S’émanciper, oui, mais de quoi ?

Revue du MAUSS semestrielle n° 48

S’émanciper, oui, mais de quoi ?

Revue du MAUSS semestrielle n° 48, 2e semestre 2016

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Faut-il s’émanciper de tout ? Non seulement des puissances ou des tutelles qui nous dominent, mais aussi – pourquoi pas ? – de notre famille, de nos traditions, des rôles si pesants que nous avons à jouer dans la vie sociale, des solidarités qui nous aliènent, de notre corps qui nous entrave, de nous-même enfin ? Après tout, n’est-ce pas ce que nous suggèrent en ligne d’horizon le néolibéralisme et son avant-garde, le transhumanisme ? Dès lors n’est-ce pas, paradoxalement, de l’idée d’émancipation qu’il nous faudrait nous émanciper ?
Les contributions réunies dans ce numéro plaident pour une thèse moins radicale et plus opérationnelle : autant il y a des émancipations particulières légitimes à conquérir, autant la perspective d’une Émancipation avec un « É » majuscule se dérobe dès qu’on tente de la fixer.
Face à l’épuisement des grands discours politiques de la Modernité et leur incapacité à articuler ces émancipations singulières, les luttes sociales risquent d’avoir du mal à trouver une boussole. Mais voilà qui confère une mission enthousiasmante aux sciences sociales, tant elles devront contribuer à l’avenir, par leur puissance d’analyse, à l’émergence de nouvelles grammaires émancipatrices.

Avec des contributions de : A. Berlan, A. Caillé, P. Chanial, D. Cohen, A.-M. Fixot, A. Hatchuel, S. Hayat, C. Laval, G. Massiah, J.-C. Michéa, C. Neveu, H. Raynal, E. Renault, B. Segrestin, F. Tarragoni, A. Vitiello, P. Zawadzki.
et, en version numérique, des textes de : A. Caillé, T. Coutrot, F. Fistetti, T. Lindemann, P.-O. Monteil, C. Ruby, R. Sobel.

Sommaire

I. De l’émancipation en général et de ses tensions

Paul Zawadski  : Le Discours de la servitude volontaire d’un siècle à l’autre. Verticalité, horizontalité, intersubjectivité
Déborah Cohen : Peuple émancipé ou peuple à régénérer : les débats du moment révolutionnaire (1789-1795)
Aurélien Berlan : Autonomie et délivrance. Repenser l’émancipation à l’ère des dominations impersonnelles
Gustave Massiah : Stratégies des mouvements et projet d’émancipation
Jean-Claude Michéa : Droit, libéralisme et vie commune
@ Thomas Coutrot : À propos d’Imperium, de Frédéric Lordon : Encore un effort pour être internationaliste
Federico Tarragoni : L’émancipation dans la pensée sociologique : un point aveugle ?

II. B. Grandeur des émancipations particulières

Samuel Hayat  : Républicains, socialistes et ouvriers face à l’émancipation des travailleurs (1830-1848)
Emmanuel Renault : Émanciper le travail : une utopie périmée ?
Armand Hatchuel et Blanche Segrestin : Trois propositions pour fonder une entreprise convivialiste
Catherine Neveu : Un projet d’émancipation à l’épreuve de sa mise en pratiques
Anne-Marie Fixot : La « loupe carcérale », miroir grossissant de la société française. Éléments de réflexion maussienne et convivialiste
@ Christian Ruby : Émancipations du spectateur d’art d’exposition

III. L’émancipation comme horizon

Audric Vitiello : L’autonomie en devenir. L’émancipation comme (trans) formation infinie
Alain Caillé : De quelques 2050 possibles
@ Francesco Fistetti : Le convivialisme, « contre-mouvement » du xxie siècle
Philippe Chanial : Rendre justice à ce qui est. Ou l’émancipation comme parturition

|V. Libre Revue

Christian Laval : Le destin de l’institution dans les sciences sociales
Henri Raynal : Comprendre ce que l’on voit
@ Alain Caillé et Thomas Lindemann : La lutte pour la reconnaissance par le don entre acteurs collectifs (2/2)
@ Pierre-Olivier Monteil : Pertinence et limites de la raison utilitariste, sous le prisme de Paul Ricœur

Bibliothèque

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Présentation

S’émanciper, oui, mais de quoi ?

