De La Sainteté à La Santé. Puritanisme, Psychothérapies, Développement Personnel

Pierre Prades

S’accomplir soi-même, telle est l’injonction désormais adressée à l’individu contemporain. Une injonction paradoxale à la liberté. Les psychothérapies et le développement personnel, dans ce cadre, portent la promesse d’une transformation de soi.
Ce livre propose d’interpréter cet idéal d’accomplissement et de transformation de soi comme un lointain héritage de l’éthique puritaine de la vocation, et l’expérience psycho-thérapeutique actuelle comme une sécularisation de l’expérience religieuse d’hier, promettant la santé en guise de sainteté. Il présente la recherche de la dynamique affective-émotionnelle qui est au cœur de toutes les psychothérapies, comme un legs du modèle psychologique de la conversion élaboré par les puritains au XVIIe siècle dans le cadre de la « théologie de l’Alliance » ou Covenant Theology. En ce sens, il pourrait aussi s’intituler L’éthique puritaine et l’esprit des psychothérapies modernes.
En retraçant les étapes de l’interaction transatlantique qui a permis une fusion entre la tradition puritaine américaine et les courants psychothérapeutiques européennes, notamment psychanalytiques, il dégage peu à peu les ressorts généraux de l’efficacité symbolique, qui passe par une interaction entre ressentir, penser et vouloir, et qui suppose un acte de foi.
 
Pierre Prades est docteur en sociologie après une formation initiale en économie, sciences politiques et psychologie. Il est consultant en ressources humaines et chercheur rattaché au laboratoire Sophiapol de l’université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense.
En librairie le 22 septembre 2014,
560 pages

Prix de vente public : 26.00€
Commande éditeur :
http://www.editionsbdl.com/fr/books/de-la-saintet-la-sant/410/

Sommaire

Introduction

Première partie
Psychologisation de la société et culture de l’émotion

Chapitre I
La psychologisation de la société et ses idéaux-types
Erich Fromm, Karen Horney, David Riesman, Wright Mills

Chapitre II
L’avènement de l’homme psychologique et le triomphe du thérapeutique

Philip Rieff

Chapitre III
La société intimiste ou l’irruption de la personnalité dans le domaine public
Richard Sennett

Chapitre IV
Le narcissisme comme position de survie dans la culture thérapeutique
Christopher Lasch

Chapitre V
Réseaux et sentiments
Luc Boltanski, Eve Chiapello, Eva Illouz

Chapitre VI
La personnalité contemporaine et la mutation de l’altérité
Marcel Gauchet

Chapitre VII
La culture thérapeutique : un héritage puritain ?

Deuxième partie
L’héritage puritain : psychologie de la conversion et revivalisme

Chapitre VIII

La psychologie de la conversion dans le Covenant of grace

Chapitre IX
Volontarisme optimiste et « syllogisme pratique » dans le Covenant of grace

Chapitre X
Le Grand Réveil religieux et le volontarisme optimiste
Perfectionnement de soi ou conversion du cœur ?

Chapitre XI
Le calvinisme sentimental de Jonathan Edwards

Chapitre XII
Toucher le cœur pour incliner la volonté :
Jonathan Edwards et l’émergence du revivalisme

Chapitre XIII
Le perfectionnisme par la religion du cœur : John Wesley et le méthodisme

Chapitre XIV
Le deuxième Réveil : le primat de l’émotion dans l’expérience personnelle

Troisième partie
De la conversion à la guérison

Chapitre XV
Cure mentale et guérison par la foi 

Chapitre XVI
Culture de soi et technologies du moi

Chapitre XVII
Magnétisme, hypnotisme et psychothérapie

Chapitre XVIII
La légitimation des psychothérapies et l’influence de William James

Chapitre XIX
Foi et guérison
La perspective de longue durée d’Henri Ellenberger

Conclusion

L’évangélisme thérapeutique, la foi et l’émotion dans l’efficacité symbolique des psychothérapies

Post-scriptum

Et si Weber avait raison, malgré tout ?

Annexe I

La culture de soi selon William Ellery Channing

Annexe II

La culture de soi, physique, intellectuelle, morale et spirituelle selon James Freeman Clarke

Introduction

L’accomplissement de soi : une liberté, une nécessité, un devoir

Rien ne nous semble plus normal aujourd’hui que de vouloir et pouvoir choisir sa vie, lui « donner un sens », trouver sa voie pour s’ « accomplir » dans une société d’individus autonomes et responsables de leur destin. Des représentations comme la « pyramide de Maslow » ont largement popularisé une sorte d’évangile du développement personnel, plaçant au sommet de la hiérarchie des besoins humains celui d’« accomplissement de soi » (self-actualization) [Maslow, 1943, p. 382]. Cet accomplissement, défini simplement comme « la pleine réalisation de son potentiel », est l’objet de multiples prestations sur le marché, les unes se portant sur la réussite professionnelle [1], les autres sur le développement personnel. Ces dernières proposent à la personne de réaliser ses potentiels dans tous les domaines de la vie, et pour cela d’« apprendre à repérer et à suivre son propre idéal » [2].

