Colloque international et pluridisciplinaire « Figures de la singularité », appel à communication

Colloque CEREG-Paris 3 des 4, 5, 6 novembre 2010

Le CEREG (Centre d’études et de recherches sur les espaces germanophones), de l’Université Paris III- Sorbonne Nouvelle, organise ce colloque les 4, 5, 6 novembre 2010. Les propositions sont à remettre au plus tard le 30 avril 2010.

Robinson, Zarathustra, Kaspar Hauser, Thoreau, Stirner, et aussi Baudelaire, Oscar Wilde, Lacenaire, Edmond Dantès, le capitaine Nemo : personnages historiques ou fictifs, prophètes, anarchistes, esthètes ou criminels, tous ces héros de la solitude et de la singularité ont leur place, à la fois centrale et marginale, dans l’imaginaire occidental. Depuis l’âge romantique, la tradition voit en eux l’incar¬nation du génie prométhéen, créa¬teur de sa propre vie, du visionnaire que sa singularité isole inéluctablement de la foule. Une analyse plus sobre reconnaîtra en eux la représentation euphémisée de l’individu libéral. De fait, la « robin¬sonnade », la fiction d’un sujet égoïste développant ex nihilo son activité rationnelle, est à l’origine de la pensée économique classique, et un consensus semble (ou semblait) régner dans l’univers des sciences humaines pour définir la modernité comme l’âge de l’émancipation de l’individu.

Mais comment cerner la singularité ? Même Robinson, la figure centrale de l’individualisme moderne et occidental, le modèle du self-made-man qui tire de rien (et de personne) d’autre que de lui-même l’énergie nécessaire pour agir librement et pour produire à sa guise, n’est-il pas l’homme le plus hanté par les croyances, les formes d’organisation et surtout par les techniques du monde occidental qu’il ne fait finalement que redécouvrir ? Ces structures et données générales, propres à une société technologiquement évoluée ne lui sont-elles pas d’autant plus indispensables encore dès qu’il se trouve loin de son univers d’origine et qu’il est contraint de vivre de ses souvenirs ? L’ermite lui-même n’est-il pas toujours le successeur de quelqu’un qui lui a déjà tracé la voie, et le pénitent solitaire, l’anachorète dans son désert n’est-il pas en dialogue permanent avec Dieu ou sa tête encombrée de visions érotiques et de diables ?

Il n’en reste pas moins que l’histoire d’un habile artisan, capable de réinventer et de refaire sans aide extérieure ce que d’autres avaient déjà fait avant lui, n’aurait intéressé personne si Defoe n’y avait pas « ajouté » la singularité de son personnage, sa capacité d’agir et de produire à partir de lui-même, capacité qui apparaît comme une évidence dès lors qu’elle est révélée par l’isolement « expérimental » que l’auteur inflige à son personnage. Cette singularité, et l’isolement qui la révèle en la désignant comme la propriété intrinsèque – et générale ! – de l’individu humain, apparait donc, à tort ou à raison, comme « essentielle ». Dit autrement : « être un être est la condition de possibilité pour être véritablement un être » (Leibniz paraphrasé par Jean-Cassien Billier). La version anarchiste de cette même figure de pensée est la suivante : « Mon affaire, ce n’est ni le divin ni l’humain, ce n’est pas le vrai, le bien, la justice, la liberté, etc. mais uniquement le Mien » (Max Stirner). Est-ce donc cette singularité, donnée générale, possibilité ou du moins disposition effective qui serait la clef de l’existence ou de « la production d’entités séparées » (de l’individuation), puis, dans le même mouvement, de la subjectivation « qui, elle, implique l’accession à la position d’agent d’un processus » (Pascal Michon) ?
Dans ce colloque, il ne s’agira bien évidemment pas d’accréditer telle ou telle approche (le primat de la structure ou celui de l’existence singulière), mais d’interroger les représentations et figures qu’a pu prendre la singularité dans la pensée occidentale dès l’école du scepticisme / pyrrhonisme grec et son « intériorité isolée » ou éventuellement dans le retour à soi du stoïcien. Le moi qui émergerait dans la singularité relève-t-il de l’ordre de la connaissance ou de celui de l’action, ou peut-il être appréhendé uniquement comme une « manière de fluer » ? Est-il une essence immuable ou le résultat d’un processus, valeur suprême ou métaphore, fable, mythe ? On interrogera également les formes souvent dualistes dans lesquelles la singularité apparait comme l’élé¬ment mo¬derne, évolué, mais aussi comme un prix à payer : déchirement, éclatement, etc. On a situé à des moments très différents cette rupture historique originelle qui aurait produit ou rendu possible l’individuation et l’émergence du singulier : à la sortie du monde magique, au temps du « miracle grec », à la Renaissance, à l’éclosion de la philosophie cartésienne, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle… ? Faut-il remettre en question, comme le fait Pascal Michon depuis ses Éléments d’une histoire du sujet, ces dualismes qui conduisent à distinguer un « avant » et un « après » de l’individualisation ? Faut-il par conséquent aussi reconsidérer l’opposition entre holisme et individualisme (Louis Dumont) ?

Si le récit de l’émergence va de pair avec un anthropocentrisme occidental certain, la singularité que ce dernier tend à fonder peut aussi être abordée en interrogeant l’histoire des styles de vie et des « techniques de soi » (Foucault). Quels sont par ailleurs les moments dans l’histoire des idées et des pratiques où l’on a donné une valeur positive, mais aussi négative, à la singularité, en condamnant le solipsisme ou au contraire en glorifiant le génie ? Les cas d’enfants-loups pour lesquels le XVIIIe siècle avait un engouement considérable semblaient apporter la preuve que l’homme de la nature, avant l’éclosion de toute forme de société, n’était pas un mythe, mais une possibilité effective de l’espèce humaine. Or la « singularité » de ces êtres était telle qu’elle pulvérisait les alternatives les plus chères aux philosophes : si la robustesse exceptionnelle de ces enfants semblait un don précieux de la nature, leur inaptitude au langage accusait le manque criant d’expériences sociales… Inclassables (donc foncièrement singuliers ?), ils n’apportaient aucune preuve tangible non plus pour valider les critères habituels de l’humain : les orangs-outans se tiennent debout, tandis que les enfants sauvages marchent à quatre pattes, le langage, critère par excellence du caractère humain leur fait défaut…

A partir du XIXe siècle, c’est l’individu libéral qui prend le relais du sujet kantien, et rien ne semble actuellement pouvoir arrêter l’expansion de l’homo oeconomicus, dont l’égoïsme calculateur fait figure de nouvelle norme éthique, car, avec l’aide de la « main invisible », l’intérêt bien compris de chacun est censé contribuer au bien-être de tous. Certains auteurs rappellent cependant que l’individualisme libéral de Smith ou de Ricardo ne saurait se résumer à la recherche de l’intérêt personnel. Pour Foucault (Naissance de la biopolitique), « l’homo oeconomicus et la société civile sont deux éléments indissociables » : l’individu libéral ne se conçoit qu’inséré dans un cadre institutionnel. Jean-Luc Gréau (La trahison des économistes, de même Dardot et Laval, La nouvelle raison du monde, essai sur la société néolibérale) estime que le marché se définit à l’origine comme un espace coopératif, et que le capitalisme concurrentiel avec l’individualisme exacerbé qui en découle n’en représente qu’une version déformée. Si l’on suit des auteurs tels que Marcel Gauchet, Luc Ferry ou Alain Renaut, ce n’est qu’à une époque très récente que s’instaure un « individualisme de la déliaison » (M. Gauchet). L’individu contemporain, ce serait, selon M. Gauchet, « l’individu déconnecté symboliquement et cognitivement du point de vue du tout » (La démocratie contre elle-même). Cet individualisme constituerait donc une rupture avec la conception classique de la subjectivité héritée de Kant, déjà fortement remise en question par la critique structuraliste : « Le sujet meurt dans l’avènement de l’individu » (Ferry-Renaut, La pensée 68). De fait, un auteur tel que Michel Onfray, qui incarne cet hédonisme individualiste issu de mai 68, met au centre de ses réflexions le thème de la « singularité » lorsqu’il développe son programme de la « sculpture de soi ». L’individu autonome n’est plus chez lui un « entrepreneur de lui-même » (Foucault), mais le créateur de sa singularité.

Selon quelles acceptions programmatiques a-t-on donc valorisé ou combattu la singularité comme mode d’existence, possibilité, nécessité, idéal ou écueil à éviter sur le plan politique, économique, philosophique, littéraire, anthropologique, etc. ? La « figure de l’obéissance à soi-même » [Selbstgehorsam], constitue-t-elle « le noyau de la subjectivité moderne » et montre-t-elle comment les sujets « s’arment pour devenir des agents capables d’action » [wie die ‘Subjekte’ zu handlungsfähigen Agenten aufrüsten], comme le dit Peter Sloterdijk ?

  • Ce colloque a une visée fortement pluridisciplinaire et internationale puisque les « Figures de la singularité » n’appartiennent à aucune discipline, ni sans doute à aucune aire culturelle en particulier. Nous appelons donc de nos vœux les contributions de chercheurs venant d’autres disciplines que l’allemand (Histoire des mentalités et des idéologies, histoire sociale ou histoire des théories et pratiques économiques, anthropologie, philosophie, psychologie, Lettres françaises et étrangères…).
  • Date limite pour les propositions : 30 avril 2010.
  • CONTACTS :
    Université Paris 3, Institut d’allemand d’Asnières, 94, av. des Grésillons, tél. : 01 46 13 48 60.
    Michel KAUFFMANN : michel.kauffmann@yahoo.fr
    Rolf WINTERMEYER : wintermeyer.rolf@wanadoo.fr
// Article publié le 22 février 2010 Pour citer cet article : RDMP , « Colloque international et pluridisciplinaire « Figures de la singularité », appel à communication, Colloque CEREG-Paris 3 des 4, 5, 6 novembre 2010 », Revue du MAUSS permanente, 22 février 2010 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Colloque-international-et-643
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