La dissociété

La Dissociété, Ed. du Seuil, Paris, 2006, 445 p., 20,90 €

Comment rendre compte aujourd’hui de l’évolution du travail social et des associations d’action sociale ? A la question Pourquoi le travail social ? [1], que posait voici déjà plus de trente ans déjà le fameux numéro de la revue Esprit, s’est progressivement substituée la question : « où va la société ? ». Mais cette interrogation désormais généralisée à l’ensemble du social n’a pas émoussé pour autant l’acuité de la question sur le sens de l’action sociale, et en particulier sur le type d’organisation ou de méthodologie le mieux à même de la faire vivre et de la porter.

C’est au fond à partir de l’enjeu primordial de la coopération et de l’engagement subjectif des acteurs qui oriente à mes yeux toute stratégie du changement dans les organisations, et notamment dans les associations, que j’ai souhaité mieux comprendre en quoi la problématique de la dissociété posée par Jacques Généreux, invalidait ou au contraire confirmait ce choix méthodologique, et en quoi, d’une manière plus générale les associations se présentaient ou non comme des leviers efficaces face à ce qu’il nommait une maladie sociale dégénérative altérant les consciences » (p. 29).

Jacques Généreux annonce, en effet, d’emblée la couleur : le discours dominant qui s’impose à tous aujourd’hui est faux : touchant au cœur des racines de l’humain, il constitue une erreur de la pensée sur l’humain. Voilà qui est stimulant !

En quelques pages, je résumerai donc d’abord ce que je retire de plus essentiel du livre de Jacques Généreux, avant de le confronter à d’autres points de vue, notamment celui d’Alain Caillé, tout en revenant en conclusion sur la perspective qui m’intéresse directement ici : les associations, le travail social, les fonctions éducatives en particulier sont-ils, eux-mêmes, largement interrogés voire remis en cause par le diagnostic sévère posé par Jacques Généreux sur notre société ? En quoi les acteurs associatifs et les professionnels du social ont-ils à se déplacer pour continuer à conduire en conscience et sur des convictions étayées leurs missions ?

Synthèse de l’ouvrage de Jacques Généreux : La Dissociété

L’ouvrage de Jacques Généreux se présente comme un chantier ouvert, en cours d’exploration, première pierre d’un édifice ambitieux qui ne vise à rien de moins qu’à une refondation anthropologique de notre culture « moderne ». Mais heureusement, il est aussi un ouvrage didactique, le professeur d’économie à Sciences Po ayant tenu à assortir sa démonstration de résumés et de bilans d’enquêtes en fin de chapitres, particulièrement efficaces pour guider en seconde lecture un lecteur peu familier avec la science économique.

J’essaie donc de reprendre à mon tour, de manière aussi ordonnée que possible, l’enchaînement des idées exposées. Voici tout d’abord le plan de l’ouvrage :

  • Dans les trois premiers chapitres, l’auteur présente une sorte d’état du monde, passé en très peu de temps, à l’occasion d’une crise sociale et politique majeure, d’un pacte social relativement stable à une guerre économique et de la guerre économique à une guerre « incivile ».
  • Dans le chapitre 4, il présente sa problématique, centrée sur l’aspiration ontogénétique de tout être humain « à être soi et pour soi, tout en étant avec et pour les autres » (p. 137). Cette aspiration, foncièrement déniée par l’approche néolibérale, valorisant exclusivement l’individu atomis poursuivant son seul intérêt, l’amène à mettre en évidence trois types de choix sociétaux : la dissociété, l’hypersociété et la société de progrès humain.
  • C’est sur la base de cette problématique que dans un troisième temps, du chapitre 5 au chapitre huit, l’auteur part à la recherche des dix piliers fondateurs de l’édifice néolibéral, mettant au jour dans ce cœur de l’ouvrage ce qu’il appelle l’erreur anthropologique de l’ensemble de ce discours issu de la pensée moderne.
  • Les chapitres huit à dix constituent un quatrième temps où l’auteur revient à la fois sur la fragilité du modèle néolibéral et sur les raisons de son succès, dans la mesure où, à ses yeux, l’ensemble des grands courants de pensée politique qui ont traversé l’époque moderne, en dépit de leurs apparents antagonismes sont issus de la même philosophie erronée mettant au centre l’individu et la logique de son seul intérêt. L’auteur, à la recherche d’une refondation anthropologique du discours politique et économique, souligne alors le choix largement assumé de la servitude volontaire qui est celui de l’homme dissocié.
  • Dans le onzième et dernier chapitre, l’auteur se refuse à conclure, son propos étant moins de proposer un scénario alternatif que de faire œuvre de conscience politique en alertant chacun sur la grave inconséquence des choix qu’ensemble nous posons, cela dans l’ignorance la plus totale des fondements erronés de la philosophie sur laquelle nous prétendons nous appuyer.