Ce choix d’une démarche personnelle pour définir et réaliser son « projet de vie » apparaît aujourd’hui comme un attribut fondamental de l’individu, jusqu’à être érigé en devoir. Ce n’est pas seulement une liberté parmi d’autres pour l’individu des sociétés démocratiques, c’est une nécessité pratique dans un monde de concurrence interindividuelle généralisée, mais c’est aussi un impératif éthique. L’« accomplissement de soi » selon Maslow est à la fois un besoin et un devoir : « ce qu’on peut être, on doit l’être » (What a man can be, he must be). Ce qui signifie « devenir ce que l’on est potentiellement », « devenir tout ce que l’on est capable de devenir » [Ibid.]. Sociologues et philosophes ont souligné les paradoxes de cette injonction d’accomplissement, qui exige de se transformer pour devenir soi-même et qui s’exprime en termes de performances dans la plupart des domaines de notre vie, jusqu’aux plus intimes. De nombreux ouvrages en témoignent, depuis La société malade de la gestion [Gaulejac, 2009] ou Le culte de la performance [Ehrenberg, 1991] jusqu’à La fatigue d’être soi [Ehrenberg, 1998], en passant par « Be yourself ! », l’injonction d’être soi-même [Flahault, 2006], L’euphorie perpétuelle. Essai sur le devoir de bonheur [Bruckner, 2000], mais aussi La tyrannie du plaisir [Guillebaud, 2000], pour ne citer que quelques titres parus en France. Ces thèmes marquent bien l’émergence d’un fait social qui apparaît comme l’expression même de la Nouvelle raison du monde, celle de la société néolibérale [Dardot, Laval, 2010].

Du moins rendent-ils compte de la rationalité « instrumentale » du phénomène, la Zweckrationalität selon Max Weber : faire de soi-même son projet, valoriser son capital humain [Carré, 2010], maximiser ses chances de réaliser son potentiel [Perrault-Pierre, 2012], cela devient une question de survie dans une société qui met les individus en concurrence permanente et généralisée, où l’extension du domaine de la lutte atteint la vie la plus intime [Houellebecq, 1994]. Mais par cela même l’individu contemporain, ce Narcisse apparemment triomphant, pourrait bien être en fait un individu dépendant, luttant désespérément pour sa survie non seulement économique mais psychique. La prétention de l’individu à la toute-puissance sur lui-même, grâce aux « technologies du moi » [3], ne ferait que masquer sa dépendance vis-à-vis des institutions et des spécialistes, et le développement personnel, équivalent psychique de la mobilité professionnelle, ne serait au fond qu’un autre nom de la psychothérapie. C’est le diagnostic de Christopher Lasch et d’autres auteurs, qui ont mis en évidence la « psychologisation » croissante des relations sociales dans la culture du XXe siècle [4], jusqu’à faire de celle-ci une culture « thérapeutique ».

Mais comment rendre compte de la dimension éthique de ce phénomène ? Elle est souvent évoquée avec ironie par les auteurs des ouvrages mentionnés plus haut, ainsi que par d’autres que nous présenterons plus loin, qui voient dans l’ethos de notre époque les paradoxes d’un « narcissisme ascétique » ou d’un « hédonisme puritain ». Comment cette injonction de « s’accomplir » a-t-elle acquis la force d’un impératif moral ? D’où vient qu’il ne s’agit pas seulement d’un choix utilitariste mais d’un choix rationnel en valeur, Wertrational ? C’est la première question à laquelle nous tenterons de répondre dans ce livre [5].

Pour cela, nous prendrons le parti de considérer psychothérapie et développement personnel dans une même perspective, en situant les expériences de transformation de soi vécues dans l’une et l’autre pratique sur un continuum, comme les variétés d’un phénomène de même nature que nous qualifierons d’« expérience thérapeutique ».

Voici pourquoi.

Psychothérapie et développement personnel

Lorsque la psychothérapie est apparue comme pratique sociale, à l’orée du XXe siècle, l’un de ses promoteurs les plus éminents à l’époque, Pierre Janet, en proposait une définition très extensive, assez conforme au sens littéral du mot formé sur le grec : une cure par l’âme ou l’esprit. « On fait de la psychothérapie toutes les fois qu’on applique des lois de la psychologie ». Pour lui, tout traitement, même physique, dont le choix a été déterminé par des considérations psychologiques, appartient pour une grande part à la psychothérapie [Janet, 2005b, p. 157] [6]. Selon une telle définition, la plupart des « médecines alternatives » d’aujourd’hui pourraient être incluses dans le champ des psychothérapies.

Cependant l’usage n’a pas retenu cette proposition de Janet, et nous aborderons les psychothérapies dans le sens plus limitatif admis couramment aujourd’hui, celui de thérapies basées sur une relation avec un-e psychothérapeute plutôt que sur l’usage d’une « médication », pour traiter des troubles considérés comme d’origine « psychique », même si leurs manifestations sont « somatiques » [7]. On peut observer que des courants actuels, revendiquant leur modernité et leur scientificité, ne se considèrent plus comme psychothérapeutiques. C’est le cas notamment des « thérapies cognitives comportementales » (TCC). Nous montrerons en conclusion pourquoi ces courants peuvent néanmoins être inclus dans le champ des psychothérapies dont nous retracerons l’émergence au tournant du XXe siècle, notamment à partir de différentes traditions de « cure mentale » ou « guérison mentale » [8].

Il nous faut justifier un autre parti pris, celui d’inclure la psychanalyse parmi d’autres courants dans ce continuum entre psychothérapies et développement personnel. Il est vrai que les inspirateurs du développement personnel ont plutôt été les disciples rebelles de Freud, notamment Jung, Adler, Rank et Reich, dont l’influence se retrouve dans la plupart des courants qui se sont développés aux États-Unis après la Seconde Guerre mondiale. Le pessimisme philosophique de Freud, surtout celui de sa « deuxième topique », ne s’accorde pas avec l’optimisme thérapeutique qui anime ces courants. Cependant, il n’a pas empêché les psychothérapeutes américains d’accueillir avec enthousiasme la doctrine de Freud lorsqu’il la présenta au cours des fameuses conférences à Clark University en 1909. Celles-ci semblent avoir été l’occasion, comme on le verra dans la troisième partie de ce livre, d’un « malentendu fécond ».

