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Pourquoi tous ces rhombes ? Aux origines de la domination masculine

Un avant-goût d’un livre à revenir.
Suivi d’une libre discussion à partirLibre discussion de l’ouvrage de Julien d’Huy, « Cosmogonies, la préhistoire des mythes », La découverte, 2020.

Alors que je cherchais un éditeur pour mon premier ouvrage Marcel Duchamp par lui-même, ou presque, qui circulait ici et là en PDF dans le milieu de l’art et de la sociologie de l’art, Alain Caillé m’avait proposé d’en faire une présentation pour les lecteurs de la revue du MAUSS. Ce qui donna l’article Marcel Duchamp, artiste ou anthropologue ? paru en 2011 [1]. En effet ce fut un coup gagnant puisque par la suite l’ouvrage fut édité par une maison ayant très bonne réputation dans le milieu de l’art, les éditions Fage, ce qui permit au bouquin de prendre discrètement sa place dans le paysage. Aujourd’hui, rebelote. Il me propose, après l’avoir lu, de faire la présentation d’un essai à paraitre, n’en doutons pas, et qui pourquoi pas fera aussi le dix de der. Il sera intitulé Le singe et la fourmi ou l’origine de la domination masculine.

Prétendre exposer aujourd’hui une théorie expliquant l’origine de la domination des mâles sur les femelles chez homo sapiens est une gageure, et même un essai voué à l’échec, penseront certains. Il faudrait en effet un élément radicalement nouveau pour ouvrir la possibilité de repenser de manière sérieuse et argumentée le problème de l’antagonisme homme/femme qui est au cœur de toutes les organisations sociales. Alors même que cet immémorial conflit occupe aujourd’hui une place prépondérante dans l’analyse de la modernité (dans l’analyse faite par le chercheur mais aussi dans la réflexion sur le-monde-comme-il-va du citoyen lambda), personne ne s’est risqué à proposer une théorie qui expliquerait de manière un rien convaincante la logique qui a mené à son omniprésence dans les sociétés humaines.

Si on met de côté les panglosseries néo-darwinistes qui font de la femme un utérus visant à se remplir de gènes de winner obsédé par la transmission de son patrimoine, idéologie qui sent tout de même un peu trop le salon victorien pour être utilisable. Et si on n’accorde que peu d’importance à l’idée d’un matriarcat libertaire ancestral tout simplement parce qu’on n’en voit pas la moindre trace en Amazonie, en Papouasie et en Australie alors que c’est là qu’on devrait en trouver, dans les traditions sacrées communes à tous ces peuples. On ne semble pas avoir grand-chose de nouveau qui nous parle de l’origine. D’autant que le débat théorique féministe, étant très influencé par le french theory américaine dont les ténors pensent que la véritable humanité débute avec l’écriture, ne remonte jamais au-delà du patriarcat néolithique.

1° Le complexe du rhombe

Pourtant cet élément existe. Je pense l’avoir trouvé. Et si on peut assurément qualifier son étude de nouvelle, il est toutefois fort bien connu de tous les ethnologues. On peut même dire que dans leur domaine il se voit comme le nez au milieu de la figure. Cet élément est le rhombe, ce bruiteur associé aux cérémonies sacrées que l’on retrouve dans toutes les grandes sphères culturelles, Amérique du nord, Amazonie, Afrique, Océanie, Mélanésie et Australie, et même dans le Grand Nord et l’Europe paléolithique. En ce sens on peut le dire universel. [2]

On comprendra immédiatement à quel point cet objet est incontournable en ce qui concerne la question féministe si on connait l’ensemble de rites et de mythes qui lui sont le plus souvent associés et que l’anthropologue Edwin Meyer Loeb en 1929 a nommé le bullroarer complex, le complexe du rhombe en français. Il réunit des traits mythiques et rituels assez spécifiques qui constituent ensemble un univers mental à la fois très caractérisé et pourtant universellement distribué.

Premièrement, un mythe. Celui qui raconte qu’avant, c’est-à-dire avant l’instauration de l’ordre, les objets sacrés (le plus couramment les armes, les flutes, les masques, les rhombes) appartenaient aux femmes et qu’il a fallu aux hommes les leurs prendre ou reprendre pour instituer la civilisation. Bien entendu, cette histoire est racontée dans une multitude de versions différentes selon les peuples mais le canevas de base est clairement identifiable. Deuxièmement, un puissant interdit : lorsque débute ces cérémonies les femmes doivent rentrer chez elles, et ne surtout pas voir le maniement des rhombes sous peine de mort ou, bien plus remarquable, de viol collectif. Troisièmement, un ensemble rituel qui concerne l’initiation des jeunes garçons qui consiste à les terroriser par les coups et par la perspective d’être tués par un être surnaturel dont le bruit du rhombe est justement l’émanation. En effet, le rhombe étant un objet caché par les hommes aux femmes et aux enfants, ces derniers qui entendent son bruit assez effrayant, notamment par le fait qu’il ne ressemble à aucun son naturel connu dans la vie de tous les jours, et ne sachant donc pas comment il est produit, peuvent ainsi être terrifiés. Le bruit du rhombe sera considéré ici comme la voix d’un oiseau dévorateur, et là d’un personnage mythique et dangereux ou bien encore d’ancêtres en colères… L’imagination des hommes est infinie. Ensuite les hommes révèlent au jeune, au point culminant de sa terreur, qu’il n’y a pas de monstre en vérité, que le rhombe est ce bruiteur qu’ils manient, eux, et que maintenant qu’il est initié, qu’il est un homme parmi les hommes, il devra conserver ce secret, ce mensonge fait aux femmes.

Voilà la structure narrative et rituelle qui constitue le complexe du rhombe. Le mythe des objets sacrés volés aux femmes, l’interdiction de la vue de ces objets faite aux femmes et les rites d’initiation masculins violents associée à la divulgation du mensonge à l’initié sont les trois traits caractéristiques du complexe. Là encore, si on la trouve sous de multiples formes différentes, souvent complète mais parfois s’étant défait de certains détails, parfois remplacés par d’autres, il n’est pas bien difficile de la suivre à la trace.

Ainsi, que le sacré le plus central, celui sur lequel la vie des communautés humaines les plus anciennes s’organise, soit un mensonge fait aux femmes, est plus que remarquable. Cela doit suffire à quelqu’un qui a posé la question féministe au centre de sa vision sociale pour comprendre que j’ai soulevé un lièvre en focalisant le regard sur cet objet. Car loin de n’être qu’un point particulier à l’intérieur de l’organisation sociale des tribus qui le pratiquent, le complexe du rhombe est central et détermine leur univers symbolique, leur monde mental. Et loin de n’être qu’une forme d’organisation sociale qui ne concernerait qu’une aire culturelle limitée et particulière, il est universel, non pas tant au sens où toutes les sociétés s’y plient mais au sens où l’on trouve des ensembles de sociétés qui se basent sur ce complexe dans toute les grandes sphères culturelles.