J’insisterai davantage dans cette synthèse sur le cœur de la problématique de Jacques Généreux dans la mesure où c’est cette dernière que je souhaite éclairer par rapport à d’autres approches, notamment celles d’Alain Caillé et de Jacques Godbout dont elle me semble proche sans y faire explicitement référence.

L’état du monde : de la guerre économique à la guerre incivile…

Dans une large enquête sur l’état du monde, Jacques Généreux commence dans le premier temps de sa démonstration par tirer tous les fils de ce que l’on pourrait appeler une dissolution du pacte social et une grave crise du politique : du désengagement des citoyens aux horreurs de l’histoire dans le dernier quart du vingtième siècle, en passant par le discours de la faillite morale des hommes politiques - « tous pourris » (p. 15) - et par la victoire de l’insécurité et de la peur, l’auteur met au jour les symptômes sociaux qui se sont emparés de notre monde alors que, paradoxalement, les progrès technologiques et le niveau de vie moyen ne cessait de continuer à se développer. Tout est, au fond, assez comparable aux fléaux sociaux qui accompagnèrent dans les années trente la sortie de la première grande période de mondialisation [2], dépression économique en moins. C’est que la crise est d’une autre ampleur. C’est une crise de conviction qui se traduit en impuissance des peuples à vouloir le plus désirable pour eux-mêmes. La compétition généralisée tourne en une guerre incivile qui « dissocie les êtres humains les uns des autres et détruit le sentiment d’appartenance à une société » (p 28). Ceux-ci finissent par se comporter en « guerriers » et non plus en « citoyens ». C’est une culture autoréalisatrice qui finit par se développer et s’amplifier d’elle-même. Pour les puissants, ceux qui disposent des ressources économiques, elle s’impose comme inéluctable. Or, pour Jacques Généreux, « le tournant néolibéral opéré dans le monde dans le dernier quart du siècle dernier n’est pas la conséquence naturelle d’une évolution technologique ou économique inéluctable. Il résulte d’un choix délibéré et adopté par des gouvernements souverains qui disposaient d’autres options » [p 42. Dès lors la question est de savoir pourquoi s’impose-t-il avec une telle facilité et sans résistance ? Outre le levier puissant de la précarisation sociale et de la peur du chômage qui accompagne la libéralisation financière et la montée en puissance du capital, Jacques Généreux fait l’hypothèse que la compétition généralisée qui s’est emparée du social lamine « la cohésion qui constitue les membres d’une société en communauté politique capable de réagir politiquement. » L’auteur n’hésite pas à parler dès lors d’une nouvelle guerre mondiale : « la guerre économique générale » (p. 81)détruisant tous les liens de solidarités, responsabilisant à outrance l’individu, réduisant les logiques d’entraide et d’assistance, décuplant les approches répressives, incitant les individus à travailler, épargner, consommer, investir et produire plus… l’Etat est réduit à une mission de super gendarme. Le marché fait le reste !

Cependant pour Jacques Généreux, la question demeure : alors que chacun est persuadé pour sa vie privée que la coopération et l’entraide valent mille fois mieux que la compétition généralisée, pourquoi cette dernière s’impose-t-elle avec une telle évidence croissante à l’ensemble des sociétés développées ? Est-ce le cynisme de quelques acteurs possédant l’essentiel des ressources économiques ? Est-ce l’acceptation passive de tous les autres ? A ce stade de son raisonnement, Jacques Généreux pose l’hypothèse centrale de son livre qu’il va développer dans la partie problématique suivante : « les sociétés de marché contemporaines sont restructurées en « dissociétés », réseaux d’individus atomisés, où les sentiments de solitude, d’incertitude et d’urgence permanente se conjuguent pour annihiler non seulement la possibilité, mais surtout le désir de s’insurger » (p. 132). Ils en viennent à se conformer au modèle qui les écrase.

