à la démocratie ? », Revue du MAUSS permanente, 23 juin 2019 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?La-Civic-tech-ouvre-t-elle-un-avenir-radieux-a-la-democratie
Notes

[1Fukuyama F, 1992 La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Editions Flammarion

[2Baudrillard J, 1981, Simulacres et simulation, Paris, Editions Galilée

[3dans tous les quartiers prioritaires de la politique de la ville depuis la loi de 2014

[4Sur ces deux dernières expériences voir Eccap (encyclopédie du changement de cap) http://eccap.herokuapp.com/rubriques/democratie/).

[5Voir « Quel sera le rôle des sites Internet des communes dans le grand débat national ? » theconversation.com

[6Teinturier B, 2017, Plus rien à faire, plus rien à foutre, Paris, Robert Laffont

[7Voir le dossier réalisé par Catherine Pétillon et la rédaction de Pixel de France Culture https://www.franceculture.fr/emissions/pixel/petitions-en-ligne-le-marche-des-mobilisations

[8Finchelstein G, Teinturier B, Jugement des français sur la démocratie Le Monde du 10 juillet 2018

[9Schumpeter J, 1942, Capitalisme, socialisme et démocratie (Capitalism, Socialism, and Democracy), Traduction française de Gaël Fain, 1942, Paris : Petite bibliothèque Payot

[10Morozov E, 2014, L’aberration du solutionnisme technologique, Limoges, FYP Editions.

[11Enquête deDonald Taylor et ses collègues de l’université de Yale, aux États-Unis

[12Crozier M, 1963, Le Phénomène bureaucratique, Paris, Le Seuil.

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