Alain Caillé, Philippe Chanial et Federico Tarragoni

S’émanciper, sortir enfin comme le demandait Kant d’un état de minorité – cesser d’être traité comme un enfant mineur –, voilà l’objectif central de la révolution démocratique qui explose en Occident à la fin du xviiie siècle. Il continue à inspirer toutes les luttes sociales, politiques et idéologiques, aujourd’hui encore plus que jamais. Qu’il s’agisse des individus, des peuples, des cultures, des minorités variées, tous revendiquent leur émancipation. Toujours plus d’émancipation, comme si, une fois amorcée, sa quête se révélait toujours insatisfaite, appelant à davantage d’émancipation encore. Les choses au début, pourtant, paraissaient simples. Il s’est agi tout d’abord de s’affranchir de l’hétéronomie religieuse pour accéder à la liberté de penser, de combattre le despotisme des rois ou des puissants pour conquérir la liberté politique, d’assurer la pleine propriété de son corps et de ses biens en instaurant le règne du droit là où régnait l’arbitraire. Mais ces droits ont été tout d’abord réservés aux seuls propriétaires. L’histoire des xixe et xxe siècles sera celle de leur extension au plus grand nombre, aux non-possédants, extension plus ou moins réussie ou plus ou moins contrariée selon les lieux et les périodes, et plus ou moins complétée par un droit au travail, à un salaire décent, à l’éducation et à la culture, à la santé et à la protection sociale.

Au-delà de l’économisme

De tels objectifs peuvent difficilement être contestés, mais la question est de savoir comment espérer les atteindre. Quelle est la condition générale de l’émancipation, à supposer qu’il n’y en ait qu’une ? La réponse dominante, depuis le xixe siècle, tant du côté marxiste et socialiste que libéral, est que cette condition première est la richesse matérielle. On ne saurait sortir de l’état de minorité sans sortir de la rareté. C’est sur la base de ce même postulat que les deux camps divergents, le libéralisme posant que la condition de l’opulence généralisée est l’universalisation de la propriété privée, le marxisme que c’est au contraire sa suppression. Mais, dans les deux cas, c’est le progrès économique qui apparaît comme le préalable absolu, la condition sine qua non de l’émancipation.

Le marxisme, on le sait, a été, et est encore d’une certaine façon, à travers ses multiples métamorphoses et retombées, le porteur et le héraut d’une émancipation radicale et universelle. Ou, pour le dire en nommant son contraire, d’une sortie définitive de l’aliénation. Cette perspective a semblé relativement accessible aussi longtemps qu’il a été possible de croire, avec le marxisme orthodoxe et classique, que la racine de toutes les aliénations était l’aliénation économique et qu’une fois celle-ci abolie alors toutes les autres disparaîtraient à leur tour : celle des femmes, des colonisés, des cultures dominées, des individualités brimées, etc. Un sujet collectif révolutionnaire, n’ayant rien à perdre que ses chaînes et tout à gagner, le prolétariat, avait pour mission historique, en s’émancipant lui-même de l’exploitation, de rendre possibles toutes les autres émancipations.

Une telle croyance n’est plus d’actualité. Il est devenu clair, d’une part, que le conflit social ne porte pas seulement sur l’exploitation économique des travailleurs mais, bien plus généralement, sur le déni ou le défaut de reconnaissance (misrecognition) non seulement des travailleurs mais de multiples catégories de la population, et que, d’autre part, ces demandes de reconnaissance ne s’ajointent nullement les unes aux autres. Il ne suffit pas de dire, en effet et par exemple, que la lutte des femmes n’est pas celle des salariés ou des chômeurs issus de l’immigration, des homosexuels ou des religions minoritaires. Encore faut-il reconnaître que ces différentes luttes peuvent entrer en contradiction les unes avec les autres, comme en témoigne, par exemple, la réaction embarrassée de certains courants féministes face à la revendication du port du hijab ou du burkini, pour ne pas parler de la burqa.