Problématique de la dissociété

Jacques Généreux ne se résout pas à l’espèce de fatalisme qui semble laisser penser que cette logique d’ultra-compétition ouvrant la marche d’une dissociété des individus relèverait d’une sorte d’essence même de la nature des êtres humains, ce que tendent à défendre les promoteurs de cette culture néolibérale. C’est la raison pour laquelle il souhaite expliciter sa propre conception de la nature humaine et des sociétés humaines.

Dans le chapitre central où il présente sa problématique (chapitre 5), Jacques Généreux articule plusieurs définitions qui lui permettent de revenir sur l’analyse qu’il fait de l’idéologie des politiques néolibérales.
Partant du constat que c’est la qualité des liens qui fait le bonheur et non la quantité des biens, l’auteur énonce ce qu’il appelle les « deux aspirations ontogénétiques de l’être humain : « être soi et pour soi », mais aussi et en même temps « être avec et pour les autres » (p. 142). L’histoire personnelle de chaque être humain mais aussi le contexte sociétal dans lequel il vit favorise ou pas la synergie entre ces deux aspirations fondamentales qui le constituent.

Sur un versant positif, Jacques Généreux énonce ses deux premières définitions concernant la vie humaine et la société de progrès humain.
Sur un versant négatif il caractérise la société de régression inhumaine selon deux axes qu’il différencie : l’hypersociété et la dissociété.

Nous allons reprendre ces définitions de Jacques Généreux dans la mesure où elles sont incontournables pour bien saisir le déroulement de sa pensée :

  • « Une vie pleinement humaine consiste dans la réalisation d’un équilibre personnel entre les deux faces inextricables de notre désir d’être : l’aspiration à « être soi » et l’aspiration à « être avec. » (p. 148)
  • « Une société de progrès humain tend vers une situation où chaque personne dispose d’une égale capacité à mener une vie pleinement humaine, c’est-à-dire à concilier librement ses deux aspirations ontogénétiques. » (p. 149)
  • « une société de régression inhumaine entrave la quête de l’équilibre personnel par un processus politique délibéré visant à hypertrophier l’une des aspirations ontogénétiques et à réprimer l’autre ou, pis, à réprimer les deux. » (p. 152)
  • « L’ « hypersociété » est une société qui hypertrophie l’ « être avec » (la dimension sociale de l’existence et les liens collectifs), au point de réprimer ou de mutiler l’ « être soi » (l’aspiration à l’épanouissement personnel et à l’autonomie). » (p. 153)
  • « La « dissociété » est une société qui réprime ou mutile le désir d’ « être avec » pour imposer la domination du désir d’ « être soi ». (p. 153)

Jacques Généreux précise que le totalitarisme tend à abolir simultanément l’individu et la société.

Pour ce qui concerne l’idéologie et les politiques néolibérales, elles tendent quant à elles à dissocier les deux aspirations de l’être humain, valorisant l’ « être soi et pour soi » et étouffant l’ « être avec et pour les autres » entraînant une « dissociation personnelle. » (p. 155). La dissociété est à la fois la cause et la conséquence de cette dissociation personnelle : processus d’organisation au sein de la société, elle délie, isole et oppose les communautés et catégories sociales entre elles, et exacerbent les rivalités entre les individus qui les composent (p. 156). « La dissociété apparaît ainsi comme une force centrifuge qui isole et décompose en éléments toujours plus restreints ce qui constituait le tout indissociable d’une société humaine » (p. 159). Cette atomisation en cascade joue au sein des communautés, entre les communautés, comme entre les personnes, et au cœur des personnes entraînant une « dislocation intime de l’individu rendu incapable de concilier ses aspirations fondamentales » (p. 160).

