Vivre dans l’atmosphère du don

A propos du don chrétien

Une critique (informée, amicale et teintée d’agôn...) de la critique maussienne du don chrétien.

Le « don chrétien » est fréquemment l’objet de critiques très vives dans de nombreux textes publiés par La Revue du MAUSS. Je rappellerai ces critiques en les explicitant quelque peu, car elles se limitent le plus souvent à des indications allusives tant l’affaire semble entendue une fois pour toutes.
1 - Le don chrétien est obligatoire. Il correspond à l’exigence de charité : c’est le don de « charité » [1], le don par charité . C’est, pour un chrétien, une obligation d’être charitable à l’égard d’autrui, du prochain. Obligatoire, ce don s’effectue donc sous la contrainte – et quelle contrainte puisque la sanction, pour qui y manque, est une éternité de souffrances. D’où non seulement angoisse, mais culpabilité et dévalorisation de soi pour qui n’est pas, ou ne parvient pas à être suffisamment « charitable ».

2 - Le don chrétien est gratuit, ou censé l’être. Le donateur doit donner de manière aussi totalement « désintéressée » que possible : par « pure bonté ». Ce qui confirme le donataire dans son infériorité, bien plus le nie dans son humanité même, puisque je lui donne non pas en considération de ce qu’il est et de ses droits d’être humain, mais uniquement parce que moi, le donateur (son bienfaiteur), je suis bon. Quant au donateur, puisqu’il ne peut pas être totalement désintéressé (il vise à tout le moins à « faire son salut »), il se trouve renvoyé à son insuffisance, à son manque de générosité, de bonté, etc.

3 - Le don chrétien est sacrificiel. Il appelle à s’oublier soi-même, à « renoncer à soi-même », à s’effacer. Ce qui est bien sûr non seulement impossible mais, une fois encore, négateur de ce qui fait l’humanité d’un homme.

4 - Il résulte de tout cela que le don chrétien est humiliant, par conséquent destructeur, pour le donataire. En effet si je lui donne (de l’argent ou une aide quelconque) ce n’est pas parce que je considère l’être humain qu’il est mais parce que j’ai l’obligation de lui donner : il n’est pour moi que l’occasion d’exercer ma « charité ». Or quoi de plus dévalorisant et de plus insultant pour un homme que d’être « aimé » (mais peut-on parler d’amour dans ce cas ?) uniquement parce qu’on a le devoir de l’aimer ?

5 - Le don chrétien est asymétrique. Il va du donateur au donataire, sans que celui-ci ait une possibilité réelle de donner en retour – ce qui confirme le donateur dans sa position de supériorité. Par là est confirmée aussi la structure sociale qui permet à certains de disposer de richesses qui vont au-delà de leurs propres besoins, alors que d’autres manquent du nécessaire. L’ « aumône » que je distribue aux « pauvres » justifie et légitime mon statut de riche.

6 – Dès lors le don chrétien, le don de « charité » apparaît non seulement comme dérisoire mais comme néfaste. Dérisoire, parce que ce n’est pas en distribuant quelques secours que l’on viendra à bout de la misère et du malheur des hommes. Néfaste, parce qu’à habituer ainsi les « pauvres » à être assistés, on en vient à les priver de leur capacité à se prendre eux-mêmes en charge.

Ainsi compris et pratiqué – or c’est souvent ainsi qu’il a été compris et pratiqué – le « don chrétien » mérite assurément les critiques qui lui sont adressées. Il est effectivement, osons le mot, répugnant. Chrétien moi-même je le trouve tel et je partage ces critiques.

Mais un tel don est-il le don tel que le pense le christianisme ? La « charité » dont il a été question jusqu’ici correspond-elle à ce que le christianisme entend par charité ? Quelle est la pensée chrétienne du don ? Il faut reprendre les choses d’un peu plus haut. Pour jouer cartes sur table, je dirai que mon projet est ici de montrer que la pensée chrétienne du don ne s’inscrit pas à l’encontre de l’approfondissement « maussien » de la réflexion sur le don, mais bien plutôt apparaît en convergence avec lui et se situe dans des perspectives fortement analogues [2]. Personnellement, en tout cas, je me sens à l’aise dans les réflexions maussiennes sur le don.