Troubles dans l’Émancipation

Dans une telle situation historique, c’est l’idée même d’émancipation, si claire et si séduisante au départ, qui se brouille. D’où la décision de consacrer un nouveau numéro du MAUSS à la question [1]. Que pouvons-nous, que devons-nous conserver de l’idéal de l’émancipation dès lors qu’il semble éclater en de multiples émancipations concurrentes, à tel point qu’il est permis de se demander s’il ne devient pas autodestructeur ou autoréfutant ? De quoi, en définitive, devons-nous nous émanciper ? Faut-il s’émanciper de tout ? Non seulement des puissances ou des tutelles qui nous dominent, mais aussi, pourquoi pas ? de notre famille, de nos traditions, de nos croyances, des rôles que nous avons à jouer dans la vie sociale et de leurs pesanteurs, des solidarités qui nous aliènent, de notre corps qui nous entrave, de nous-mêmes enfin. Après tout, n’est-ce pas ce que nous suggèrent en ligne d’horizon le néolibéralisme et son avant-garde, le transhumanisme, dans une étrange et inquiétante convergence avec l’idéal marxiste ou postmarxiste d’une désaliénation totale ?

À suivre le fil de ces interrogations, on en viendrait presque à se demander – dans une sorte de reductio ad absurdum – si ce n’est pas de l’idée d’émancipation qu’il nous faut nous émanciper. C’est ce que suggérait par exemple, à sa manière toujours éminemment paradoxale mais également parlante, un Jean Baudrillard, un peu oublié ces derniers temps, mais dont il est probable qu’on le redécouvre assez prochainement. « Nous sommes au-delà de toute désaliénation, ce qui change tout », écrivait-il dans un texte dont le titre, « C’est à la règle du jeu du monde qu’il faut consentir », était tout un programme, ou plutôt un anti-programme [2]. Pire encore, dans un de ses meilleurs livres, l’un des plus prophétiques, La Transparence du mal, il écrivait :

« De toute façon, il vaut mieux être contrôlé par quelqu’un d’autre que par soi-même. Il vaut mieux être opprimé, exploité, persécuté, manipulé par quelqu’un d’autre que par soi-même. Dans ce sens, tout le mouvement de libération et d’émancipation… est une forme de régression. Quel que soit ce qui nous vient d’ailleurs, fût-ce la pire exploitation, le fait que cela vienne d’ailleurs est un trait positif… De même qu’il vaut mieux être contrôlé par quelqu’un d’autre, il vaut toujours mieux être heureux, ou malheureux, par quelqu’un d’autre que par soi-même. Il vaut toujours mieux dépendre dans notre vie de quelque chose qui ne dépend pas de nous » (La Transparence du mal, p. 173).

On ne saurait imaginer plus grandiose renversement de l’idéal d’émancipation [3]. Un renversement auquel il est toutefois impossible de souscrire, sauf pour ceux qui possèdent une structure masochiste particulièrement développée. Si nous voulons sauver l’idéal de l’émancipation il convient d’effectuer deux mises au point théoriques essentielles.

Deux clarifications nécessaires

En premier lieu, il faut apporter à une possible théorie de l’émancipation le même correctif que celui effectuée par Amartya Sen par rapport à John Rawls sur la question de la justice. Il est illusoire, montre Sen [4], de rechercher une norme de justice globale, et a fortiori universelle, qui vaudrait pour tous les humains dans toutes les situations et dans toutes les sociétés. Ce qui n’implique pas que rechercher la justice soit voué à l’échec. Mais ce n’est que dans le rapport à des situations concrètes, infiniment diverses, et en partant de cette diversité et de cette concrétude qu’il est possible de dire que telle solution ou telle situation sont plus justes que d’autres. La même chose est vraie de l’émancipation. C’est toujours d’aliénations singulières qu’il faut s’émanciper et non de l’Aliénation en général. Il y a des émancipations légitimes, mais pas d’Émancipation avec un E majuscule.

Par ailleurs, et pour la même raison, il est nécessaire de renoncer une fois pour toutes, clairement et explicitement, au fantasme que toutes les quêtes d’émancipation puissent un jour trouver un commun dénominateur naturel comme si elles étaient intrinsèquement compatibles [5]. Elles sont et ne peuvent qu’être toujours hiérarchisées et organisées en fonction d’un défi ou d’un adversaire principal, d’une aliénation première. C’est par rapport à ce défi principal que toutes doivent s’organiser en y trouvant leurs places respectives. Et le défi premier, aujourd’hui, c’est d’assurer l’habitabilité pérenne de la planète, physique et morale, face à la démesure du capitalisme rentier et spéculatif. Tel est en tout cas le postulat de départ du convivialisme.

Voici les thèmes et les interrogations autour desquels gravite ce numéro. Entrons maintenant un peu plus dans le cœur du sujet.