Sur la base de ces éléments de problématique, Jacques Généreux présente alors son approche méthodologique qu’il nomme « le socialisme méthodologique » (p. 160) : ni holiste, ni individualiste, il se veut avant tout interactionniste, l’individu et la société se déterminant réciproquement en permanence l’un l’autre. Ce qui lui permet d’affirmer l’essence sociale de l’être humain. Pour le socialisme méthodologique, les deux aspirations fondamentales et constitutives de l’être humain (« être soi, par et pour soi », « être avec, par et pour autrui ») sont indissociables. Cette lecture méthodologique des sociétés humaines est pour Jacques Généreux une méthode d’analyse. Elle ne relève pas d’abord d’une éthique. Au-delà de l’égoïsme ou de l’altruisme, du bien ou du mal, elle cherche avant tout à distinguer le vrai du faux à partir de ce constat simple : personne n’existe en dehors des relations aux autres et hors de la société constituée par l’interaction de tous. La lecture de Jacques Généreux est systémique et circulaire en ce qui concerne l’enchaînement des causes entraînant la dissociété. L’individualisme et l’éclatement social se répondent en spirale négative et destructrice. Pour lui « la société est le processus vivant d’interaction entre les individus et le système qu’ils constituent tous
ensemble » (p. 171). Une société de progrès humain enclenche une dynamique de solidarité croissante ; une société de régression inhumaine, une dissociation croissante des groupes humains comme des individus préparant le terrain soit de la dissociété, soit de l’hypersociété, le totalitarisme se nourrissant de ce double terreau.

Les dix piliers fondateurs de l’édifice néolibéral

Fort de cette analyse et de l’erreur fondamentale qui lui semble être celle sur laquelle se trouvent engagées les sociétés néolibérales, Jacques Généreux s’interrogent sur le pourquoi d’une telle réussite. Pourquoi le rejet de ce qui fonde vraiment une société humaine comme étant un pur angélisme, et cette réduction au contraire de l’être humain à cette bête de compétition ne se préoccupant d’autrui que par intérêt personnel et ne s’associant à d’autres qu’en vue de satisfaire plus efficacement ses besoins ? Le débat avec les tenants de l’approche néolibérale lui semble quasi impossible tellement leur dogme autoréalisateur leur paraît devoir s’imposer de manière universelle : comment contester ce qui évidemment marche ? Comment nier une telle efficacité ? Aussi veut-il s’attaquer à la question de la vérité ou de la fausseté de ce dogme. La troisième partie de son livre s’efforce d’explorer les soubassements philosophiques et politiques de cette orientation « marchéiste » et utilitaire apparemment inéluctable de la pensée moderne. C’est pour lui le fruit d’une longue histoire peuplée d’erreurs où les lectures apparemment antinomiques du monde, comme le marxisme et le néolibéralisme par exemple, se rejoignent pour l’essentiel : ce qu’il dégage à travers ce qu’il nomme les dix piliers fondateurs de l’édifice néolibéral. Cette lecture anthropologique portant sur la conception de l’être humain à travers trois siècles de culture moderne vise à dégager « la série de propositions qu’il est nécessaire d’enchaîner pour aboutir à la prescription fondamentale du néolibéralisme : l’extension maximale de la libre concurrence » (p. 195).

L’édifice néolibéral, pour Jacques Généreux, s’ordonne autour de quatre axes répondant à autant de questions : qu’est-ce qu’un être humain ? Quelle est sa relation naturelle à autrui ? Pourquoi et comment les individus égoïstes et prédateurs constituent-ils une société ? En quoi consiste le progrès d’une société humaine ? Les dix piliers sont les réponses de l’anthropologie moderne à ces questions. Nous n’allons pas reprendre l’ensemble du raisonnement de Jacques Généreux pour chacun des « piliers », mais plutôt synthétiser une nouvelle fois son approche autour des grandes thématiques qu’il dégage : nature humaine ; relation naturelle d’un être humain à autrui ; définition de la société ; finalité de la société.

La conception nouvelle de l’être humain repose avant tout sur le socle fondateur de la modernité : l’ « individu autonome ». De là découle une définition de l’être humain niant tout rôle au lien social dans sa constitution : il ne vient pas des autres et ne doit rien aux autres. L’individu existe avant toute relation à autrui. Il préexiste à toute communauté humaine. Il est à noter que cette négation de toute existence sociale quant à la naissance de l’individu ménage au contraire une conception indifféremment religieuse ou athée, ambivalence parfaitement souhaitable pour l’approche néolibérale. Dieu peut intervenir ou l’individu seul, pourvu que ce ne soit pas autrui ! Cet individu autoconstitué est aussi autodéterminé : il fixe seul ses règles de vie. Il décide seul de ses actes. Il est donc seul responsable de sa situation. Il en résulte une conception de l’inégalité naturelle : les inégalités sociales n’existent pas, la société n’étant en rien responsable de la situation d’un individu. En corollaire, point n’est besoin d’aider les individus en difficulté, mais il est nécessaire de les inciter à s’en sortir eux-mêmes !