De plus, et cela nous semble l’essentiel dans une perspective sociologique, ce n’est pas tant la doctrine de Freud qui doit être prise en considération ici, que la psychanalyse comme fait social, telle qu’elle s’est développée et a été pratiquée pendant plus d’un demi-siècle de part et d’autre de l’Atlantique. Dès les années 1930, l’Ego Psychology en a été le courant dominant, et le but qu’elle assignait à la cure, la construction d’un moi fort en s’appuyant sur ses fonctions adaptatives pour développer des sphères d’activité « libres de conflits » [Hartmann, 1968, p. 5-7], s’inscrivait dans l’optimisme thérapeutique dominant. Il en fut de même des autres courants les plus influents dans le mouvement psychanalytique international, tel celui de la « relation d’objet » avec sa perspective développementale [9].

Certes, le courant lacanien a pris, au nom d’un « retour à Freud », le contrepied de l’« orthopédie adaptative » de l’Ego Psychology [Lacan, 1975, p. 208], mais la portée de cette contestation peut être considérée comme « régionale », du moins dans notre perspective. Elle ne nous semble pas devoir interdire ce parti pris, qui n’est pas doctrinal mais sociologique, d’inscrire la psychanalyse comme pratique sociale dans un mouvement d’ensemble dont l’optimisme thérapeutique est le trait commun.

Quant au « développement personnel », selon le psychiatre Christophe André, l’un des promoteurs des TCC en France, il a démocratisé une démarche autrefois réservée aux élites, en intégrant des références diverses, occidentales et orientales, mais aussi en utilisant des méthodes psychologiques dans un sens « positif » de développement et non plus seulement de thérapie. Dans un dossier consacré au développement personnel par la revue Sciences humaines, en 2011, Christophe André attribue ce progrès à Abraham Maslow, entre autres, pour qui « l’erreur de la psychologie de son époque était de s’intéresser uniquement au versant pathologique du psychisme, et d’avoir ainsi négligé la dynamique de l’épanouissement et du développement personnel ». « Plongeant dans les sagesses antiques, le développement personnel a connu une renaissance dans la Californie des années 1960. C’est là qu’ont été mises au point des méthodes psychothérapeutiques qui allaient être le tremplin de nouvelles pratiques de transformation de soi » [André, 2011].

Selon un autre auteur dans le même dossier, Jean-François Dortier : « Les techniques de développement personnel visent à la transformation de soi : soit pour se défaire de certains états pathologiques (phobie, anxiété, déprime, timidité), soit pour améliorer ses performances (mieux communiquer, gérer son temps, s’affirmer) » [Dortier, 2011].

Une première raison de considérer dans une même perspective psychothérapie et développement personnel est donc que nombre de promoteurs de l’une ou l’autre pratique ne séparent pas les deux. Les ouvrages publiés pour le grand public illustrent cette continuité [Van Rillaer, 1992 ; André et Légeron, 1995 ; André et Lelord, 1998]. Les mêmes techniques sont utilisées tantôt pour résoudre un « dysfonctionnement », tantôt pour améliorer les « performances » dans la « gestion de soi », même si certaines se rencontrent plutôt dans l’une ou l’autre pratique. Ainsi l’« Analyse transactionnelle » (AT) et la « Programmation Neurolinguisique » (PNL) sont plutôt présentes dans les programmes de développement personnel ou de coaching professionnel qu’en psychothérapie.

Une autre raison de ce choix est que le développement personnel peut être qualifié de thérapeutique, puisque son but tend à s’identifier avec la santé. Maslow, dans son article déjà cité, présente l’ascension dans la hiérarchie des besoins comme un progrès vers la santé : « une personne saine [healthy man] est principalement motivée par ses besoins de développer et d’actualiser le plus complètement ses potentialités et ses capacités » [Maslow, 1943, p. 394]. Mais à la différence de la santé comme « silence des organes » [10], telle que la définissait la médecine au début du XXe siècle, la santé devient une performance à réaliser en actualisant les potentiels de l’individu. Cet impératif produit de la pathologie, car c’est à partir de cet idéal de santé et de réalisation de soi que sont définis a contrario les dysfonctionnements, les comportements malsains. C’est le point de vue d’Eva Illouz, que nous présenterons dans notre première partie, et le paradoxe en avait déjà été formulé par Michel Foucault : malgré les apparences, le « souci de soi », à partir d’un rapprochement entre médecine et morale, encourage « la vision d’un moi malade ayant besoin d’être corrigé et transformé » [Foucault, 1994, p 73]. De même Alain Ehrenberg propose l’hypothèse que la santé mentale est devenue le langage contemporain, la forme d’expression obligatoire du mal-être et du bien-être dans une vie sociale qui exige l’autonomie des individus [Ehrenberg, 2010, p. 17-18].

De l’éthique de la vocation à l’éthique thérapeutique

Les témoignages relatant la quête par une personne de ses vrais « buts de vie » fleurissent sur les rayons des librairies et sur les sites en ligne de développement personnel. Un exemple parmi d’autres. Le vendredi 16 mars 2007, le quotidien Libération consacrait son portrait de dernière page à Brigitte Brault, une journaliste de la télévision française qui venait de publier un récit autobiographique, Pour l’amour d’un guerrier [Brault, Saint-Pern, 2007]. C’était « l’histoire d’une fille qui part à Kaboul en RTT avec l’aval d’un coach, et tombe amoureuse d’un chef de guerre pachtoun » [11]. Selon le quotidien, Brigitte Brault avait eu recours au coaching alors qu’elle s’étiolait dans son travail pour France 3 Nancy, afin de « réviser ses orientations ». Selon son coach Clément Boyé, cité par Libération  : « Au début, c’était confus. […] Puis il est apparu que sa mission dans la vie consistait à donner la parole à ceux qui ne l’ont jamais ». Elle entreprit donc de retourner sur le terrain de ses reportages pour former les femmes afghanes à l’usage de la caméra. .