De l’émancipation en général. Apologie ou requiem pour un concept galvaudé ?

Le concept d’émancipation est de plus en plus galvaudé dans les sciences sociales. Que ce soit dans les manifestations scientifiques ou dans le champ éditorial, on l’associe souvent aux pratiques de résistance des dominés, à la subversion des ordres normatifs, à la construction de nouveaux conflits dans l’espace public ou à l’actualisation d’autres « mondes possibles » à l’intérieur de nos sociétés capitalistes. Malgré son omniprésence, le concept continue toutefois de rester largement indéterminé : qu’entendent exactement les chercheurs lorsqu’ils font état d’un ensemble d’« émancipations » qui traversent la structure sociale ou façonnent l’évolution historique des sociétés ?

De quelques incertitudes

C’est la question à laquelle Federico Tarragoni a adossé son séminaire de recherche (« Théories et pratiques de l’émancipation : regards croisés ») à l’Université Paris-Diderot [6], dont une grande partie des contributions ici réunies ont nourri ce numéro. L’objectif de ce séminaire était de pratiquer l’interdisciplinarité dans les sciences humaines et sociales à partir d’une interrogation commune – qui n’est pas près d’être résolue – sur les frontières du politique et sur la dimension émancipatrice, ou non, d’un ensemble de pratiques sociales observables, allant du travail à l’action collective, de l’art à l’éducation, de la citoyenneté à la sécurité sociale, des pratiques culturelles aux résistances à l’ordre genré et/ou colonial. La rencontre de philosophes, sociologues, anthropologues, historiens, politistes, psychanalystes, littéraires, économistes a donné les fruits attendus : le travail constant de traduction des « mots » et des concepts servant à interpréter une pratique sociale comme susceptible d’« émanciper » ses acteurs, travail réitéré d’une discipline à une autre, a fini par délimiter un terrain de réflexion commune. Disons, plutôt, un champ de controverses : il reste toujours problématique de définir de manière catégorique ce qu’est une pratique émancipatrice et ce qui ne l’est pas ; mais les procédures positives et argumentatives par lesquelles on peut les analyser en tant que telles, dans le vaste champ des sciences humaines et sociales, sont désormais mieux connues et peuvent être dès lors mises en commun.

Ces procédures permettent de mieux s’entendre sur « ce que s’émanciper veut dire » dans le monde social et, par ricochet, dans les sciences humaines et sociales. Car l’entente n’est pas facile entre les différentes disciplines, et les malentendus à lever, sédimentés dans l’histoire des concepts, nombreux. Une première ambiguïté tient à la polysémie du concept, polysémie largement tributaire de son histoire philosophique. Le concept fut fondé en philosophie par Immanuel Kant dans son Was ist Aukflärung (1784), et posé comme ligne d’horizon critique pour la pensée (affranchir les individus des tutelles dont ils sont, par leur ignorance, responsables) et pour le développement des sociétés modernes, autonomes et démocratiques (diffuser la critique de la nature arbitraire de toute relation de tutelle). Mais il fait référence également à toute une tradition postérieure de philosophie sociale qui, puisant ses racines chez Condorcet et Sieyès, débute avec les socialismes utopistes au xixe siècle, irrigue le marxisme et l’anarchisme, et trouve un nouveau souffle en mai 1968. Les deux traditions ne communient que dans leur capacité à dessiner conjointement les frontières d’une société moderne, réflexive et autonome, c’est-à-dire capable de penser et de créer les formes de son être-ensemble. L’émancipation est, en définitive, la somme dialectique de l’autonomie individuelle et de l’autonomie collective, comme le dirait Castoriadis. Sans une telle articulation, qui est également une mise en tension dialectique, l’idée moderne d’émancipation finit par buter, pour utiliser les termes de Pierre Rosanvallon, sur une ambivalence fondamentale entre le désir d’autonomie des individus et le projet de participation à l’exercice d’une puissance sociale [7].

Or les strates qui composent le concept et ses ambivalences fondamentales le rendent difficile à manier aujourd’hui. Qu’entend-on exactement par « émancipation » ? À y regarder de plus près, on s’aperçoit que l’usage du concept oscille entre deux grands types de choix possibles. Un choix normatif, axé sur la critique des formes de domination ou d’injustice multiples qui traversent les sociétés modernes, et qui postule que d’autres types d’organisation sociale et économique sont possibles ; un choix positif visant à éclairer et à conférer une intelligence aux démarches émancipatrices déjà-là, et donc à comprendre la manière dont les individus « en chair et en os » pensent et pratiquent l’émancipation comme un horizon de leur agir, en relation avec des collectifs politiques.