En matière de relation à autrui, l’individu est strictement égoïste et rationnel. Il ne recherche que son propre bien. En toute rationalité il choisit toujours ce qui maximise sa satisfaction. La situation et le bien-être d’autrui ne l’affectent en rien. S’il se montre bienveillant c’est toujours dans la recherche de son propre bien être et de son intérêt. Des comportements bienveillants ne sont naturellement plausibles qu’à l’intérieur de cercles de proches : familles, amis…

Il en résulte une logique de rivalité permanente avec tous les autres pour la possession des biens. L’individu est naturellement agressif et prédateur sauf s’il en est empêché par la force. Comment sur une telle base faire société ?

La société est un contrat d’association utilitaire. Celui-ci se présente comme un outil destiné à produire et à protéger plus efficacement le bien-être des individus. De plus, vivre en société permet d’éviter l’état de guerre toujours latent. Cette conception utilitaire de la société, fondée sur le simple contrat entre individus qui lui préexistent, a comme conséquence pour Jacques Généreux de rendre caduque, et non nécessaire, l’idée même de société ; surtout, il n’y a pas d’autre issue pour dépasser l’atomisation sur laquelle elle est fondée que l’hypersociété annihilant toute autonomie personnelle.

Assise sur le culte de la responsabilité individuelle, la société quant à elle n’est responsable de rien mais rend à chacun la contrepartie de ce qu’il offre. La culpabilisation des individus en situation d’échec devient la règle. La loi est là pour restreindre la marge de manœuvre d’individus égoïstes et prédateurs afin d’éviter le conflit permanent. Toutefois, en tant que mal nécessaire limitant la liberté, elle doit s’exercer dans un cadre strictement restreint en favorisant l’auto-surveillance privée des individus. Mieux qu’ « un Etat policier coûteux et menaçant pour les libertés individuelles », il y a le « conditionnement social des esprits, aussi efficace qu’un lavage de cerveau » (p. 302).

Au détour de cette enquête sur l’état de société sans véritable « société », Jacques Généreux passe en revue les grandes convergences de fond entre démocratie libérale, alternative socialiste, synthèse marxiste, quête néolibérale, voire utopie libertaire : aucune de ces lectures, affirme-t-il, ne peut dépasser l’alternative dissociété/hypersociété faute d’être en capacité d’interroger les fondements anthropologiques eux-mêmes faisant de l’atome indivis qu’est l’individu le noyau même de leur philosophie politique.

Recherchant enfin la finalité d’une telle société, Jacques Généreux met au jour les derniers piliers de la synthèse néolibérale : C’est d’abord l’abondance procurant la satiété à tout individu, faisant ainsi disparaître toute rivalité ; l’utopie d’une société maintenue en paix sans le secours de la loi ! Le progrès c’est donc la marche vers l’abondance matérielle. Marxisme et néolibéralisme sont là-dessus d’accord.
Enfin, sommet de la vision néolibérale : la généralisation de la libre concurrence maximise le bien-être. C’est là le principe d’organisation qui assure le mieux l’avènement de l’abondance. Il doit être étendu à toutes les sphères de l’activité humaine. Ainsi, « la compétition brute des intérêts égoïstes réalise-t-elle un ordre naturel conforme à l’intérêt général » (p. 318). En conclusion de sa démonstration, Jacques Généreux montre toutefois que sur le plan de l’analyse économique elle-même ces assertions sont fausses et relèvent plus de la « parabole métaphysique » que de la science.

Le modèle néo-libéral : les fragiles raisons d’un succès !

Après cette synthèse de la pensée néolibérale et de ses fondements anthropologiques, contraires aux aspirations fondamentales et à l’intuition que chaque être humain porte sur la nature d’une vie humaine vraiment digne de ce nom, l’auteur revient sur les raisons son succès et sur l’impuissance du socialisme « moderne » à la contester.