L’être humain, le « petit d’homme » n’est pas dès sa naissance un sujet libre et autonome, capable de pensée personnelle et critique et de prendre des décisions conscientes [3]. Il est seulement apte à (j’aimerai écrire en capacité de) le devenir – mais il est apte à le devenir. Il se constitue en sujet libre et capable de pensée personnelle à la suite des relations interindividuelles croisées qui se sont tissées entre lui et ses proches et, au-delà, avec son milieu social ; grâce à la langue, aux symboles, etc., qui lui ont été transmis. C’est à partir de cela qu’il devient sujet autonome, capable de pensée personnelle - encore faut-il souligner qu’il ne le devient jamais absolument. En ce sens, l’homme se reçoit lui-même : il accède au statut de sujet autonome - libre qu’à la suite de ce don premier qui lui est fait par l’environnement social dans lequel il a baigné.

Il en va essentiellement de même dans la pensée chrétienne, dans ce que l’on pourrait appeler « l’anthropologie » chrétienne. L’homme n’est pas d’emblée un sujet achevé ; il n’est pas une âme immortelle donnée d’entrée comme en possession une fois pour toutes d’elle-même et de ses capacités, jointe (comment ?) à un corps. Tous les auteurs qui se sont occupés de théologie morale et tous les confesseurs savent qu’un jeune enfant n’est pas encore en « âge de raison » et entièrement responsable de ses actes. Cela est (peut-être, ce n’est pas le lieu d’en discuter) la pensée de Platon et de certains courants de la philosophie grecque. Ce n’est pas la pensée du christianisme.

La pensée chrétienne est tout autre : l’homme n’est pas corps plus âme, mais chair, terre ou animal insufflé d’esprit, indissociablement corps et esprit – et encore ces deux termes, dans leur dualité, sont-ils inadéquats. L’homme est ce « corps » éprouvé comme sien, point d’ancrage auquel sont référées toutes ses perceptions ainsi que les plaisirs et les douleurs qu’il ressent. L’homme est chair et, de ce fait, s’institue en sujet (relativement) autonome dans et par les relations interindividuelles dans lesquelles il se trouve plongé.

J’ouvre ici une parenthèse pour souligner que le fait qu’une Loi est donnée à l’être humain, qu’elle lui est signifiée et s’adresse à lui, peut l’amener à découvrir la dimension personnelle de ses actes et le conduire à penser qu’il en est, au moins en partie, responsable. Cela peut certes parfois l’introduire dans la culpabilité et une attitude de soumission, mais cela lui révèle d’abord qu’il est bien, au moins potentiellement, un sujet puisque la Loi s’adresse à lui en lui disant « tu ne tueras pas » alors qu’on ne dit jamais rien de tel à un animal ou à un objet.

Selon la pensée chrétienne, Dieu a créé le monde et l’homme, mâle et femelle, et le monde dans lequel il a été placé, ce monde accessible, donné à ses sens. Bien plus, à suivre le texte biblique, le monde a été créé pour l’homme, pour qu’il y ait place, sa place.

L’homme est créé, sa propre vie lui est donnée. Il est donné à lui-même comme cette réalité charnelle qu’il est : animal insufflé. Il est créé libre : non pas disposant d’une liberté entière dès sa naissance, mais apte à se constituer en sujet libre – ce qui se fait, encore une fois, dans et par les interactions qui se produisent avec les êtres humains qui l’entourent. Mais peu importe ici : il est créé libre. La preuve en est que, selon les textes bibliques, une Loi lui a été donnée, qu’il peut accepter d’accomplir ou rejeter. Libre au point de pouvoir dire non à Dieu lui-même. Ce que l’homme, à lire la bible, ne cesse de faire : le « peuple de Dieu » en fait a rejeté Dieu, « son » Dieu, plus souvent qu’à son tour !

L’idée de création, au reste, n’a pas été donnée d’emblée et toute faite à la pensée chrétienne (judéo-chrétienne) qui n’aurait plus eu qu’à la répéter telle quelle. On a souvent, certes, présenté la création – c’est encore aujourd’hui la thèse fondamentaliste – comme une opération dans laquelle Dieu a tout prévu dans le moindre détail : tout ce qui arrive et arrivera, qui sera malade ou bien portant, riche ou pauvre… Mais la pensée la plus traditionnelle et la plus profonde de la création est celle de la Kénose : Dieu se retirant de sa propre œuvre pour, justement, se laisser être selon son propre déploiement, pour laisser à l’homme la liberté de ses propres actes.