L’enjeu est de taille : il s’agit ni plus ni moins de savoir si le concept d’émancipation nous astreint à l’objectif d’un changement radical de nos sociétés, pensé par des savants, ou s’il nous place « au ras du sol » des sociétés concrètes, des pratiques de la liberté qui, dénaturées ou incomprises par les sciences sociales, gagneraient à être abordées telles quelles. La querelle pourrait être synthétisée de la manière suivante : des sciences sociales ouvertes à la question émancipatoire ont-elles pour tâche d’émanciper les sociétés en désaliénant les individus qui les composent, ou doivent-elles plutôt se poser la question « qu’est-ce s’émanciper ? ». Deux questions, donc : « Faut-il émanciper ? » et « Qu’est-ce que s’émanciper ? », où le choix de la structure transitive (émanciper quelqu’un ou quelque chose) ou pronominale (s’émanciper) trahit des questionnements de nature fort différente et une place tout à fait distincte pour les concepts proches de « domination » et d’« aliénation ».

Un deuxième enjeu tient à la définition même de l’objet de recherche. Les processus d’émancipation ont-ils trait uniquement à la politique, ou englobent-ils des pratiques sociales se déployant aux marges du politique ? Faut-il limiter les pratiques d’émancipation observables aux pratiques politiques stricto sensu (action collective, mobilisations et mouvements sociaux, phénomènes révolutionnaires) ou les élargir aux pratiques sociales lato sensu (culturelles, artistiques, de travail et de loisir, de don, professionnelles, éducatives, sexuelles, familiales) lorsqu’elles sont investies d’une signification politique par les acteurs ? Et comment comprendre cette signification politique ?

L’émancipation est-elle toujours désirée ?

Voilà les thèmes autour desquels tournent les articles réunis dans la première partie du dossier. En posant d’entrée, par exemple, la question préjudicielle, déjà abordée par la déclaration provocatrice de Baudrillard que nous citions tout à l’heure, « est-il si sûr que les humains désirent s’émanciper ? », Paul Zawadzki rappelle ici de façon particulièrement éclairante comment La Boétie, l’ami cher à Montaigne, posait la question dans son fameux Discours de la servitude volontaire et comment cette interrogation a alimenté les réflexions antitotalitaires de Claude Lefort, Miguel Abensour, Marcel Gauchet ou Pierre Clastres. Rappelons la question de départ : comment comprendre « que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations endurent quelques fois un tyran seul, qui n’a puissance que celle qu’ils lui donnent ; qui n’a pouvoir de leur nuire, sinon tant qu’ils veulent l’endurer ». Quoi de plus étonnant que de «  voir un million d’hommes servir misérablement ayant le cou sous le joug non pas contraints par une plus grande force, mais aucunement (ce semble) enchantés et charmés par le nom seul d’un […] » ? Plus loin, La Boétie écrit : « Quelle malencontre a été cela qui a pu tant dénaturer l’homme, seul né de vrai pour vivre franchement, et de lui faire perdre la souvenance de son premier être, et le désir de le reprendre ? » On voit la tension qui travaille La Boétie… et ses interprètes. Comment comprendre ce désir de servitude et s’en scandaliser tout en tenant ferme sur l’idée d’un désir naturel de la liberté ? Tension que La Boétie résume ainsi : « Comment s’est ainsi si avant enracinée cette opiniâtre volonté de servir, qu’il semble maintenant que l’amour même de la liberté ne soit pas naturel ? » La résolution de ce paradoxe, montre Paul Zawadzki, passe par la distinction entre deux registres du rapport social. Dans le registre vertical, hiérarchisé et soumis à domination, les hommes font assaut de cynisme et de servilité. Dans le registre horizontal où règne la parité – et, serait-on tenté d’ajouter, la dynamique du donner-recevoir-rendre –, les hommes rivalisent de générosité tout en affirmant leur singularité.