On peut consulter aussi, sur le site du magazine Psychologies, un dossier Trouver sa voie, les 5 étapes de la réalisation de soi, comportant des témoignages qui présentent cette découverte d’une nouvelle direction à prendre, en y associant une expérience émotionnelle intense. Voici des extraits du récit de Thierry Janssen, 46 ans, chirurgien devenu psychothérapeute et auteur de plusieurs ouvrages :

« Je suis rentré chez moi avec un sentiment de joie intense. […] “Aujourd’hui, je suis né une seconde fois”. Je sentais quelque chose de terriblement vivant en moi. Je respirais. [...] j’y allais entièrement parce que je suivais ce que je sentais. [...] Il fallait que je prenne le temps de laisser émerger le sens de tout ça. [...] Je redevenais sensible, vivant. [...] Il n’y a pas de leçon générale à tirer de ma propre expérience de réalisation de soi. Simplement, je crois que quand on surfe sur sa propre vague, celle qui correspond à ce que l’on désire profondément, la vie conspire avec vous pour que cela se mette en place. […] Alors tout vient avec vous pour que votre désir de vie devienne réalité » [12].

Dans ce type de témoignage, dont on peut trouver bien d’autres exemples, se conjuguent deux dimensions de l’expérience : d’une part l’accomplissement d’un idéal dans les termes d’une voie, d’une mission, d’une vocation à trouver, d’autre part l’intense gratification affective-émotionnelle qui l’accompagne. Cette conjugaison s’exprime, nous semble-t-il, dans l’expérience de « deuxième naissance » relatée par Thierry Janssen, qui ne peut manquer d’évoquer celle qui est traditionnellement au cœur de l’expérience de conversion religieuse. Observons aussi que cette expérience de transformation de soi est souvent au cœur des témoignages présentés par les différents mouvements thérapeutiques à l’appui de leur méthode, qu’il s’agisse de la résolution d’un trouble ou de l’amélioration d’une performance.

Pour répondre à la question posée plus haut sur la dimension éthique de l’accomplissement de soi, ce livre propose une hypothèse : cet idéal transpose dans notre monde sécularisé des idéaux religieux qui ont été formulés au cours des siècles passés, pour l’essentiel dans le monde protestant, et plus précisément dans la société d’origine puritaine d’Amérique du Nord. Comme le suggèrent les exemples cités précédemment, une éthique d’accomplissement de soi est au fond une éthique de transformation de soi. Nous la nommerons éthique thérapeutique, et nous nous attacherons à montrer qu’elle perpétue aujourd’hui ce que Max Weber nommait éthique de la vocation [13] dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Pour Weber, il s’agissait de se demander s’il existe des corrélations, des « affinités électives », entre certaines formes de foi religieuse et une éthique professionnelle [Weber, 2001, p. 152]. Il nous semble que l’on peut faire de même pour l’éthique thérapeutique, et nous tenterons de montrer, en nous inspirant notamment de l’œuvre de Christopher Lasch, que le vieil idéal de sanctification ou de perfection des puritains, à travers ses dégradations successives, de la culture de soi [14] au développement personnel, « erre dans notre vie comme un fantôme des croyances religieuses d’autrefois », ainsi que l’écrivait Max Weber à propos de l’importance d’accomplir sa vocation professionnelle, héritée de la doctrine religieuse de la vocation (Beruf ou calling), elle-même oubliée [Weber, 2001, p. 301]. S’il y a eu « dégradation », pour des auteurs comme Christopher Lasch et Philip Rieff, c’est que le processus que l’on qualifie de « sécularisation » ou de « désenchantement », doit être interprété comme une dé-conversion, la perte de la foi dans des systèmes symboliques qui donnaient une transcendance à nos buts de vie. L’avènement d’une culture thérapeutique serait alors comme une tentative désespérée de re-conversion, de réenchantement, l’idéologie du développement personnel devenant « la foi des sans foi », selon une formule de Lasch, et les psychothérapies se constituant comme « religions séculières de l’individu », selon celle d’Alain Caillé, formules et auteurs que nous retrouverons.

L’émotion comme ressort psychologique de l’expérience thérapeutique

Dans le témoignage que nous avons commenté plus haut, l’expérience relatée d’une transformation ou d’une re-naissance était, écrivions-nous, accompagnée d’une intense gratification affective-émotionnelle. Celle-ci est-elle un effet de celle-là, ou bien peut-elle être considérée comme son ressort psychologique  ? C’est la deuxième question à laquelle nous tenterons de répondre dans ce livre.

Quiconque a pratiqué les sessions de thérapie de groupe ou de formation aux relations humaines, dans lesquelles le sujet est invité à « travailler sur lui-même », a pu constater combien la participation à des mises en situation, à des jeux de rôles, à des séquences pédagogiques faisant appel à la dynamique de groupe, peut générer le sentiment gratifiant d’avoir « vécu quelque chose », d’avoir « changé », même si cette expérience de changement est sans lendemain. On peut faire la même constatation dans les situations de coaching ou de psychothérapie, dynamique de groupe en moins. En première approche, cet effet pourrait être interprété comme le simple « plaisir de jouer », puisque la plupart des situations pédagogiques de ce type ont un caractère actif et ludique. Mais la force de l’« esprit du jeu » réside, comme l’ont montré de grands auteurs, dans la mobilisation des affects par la situation, qui permet au sujet de vivre une expérience émotionnelle riche de sens [Huizinga, 1988 (1938)].

Nous nous attacherons à clarifier le rôle des affects, sentiments et émotions, dans l’expérience vécue en développement personnel ou en psychothérapie, et à montrer qu’il existe un lien fort entre cette dimension affective-émotionnelle et la dimension éthique du phénomène. Nous tenterons d’établir dans notre troisième partie que la mobilisation des affects joue un rôle moteur dans l’expérience thérapeutique, comme elle le faisait dans l’expérience religieuse d’hier, pour traduire des perceptions cognitives en actes volontaires.