2° Un objet ancestral et une vieille énigme

Pour la vieille anthropologie d’avant-guerre, il était tout à fait clair que ce rhombe universellement distribué était une énigme saillante, une piste à suivre pour tenter de comprendre ce qui fait une société humaine. L’importance du rhombe ne faisait pas le moindre doute. Ainsi l’anthropologue Alfred C. Haddon l’a décrit comme « peut-être le plus ancien, le plus largement diffusé, et le plus sacré des symboles religieux dans le monde ». Rien de moins. Que des monstres sacrés parmi les fondateurs de l’anthropologie comme James Frazer (1854-1941), Alfred Haddon (1850-1940) ou Robert Lowie (1883-1957) aient consacré au rhombe des études ou des ouvrages devrait vous persuader qu’à l’époque où les anthropologues avaient l’ambition de comprendre et non pas seulement de décrire, ils avaient posé fermement la très large diffusion et de l’objet et du complexe comme un fait indiscutable. Voici ce qu’écrivait Lowie en 1920 :

C’est ici le point crucial de l’affaire. Pourquoi les Brésiliens et les Australiens du centre condamnent-ils à mort une femme ayant vu le rhombe ? Pourquoi cette pointilleuse insistance à la garder ignorante à ce sujet en Afrique de l’est et de l’ouest ainsi qu’en Océanie. Je ne connais pas de principe psychologique qui pousserait les Ekoi et les Bororo à interdire aux femmes toute connaissance sur le rhombe et en attendant qu’un tel principe soit dévoilé je n’hésite pas à accepter la diffusion à partir d’un centre commun comme l’hypothèse la plus probable.

On voit ici que Robert Lowie expose sur le rhombe, hormis son importance, un raisonnement qu’il est très utile d’expliciter un peu. En effet, se poser la question de l’origine d’un trait culturel universellement distribué revient à choisir entre héritage commun véhiculé par la tradition ou réinventions multiples pour des raisons qu’il faut argumenter. C’est ce choix que l’on voit quand le paléoanthropologue Jean-Jacques Hublin aborde en passant, durant un de ses cours au Collège de France, la découverte de l’art pariétal indonésien. On y retrouve notamment des peintures de mains bien connues dans l’art pariétal européen, soit en négatif « au pochoir », soit en positif, l’application sur la paroi de la main enduite d’ocre. Cette manifestation artistique est datée de la même époque que l’art de Lascaux et de la grotte Chauvet entre 40 000 et 20 000 ans.

Or la première question que se pose l’anthropologue dans cette partie du cours plutôt à bâtons rompus, devant ce trait culturel particulier qui apparait dans deux régions si distantes, c’est évidemment l’origine de ce trait. Les sociétés qui vivaient en Indonésie ont elles inventé leur art pariétal indépendamment de celles vivant en Europe au même moment ? Ou bien ont elles reçu l’art pariétal en héritage d’un passé commun datant de la sortie d’Afrique encore assez proche ? Hublin, sans être affirmatif, penche pour la deuxième hypothèse. Selon lui, si on avait la possibilité de fouiller convenablement les territoires qui constituaient la bande tropicale allant du Sahara vert jusqu’à l’Australie, on trouverait sans doute d’autre occurrence de cet art.

Mais ce n’est pas ce qui nous importe ici. Le fait remarquable à conserver bien en tête est que le raisonnement qui consiste à se poser la question de l’origine commune d’un phénomène particulier que l’on retrouve à différents endroits de la planète, est tout à fait légitime puisqu’il est celui d’un grand paléoanthropologue enseignant au Collège de France. D’autant plus légitime que cette origine commune possible est maintenant assez unanimement acceptée. En effet, la théorie out of Africa, même si elle reste encore à préciser (une vague ou deux vagues ?), est considérée aujourd’hui comme un scénario plus que probable. Elle est devenue la théorie mainstream qui sert de base de recherche. Ainsi la reprise que je propose du problème du rhombe tel qu’il était posé par la vieille anthropologie est tout à fait légitime. Ce faisant, j’ai la caution scientifique de la paléoanthropologie.

Pourtant aucune étude générale entièrement écrite à son propos n’a été publiée depuis la thèse de doctorat qu’Otto Zerries lui a consacré en 1942. Que s’est-il passé pour que l’énigme du rhombe, saillante au début du XX° siècle, s’estompe et finisse par disparaisse presque complètement ? Au point que Claude Lévi-Strauss le classe parmi les instruments de musique entre le toulouhou pyrénéen et la calebasse, ni plus ni moins intéressant qu’eux. Pourquoi les Brésiliens et les Australiens du centre condamnent-ils à mort une femme ayant vu le rhombe ? se demandait Lowie. Reposer naïvement la question aujourd’hui, c’est déjà prendre à rebrousse-poil toute l’anthropologie universitaire telle qu’elle se conçoit depuis l’après-guerre.

3° Le refus du temps long

Qu’est-ce qui a provoqué ce renversement de tendance ? La seconde guerre mondiale justement. En effet, l’effondrement dans la barbarie de la « haute civilisation » européenne avait remis les pendules à l’heure. Les anthropologues ne pouvaient plus devant l’ampleur qu’avait prise la catastrophe croire au progrès de la civilisation qui plaçait l’homme blanc en redingote au sommet de la pyramide évolutionniste. Un progrès, l’industrialisation de la mise à mort ? Un progrès de civilisation, le monstre totalitaire orwellien de Staline et Hitler ? Le jeune ethnologue, Renato Rosaldo, qui a vécu au début des années 50 parmi les Ilongot du nord des Philippines, chasseurs de têtes pratiquants, disait que ces hommes avaient été horrifiés, moralement décontenancés, de voir durant les combats entre Américains et Japonais sur leur ile quelques années plus tôt qu’un homme pouvait donner l’ordre à d’autres d’aller se faire tuer. Ils trouvaient humainement infâme que « l’un puisse vendre son corps à l’autre ». Eux, pour qui chacun est responsable de ses seuls actes et ne devra prendre normalement qu’une tête dans sa vie. La différence entre leur manière d’être des hommes violents et la nôtre pouvait-elle être qualifiée de progrès ? Si je me souviens par exemple de l’offensive Nivelle, c’est parce que la citation du nom de Nivelle m’avait valu une bonne note en histoire, rien de plus. La routine de l’écolier français, nommer et dater depuis 1515 les batailles et comptabiliser les cadavres. En quelques mois, d’avril à octobre 1917, cinq cent mille jeunes hommes, côtés français et allemand confondus, perdent la vie. C’est comme si tous les guerriers australiens s’étaient entretués jusqu’au dernier en une saison ! On ne pouvait décemment plus parler de progrès de l’humanité, en effet.

Pourtant cette notion de progrès humain partait plutôt pas mal. Elle était née avec le siècle des Lumières pour assoir l’idée que l’on pouvait sortir de la pensée religieuse, progresser de l’obscurité vers la lumière. Que la condition humaine n’était pas figée à tout jamais par la tradition. Mais cette idée de progrès vers le mieux, excusez le pléonasme, s’est ensuite fondue dans l’évolutionnisme scientifique de Lamarck et Darwin (et y est encore très largement persistante) de sorte que l’eugénisme et le darwinisme social qui naquit de cette fusion appliquée à l’être humain conserva longtemps une aura d’humanisme progressiste rationnel. En tout cas progrès et évolution ne semblait plus pouvoir aller l’un sans l’autre.

Aussi quand les anthropologues, notamment Claude Lévi-Strauss, pour des raisons de philosophie et de politique tout à fait honorables, c’est évident, contestèrent l’idée de progrès de civilisation qui plaçait l’occident moderne au sommet de l’évolution, ils abandonnèrent toute idée d’évolution culturelle et sociale. Même en tant que problème à résoudre. Ils refusèrent dès lors de penser toute notion d’ordonnancement chronologique de peur qu’elle draine de nouveau la bonne vieille tendance à la hiérarchie eux/nous. Ainsi la notion de temps fut définitivement écartée de la recherche. Même si l’ethnologie tolère l’histoire courte (les quelques siècles qu’elle peut plus ou moins reconstituer), elle refuse toujours aujourd’hui de penser le temps long. Bien que d’autres sciences comme la génétique des populations réintroduisent ce temps lent dans l’étude de l’aventure humaine. Or, comme l’avaient très bien vu les anthropologues d’avant-guerre, le rhombe et son immense diffusion ne peuvent se penser sans cette notion de temps long. Conséquemment, l’équation devint simple : parce que le complexe du rhombe ne peut se réfléchir hors d’un cadre au temps long et parce que l’ethnologie refuse ce cadre, pour ne pas prendre le risque de retomber dans l’idéologie évolutionniste eugéniste et raciste, alors l’ethnologie cessera définitivement de considérer l’énigme du rhombe comme intéressante. Dès lors, le rhombe est sorti du champ de recherche. C’est parce que le problème du rhombe est simplement et explicitement lié au temps qui se compte par dizaine de millénaires et non par siècles qu’il a disparu des radars.