Ce succès ne saurait reposer sur la solidité théorique du modèle. Sous beaucoup d’aspects d’ailleurs, les néolibéraux adoptent des comportements antilibéraux, notamment les contraintes comportementales fortes sur l’individu, révélant les incohérences de leurs vues. La première pierre de l’édifice, prétendant que l’individu préexiste à la société, suffit d’ailleurs, à elle seule, à l’effondrement du système.

Ce n’est donc pas sa vérité théorique, mais au contraire la dissimulation de ses fondements qui permet à la structure de tenir. C’est un modèle qui se veut pragmatique, décrivant la réalité, et ne redoutant rien de plus que les discours théoriques qu’il stigmatise. Sa conception autoréalisatrice de la société sur la base des présupposés qu’il masque ne fait rien d’autre au fond que de traduire les rapports de force politiques à l’œuvre dans le monde.

S’il s’est imposé si aisément et avec si peu de contestation à la suite du libéralisme, du socialisme et du marxisme c’est qu’au fond, le néolibéralisme a beaucoup d’accointances avec ces courants. Il est l’enfant naturel de la pensée moderne. Tous ces courants traduisent la même utopie : « une société d’abondance où sont abolies les sources de conflit entre les hommes » (p. 334). « Le XXe siècle s’achève par un consensus des modernes sur la finalité de l’aventure humaine : la jouissance maximale des biens » (p. 337). L’idéal de la sieste repue ! On est donc loin du socialisme méthodologique auquel se réfère Jacques Généreux dans la filiation aux pionniers du socialisme. La faiblesse de la contestation au néolibéralisme résulte avant tout de ces conceptions néolibérales largement partagées et qui irriguaient déjà largement, avant l’heure, la pensée libérale, socialiste ou marxiste.

Jacques Généreux dénonce alors la dérive néolibérale ancienne de la gauche européenne. Elle vise les mêmes objectifs que la droite néolibérale, avec simplement des ajustements de méthodes : avec l’individu conçu comme un atome dissocié, jouet de forces qui le dépassent, comme dans la conception marxiste de l’Histoire et de la société, la question de l’humanité a été évacuée.

Cette erreur anthropologique fondatrice de la pensée moderne, faisant de l’être humain un atome et niant l’interdépendance entre les êtres, relève pour Jacques Généreux d’un compromis pathologique et inconscient plutôt que d’une véritable erreur de raisonnement : le mythe d’un individu atomisé parfaitement délié ne devait-il pas, en particulier, rester compatible avec la sécurité psychique que l’ordre ancien garantissait. C’est tout le pari de la pensée moderne athée de conserver néanmoins l’économie du salut entièrement revisitée et inversée de la théologie traditionnelle.

Toute cette analyse conduit Jacques Généreux à affirmer qu’il est grand temps de dépasser le simplisme de cette pensée moderne même si elle a pu contribuer au « progrès » humain. Elle a accompagné, en effet, le développement des idées nouvelles d’individu, de liberté, d’émancipation. Toutefois, par ses excès, elle est devenue nuisible à l’idée même de société comme au bien être psychique des individus. Il est grand temps de la questionner radicalement en envisageant une refondation anthropologique du discours politique et économique.

Jacques Généreux présente alors une vaste synthèse à la fois anthropologique et psychosociologique dans laquelle il complète et regroupe l’essentiel de son argumentaire. Même s’il se refuse à conclure, lui-même reconnaît l’ambition très large qui est la sienne, dépassant de loin l’objet de ce seul livre, tout comme il mesure à quel point il prend le risque alors de s’avancer sur le terrain de disciplines qui ne sont pas les siennes. Le concept de résilience en particulier, récemment mis en vogue en France par Boris Cyrulnik dans le domaine de la traumatologie relationnelle, devient pour lui une source d’explication macrosociale de l’incapacité pour les individus de résister au développement de la dissociété qui les broie. On est loin à vrai dire de cette capacité positive pour un être humain de se reconstruire et de retisser des liens par-delà les pertes les plus radicales, tel que l’on entend habituellement le concept de résilience [3]. Le champ balayé est large, le raisonnement toutefois s’impose, même si les arguments se font parfois plus abrupts et militants. L’auteur résume les conséquences anthropologiques, sociales et politiques de la dissociété, et notamment ses répercussions sur l’affaiblissement historique de la gauche en Europe. C’est de convictions dès lors qu’il s’agit, Jacques Génereux ne plaidant pas pour autre chose que pour le retour de l’engagement et du discours politique dans ce qu’ils peuvent avoir de plus nobles, de plus essentiels, de plus radicalement humains.