Affirmer que les choix moraux sont empreints d’émotion est une idée ancienne [Spinoza, 2006 (1677) ; Malebranche, 1992a (1684) ; Hume, 1999a (1739), 1999b (1740) ; Smith, 2003 (1759)] mais dont les implications se sont profondément transformées. La conception classique était marquée par le dualisme cartésien opposant la substance immatérielle de l’esprit à celle du corps, matérielle [Descartes, 1970 (1640), p. 323-324]. Les deux entités, quoique distinctes, interagissaient de façon mystérieuse, et l’interface entre les deux revenait à la « glande pinéale » selon Descartes. Cette conception fut radicalement critiquée par Spinoza, pour qui l’esprit et le corps étaient « une seule et même chose » considérée dans deux dimensions distinctes : une même conduite humaine peut être appelée décision de l’esprit lorsqu’on l’explique selon les lois de la pensée, et détermination du corps lorsqu’on l’explique selon les lois du mouvement [Spinoza, 2006 (1677), p. 186-187]. Interactionnisme ou parallélisme ? Telle fut l’alternative pendant trois siècles. Ce fut l’occasionalisme de Malebranche, selon lequel l’Esprit de Dieu seul permet que les sensations et volitions de notre esprit soient liées aux mouvements de notre corps (cerveau compris), les uns et les autres n’étant que les « occasions » de l’action divine [Malebranche, 1992b (1688), p. 730]. Ce fut aussi le parallélisme de Leibniz, celui d’une harmonie préétablie par l’Esprit de Dieu entre les deux entités comme entre deux horloges [Leibniz, 1986 (1714), p. 31-33]. Les Lumières écossaises affirmèrent à leur tour, au XVIIIe siècle, l’intervention de l’émotion dans les choix volontaires, en particulier les choix moraux . Cette intervention se traduisait par des modifications internes à l’âme, mais ce qui se jouait entre celle-ci et le corps restait inexplicable [Hume, 1983 (1748), p. 141]. Ce mystère s’est perpétué jusqu’à nous, à travers une sécularisation-rationalisation en plusieurs paliers : l’intervention surnaturelle a fait place à des agents « naturels » comme le magnétisme animal, l’hypnotisme puis les forces de l’inconscient [15].

Le « problème corps-esprit » (Mind-body problem) reste aujourd’hui un terrain de débat ouvert, tant pour la philosophie de l’esprit que pour les neurosciences. Ainsi des travaux comme ceux du neuropsychologue Antonio Damasio tentent de dépasser le dualisme sur une base biologique. L’« erreur de Descartes » a été, selon Damasio, de suggérer que l’âme serait la même sans le corps, que le raisonnement, le jugement moral, les réactions émotionnelles pourraient exister sans le corps. Tout au contraire, le mental est en rapport non seulement avec le cerveau, comme on l’affirme depuis longtemps, mais avec le corps tout entier [Damasio, 1995, p. 337-339]. Les phénomènes mentaux dépendent d’interactions entre tout le corps et tout le cerveau, écrit Damasio, et il va jusqu’à conclure que c’est la passion qui fonde la raison. « Ainsi, il semble bien qu’il existe un fil conducteur reliant, sur le plan anatomique et fonctionnel, la faculté de raisonnement à la perception des émotions et au corps [Ibid., p. 331]. Il y a donc entre le fonctionnement corporel et le fonctionnement mental une boucle de régulation dans laquelle la perception et l’expression des émotions jouent un rôle essentiel [Ibid., p. 172].

En affirmant que l’entendement et la décision requièrent la participation du corps à travers les émotions [Ibid., p. 15.], Damasio reformule sur des bases neurobiologiques une conception ancienne, celle de la « tripartition de l’âme », l’articulation entre sentir, penser et vouloir ou, dans les termes de la psychologie moderne, entre émotion, cognition et volition. Il reprend ainsi, sur la base de données nouvelles, les propositions que faisait William James voici plus d’un siècle sur le rôle essentiel des émotions dans les choix volontaires, qui le conduisaient à considérer la conversion religieuse comme « un cas particulier de guérison psychologique ». Nous accorderons une place importante dans notre troisième partie à ces conceptions que William James a développées dans ses Variétés de l’expérience religieuse, ainsi qu’au rôle qu’il a joué dans la légitimation de la psychothérapie comme pratique sociale et dans la reconnaissance de la profession de psychothérapeute.

L’ambition de ce livre est de montrer, dans une perspective sociologique, que c’est cette articulation entre la dimension éthique de l’injonction à l’accomplissement de soi et sa dynamique émotionnelle qui donne aujourd’hui à l’expérience thérapeutique une efficacité symbolique de même nature que celle qu’avait hier l’expérience religieuse, celle d’un acte de foi. En cela la guérison thérapeutique d’aujourd’hui nous paraît être en grande partie un legs sécularisé de la conversion religieuse dont les puritains avaient élaboré dès le XVIIe siècle un modèle psychologique, basé sur une dynamique interactive entre sentir, penser et vouloir. Nous tenterons de mettre en évidence l’effectivité de ce legs [16] en retraçant le long processus d’interaction transatlantique qui a contribué à produire deux aspects complémentaires du modèle culturel dans lequel nous vivons aujourd’hui : d’une part, une éthique de transformation de la personnalité que l’on peut qualifier de thérapeutique, d’autre part une valorisation de l’émotion comme critère d’authenticité de l’expérience vécue.

Volontarisme optimiste et centralité de l’émotion dans la culture

Le « fil rouge » que nous voulons suivre, celui d’une continuité entre pratiques religieuses d’hier et pratiques thérapeutiques d’aujourd’hui, est sans doute un « fil blanc » dans le contexte de la culture américaine, tant cette continuité y est évidente, comme nous l’avons constaté dès le début de notre recherche. Aussi, les questions auxquelles nous tentons de répondre apparaîtront peut-être triviales à des américanistes, mais il nous semble que ces réponses permettront à d’autres lecteurs et lectrices de mieux comprendre des traits caractéristiques de la culture américaine qui nous apparaissent souvent comme des étrangetés.