Un chrétien vit, du moins est suscité à vivre, - s’il est cohérent bien sûr avec sa propre pensée, la réalité au quotidien des manières d’être individuelles étant une autre affaire – dans l’atmosphère, dans la gloire de ce don premier, la création, qui a été fait aux hommes. Non pas essentiellement dépendant de ce don, mais libre alors même qu’il s’y enracine, libre à partir de cet enracinement. Et en même temps, comme tout être humain, il sait qu’il est enraciné dans le don que lui a fait la société des hommes et il s’expérimente comme tel. Il n’y a aucune incompatibilité entre les deux affirmations.

On dira que, s’il en est ainsi, l’idée de création apparaît comme un mythe, une transposition par passage à la limite, de la situation des êtres humains. Soit ! Admettons qu’il ne s’agisse « que » d’un mythe ou pour reprendre une expression de Maurice Bellet, d’un « poème initial ». Il reste que ce mythe joue, du moins peut jouer, un rôle essentiel dans une pensée du don, qu’une pensée du don peut s’y adosser. Cela suffit à ce qui, dans ce texte, est mon projet tel que je l’ai défini ci-dessus.

Les parents, la société donnent : la vie, les moyens de vivre et de parler-penser. Les enfants, les petits d’homme, sont nourris de ce don. Pour l’essentiel, ce don est désintéressé. On fera remarquer que parfois, la société donne dans l’espoir d’enrichir sa propre force en accroissant le nombre de ses membres, etc. ; que les parents donnent pour se survivre dans leurs enfants, disposer d’une force de travail supplémentaire, etc. Il se peut, mais l’essentiel n’est pas là. Les parents donnent vie, soins et (généralement) amour et tendresse à leurs enfants. Pour eux, ça va de soi. Ils ne donnent pas pour obtenir un retour d’affection ; le bonheur qu’ils y trouvent, et ils en trouvent un, bien sûr, est de voir leurs enfants devenir à leur tour des hommes et être heureux. Mais ils ne donnent pas parce qu’ils espèrent du bonheur à la vue du bonheur de leurs enfants : que les enfants soient heureux dans leur vie n’est jamais une chose assurée. Ni non plus parce qu’ils attendent de la « reconnaissance » et des remerciements – même si un sourire, un geste de tendresse « en retour » illumine leur vie. En tout cas, les enfants ressentent rarement ce geste comme un « don en retour ». Les enfants ne font, dans un premier moment, que recevoir. Et la réception de ce don initial les laisse libres. Elle ne crée aucune dette qu’ils auraient l’obligation de rendre et qui pèserait par la suite sur toute leur vie.

Or un chrétien est, vis à vis de ce Dieu qui a créé les hommes et ce monde à eux donné, dans la même situation qu’un enfant vis à vis de ses parents et de la société. Dieu est Père, notre Père [4]. Ce don reçu de Dieu ne créé pour lui aucune « dette » qu’il aurait à « rembourser », à laquelle il serait tenu de répondre par un contre don [5]. Bien plus, face à un tel don il ne peut pas y avoir « obligation de rendre. » Ce don premier, en effet, est ce qui constitue mon existence même, m’instaure comme un être vivant. C’est parce qu’il a eu lieu que j’existe et suis par conséquent capable de donner moi-même (ou de refuser de donner) à mon tour. Je n’ai rien à « contre donner » en retour à cela même qui est la condition de possibilité grâce à laquelle seulement je pourrai, par la suite, éventuellement donner à mon tour. Et d’ailleurs comment effectuer un contre don qui ne serait pas dérisoire face à ce don premier ?

Tout au plus pouvons-nous nous réjouir de ce don et le louer. Et entrer à notre tour dans la chaîne de ce don, être suscités à y entrer nous aussi. Donner à qui ? Non pas à Dieu, qui n’a aucun besoin de nos éventuels dons et contre dons, mais à nos frères les hommes. Le « commandement » d’amour est semblable à celui d’aimer le prochain. Dans l’évangile de Jean, le « commandement nouveau » apporté par Jésus-Christ est le suivant : « comme je vous ai aimés, que vous aussi vous vous aimiez les uns les autres » [6]. « Pour autant que vous l’avez fait [donné à manger, recueilli, assisté dans la maladie] à l’un de mes moindres frères que voilà, c’est à moi que vous l’avez fait » (Evangile de Matthieu).