Avec Déborah Cohen, on remonte à l’une des principales sources historiques du concept d’émancipation : la Révolution française. Si la Révolution contribue à façonner l’horizon, tant social que politique, à partir duquel on peut « s’émanciper », elle le lie de façon indissoluble au concept parent de « Peuple ». Et, pourtant, reconnaît l’historienne, l’émancipation du peuple demeure un impensé dans la pensée révolutionnaire. Car si l’émancipation suppose un affranchissement des tutelles, le peuple demeure enchaîné aux préjugés, aux habitudes, à la tradition. Les révolutionnaires sont conscients de ce que ces habitudes, qui diffusent un « désir de servitude », doivent à une mauvaise organisation sociale. « De là résultent une exigence, un espoir et une angoisse », dit Cohen : l’exigence et l’espoir, c’est de tout changer pour que le peuple acquière une conscience de la nécessité d’approfondir, par lui-même, les changements ; l’angoisse, c’est qu’il ne soit pas capable de changer. Dans un contexte où l’émancipation devient l’idée régulatrice de la vie sociale, de nouveaux partages néfastes apparaissent ainsi entre « ceux qui peuvent » et « ceux qui ne peuvent pas » s’émanciper. Ceci conduit à suggérer que, peut-être, le fond d’une épistémologie de l’émancipation réside dans la déconstruction des partages et des hiérarchies. Où l’on retrouverait l’idée, développée jadis par le philosophe Jacques Rancière, que l’émancipation est le lieu par excellence où tout le monde est capable. Et que l’émancipation commence précisément là où on suspend les jugements capacitant les compétents et incapacitant – en les reléguant dans les coulisses de l’histoire et de la politique – les incompétents.

Pour Aurélien Berlan, le problème, immense, que pose le discours contemporain de l’émancipation, c’est qu’il ne retient qu’une seule de ses deux dimensions constitutives, la première, la dimension de la délivrance – délivrance de la servitude par exemple – mais occulte en réalité complètement la seconde, la dimension de l’autonomie et de la liberté réelle. Or ces deux dimensions ne sont ni contemporaines ni corrélées. Il a fallu se délivrer des dominations personnelles. C’est à cela qu’ont servi les grands systèmes de la modernité – les méga-machines –, le Marché, l’État, la technoscience. C’est grâce à eux que nous avons le sentiment d’être à la fois délivrés et autonomes. Mais cette autonomie est factice et illusoire puisque nous sommes en réalité totalement dépendants de ces méga-machines, et que le sentiment de liberté qu’elles nous font éprouver est ce par quoi elles nous dominent et nous asservissent. Être libre par rapport à elles ne suppose pas de nous délivrer de la nécessité, d’une charge, comme dans le cas de la délivrance, mais au contraire de nous prendre en charge nous-mêmes en assumant la part de nécessité inhérente à l’existence humaine. Cette analyse est très forte et convaincante, mais on peut craindre qu’elle ne butte, comme d’ailleurs tout le discours de la décroissance, sur une aporie redoutable. À la suivre, le seul moyen d’accéder à l’émancipation enfin conquise, le seul vecteur possible de l’autonomie, c’est au bout du compte la petite propriété rurale, individuelle ou collective. Mais comment proposer un tel idéal aux habitants des mégapoles modernes qui se chiffrent par milliards ?

S’émanciper grâce au droit ?

C’est dans une tout autre optique, résolument mondiale, que s’inscrit la perspective défendue par Gustave Massiah, inlassable animateur des forums sociaux mondiaux et de multiples autres initiatives citoyennes. Tous ces mouvements, écrit-il, convergent vers l’aspiration à une rupture, « celle de la transition sociale, écologique et démocratique. Ils mettent en avant de nouvelles conceptions, de nouvelles manières de produire et de consommer. Citons : les biens communs et les nouvelles formes de propriété, la lutte contre le patriarcat, le contrôle de la finance, la sortie du système de la dette, le buen-vivir et la prospérité sans croissance, les relocalisations, la justice climatique, le refus de l’extractivisme, la réinvention de la démocratie, les responsabilités communes et différenciées, les services publics fondés sur les droits et la gratuité ». « Il s’agit, conclut Gustave Massiah, de fonder l’organisation des sociétés et du monde sur l’accès aux droits pour tous et l’égalité des droits. » Là encore, l’horizon esquissé est séduisant. Il pointe en direction d’un parachèvement de l’idéal démocratique et, plus particulièrement, de la révolution des droits de l’homme. