A propos de : Antonio A. Casilli, Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ?

Paris, Seuil, 2010, 332 pages, 20 euros.

La socialité en face à face et les nouvelles formes de sociabilité virtuelle ne s’excluent pas. A l’encontre de tous les « cyber-censeurs » des sciences humaines et sociales qui exposent le caractère proprement désocialisant des réseaux et d’Internet, A. Casilli estime que « les technologies numériques ne doivent leur succès qu’à l’envie de sociabilité et de contact de leurs usagers. » (p. 15) Dès lors, cette « dimension socialisante » des réseaux informatiques qui « reconfigure » le lien social doit être considérée dans toutes ses dimensions spatiale, corporelle et sociale.

Spatiale dans un premier temps. La « sociabilité assistée par ordinateurs » crée un nouveau rapport entre les sphères privée et publique. Bien loin de signifier le triomphe d’un individualisme exacerbé ou la victoire tyrannique de l’intime sur le collectif, le cyberespace permettrait de concilier l’exigence d’ « autonomie » et celle « d’hospitalité, d’ouverture aux autres ». Chacun peut désormais aspirer à être lui-même – en donnant à voir de soi aux autres connectés et réciproquement – tout en construisant ses réseaux affinitaires et identitaires au contact des autres connectés – en créant ou en adhérant à des « pratiques communautaires en ligne ». Ainsi, une « intense activité d’échanges de dons » (p. 37) est « au centre » des réseaux sociaux en ligne. Mais un don transformé par les réseaux. Son action se rationalise : elle ne relève plus « d’un acte spontané de générosité » et « doit être proportionné à ce qu’on espère recevoir en retour » (p. 38.). L’acte de recevoir doit être transparent, l’hospitalité en ligne étant « basée sur la permission d’accéder à un espace intime commun » (p. 39). Enfin, la dynamique du don apparaît de plus en plus comme assurantielle, le don en ligne pouvant « décourager des comportements déloyaux et abusifs » (p. 40). Un nouveau modèle émerge donc, à côté des relations en face à face, où le public et le privé sont indistincts (le privé se publicise et le public se privatise), recomposables en fonction des situations, et où les subjectivités deviennent collectives (les individus sont connectés en permanence et immédiatement aux autres). A. Casilli interprète le cyberespace comme un nouvel imaginaire spatio-temporel qui répond « à la fermeture progressive des lieux de confrontation démocratique », « à l’opacité des modalités de participation à l’espace public » (p. 73), « au manque d’espaces d’expression personnelle ou collective », « d’espaces publics de socialisation » (p. 76)

A cette question du délitement des médiations institutionnelles se joint celle de l’indétermination symbolique croissante du corps, à laquelle répondent également les liaisons numériques. Les « corps virtuels » (avatars, profilages…) ne font pas disparaître les corps de chair mais les construisent, les performent, les mettent en scène, les reconfigurent, les régénèrent en ligne : ils sont « un miroir de ce que nous attendons aujourd’hui de nos corps réels », « un catalogue de nos désirs » (p. 155). Par l’intermédiaire des « technologies capacitantes » en réseau, ces performations du corps (des plus inoffensives aux plus pathologiques comme les communautés d’anorexiques en ligne) impliquent des individus « interacteurs » qui adaptent désormais « leurs pratiques de vie aux modèles de corps qui circulent sur la Toile. » (p. 206) Cette « activité groupale » autour de la corporéité est, là aussi, une « mise en scène qui sert à tisser des liens sociaux » authentiques et transparents : notre corps virtuel doit être reconnu par « l’arbitre ultime du corps », « la communauté des usagers », et ne peut l’être que si l’on accepte la « réciprocité de l’échange d’informations, de suggestions, de narrations de soi » (p. 218). Le « projet de soi » est alors coextensif au « projet de nous ».

Enfin, pour appuyer et approfondir son propos, A. Casilli montre en quoi il y a « continuum » entre les « liens faibles » de la socialité virtuelle (« individualisme en réseau ») et les « liens forts » de la socialité en face à face (communautés locales hermétiques et socialement homogènes). La « socialité façonnée par les réseaux informatiques » est celle où les individus préservent le « support de leurs groupes homogènes » tout en cherchant à « combler les espaces relationnels vides existants » entre eux. Cela passe par la recherche d’« affinités à distance », le renforcement des liens et-ou l’activation des « contacts » (« sincères » ou « utilitaires », avec qui l’on partage une « proximité d’intérêts et d’affinités »), sans médiations rigides et de manière déterritorialisée. « Savoir malaxer son réseau d’amis » (p. 276) et faire coopérer son « capital social » « vers une tâche commune » de façon souple et circonstanciée devient le nouvel impératif majeur à intérioriser. Malgré un « risque relationnel permanent », cette multiplication des liens faibles constitue une force car les individus peuvent désormais interagir et se connecter beaucoup plus facilement et librement entre eux sans « s’investir complétement » dans les relations ni dépendre de ces liens. Cette socialité constitue donc à la fois un dépassement de la socialité primaire, car « la force des liens n’est plus une prérogative de la socialité locale » (p. 253), et une reconfiguration-radicalisation de la primarité car elle « permet aux utilisateurs d’élargir leurs réseaux de connaissances plus rapidement » (p. 270), tout en suivant « les rythmes des rencontres en face à face ».

Cette recherche très stimulante sur les différentes dimensions de la socialité virtuelle en émergence appelle les sciences sociales à se saisir de cette question cruciale de la mutation anthropologique à l’œuvre tant du point de vue de la subjectivation que de la socialisation des individus dans les réseaux. La sociabilité virtuelle, trop souvent abordée via une empiricité éparpillée, doit être étudiée comme un fait social total. Néanmoins A. Casilli interprète trop rapidement les liaisons numériques comme la régénérescence du lien social, capable de concilier individu et communauté. Certaines questions restent entières ou non abordées.

  • Que reste-t-il du don et de la réciprocité dans la socialité virtuelle ? Ceux-ci sont-ils simplement continués voir radicalisés dans les réseaux informatiques sans que cela n’ait de conséquences véritables sur la socialité en face à face ?
  • Qu’est-ce qu’un don transparent et virtuel, caractérisé par l’immédiateté, indépendant de toute forme d’obligation symbolique ?
  • Comment une réciprocité vertueuse peut-elle avoir cours dans des réseaux où l’insignifiance des liens (qui peuvent être rompus à tout moment) est de rigueur ?
  • Enfin, grand oubli de ce livre, quelle place pour les communautés politiques et quelle relation les réseaux entretiennent-ils avec la socialité secondaire (Etat-nation, Marché, institutions) ?

La non-prise en compte des rapports sociaux fonctionnels au profit du seul binôme communautés primaires-individus en réseau est problématique – tant du point de vue théorique qu’empirique – dans nos sociétés où la secondarité se déprend de la société (en tant que dynamique du politique) tout en radicalisant les processus de rationalisation procédurale et d’efficacité utilitariste vis-à-vis desquels les réseaux ne sont à l’évidence pas neutres.

// Article publié le 15 février 2011 Pour citer cet article : Simon Borel , « A propos de : Antonio A. Casilli, Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? », Revue du MAUSS permanente, 15 février 2011 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?A-propos-de-Antonio-A-Casilli-Les
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