En ayant d’abord recours aux sciences de l’homme et de la nature, Jacques Généreux s’emploie, une nouvelle fois, à démontrer le caractère foncièrement interdépendant et solidaire de l’être humain et donc la conception erronée d’un individu parfaitement égoïste et prédateur sur laquelle repose le discours néolibéral. Se référant à l’Essai sur le don de Marcel Mauss, il rappelle l’universalité dans les relations sociales de ce mécanisme du don autour de la triple obligation de donner, de recevoir et de rendre. Ces principes d’engagement réciproque ont régi et inspiré l’ensemble des relations économiques et des conventions sociales et de droit jusqu’à l’imposition récente comme l’a démontré Karl Polanyi de la loi généralisé du marché. C’est cette dernière qui a livré les êtres humains à la rareté et au manque. Or « il n’est en rien le mode naturel de relation économique entre les hommes, même dans une économie de production » (p. 375). C’est un épiphénomène culturel contraire à la nature relationnelle et sociale de l’homme. Pour dépasser la souffrance psychique résultant de ce système économique enjoignant aux êtres humains de se dissocier les uns des autres, il leur reste à inventer la nouvelle culture qui les libérerait de la « maladie néolibérale » (p. 376).

C’est alors que Jacques Généreux fait appel à une sorte de psychanalyse de l’homme néolibéral malade, faisant l’hypothèse qu’il peut être tenté de résister à la guérison trop onéreuse pour lui, ou parce que ses mécanismes d’adaptation, sa résilience, lui permet de tenir dans un contexte qui lui est pourtant radicalement hostile. C’est ce qu’il appelle la servitude volontaire de l’homme dissocié.

Mais auparavant l’auteur rappelle le danger mortel que fait courir la dissociété à l’être humain. C’est sa nature même, son désir d’être qui se trouvent atteints par cette dissociation entre ses deux aspirations fondamentales d’être par soi et pour soi tout autant que pour l’autre et avec les autres. Cette violence ontogénétique qui s’exerce par réduction de l’individu à son seul intérêt, Jacques Généreux en perçoit l’enjeu politique : réduire chez les êtres humains toute velléité de résistance collective, tout autant qu’économique, rien n’étant plus contraire au marché qu’une personne apaisée par la qualité de ses liens aux autres. Le choix entre les aspirations fondamentales de liens, et les impératifs économiques et sociaux de rivalité deviennent vite impossible. Il résulte pour l’être une souffrance psychique intense, un « écartèlement de la personne », une « barbarie douce » (p. 375). Les liens sont faussement compensés par le gavage des biens. C’est le règne de l’ « abrutissement et de la manipulation psychologique » (p. 383), celui de la coopération de l’individu à sa propre aliénation, de la « servitude volontaire ».

Pourquoi pas davantage de résistance se demande Jacques Généreux ? Parce que l’individu parfois s’effondre totalement : plus de ressources, plus de pensée, plus d’envie de résister. Mais le plus souvent parce qu’il s’adapte, résiste, compose : voilà pourquoi il ne tombe pas plus gravement malade ! L’auteur nomme résilience cette capacité d’adaptation à un contexte impossible, là où les psychologues perçoivent avant tout cette dernière comme une capacité de reconstruction au sortir d’une épreuve traumatique. Quoiqu’il en soit, c’est sur cette conception que Jacques Généreux appuiera sa compréhension de la sorte d’homéostasie qui s’emble s’être installée entre les êtres humains et leurs contextes sociaux destructeurs et inhumains. Par ce mécanisme d’adaptation et de résistance passive ils en viennent à supporter l’impossible !