Précisons que quand nous entrons dans la chaîne du don, si nous y entrons, les dons que nous sommes amenés à faire n’impliquent, dans leur principe, aucune renonciation à nous-mêmes, aucun sacrifice de nous-mêmes : le samaritain secourant le blessé ne renonce pas à lui-même.

A cette manière de présenter la pensée chrétienne du don, on est tenté de faire trois objections :

1 – Dieu, selon le christianisme, nous a donné une Loi, sa Loi. Autrement dit, il nous a signifié sa volonté et demande, exige même, qu’en retour, nous nous y conformions, sous peine de rudes punitions.
Mais c’est là se faire une fausse idée de la Loi. D’après le texte biblique, la Loi a été donnée à l’homme pour qu’il vive [7] ce thème revient comme un leitmotiv dans le Deutéronome. Comment un groupe d’hommes peut-il subsister sans que soit mis en pratique, d’une manière ou de l’autre, le « tu ne tueras pas », « tu ne dépouilleras pas autrui de ce qui légitimement lui revient », etc. ? Pertinence anthropologique du Décalogue, dont J. Lacan disait qu’il énonce les conditions qui rendent possible une parole humaine.

2 – Mais l’homme, selon le christianisme, ne doit-il pas « se racheter », non seulement de ses propres fautes mais de la faute originelle ? N’est-il pas en dette de cette faute, de ces fautes ?
Toutefois il faut comprendre que cette « dette » ne peut justement pas être acquittée par des contre- dons de quelque nature qu’ils soient mais seulement par la repentance, par la reconnaissance lucide que « ce que nous avons fait » était en vérité mauvais et par la décision de ne plus agir de même à l’avenir – même si tôt ou tard nous commettrons sans doute à nouveau « les mêmes choses » ou d’autres équivalentes. L’essentiel est ici de ne pas renoncer à se situer en référence à la Loi (à l’esprit de la Loi).

3 – Enfin, ne devons-nous pas, nous les hommes, rendre (le terme est significatif) un culte à Dieu ?

Mais rendre un culte à Dieu, toujours selon le texte biblique, c’est d’abord et essentiellement pratiquer la justice, avoir vis-à-vis des autres hommes une attitude généreuse et attentive (voir Isaïe, Jérémie, Osée…). Et c’est aussi que les autres hommes, mes frères, se comportent eux-mêmes avec justice à mon égard. La justice en effet n’est pas seulement l’affaire d’un individu, mais celle du groupe humain dans son ensemble. C’est après seulement que la justice ait été ainsi accomplie (ce qui certes n’arrive jamais de façon parfaite, absolue) que le culte, au sens habituel du mot : des rites, des holocaustes, etc., peut prendre pleinement sens.

On peut maintenant reprendre la réflexion sur l e « don chrétien » tel qu’on le définit d’ordinaire : le don de « charité, le don par « charité ».

La cause semble entendue : si la charité est bien ce qu’on entend de nos jours par ce terme elle est effectivement à vomir. La charité conçue comme don d’aumônes diverses est en vérité un mode possible d’expression de la charité, mais seulement un mode parmi d’autres qui s’est, à l’expérience et à l’analyse, avéré comporter des conséquences catastrophiques. Un des drames de l’histoire du christianisme est que les chrétiens eux-mêmes, pris dans le ronron de leurs pratiques instituées et faute d’avoir procédé à un effort suffisamment rigoureux de compréhension de leur propre pensée, ont identifié charité et « charité », charité et pratique de l’aumône. A tel point que la pratique de l’aumône a pu sembler, à leurs propres yeux et par conséquent aux yeux de ceux qui se situent à l’extérieur du christianisme, incarner l’exigence même ou plutôt l’appel à la charité.