Si assurément cette position humaniste était très honorable et reste toujours très défendable, on conçoit en effet qu’après avoir été accusée d’accompagner le colonialisme, l’ethnologie ait voulu prendre le contrepied de cette position, elle ruine pourtant l’enquête sur l’aventure humaine qui ne peut se passer d’étudier cette longue période au temps si lent qui va du moment où des êtres humains peu nombreux dérivèrent d’Afrique il y a environ cent mille ans et peuplèrent ainsi la planète entière jusqu’à cet instant où ces sociétés de chasseurs-cueilleurs-essarteurs entrèrent en contact avec la modernité. Mais cette période, pourtant si importante puisque la plus grande partie de l’aventure humaine s’y déroule, est actuellement une sorte de no man’s land scientifique. Ceux qui en savent le plus sur les organisations sociales humaines, les ethnologues, ne veulent pas en entendre parler et laissent ainsi le champ libre aux paléoanthropologues qui n’ont malheureusement pour la penser que, d’une part des données archéologiques quasi muettes sur les organisations sociales et d’autre part des concepts néo-darwiniens obsolètes, même en biologie, à mettre en œuvre pour leur donner sens. (Quant aux préhistoriens, n’en parlons pas, ils persistent à peaufiner une chimère scientifique : l’Homme préhistorique, un être fantasmatique si étrange et si particulier que la connaissance des êtres humains venue de l’ethnologie ne saurait le concerner). Le rhombe a l’immense avantage de s’inscrire de plein pied dans ce no man’s land. Puisqu’il est très documenté en ethnologie et qu’en même temps son origine commune renvoie à l’humanité très peu nombreuse sortie d’Afrique. En effet, à moins de défendre de manière argumentée que le rhombe et surtout le complexe rituel très spécifique qui lui est associé ait pu être réinventé en Amazonie, en Afrique, en Australie, en Papouasie, il faut admettre qu’il date de ce goulot d’étranglement, comme disent les généticiens des populations, que fut cette sortie d’homo sapiens hors du Sahara vert.

Que cela bouleverse notre imaginaire, je l’entends bien, puisque cela implique que ces quelques dizaines de milliers d’êtres humains qui avaient sans doute pas plus de quelques langues différentes, à peu près le même type de visages et le même mode de vie se retrouvent des milliers d’années plus tard ayant produit 7000 langues différentes, des visages aussi différents que ceux des Bororo, des Aranda, des Mbuti, et des modes de vie basés sur des environnements aussi différents que la forêt amazonienne ou le désert du centre australien mais ayant pourtant conservé cette tradition sacrée qui consiste à faire tourner ce stupide bruiteur. Ce stupide instrument de signalétique sonore pour prendre le vocabulaire des ethnomusicologues qui l’ont classé dans cette rubrique avec le sifflet du flic et de l’arbitre, avec la cloche du dimanche matin et la sirène des premiers jeudis du mois de mon enfance, et non pas dans la catégorie des instruments de musique qui implique une volonté de modulation dans l’utilisation que personne n’a jamais vu à l’œuvre avec le rhombe. Ainsi, la permanence du rhombe est antinomique à la fois avec les âneries néo-darwiniennes de l’écologie comportementales humaines puisqu’une constante sociale et culturelle a perduré malgré toutes les adaptations écologiques fort différentes que ces sociétés ont eu à négocier et à la fois incompatible avec la diversité incompressible des sociétés que nous propose aujourd’hui l’anthropologie culturelle puisque, malgré les différences formelles que prennent les bobards métaphysiques que ce racontent les hommes ici et là, le complexe du rhombe reste assez uniforme sous toute les latitudes. Des hommes font donc tourner des rhombes partout depuis cent mille ans ! Il faudra bien faire avec.

4° Un oubli remarquable, tout de même

Il est difficile d’évaluer correctement l’erreur qui a consisté à renvoyer le rhombe en périphérie comme s’il était un accessoire exotique sans importance. Surtout pour le non-spécialiste qui fait confiance au spécialiste. Un petit exercice de pensée permettra de se faire une idée de l’ampleur de la bévue si elle avait eu lieu dans un domaine plus ouvert au grand public. Considérons un monde légèrement différent du nôtre et imaginons que dans celui-là l’égyptologue trouve représentés de nombreuses fois, sur les murs internes des pyramides, des hommes faisant tourner de volumineuses toupies à l’aide de fouets. Imaginons qu’on trouve aussi ce type de représentation chez les aztèques et les Mayas avec des toupies différemment décorées. De même que sur le temple d’Angkor, chef d’œuvre de l’empire Khmer, une paire de toupies sculptées encadrent chaque porte. Qu’une représentation classique de Gilgamesh soit les bras tendus en croix, avec dans chaque main une toupie de feu. Qu’encore aujourd’hui les moines du bouddhisme tibétain débutent leur journée en faisant tourner une énorme toupie fixée au centre de la cour. Que les maitres taoïstes japonais considèrent la manipulation virtuose de petites toupies, comme les gamins colombiens de ma jeunesse en avaient, comme un art digne de porter le nom de voie (tao). Qu’on trouve même dans la Torah, des traces sibyllines de cérémonies utilisant des toupies. Etc. Peut-on un seul instant penser que l’histoire des religions soit passée à côté de cette étrangeté ? Que les chercheurs ne se soient pas posés de multiples questions à propos de la toupie ? Comment un objet que l’on considère aujourd’hui comme un jouet a-t-il pu être si lié au sacré ? Et visiblement pour un grand nombre de religions si différentes. Peut-on penser par exemple qu’un égyptologue sérieux puisse proposer une interprétation de la toupie égyptienne sans tenir aucun compte de ce qu’il sait des toupies de par le monde ? Imagine-t-on que la toupie n’ait pas été au centre de bruyantes controverses qui auraient mené ou non à un consensus ? Etc. On imagine aussi aisément que, par l’intermédiaire du roman, du cinéma, de la bande-dessinée mais aussi des documentaires de vulgarisation scientifique, le « mystère » de la toupie serait connu du grand public et chacun, bien entendu, aurait sa réponse. Y compris son origine extra-terrestre, évidemment. Bon, ce petit jeu d’esprit, en transposant l’étrangeté de la situation du rhombe des chasseurs-cueilleurs qui n’intéressent personne dans le contexte des grandes civilisations connues de tous, permet de toucher du doigt ce que le rhombe aurait dû engendrer comme questionnement foisonnant et, par cela même, permet de comprendre à quel point le silence de l’ethnologie actuelle à son propos révèle une carence grave.

Aucune rhétorique relativiste ne parviendra à dissoudre le fait qu’en choisissant de ne s’autoriser que l’analyse comparative synchronique sans tenir compte de la chronologie, l’ethnologie s’est rendue stérile. Les ethnologues pourront pester contre le retour de l’universel par l’intermédiaire de ce come-back du rhombe sous les feux de la rampe, ils ne pourront pour autant le faire disparaitre dans une nuée de mots. En effet le rhombe étant un objet, il est insoluble dans le discours comme ont pu l’être d’autres sujets épineux comme le sacrifice, le cannibalisme ou la guerre. Il reste. Bien concret. Comme un caillou dans la chaussure. D’autant que son analyse technique, puisque le rhombe est en premier lieu un objet technique, est assez éloquente. En suivant les recommandations données aux archéologues par André Leroi-Gourhan d’étudier l’objet dans son aspect concret et technique avant toute tentative d’interprétation symbolique, on obtient de très solides éclaircissements.