C’est le cas notamment de son volontarisme optimiste, ainsi que d’autres traits que Tocqueville avait relevés dès les années 1830, qui donnent à l’individualisme américain un aspect paradoxal. Ainsi Tocqueville observait chez les Américains le culte de la liberté individuelle, le détachement d’autrui, la focalisation sur soi et ses proches, et en même temps, de façon apparemment contradictoire, la force des obligations réciproques et l’importance des associations. Cela peut être mieux compris si l’on y voit l’héritage d’un élément singulier de la tradition puritaine, la « théologie de l’Alliance » (Covenant Theology), qui articule une dynamique entre ces deux pôles. Cette dynamique a fortement marqué de son empreinte la culture américaine et ses effets sont sensibles jusqu’à nos jours, comme nous le verrons. Aux yeux d’un Européen continental de tradition catholique, cette doctrine du Covenant apparaît doublement étrangère, et il nous a paru indispensable d’en présenter les éléments essentiels pour mettre en lumière, dans une perspective de sociologie historique, le legs qui en a été transmis jusqu’à nous, non seulement dans le champ des psychothérapies et du développement personnel mais plus largement dans la vie courante.

Nous vivons nous aussi, depuis plus d’un demi-siècle, dans une culture de l’émotion [17], que l’on associe souvent au développement des techniques de communication de masse utilisées par les mass media, les industries du spectacle et de la communication publicitaire. Le sociologue américain David Riesman, dont il sera question plus loin, a consacré l’un des chapitres de son ouvrage La foule solitaire (The Lonely Crowd), paru en 1950, à la politique. À l’époque contemporaine la politique devait, selon lui, être appréhendée en termes de « préférences du consommateur ». En exergue de ce chapitre, Riesman citait les propos d’un Mr Clements, pionnier des méthodes de marketing dans la grande distribution, tenus en 1949.

« Mr Clements affirmait que, pour comprendre les forces psychologiques qui motivent les consommateurs, nous pourrions d’abord nous poser la question : “les gens savent-ils vraiment ce qu’ils veulent ?”. La réponse est que les gens ne savent pas ce qu’ils “veulent” mais ils savent “ce qui leur plaît ou leur déplaît” » [Riesman, 2001, p. 188].

Ainsi, l’articulation de base des techniques de persuasion publicitaire du XXe siècle semble pouvoir se définir comme une dynamique à créer entre sentir et vouloir, dans des termes et selon une logique qui étaient déjà, comme nous le verrons, ceux des évangélistes de la première moitié du XIXe siècle, qui avaient mis au point, avec le revival, une technologie de mobilisation des affects pour promouvoir un acte d’adhésion volontaire, l’acte de foi indispensable à la conversion.

Dans la même perspective, on peut aussi évoquer Elmer Gantry, le personnage central du roman de Sinclair Lewis portant ce titre, et dont l’action se situe dans les années 1900-1910. Elmer Gantry est un précurseur de la figure du narcissique. On ne sait s’il a connu une authentique expérience de conversion mais il est servi par des talents relationnels hors du commun, et il parcourt une carrière chaotique d’évangéliste revivaliste, de guérisseur et de séducteur. Alors qu’il se trouve pasteur d’une paroisse méthodiste, il prend toutes sortes d’initiatives spectaculaires pour attirer ses paroissiens et les sensibiliser aux questions d’actualité. Entre autres choses, il présente dans son église les restes disloqués d’une automobile dans laquelle plusieurs personnes viennent de perdre la vie, pour étayer un sermon sur la folie matérialiste de l’époque [Lewis, 1967 (1927), p. 329]. Nous citons cet exemple, tiré d’un ouvrage de fiction mais basé sur des faits réels suivant la méthode de Sinclair Lewis, pour suggérer que la centralité de l’émotion dans le dispositif de communication, qui nous semble caractéristique des mass media d’aujourd’hui, non seulement précède ceux-ci de longue date [18], mais dérive des formats, des codes et des usages de la culture « revivaliste », cette continuité apparaissant clairement tout au long du roman.

{{}}En 1945, lorsque les produits de l’industrie culturelle américaine ont commencé d’être consommés massivement en Europe continentale, l’industrie des États-Unis était la puissance dominante – elle produisait presque la moitié de la richesse mondiale – mais la culture américaine n’était encore qu’une puissance émergente. Aujourd’hui, les États-Unis ne produisent plus que le quart de la richesse mondiale, mais leur modèle culturel a triomphé, et nous en consommons encore plus massivement les produits. Parmi ceux-ci figurent les technologies culturelles que nous utilisons dans nos activités publiques, privées et intimes. Il ne s’agit pas là des périphériques matériels que nous fournissent les industries de l’électronique et de l’informatique, mais des « logiciels » que nous utilisons de plus en plus dans nos relations et communications interpersonnelles, nos activités de groupe et notre « gestion » de nous-mêmes. Les coaches, consultants et thérapeutes distribuent localement, selon une sorte de « franchise », ces technologies culturelles dont le modèle a été, pour l’essentiel, élaboré dans un contexte dont nous ignorons une part importante.

Mieux connaître cette part de l’héritage, qui est aussi le nôtre aujourd’hui, peut nous permettre de comprendre le lien entre le volontarisme optimiste qui inspire ces technologies culturelles et la place centrale que tient l’expression des émotions dans notre culture. Cela nous semble donc un enjeu important pour mieux comprendre « l’esprit du temps ».