Mais la charité est-elle en vérité cela ? Je me bornerai à quatre remarques :

1 – On peut définir, du point de vue chrétien, la charité comme l’obligation d’aimer l’autre homme : celui que je rencontre et, au-delà, tous les hommes. C’est évidemment une absurdité si par « aimer » on entend le fait d’éprouver une émotion, un « ressenti » d’affection (de sympathie, de compassion etc.) à son égard. Eprouver cela en effet ne dépend pas de moi et ne saurait être le résultat d’une décision volontaire. Cela ne peut pas constituer pour moi une obligation, pas plus que de ne pas tomber une fois que j’ai perdu l’équilibre. Dans l’expression « aime ton prochain », aime doit donc être traduit. On peut en proposer plusieurs « traductions » qui s’explicitent les unes les autres : « Agis envers autrui comme tu voudrais qu’il agisse envers toi » (c’est la traduction que propose le texte biblique lui-même), « traite-le avec bonté », « ne l’écrase pas et ne le traite pas avec mépris », « ne le manipule pas comme s’il n’était qu’un objet, mais respecte-le comme cet être qui vaut à ton égal », « entre en réciprocité avec lui, il est ton égal, ton frère »… et agis ainsi envers lui alors même que tu n’éprouves à son égard qu’indifférence, aversion ou haine. On peut bien sûr proposer d’autres traductions, peut-être meilleures : il est toujours possible d’approfondir et de mieux comprendre.

Un « acte de charité », pour employer ce langage, ne consiste pas seulement ni même sans doute le plus souvent, soulignons-le, à donner de l’argent ou de la nourriture etc. Il peut consister en un geste, une parole [8], un sourire, un moment d’attention à autrui et à ce qu’il dit ou fait. Ou encore à se réjouir avec lui de ce qui le réjouit. Les formes concrètes que peut prendre la charité sont infiniment diverses, comme sont infiniment divers les hommes et les circonstances. La charité est ainsi appelée à être invention, créativité permanente – mais comme toutes les réalités humaines, elle peut se scléroser.

Dans cette entrée en réciprocité avec autrui, je peux parfois (souvent) trouver mon propre compte et « recevoir » tout autant que je « donne ». Et il est bon qu’il en soit ainsi.

Enfin, encore une fois, mais il est sans doute utile d’insister, s’il y a obligation « d’aimer » (au sens ci-dessus précisé) c’est parce que je suis libre, parce que j’ai la possibilité effective de m’y refuser et de rejeter cette exigence – de même que je peux rejeter l’obligation de donner ou de rendre.

2 – « Aime ton prochain », cela implique au premier chef que je le traite selon la justice. Et que si nécessaire, je me « batte », comme on dit aujourd’hui, pour qu’il soit traité avec justice. Si « aimer » veut dire : ne traite pas autrui comme s’il était un objet, prétendre l’ « aimer » tout en piétinant ses droits et sa dignité d’être humain est une contradiction dans les termes. La charité ne peut pas consister à aider à ne pas mourir de faim celui que l’on a auparavant spolié !

3 – Agir avec charité peut conduire à accepter certains renoncements (certains « sacrifices ». Aider autrui, pour prendre cet exemple, implique parfois que je renonce à un moment de liberté à une somme d’argent, etc. Certains résistants ont accepté de « faire le sacrifice » de leur propre vie. Mais ce qui vaut dans ce cas, c’est l’aide que grâce à ces « renoncements » j’ai pu apporter à autrui et non pas le fait même de renoncer. Renoncer (se « sacrifier ») n’est ici qu’un simple moyen.

4 – Enfin la charité, dans sa forme la plus ambiguë et la plus contestable : l’aumône au nécessiteux, le don en argent, nourriture etc., est parfois, hélas, un indispensable recours en première urgence. Parler en ces cas de « solidarité » plutôt que de charité, ne change rien à l’affaire.
Pour conclure sur ce point, je soulignerai que la plupart des critiques adressées à la « charité » se font en dernière analyse au nom même de l’exigence de charité. Quand on dit par exemple que la « charité » est répugnante, cela suppose en effet que l’on dispose de certaines affirmations d’ordre éthique, d’un point de référence par rapport auquel on puisse la déclarer telle. En l’occurrence, on juge la « charité », le « don chrétien » comme répugnants parce qu’ils abîment ou avilissent le donataire (et aussi le donateur) alors que tout être humain doit être respecté en tant qu’il est un homme à l’égal de tout autre ; parce qu’ils détruisent toute possibilité de relations vraies entre les hommes ; parce qu’ils laissent subsister l’injustice et l’inégalité, etc. Toutes ces affirmations sont impliquées dans l’exigence d’ « aimer » autrui [9].