5° L’analyse technique indispensable

En effet, se poser la question de savoir si le rhombe se trouve universellement distribué par héritage commun ou par réinventions multiples oblige à prendre très au sérieux la question de son invention. Comment et pourquoi cet objet est-il apparu dans la vie des êtres humains ? L’ethnologie d’après-guerre s’est principalement intéressée à l’origine du rhombe selon l’idée que s’en faisait chaque tribu qui l’utilisait et elle a donc répertorié les centaines de mythes d’origine ainsi que les occasions et manières de l’employer dans les cérémonies. Mais si elle a très justement accordé aux récits disparates qui entourent ce drôle d’objet la capacité indirecte de nous éclairer sur l’objet lui-même et sur les sociétés qui en font usage, elle n’a accordé aucune importance au fait pourtant crucial que, à la différence des autres mythes d’origine, par exemple celui du monde, du feu, du jaguar ou du taro qui s’appliquent à des objets n’ayant pas à être expliqués eux-mêmes, les mythes d’origine du rhombe s’appliquaient à un objet technique dont l’origine demeurait énigmatique aussi bien pour l’utilisateur que pour l’observateur et qui nécessitait donc un effort d’élucidation. Toujours hypnotisés par le discours que les hommes tiennent sur eux-mêmes, les ethnologues n’ont prêté aucune attention à l’objet lui-même. Pourtant c’était bien l’occasion de suivre les recommandations de Leroi-Gourhan.

Or la première chose qui saute aux yeux quand on prend très au sérieux l’obligation d’apporter une réponse à la question de son invention, c’est que le rhombe ne peut pas être une invention primaire. Penser le contraire revient à soutenir sérieusement qu’un jour un homme ou une femme a eu l’idée de faire tourner un truc au bout d’un lien souple et que ce truc fut cette planchette de bois ou d’os ayant justement, coup de chance inouï, les proportions très spécifiques qui déclenchent cet effet vrombissant. Puisque pour que le rhombe fonctionne comme bruiteur, il faut impérativement que l’épaisseur de l’objet accroché au bout de la ficelle soit environ cinq fois inférieure à sa largeur, la longueur étant moins déterminante, il lui suffit d’être plus grande que la largeur. S’il est évident que ce mouvement giratoire est si simple qu’il a dû être inventé et réinventé dix fois par génération depuis l’homo erectus, il est tout aussi évident que les êtres humains ont eu à faire tourner des trucs et des machins bien longtemps avant de tomber inopinément sur cet effet vrombissant. Le rhombe est obligatoirement une invention secondaire dérivée d’un premier objet. Et donc la question se pose : que faisaient-ils tourner et pourquoi ? Une invention primaire étant toujours l’articulation cohérente d’une intention, d’un geste et d’un objet. Puisque pour stabiliser et pérenniser une découverte hasardeuse, il faut lui trouver une utilité. Il faut un but et une fonction pour créer un outil pérenne. Il faut donc se demander dans notre cas quelle était l’intention première à l’origine du mouvement giratoire qui a pérennisé ce geste et a ensuite permit la découverte de l’effet sonore associé à cette planchette aux proportions si particulières.

Si alors on regarde d’un peu plus près les objets qui sont basés sur ce même geste, on comprend tout, très vite. Puisqu’on trouve dans cette catégorie les bolas, la fronde, le fléau d’arme, le fléau du paysan, le nunchaku, et plus exotique le patu et les poi toa mâles maoris ainsi que le meteor hammer de la tradition des arts martiaux chinois (on peut voir sur You tube des démonstrations de ces deux derniers objets). Sans oublier le marteau de l’athlète. Tous ces instruments qui dérivent du geste de giration d’un poids autour d’un lien souple ont en commun d’avoir pour but de frapper. Le principe du mouvement giratoire étant une accumulation de force, il se résout d’un coup par une frappe ou un lancer, qui ne fait que différer la frappe. Le but de la giration est de prendre de l’élan en vue d’une percussion lancée punctiforme, selon la terminologie technique de Leroi-Gourhan.

Ces instruments sont eux aussi des élaborations secondaires. Ils sont des améliorations différentes d’un principe premier. Ainsi, la fronde permet de conserver le lien en main et de n’envoyer que le caillou. Les bolas, qu’on connait par leur utilisation par les gauchos argentins, sont deux ou trois boules reliées les unes aux autres par un lien et qui s’enroulent sur la proie. Le fléau d’arme est une masse ronde de fer plus ou moins piquetée liée par une chaine à un manche en bois, un classique de l’imagerie médiévale. C’est une évolution technique facile à suivre tout comme le fléau paysan, composé d’un lien très court reliant deux bâtons d’un mètre. À propos de ce dernier qui n’utilise le mouvement giratoire que très partiellement, il est très notable que les paysans et les moines chinois soient retombés sur le geste initial de giration complète en le transformant en arme, le nunchaku (que tout le monde connait depuis les films de Bruce Lee). Le patu Maori est une sorte de massue de bois plate et très effilée qui, soit se prend bien en main pour frapper, soit virevolte autour du poignet comme un nunchaku. Tous ces objets sont des armes. Ils ont en commun l’intention de frapper. Concernant le lancer sportif du marteau, on sait aujourd’hui que les jeux olympiques étaient une trêve religieuse entre cités pas toujours belligérantes mais toujours belliqueuses dont les épreuves étaient basées sur des gestes guerriers comme le lancer du disque et le lancer du javelot. Le lancer du marteau est donc lui aussi un geste guerrier. Puisque ces objets sont, comme le rhombe, des élaborations secondaires d’un principe premier qui se doit d’être commun à tous et le plus simple possible, il me semble évident que l’objet initial dont ils dérivent tous est un caillou qu’on fait tournoyer au bout d’une ficelle. Le plus important est d’admettre définitivement que l’intention qui donne forme à l’objet et au geste de giration est de frapper.

J’ai nommé dans mon ouvrage ce caillou au bout d’une ficelle, le fléau d’arme initial. Il fallait bien lui donner un nom, et celui-ci est de l’ordre de la description. Il est une sorte de plus petit dénominateur commun aux rhombes, aux frondes, aux bolas, aux fléaux d’arme du moyen-âge, aux nunchakus. Il est leur point d’origine. Ainsi en privilégiant d’abord l’analyse technique de l’objet avant l’interprétation du symbole, on obtient la certitude que, pour être compris, le rhombe devait d’abord être associé à ces armes parce qu’elles lui sont techniquement affiliées. Ce n’est pas parce que pour les chercheurs il a le statut hautement valorisé d’objet sacré, qu’il n’est pas d’abord un objet technique basé sur le même principe physique du tournoiement que les armes que nous avons listées. De telle sorte que se déduit logiquement, de tous ces objets secondaires compris comme un ensemble, l’objet primaire simple qu’est un caillou au bout d’une ficelle dont ils dérivent tous.

L’origine du rhombe est donc une arme, sa fonction originelle est de frapper. Ainsi le plus ancien, le plus largement diffusé, et le plus sacré des symboles religieux dans le monde, provient d’une arme. Obligatoirement ce fait solide bouleversera assez fondamentalement la conception du sacré que chacun peut s’être déjà façonnée. Et ce n’est pas un hasard si c’est un lecteur assidu de René Girard, l’auteur de La violence et le sacré, qui fasse cette découverte, puisque c’en est une. Cela ne pouvait pas être le fait d’un admirateur de Jean-Jacques Rousseau comme le fut Claude Lévi-Strauss, ni de ses élèves et élèves d’élèves qui ont reçu ce regard bienveillant sur l’humanité en héritage. Regard légitime qui sous-tendra son action politique bénéfique, à l’UNESCO notamment, mais se révèlera handicapant pour penser les affres de l’aventure humaine.