Fort des expériences psychosociales de Milgram et Terestchenko Jacques Généreux tente alors de rendre compte du développement de comportements manifestant une inhumanité croissante. L’anomie, la solitude, l’absence de référence aux autres privent l’être humain de sa capacité même de résister à ce qui est contraire à sa nature. Il devient guerrier dénué de sentiment pour son semblable ou bien clone d’une communauté repliée sur elle-même et dissociée de toutes les autres ; dans cette seconde hypothèse, privé d’altérité, il s’expose aux « tyrannies de l’intimité » décrites par Richard Sennett dans les années 70. C’est sur ce terreau que s’engagent la chasse aux déviances, aux différences tout comme l’inflation des exigences compensatoires qui viennent peser sur le cercle familial restreint et éclater en violence. Rien n’arrête le processus d’atomisation et de dissociation où l’individu au final se retrouve seul ! Enfermés dans ce cercle vicieux les individus sont privés des liens et de la coopération qui leur permettraient de réagir dans le sens de leurs véritables intérêts communs qui seraient de faire alors vraiment société.

Pour un sursaut des consciences !

En conclusion provisoire, Jacques Généreux veut montrer pourquoi la politique telle qu’elle fonctionne dans nos démocraties ne constitue pas une véritable solution pour les individus livrés ou soumis volontairement à la dissociété. Il faudrait pour cela une nouvelle méthode politique. Le vote prétendument démocratique n’y suffit pas : « les électeurs n’ont pas le pouvoir effectif de déterminer l’orientation des politiques publiques » (p. 429). La démocratie est une illusion. Les citoyens n’ont pas véritablement prise sur le politique. La gauche elle-même ne se situe pas en projet alternatif mais a adopté aux Etats-Unis ou en Europe une position centriste conforme au modèle néo-libéral soi-disant imposé par la guerre économique.

La perte de confiance des citoyens dans la capacité des partis politiques à faire évoluer le système ne plaide pas pour leur transformation. Là encore la résilience telle que la conçoit Jacques Généreux ouvre la voie de la passivité, du repli et de la soumission. C’est pourquoi il en appelle, avec une pointe de doute – comment cela est-il possible au sein de partis divisés où règne aussi la dissociété ?- et comme ultime chance du progrès humain à un sursaut des citoyens et à une révolution démocratique : une mise en œuvre du politique sous le contrôle effectif des citoyens et une révolution du discours et donc du débat et de la participation politique, voilà ce qui pour Jacques Généreux permettrait seulement d’inventer une alternative crédible de gauche à l’impasse néolibérale déshumanisante. Les résilients rejoindront-ils les militants lucides et autonomes qui ont tenu bon ? Jacques Généreux voudrait y croire mais après un tel diagnostic sur notre société, sur la politique, et j’ajouterai sur les courants de gauche auxquels il se réfère, cela est-il encore possible ? Oui conclut-il, si le discours est fort, convainquant : la maison brûle ! Les leaders politiques ont une immense responsabilité. A eux de réveiller, de bousculer, de susciter des engagements solidaires nouveaux, de déconditionner des citoyens devenus des consommateurs dépendants, et surtout de rendre au peuple sa souveraineté : la démocratie effective ! C’est un enjeu de culture, de parole, de conviction… « au sens vrai du terme, de conversation politique » (p. 446) !

Cliquer sur ce lien pour poursuivre avec la discussion de l’ouvrage de J. Généreux par Jean Lavoué.

// Article publié le 22 septembre 2007 Pour citer cet article : Jean Lavoué , « La dissociété », Revue du MAUSS permanente, 22 septembre 2007 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?La-dissociete
Notes

[1« Pourquoi le travail social », numéro spécial de la revue Esprit, mai 1972

[2Karl Polanyi, La Grande Transformation, Gallimard, 1983. Ouvrage important permettant de comprendre l’émergence récente, au XXIe siècle, du marché généralisé et la grande transformation que constitua au sortir des totalitarismes et des guerres mondiales l’entrée dans une phase keynésienne jetant les bases des états sociaux modernes. L’actualité du livre tient à sa compréhension des grands mouvements politiques et économiques traversant notre époque, alors que nous sommes entrés depuis le début des années 80 dans une deuxième phase, dite néo-libérale, de généralisation du marché.

[3Serge Tisseron, 2007, La résilience, PUF, Que sais-je ? Paris

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