Une démarche généalogique, à la recherche du passé dans le présent

Nous consacrerons une première partie à présenter les interprétations de plusieurs auteurs qui nous semblent converger dans la mise en lumière d’une « psychologisation » de la société au cours du XXe siècle. Selon eux, la dimension affective-émotionnelle des relations sociales prend une importance toujours plus grande dans tous les domaines, abolissant la frontière entre public et privé. Dans un environnement de grandes structures, animé par les mass media, et plus encore dans un monde de réseaux, l’affirmation de sa personnalité est un enjeu décisif pour l’individu. Celui-ci est conduit à psychologiser ses références par l’affaiblissement des systèmes symboliques, qui le prive de repères transcendants. Il doit alors se fier à ce qu’il ressent, tant pour définir ses buts que pour interpréter les difficultés qu’il rencontre. Certains de ces auteurs suggèrent que ces phénomènes ne sont pas seulement l’effet de facteurs contemporains mais la conséquence d’un long processus de sécularisation ou de dé-conversion, modelé par la singularité de la culture américaine : son héritage puritain. Nous justifierons alors notre choix d’une interprétation d’inspiration wébérienne de l’influence de ce « legs » sur la culture contemporaine.

Notre deuxième partie présentera cet héritage du puritanisme, qui nous semble consister en un double legs : le volontarisme optimiste et la dimension affective-émotionnelle de la conduite de vie orientée vers l’assurance du salut.

Il s’agit d’abord d’un modèle psychologique de la conversion, élaboré au début du XVIIe siècle dans le cadre théologique de l’« Alliance de grâce » ou Covenant of grace. Nous proposerons un aperçu de ce modèle, à travers les œuvres de deux de ses principaux contributeurs, William Perkins et William Ames, dont la doctrine volontariste et optimiste a constitué la base d’une éthique de transformation de soi articulant le sentir, le penser et le vouloir. Ce volontarisme optimiste s’est exprimé ensuite dans deux courants distincts que l’on peut considérer comme deux « sorties du puritanisme ». L’un a été la promotion d’une religion du cœur par les « Grands Réveils » religieux (Great Awakenings). Jonathan Edwards et John Wesley, à la fois artisans et théoriciens de ces Réveils, ont contribué à établir un lien dynamique, en doctrine comme en pratique, entre l’injonction à la conversion découlant du Covenant of grace et le contenu affectif-émotionnel de l’expérience de conversion. Ces Grand Réveils feront du revival une technique de mobilisation des affects dans le but de la conversion. L’autre courant, représenté notamment par Cotton Mather et Benjamin Franklin, a conduit à la sécularisation de l’éthique de salut des puritains en une éthique de perfectionnement de soi dans le contexte des Lumières.

Ces deux courants, l’un valorisant l’expérience émotionnelle, l’autre articulant une exigence morale rationnelle, contribueront tous deux à substituer la santé à la sainteté comme but de vie selon une éthique thérapeutique. Leur rencontre avec des courants européens produira par la suite l’émergence des pychothérapies, et c’est à ces développements, du XIXe au XXe siècle, que nous consacrerons notre troisième partie.

D’une part, l’élan du revivalisme se prolongera dans l’évangélisme thérapeutique des « cures mentales » ou Mind-cures, transformant l’Esprit et la grâce en des ressources inépuisables de santé et de bonheur pour quiconque affirmera une foi authentique. D’autre part, la promotion de la « culture de soi » par les protestants libéraux, les unitariens et transcendantalistes, prolongera le volontarisme optimiste du Covenant. Puis ces courants spécifiquement américains rencontreront les mouvements thérapeutiques qui ont progressivement émergé en Europe au cours du XIXe siècle à partir de nouvelles interprétations, sécularisées, de l’interaction entre le corps et l’esprit : le magnétisme animal, puis l’hypnotisme et la suggestion, puis encore les forces subconscientes ou inconscientes, selon un modèle qualifié de psychodynamique [19] qui deviendra le cadre d’interprétation commun à la plupart des courants de psychothérapie apparus au tournant du XXe siècle.

En conclusion, nous prendrons appui sur la continuité établie entre conversion et guérison, pour ébaucher un cadre d’interprétation du fait social des psychothérapies. Nous proposerons notamment de rendre compte de l’efficacité symbolique des psychothérapies par la participation des émotions à l’action d’une foi thérapeutique.

Par ailleurs, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme a été une inspiration majeure pour notre recherche, et la question centrale de la thèse de Weber, celle du ressort psychologique par lequel un système de croyance peut influencer une conduite de vie, est restée constamment présente en arrière-plan de la démarche que nous venons de résumer. Chemin faisant, nous avons pu nous étonner de ce que l’empreinte de la Covenant Theology sur la culture puritaine, qui nous paraît si essentielle dans le phénomène dont nous avons voulu rendre compte, soit absente dans l’Éthique protestante. Absence étrange, puisque Weber se réfère le plus souvent à la branche puritaine du protestantisme pour fonder son interprétation du lien entre foi religieuse et conduite de vie. Nous proposerons donc en post-scriptum une relecture possible de la thèse si controversée de Weber en y intégrant la dynamique du Covenant of grace, qui nous semble offrir le ressort psychologique dont Weber postule l’existence sans la prouver, comme l’ont observé ses critiques.

// Article publié le 5 novembre 2014 Pour citer cet article : , « De La Sainteté à La Santé. Puritanisme, Psychothérapies, Développement Personnel, Pierre Prades », Revue du MAUSS permanente, 5 novembre 2014 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?De-La-Saintete-a-La-Sante-1189
Notes

[1Selon la Société Française de Coaching : « Le coaching professionnel est l’accompagnement de personnes ou d’équipes pour le développement de leurs potentiels et de leurs savoir-faire dans le cadre d’objectifs professionnels ». Disponible sur : www.sfcoach.org. Consulté le 5 octobre 2012.