La vieille anthropologie se posait donc la question : qu’est-ce qui dans cet objet a été si saillant qu’il soit devenu ainsi presque universel ? Sans trop de réponses crédibles à l’époque. Maintenant la question peut se poser de nouveau mais en ayant à faire un choix plus précis. Est-ce son effet de bruiteur ou son origine en tant qu’arme qui a rendu le rhombe si universel ? Il est alors assez évident que la simple qualité technique de bruiteur est bien trop peu remarquable pour expliquer sa présence si forte et si centrale de par le monde alors que son origine belliqueuse renvoie au problème crucial et universel que constitue l’agressivité intracommunautaire qui, lui, peut aisément rendre compte de cette importance et de cette omniprésence. Même sans être un girardien convaincu, on peut admettre ce raisonnement simple tant la violence est présente dans les mythes, les rituels et les habitus qui constituent le sacré des chasseurs-cueilleurs. Le viol et le meurtre y sont omniprésents, au moins autant que l’inceste. Il n’est question que de parricide, de fratricide, de féminicide, d’avidité sexuelle, d’avarice mortifère. Ainsi dans le premier cas, on a un objet pratique dont on doit expliquer ce qui le relie aussi universellement au sacré et ce n’est pas une mince affaire puisqu’il faut relier une qualité technique socialement neutre et sans grand intérêt (l’effet sonore) à ce qui constitue le fondement même des sociétés humaines, leurs cérémonies sacrées. Dans l’autre cas on a une arme, qui renvoie donc directement au problème social universel qu’est la violence et par cela même est déjà sur le terrain du sacré tel que nous le racontent les mythes. J’insiste sur l’importance qu’il y a à constater que pour la première fois l’origine du rhombe, de par son statut technique d’arme, s’accorde logiquement avec sa diffusion universelle. La découverte de l’origine belliqueuse du rhombe transforme le problème. Là où on se posait la question sans réponse de savoir pourquoi un stupide bruiteur était si sacré et si omniprésent, nous avons maintenant une question beaucoup plus en rapport avec l’ensemble du savoir ethnographique : comment ce qui a été originellement une arme s’est-il transformé en rhombe, au cœur du sacré des sociétés humaines sorties d’Afrique il y a cent mille ans ?

6° Paola Tabet et Alain Testart, les femmes et les armes

D’autant qu’on doit ajouter maintenant au complexe du rhombe un fait généraliste connu de tous qui rend l’ensemble encore plus cohérent. Le fait, découvert par l’anthropologue féministe Paola Tabet puis retravaillé par cet anthropologue si novateur que fut Alain Testart quelques années plus tard, que les armes sont interdites aux femmes. Avec l’article de 1979 intitulé Les Mains, les outils, les armes, Paola Tabet, dans une perspective féministe, a voulu montrer que la division sexuée des tâches découlait de l’interdiction faite aux femmes de manier des armes. Ce qui détermine du même coup l’efficacité moindre de leurs outils. Puisque, indépendamment de la tâche, tous les outils qui se rapprochent trop d’une arme (couteau, hache), mais qui sont par cela même aussi les plus efficaces, leurs sont interdits. Avec comme conséquence indirecte qu’elles ne peuvent améliorer leurs propres outils puisque ce sont les hommes qui les leurs façonnent en ayant le monopole pour ce faire de ces outils/armes. Rendant ainsi le travail des femmes inutilement difficile. La lecture de cet article met fin définitivement à l’idée que la division sexuée des tâches dans les organisations sociales étudiées par l’ethnographe puisse être le produit d’une rationalité écologique. Ce n’est pas pour se faciliter la vie que les hommes et les femmes se partagent les tâches. Les habitus qui déterminent la vie quotidienne des gens, sa pénibilité, sa dangerosité, est largement plus dépendante d’une obsession sur le statut des armes que d’une visée utilitaire.

Ainsi si on tient compte de cette règle universelle qui interdit les armes et tout ce qui y ressemble aux femmes, même si cette règle générale irrite le relativiste qui sommeille dans tout ethnologue, on se retrouve devant une sorte de petite équation remarquable :

* Les rhombes sont interdits aux femmes.
* Les armes (et la percussion lancée punctiforme) sont interdites aux femmes
* Les rhombes dérivent d’une arme de type percussion lancée punctiforme.
* Les femmes ont eu des armes qu’il a fallu leur reprendre.
Cette petite équation, telle que je la pose sans la développer, suffit à intriguer, j’espère.

D’autant que si l’analyse technique du rhombe nous a conduit logiquement à découvrir l’existence du fléau d’arme initial, l’analyse technique de ce dernier conduit elle aussi à de surprenantes mais fermes déductions. Chaque arme inventée et utilisée par les humains devant toujours sa forme à son adaptation à un type de combat et d’adversaire, les caractéristiques intrinsèques du fléau d’arme initial apportent des indications déterminantes sur la manière dont il pouvait être utilisé. Elles montrent qu’il est efficace et donc dissuasif en cas d’affrontement rapproché où l’intention n’est pas de tuer.

D’abord, ce n’est pas une arme de chasse. On ne peut tuer aucun animal avec un caillou lancé de cette façon. Ou une fois sur cent et à moins de cinq mètres. Ce qui l’exclue des armes de chasse. Même si une de ses formes mieux élaborées, les bolas, en est devenue une par la suite, en développant une caractéristique annexe de l’objet initial (le fait que le lien s’enroule autour de la proie qu’on a raté et l’immobilise). La fronde non plus n’est pas une arme de chasse. Elle sert au mieux à éloigner les prédateurs du troupeau ou du campement.

Ce n’est pas une arme qui vise à tuer. Si on prend le nunchaku comme exemple car il est l’instrument/geste qui s’en approche le plus et même si on tient compte du fait que le nunchaku, à cause de sa grande dangerosité, est interdit dans de nombreux pays hors des salles d’arts martiaux où sa pratique est encadrée, on voit que cette arme a plus pour but de se défendre que de tuer. Si on veut tuer, les lances qui existent depuis l’acheuléen sont tout à fait adaptées pour cela.

Pour cette raison même, ce n’est pas une arme de guerre. Même si là aussi les frondes qui en dérivent en feront ensuite partie (empire romain). De plus il faudrait déjà situer dans le temps cette invention/utilisation puis montrer que la guerre se pratiquait à ce moment. Ce qui n’a rien d’évident. Les controverses à propos de l’origine de la guerre sont aujourd’hui bien plus des querelles idéologiques aveugles que des discussions à partir de données scientifiques clairement établies.

C’est une arme de confrontation rapprochée. Elle est efficace dans une confrontation à un contre un ou un contre deux, voire trois maximum. Mais remarquons tout de suite que c’est une arme très dissuasive uniquement si l’adversaire ne cherche pas à vous tuer. Face à un adversaire muni d’une lance et n’ayant qu’un but, vous occire, votre fléau d’arme initial risque d’être bien léger.

C’est une arme de faible. En effet elle remplace la force musculaire par la force giratoire. Par son principe technique même, le fléau d’arme initial est une arme qui compense l’infériorité physique par la dextérité. Grâce à elle, une femme ou même un enfant de douze ans souple, agile et adroit se retrouve à pied d’égalité avec un adulte. C’est d’ailleurs aux mains d’un gamin, bien que ce soit sous forme de fronde, qu’elle entre dans la légende avec David et Goliath.