Ce texte, on l’aura sans doute compris, est motivé par la nécessité profondément ressentie où je me suis trouvé de (mieux) comprendre ma propre foi chrétienne. Conscient depuis longtemps des insuffisances de l’utilitarisme et d’une certaine pensée libérale, j’ai découvert, il y a une dizaine d’années, La Revue du Mauss et les auteurs « maussiens ». J’ai apprécié, et je continue à apprécier la richesse et la pertinence de nombreuses analyses ainsi que par leur pluralité pas toujours consensuelle.

Mais j’ai aussi été frappé – bien que ce ne soit un aspect somme toute marginal de ma relation à La Revue du MAUSS – et, je dois l’avouer, agacé par les multiples critiques, les « piques », souvent adressées au don chrétien. Agacé, parce que ces critiques me paraissent non seulement quelque peu rituelles, mais rater leur cible parce qu’elles reposent sur une incompréhension de la position chrétienne (même si, je le répète, certains faits et comportements que l’on rencontre dans l’histoire du christianisme semblent donner quelque crédit à cette caricature).

J’ai été ainsi amené à tâcher d’y voir un peu plus clair dans ce qui est – dans ce que peut être – une pensée chrétienne du don. Il s’est ainsi institué pour moi un mouvement de « va et vient » entre les critiques adressées au « don chrétien » et ce qu’il me semble comprendre du christianisme. Puis-je espérer susciter chez les « maussiens », ou chez certains d’entre eux, un mouvement analogue de va et vient ?

// Article publié le 19 juin 2007 Pour citer cet article : Jean-Pierre Siméon , « Vivre dans l’atmosphère du don, A propos du don chrétien », Revue du MAUSS permanente, 19 juin 2007 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Vivre-dans-l-atmosphere-du-don
Notes

[1Dans de nombreux textes, du XIX° siècle à nos jours, le terme de « charité » fonctionne comme un repoussoir. Il est « bien connu » qu’il désigne un ensemble de pratiques et de conceptions à la fois répugnantes et ridicules. Le sens en paraît ainsi évident et on ne s’efforce pas de le définir davantage – ce que je ne ferai pas non plus pour l’instant. Lorsque je prendrai le terme de « charité » en ce sens-là, je l’écrirai désormais entre guillemets.

[2Sauf si on identifie purement et simplement le don – le vrai, l’authentique – avec le « don agonistique ». Identification impossible, car s’il est vrai que les donateurs en compétition, tous ceux qui donnent par recherche de prestige et pour s’affirmer eux-mêmes (ou équivalemment, pour obtenir d’être « reconnus » par les autres hommes) se posent comme égaux aussi longtemps qu’ils peuvent donner et contre donner, qu’en est-il lorsque l’un d’eux ne peut plus « suivre » et doit se retirer de la compétition du don ? Je me demande si l’idée hégélienne de la lutte des « consciences de soi » dans leur effort pour s’affirmer aux yeux des autres « consciences de soi » ne permet pas de mieux penser une telle situation que ne le permet la référence au don agonistique.

[3Quelqu’un a-t-il jamais vraiment pensé cela ? Attribuer cette thèse aux auteurs libéraux n’est-il pas les faire plus stupides qu’ils ne sont. En tout cas, en ce qui concerne Descartes et Rousseau, à qui on attribue souvent une telle conception, il apparaît très vite si on lit leurs textes de manière précise au lieu de céder à la commodité de s’en servir comme de repoussoirs, qu’ils n’ont jamais soutenu cette aberration.

[4On trouvera à nouveau ici la confirmation que l’idée de création est bien un « mythe ». Soit !

[5« L’obligation de rendre », quand elle existe, fait partie de la structure et du fonctionnement de certaines sociétés (de toutes les sociétés ?).

[6On reconnaîtra là le fameux « devoir de charité » sur lequel j’aurai à revenir.

[7Même si parfois, par un enchaînement d’effets pervers, elle peut aussi l’étouffer…

[8Ces paroles, ces gestes peuvent, parfois être durs et exigeants. Il ne faut pas confondre charité et mièvrerie !

[9C’est pour cela que les critiques si généralement adressées à la « charité » sont salubres et nécessaires. Elles le sont d’abord pour les chrétiens eux-mêmes qu’elles aident (du moins qu’elles peuvent aider) à se préserver de certaines perversions toujours possibles.

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