Selon l’International Coaching Federation France : « Le coaching professionnel se définit comme une relation suivie dans une période définie qui permet au client d’obtenir des résultats concrets et mesurables dans sa vie professionnelle et personnelle. […] Le coaching peut être utilisé parallèlement à un travail de psychothérapie mais il ne saurait s’y substituer ». Disponible sur : www.coachfederation.fr/. Consulté le 5 octobre 2012.

[2Selon Clément Boyé, le coach cité précédemment. Disponible sur :

http://clementboye.wordpress.com/2007/11/24/article-pnl-coaching/

[3L’expression « technologies du moi » sera employée ici dans le sens que lui donne Christopher Lasch en 1984 dans son Minimal Self [Lasch, 2008, p. 53-54] en référence à l’ensemble des techniques d’adaptation et de transformation de la personnalité proposées par les psychothérapeutes et coaches à l’époque contemporaine (voir chapitre XVI). L’expression a été utilisée par Michel Foucault à la même époque dans ses interventions outre-Atlantique, mais dans un sens différent, se référant surtout aux pratiques des philosophes antiques et des moines médiévaux.

[4La notion de « psychologisation du social », parfois critiquée commes « psychologisme », sera précisée dans le chapitre VII.

[5Pendant l’élaboration de ce livre paraissait La société du malaise, le dernier ouvrage d’Alain Ehrenberg, dans lequel celui-ci compare les « pathologies de l’idéal » dans les cultures française et américaine. « L’affirmation de soi est à la fois une norme, parce qu’elle est contraignante, et une valeur, parce qu’elle est désirable. La généralisation des valeurs de l’autonomie à l’ensemble de la vie sociale équivaut à un tournant personnel de l’individualisme ». Et c’est sur le mode du déficit, de l’insuffisance ou du handicap qu’apparaît la culpabilité de ne pas être à la hauteur. Ces pathologies de l’idéal ne sont, selon lui, que la forme individualiste d’une inquiétude humaine permanente, forme caractéristique du mode de vie démocratique et déjà repérée par Tocqueville [Ehrenberg, 2010, p. 12-13, 352]. On verra tout au long de ce livre que notre propos croise souvent celui d’Alain Ehrenberg, bien que l’approche soit ici plus « généalogique » pour rechercher l’origine des différences qu’il met en évidence entre la France et les États-Unis.

[6« J’arriverai ainsi à proposer la définition suivante : la psychothérapie est un ensemble de procédés thérapeutiques de toutes espèces aussi bien physiques que moraux, applicables à des maladies aussi bien physiques que morales, procédés déterminés par la considération de faits psychologiques observés antérieurement et surtout par la considération des lois qui règlent le développement de ces faits psychologiques et leur association soit entre eux, soit avec des faits physiologiques. En un mot, la psychothérapie est une application de la science psychologique au traitement des maladies ».

[7La loi française, qui réglemente l’utilisation du titre de « psychothérapeute » [LOI n°2009-879 du 21 juillet 2009 - Article 91] ne définit pas la psychothérapie elle-même. Cette abstention, qui semble prendre acte de l’impossibilité d’en formuler une définition acceptable par les différents courants concernés, nous autorise à renvoyer, au titre du sens commun, aux définitions des dictionnaires, telle celle du Petit Larousse (1988) : « toute utilisation de moyens psychologiques pour traiter une maladie mentale, une inadaptation ou un trouble psychosomatique », ou celle du Vocabulaire de la psychanalyse de J.Laplanche et J-B.Pontalis [PUF 1973] : « Au sens large, toute méthode de traitement des désordres psychiques ou corporels utilisant des moyens psychologiques et, d’une manière plus précise, la relation du thérapeute et du malade… »

[8Voir « La foi thérapeutique. Émotion, cognition et volition » dans notre conclusion.

[9Cette évolution des courants dominants du mouvement psychanalytique a été évoquée par Christopher Lasch [2008, p. 212-216] et développée par Alain Ehrenberg [2010, p. 83-102], sur lequel nous nous appuyons ici.

[10« La santé, c’est la vie dans le silence des organes », formule du chirurgien René Leriche, cité par Georges Canguilhem [Canguilhem, 2005, p. 52].

[11Lelièvre Marie-Dominique. « Mon chouchou pachtoun ». Libération, vendredi 16 mars 2007, p. 36.

[13Vocation est le sens premier des mots Beruf et calling qu’emploie Weber, et que les traductions françaises rendent par métier ou profession-vocation.

[14Il s’agit ici de la Self culture promue par les protestants libéraux du XIXe siècle (voir chapitre XVI), et non de la « culture de soi » selon Michel Foucault (dans son livre Le souci de soi), notion traduite en anglais par Culture of the Self.

[15Nous retracerons ces paliers d’évolution dans notre troisième partie, en nous inspirant de la perspective de longue durée proposée par Henri Ellenberger dans son Histoire de la découverte de l’inconscient.

[16On trouvera dans notre chapitre VII La culture thérapeutique : un héritage puritain ? des explications sur le concept de « legs » que nous utilisons ici. Stephen Kalberg en a formalisé le cadre méthodologique dans sa Sociologie historique comparative de Max Weber [Kalberg, 2002], pour rendre compte des interactions diachroniques par lesquelles, selon Weber, des configurations de l’action sociale remontant à un lointain passé peuvent se perpétuer « dans les interstices du présent » pour influencer les pratiques d’aujourd’hui, parfois sous des formes et dans des domaines différents.

[17Voir notamment : Le culte de l’émotion [Lacroix, 2001].

[18Le roman a été publié en 1927, mais Lewis se basait sur une documentation recueillie avant 1914.

[19La « psychodynamique » désigne une dynamique interne au psychisme, entre des forces sous-jacentes échappant à la conscience du sujet et à l’observation directe, ainsi que l’interaction du psychique et du biologique par le pouvoir moteur et émotionnel des images. Nous retrouverons ce modèle dans notre troisième partie.

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