On ne spécule en rien en posant que c’est une arme d’autodéfense et de dissuasion qui a bien plus la fonction moderne de la bombe lacrymogène que du pistolet. Et si on a le moindre doute sur son existence, on regardera avec intérêt sur Youtube les femmes maoris manier leur poi toa (Polynesian Cultural Center Maori Poi Ball Twirling HD) https://www.youtube.com/watch?v=0Hcq4h1j3F4. Les poi toa sont des fléaux d’arme même s’ils ont été rendus inoffensifs en remplaçant le caillou par des sacs de sable et en servant maintenant durant des danses folkloriques vantant le plaisir d’être une femme polynésienne (à des années lumières de la violences guerrières de ces sociétés). Il faut savoir que les guerriers maoris s’en servaient aussi, avec une pierre cette fois, comme entrainement pour travailler la souplesse et la dextérité dans les combats rapprochés. Il suffit d’imaginer à partir de ces mouvements aujourd’hui gracieux leur version belliqueuse, des sortes de kata des arts martiaux maoris, pour comprendre que personne ne peut s’approcher de vous à moins de deux mètres si vous ne le souhaitez pas.

On se doit donc de rechercher ensuite quels conflits devaient se régler ou plus probablement s’éviter grâce au maniement expert du fléau d’arme initial. Sachant que ces conflits ne peuvent pas ne pas être en rapport direct avec l’ensemble des données résumées dans notre petite équation ci-dessus. Ainsi tout indique qu’il fut un temps où les femmes avaient cette arme qui leur servait d’autodéfense et de dissuasion contre les hommes de leur groupe. Et il n’est pas bien difficile de comprendre, il suffit d’allumer la télé ou son smartphone, que les femmes avaient déjà à se protéger d’une agressivité sexuelle excessive des hommes, du gros lourdingue au violeur pur et simple. Que le cœur même du sacré, le rhombe, soit en lien direct avec nos problèmes de cul toujours bien présents aujourd’hui me fait doucement rigoler. Attention ! La vulgarité n’est pas gratuite, elle est bien utile à faire tomber de son piédestal l’Homme métaphysicien de Philippe Descola, seule résultante si flatteuse d’un demi-siècle d’anthropologie bienveillante qui ait atteint le grand public.

7° Le dialogue difficile avec l’ethnologie

Je voulais montrer dans ce texte de présentation, et la solidité de mon enquête, et l’hétérodoxie radicale qu’elle constitue du point de vue de l’ethnologie. En effet, ce qui se dévoile assez logiquement à l’étude du rhombe et de son complexe, et d’ailleurs le simple fait de se décider à étudier sérieusement cet objet, est un véritable pavé dans la marre de l’ethnologie. De fait. Sans volonté de provocation aucune. Le peu que j’ai livré ici suffit à remettre en cause certains dogmes méthodologiques qui la constituent. Je pense notamment au raisonnement du paléoanthropologue qui, parce qu’on peut légitimement l’appliquer à un objet culturel considéré habituellement comme faisant partie du domaine réservé de l’ethnologie, oblige cette dernière à revenir de nouveau dans la chronologie lente qui se compte en dizaines de millénaires qu’acceptait la vieille anthropologie oubliée. Cette injonction logique devrait sans aucun doute provoquer dans un premier temps une levée de boucliers, mais j’ose espérer que dans un second temps elle provoque du remue-méninge.

Si j’insiste sur l’étude technique du rhombe qui constitue la première partie de mon ouvrage, c’est parce qu’elle suffit à elle seule à susciter cette levée de boucliers. C’est d’abord l’étude du rhombe qui est inadmissible, même si ensuite mon enquête va me mener à déchirer d’autres poncifs. Comme le rôle de l’inceste et des systèmes de parenté, le dogme central s’il en est un. Comme la naïveté considérable avec laquelle les ethnologues, de Françoise Héritier à Lucien Scubla en passant par Dimitri Karadimas et même Alain Testart, acceptent le discours des hommes sur la reproduction sans soupçonner le moins du monde qu’ils puissent par ce discours se cacher à eux-mêmes quelque chose d’autre : la sainte hantise de la sexualité à la source de la violence intracommunautaire par exemple. En effet la volonté universelle de réduire les femmes au rôle de génitrice est-elle une volonté de maitrise de la reproduction en aval comme le pensent benoitement les ethnologues cités ou bien une volonté de maitriser sa sexualité en amont, parce qu’elle est la dangerosité même pour un groupe de cent personnes qui n’ont d’autre alternative que de vivre ensemble ? Comme encore l’analyse par les mêmes de l’opposition du sang des hommes et celui des femmes, analyse structurale du même si hautement abstraite qu’elle permet aux chercheurs de ne pas tâcher leur belle blouse blanche de scientifiques avec les larmes, le foutre et le sang qui constituent pourtant le matériau brut malaxé par les mythes et les rites qu’ils étudient. Or toutes ces remises en question que je ne fais qu’annoncer ici seront évidemment critiquables, et je souhaite qu’une chose, c’est qu’elles soient critiquées, mais parce qu’elles sont complètement liées au rhombe, elles ne peuvent l’être que dans le prolongement de son étude. C’est avant tout ce que j’ai écrit sur le rhombe qui déterminera la cohérence de ma théorie.

Ainsi, réfuter l’ancestralité du rhombe ne consistera pas à noyer le poisson dans un discours épistémologique virtuose mais à défendre certains points successifs qui constituent ensemble la seule alternative possible : premièrement, il faut défendre l’idée que le rhombe fut inventé directement en tant que bruiteur, indépendamment des autres objets basés sur la giration d’un poids au bout d’une ficelle comme la fronde et donc sans passer par le stade du fléau d’arme initial, ce sera déjà coton ! Deuxièmement, il faudra valider l’idée que ce petit miracle s’est reproduit à plusieurs reprises à différents endroits, une fois dans la sphère du Grand Nord et des Amériques, une autre fois dans celle de l’Afrique, et encore dans celle de l’Europe, et encore une fois dans celle de l’ancien continent Sahul, sans oublier dans celle de l’Asie du sud et des iles polynésiennes. Troisièmement, que la découverte de ce bruiteur pourtant si anodin apparut si remarquable à ces sociétés qu’elles en firent le centre de leurs cérémonies sacrées et que l’idée parut si bonne qu’elle se diffusa ensuite dans un grand nombre de tribus voisines, comme en Papouasie et plus encore en Australie où le rhombe est omniprésent. Et, last but not least, il faudra expliquer pourquoi les hommes ont réinventé un peu partout un même complexe de croyances associé à ce bruiteur (vol des objets sacrés aux femmes, interdiction de porter le regard sur eux sous peine de mort ou de viol collectif, et révélation du mensonge à l’initié). Sincèrement, je ne crois pas une seconde qu’il y aura un chercheur sérieux pour engager sa signature à défendre cette hypothèse intenable. Qui est pourtant la seule hypothèse alternative à l’ancestralité du rhombe, je le répète. Ce qu’avait très bien perçu Robert Lowie cité plus haut.

Le refus de l’ethnologie française de penser la chronologie sur le temps long a été la raison pour laquelle le rhombe a été oublié pendant soixante-dix ans puisque la prise en compte du temps long oblige à poser les organisations sociales de chasseurs-cueilleurs dans une sorte d’immobilisme immémorial qui renvoie à la notion de primitivité dans un classement hiérarchique sur l’échelle du « processus de civilisation ». Pourtant l’étude du rhombe prouve que l’objet sacré le plus central de très nombreuses sociétés a traversé des dizaines de millénaires sans broncher. Doit-on refuser d’en tenir compte ? Que ce soit pour de mauvaises raisons, l’infaillibilité pontifiante du sachant-déjà, ou pour de bonnes raisons, la crainte de redonner vie à la notion évolutionniste de primitivité.

8° Le désordre amoureux

En attendant une publication de l’ouvrage entier, je peux tout de même exposer l’idée force qui découle de l’étude du rhombe. En accord avec ce que disait Françoise Héritier : toutes les sociétés humaines sont construites à partir des réponses particulières données à des questions et à des problèmes universels, je pense simplement avoir ciblé correctement le problème fondamental : le désordre amoureux, jouissif et dangereux, partout, toujours. Les organisations sociales humaines sont entièrement arc-boutées contre une sexualité libre et, par cela même, conflictuelle. Elles se façonnent par la hantise du désordre amoureux et de tout ce qui va avec : le désir, le plaisir et l’amour, bien sûr. Et tout ce qui en découle : la spontanéité, la soudaineté, l’immaitrisable, l’irrésistible, l’excès, l’aveuglement, l’agression ainsi que l’agôn, la rivalité, la zizanie, le conflit intracommunautaire qui mènent à la scission du groupe, à la tuerie fratricide, à la mort. Le désordre amoureux est la dangerosité même, il est la sauvagerie que la civilisation se doit de maîtriser par la coercition et l’opération rituelle, notamment le mariage pour les jeunes filles et les rites d’initiation pour les jeunes garçons. Je fais court, évidemment, très court. Mais comme mon but était de mettre la puce à l’oreille du lecteur, j’ai privilégié l’exposition un peu étoffée du problème du rhombe (bien qu’elle reste tout de même très incomplète) qui, me semble-t-il, y parvient mieux qu’un survol de ma démonstration.

En remerciant encore Alain Caillé pour son soutien constant … même un rien dubitatif.

Alain Boton

Bibliographie :

Alan Dundes : A Psychoanalytic Study of the Bullroarer, dans Man, Vol. 11, No. 2, Royal Anthropological Institute of Great Britain and Ireland ; 1976.

Loretta A. Cormier, Sharyn R. Jones : The domesticated penis : how womanhood has shaped manhood. University of Alabama press. 2015

Thomas A. Gregor, Donald Tuzin : Gender in Amazonia and Melanesia : An Exploration of the Comparative Method, 2001, University of California press.

Paola Tabet : Les Mains, les outils, les armes dans L’Homme 1979.

Alain Testart : L’amazone et la cuisinière, Anthropologie de la division sexuelle du travail. 2014. Gallimard.

Lucien Scubla : Donner la vie, donner la mort. Psychanalyse, anthropologie, philosophie, Lormont, Le Bord de l’eau, coll. « La bibliothèque du Mauss », 2014

Dimitri Karadimas : La métamorphose de Yurupari : flûtes, trompes et reproduction rituelle dans le Nord-Ouest amazonien, Journal de la société des américanistes, 2008.

Claude Lévi-Strauss, Du miel aux cendres, Plon, 2009.

Wiktor Stoczkowski : Anthropologies rédemptrices : Le monde selon Lévi-Strauss, Hermann éditeurs, 2008.

Wiktor Stoczkowski : Anthropologie naïve, anthropologie savante. De l’origine de l’Homme, de l’imagination et des idées reçues. CNRS Editions. 2001.

Thierry Lodé : Pourquoi les animaux trichent et se trompent, les infidélités de l’évolution, Editions Odile Jacob. 2013.

Thierry Lodé : La Biodiversité amoureuse : le sexe et l’évolution. Editions Odile Jacob, 2011

Jean-Jacques Hublin, cours au Collège de France.

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Libre discussion sur Cosmogonies, la préhistoire des mythes de Julien d’Huy. Le temps long en ethnologie.

À la réception de mon article sur le rhombe ci-dessus, Alain Caillé m’indiqua la parution de l’ouvrage de Julien d’Huy Cosmogonies, la préhistoire des mythes (La Découverte, 2020) qui selon lui ne manquerait pas de m’intéresser. En effet, dès les premières lignes de présentation, le lien avec mon propre essai sur le rhombe (en attente d’un éditeur) qu’il avait lu auparavant ne pouvait que lui sauter aux yeux : Comment expliquer les ressemblances troublantes que l’on observe entre des mythes dont l’aire de répartition fait parfois le tour de la Terre, alors même que les populations auprès desquelles ils ont été recueillis, distantes dans l’espace ou dans le temps, n’ont pu se côtoyer ? Ce pourrait-il que cet air de famille relève non de convergences fortuites mais de véritables liens de parenté unissant des récits transmis de génération en génération au fil du peuplement humain de la planète ? En empruntant aux biologistes de l’évolution leurs méthodes statistiques de classification des espèces du vivant sous forme d’arbres phylogénétiques, cet ouvrage novateur entreprend d’étayer de manière rigoureuse une intuition fondatrice de la mythologie comparée.
C’est très exactement le raisonnement que j’avais moi-même appliqué au complexe du rhombe, ce complexe de croyances et de rites intimement associé au rhombe, ce bruiteur sacré omniprésent dans le monde des chasseurs-cueilleurs-essarteurs. On comprendra donc que je n’écrirai pas ici une véritable recension de l’ouvrage de Julien d’Huy tant ma propre théorie, et surtout son acceptation en tant qu’hypothèse sérieuse et argumentée, trouve dans son travail un appui bienvenu. Bien que personnellement je n’ai fait qu’utiliser le raisonnement de base, déjà employé en paléoanthropologie, là ou Julien d’Huy va développer une méthodologie scientifique. Je suppose que son ouvrage trouvera des chercheurs plus capables que moi d’écrire une recension qui mette en valeur sa nouveauté et sa perspicacité.
Faisons en sorte de détendre tout de suite les crispations qui saisissent immédiatement l’ethnologue quand il entend que des outils mathématiques issus de la biologie prétendent s’appliquer aux mythes. A ses mythes à lui ! C’est d’ailleurs à cette tâche diplomatique que l’anthropologue Jean-Loïc Le Quellec s’attelle dans sa préface. Nous faire comprendre que Julien d’Huy n’a rien à voir avec un méméticien qui projette son idéologie néo-darwinienne de winner resplendissant sur les cultures humaines alors même, notons-le, qu’elle est en train de s’effondrer dans son domaine d’origine, l’évolution des formes de vie animales. En effet les théories alternatives comme l’ontophylogénèse de Jean-Jacques Kupiec et surtout, qui me concerne plus spécialement, l’écologie évolutive de Thierry Lodé, parviennent aujourd’hui à se faire entendre et même reconnaitre. Julien d’Huy n’est donc pas de cette sorte de scientiste. Il est historien de formation et, au regard de ses publications précédentes et des personnalités citées dans son livre, il fréquente bien plus les mythologues, les folkloristes et les ethnologues que les biologistes évolutionnistes. Nulle OPA des sciences dures sur les sciences humaines à redouter, donc.
Pourtant, il existe une véritable analogie entre mythes et organismes qui permet d’utiliser les outils des taxonomistes pour la classification des mythes. Pour qu’on puisse transposer la méthode des arbres phylogénétiques à l’étude des mythes, il suffit de voir que les mythes se transforment et divergent dans le temps de manière irréversible comme les êtres vivants le font aussi. La notion très darwinienne de « descendance avec modification » peut dès lors s’appliquer, mais l’analogie avec la biologie s’arrête là. Contrairement à la mémétique de Richard Dawkins et Cavalli-Sforza, Julien d’Huy n’a nul besoin pour atteindre les buts qu’il s’est fixé de chercher des similarités entre le mode de diffusion des gènes et celui des mythes. Ils peuvent être complètement distincts sans que cela n’invalide sa méthode qui a pour but de restituer la chronologie des divergences, la généalogie. Son travail ne tombe pas sous le coup des critiques qu’Alain Testart avait sévèrement formulées contre le néo-darwinisme appliqué aux sociétés dans son article Les modèles biologiques sont-ils utiles pour penser l’évolution des sociétés ? paru en 2011 dans la revue Varia. Selon lui les mythes ne mutant pas aléatoirement et n’étant pas soumis à pression sélective, l’analogie entre les deux types d’évolution doit être considérée comme définitivement irrecevable.
Et Julien d’Huy en est bien conscient et maintien à distance les métaphores qui parlent de vie et de mort pour un mythe. C’est d’ailleurs plutôt dans l’esprit de la méthode structurale de Claude Lévi-Strauss, auteur le plus cité dans cet ouvrage, que les mythes peuvent à la fois être classés en motifs et décomposés en mythèmes (phrase exprimant le minimum d’information) comme les biologistes décomposent les espèces animales en traits phénotypiques caractéristiques pour construire leurs arbres phylogénétiques à partir du nombre de traits partagés. Tout le travail de Julien d’Huy est basé sur l’intuition Lévi-straussienne qu’un mythe ne se saisit que dans sa multitude de variations.
Le livre s’articule sur l’étude successive de plusieurs mythes anciens et largement distribués sur la planète qui permet étape par étape l’exposition de la méthode, ainsi que la détermination des risques d’erreurs et la levée des objections qu’ils provoquent et enfin la vérification des résultats. Notamment par la comparaison avec ceux obtenus par la génétique des populations. En effet, bien que cette science soit encore jeune, elle a fixé dès à présent avec certitude les grandes chemins qu’ont suivi dans leurs déambulations les quelques dizaines de milliers d’humains sortis d’Afrique il y a entre cent et soixante mille ans. Ainsi on connait aujourd’hui les deux grandes voies empruntées. La première chronologiquement vers le sud suivant les cotes jusqu’en Australie/Papouasie atteintes il y a environ 50 000 ans, la seconde se divisant en deux directions après un moment passé au centre de l’Eurasie, l’une remontant vers le nord du plateau tibétain jusqu’au détroit de Behring traversé il y a vingt-quatre mille ans, l’autre allant vers l’Europe. Que les arbres phylogénétiques construits par Julien d’Huy s’accordent assez exactement avec ces déplacements de population est un véritable gage de solidité. La cohérence de l’ensemble est manifeste.
Je n’ai pas besoin de lire dans le marc de café pour prédire un bel avenir à la nouveauté que constitue la méthode phylogénétique appliquée aux mythes, surtout associée à la génétique des populations et à la linguistiques. Une fois passée, bien entendu, la mauvaise humeur que cette nouveauté va déclencher chez les ethnologues. En effet les inviter si abruptement à renouer avec une perspective évolutionnaire ne devrait pas être au goût de tout le monde. La phylogénie des mythes suppose, par principe, une phylogénie possible des sociétés. Puisqu’en aucun cas les mythes étudiés ne peuvent être complètement détachés des rites et habitus qu’ils accompagnent et avec lesquels ils constituent une organisation sociale. Même si le travail sur les mythes de Julien d’Huy, précis parce que restreint à des données maitrisables, ne peut s’élargir à l’ensemble mythes/rites/habitus bien trop large et trop disparate pour être circonscrit de manière rigoureuse, la perspective évolutionnaire qui gouverne la méthode scientifique de phylogénie des mythes s’applique aussi, ne serait-ce que théoriquement, aux sociétés. Bien entendu, il est peu probable qu’un jour Julien d’Huy puisse étudier scientifiquement le complexe du rhombe tel que je l’ai mis en lumière, par exemple, puisqu’il faudrait ordonner méthodiquement les différentes formes que prend le mythe des objets sacrés volés aux femmes, ainsi que ces objets eux-mêmes (rhombes, armes, flutes, masques…), associées aux différentes formes que prennent les rites initiatiques qui se terminent par la révélation à l’initié du mensonge fait aux femmes, et associées enfin à la multitude d’interdits qui leur pourrissent la vie. Pour autant, je le répète, la vision évolutionnaire qu’implique un arbre phylogénétique s’applique par principe à une organisation sociale complète. Julien d’Huy aura beau avoir eu l’intelligence de montrer patte blanche à la corporation en se basant sur la pensée de Claude Lévi-Strauss, il replonge tout de même l’étude des sociétés dans l’étude de leur changement chronologique sur le long terme, soulignant ainsi leur extrême ancienneté et surtout leur extraordinaire stabilité durant des dizaines de millénaires. Et vue la crainte des anthropologues de se voir assimilés à d’affreux évolutionnistes renouant avec la notion de primitivité, il est peu probable que, malgré la rigueur de son travail, il déclenche l’enthousiasme.
Pourtant si sa méthode nouvelle peut mettre mal à l’aise la tradition ethnologique de l’analyse synchronique, au moins donne-t-elle enfin une utilité que l’on n’attendait plus à la méthode structurale. On peut dire sans méchanceté que Julien d’Huy a pris grand soin de bousculer le moins possible le credo de l’ethnologie française. Au moment de donner sens à ces mythes, après donc avoir bousculé la doxa en ayant retracé leurs parcours si lents, il redevient fort sage. Ainsi à l’étude des mythes fort répandus de la femme-oiseau et de la ménagère mystérieuse qui conjointement content fort explicitement comment il faut ôter sa part d’animalité dangereuse à la femme nue et désirable pour en faire une bonne épouse, une bonne mère et une bonne ménagère, il utilise en élève appliqué la formule canonique de Lévi-Strauss, reprend l’immaculée conception Lévi-straussienne de la parenté, et retombe illico presto sur les platitudes métaphysiques asexuées concernant la Femme donatrice de vie (une sainte, comme ma mère). Pour comprendre ces mythes, il aurait mieux fallu à Julien d’Huy qu’il écoute ces foutus garnements de Rolling stones quand ils chantaient Mother’s little helper, ils en savaient visiblement plus sur les busy dying days des mères de famille et des ménagères que le professeur Lévi-Strauss. Ce conformisme fait qu’il ne peut ajouter la moindre idée nouvelle quant aux motivations qui poussent les uns au détriment des unes à façonner ces bobards cosmogoniques qui fondent, et le genre et le plus ancien sacré. Dommage. Plus tard peut-être.
Les enquêtes de police peuvent aujourd’hui se reposer sur des données scientifiquement acquises (comme l’empreinte ADN). Mais en aucun cas ces données ne permettent à elles seules de conclure une enquête. Jamais elles n’éviteront à l’enquêteur l’obligation de prendre le risque d’une spéculation afin de rendre intelligibles les motivations des acteurs. De même en anthropologie, si Julien d’Huy apporte des données scientifiques nouvelles et bienvenues à l’enquête sur l’aventure humaine, ces dernières ne nous dispensent pas de la nécessité de penser, et notamment de remettre en cause les pistes que l’on suit sans résultat depuis bien trop longtemps.

// Article publié le 23 janvier 2021 Pour citer cet article : Alain Boton , « Pourquoi tous ces rhombes ? Aux origines de la domination masculine  », Revue du MAUSS permanente, 23 janvier 2021 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?Pourquoi-tous-ces-rhombes-Aux-origines-de-la-domination-masculine
Notes

[2Ceux qui ne connaitraient pas son maniement, ni le son qu’il produit, trouveront sur Youtube une vidéo intitulée malproprement la rhombe aborigène qui leur permettra de se rendre compte : https://www.youtube.com/watch?v=0KcgOXlbaf8

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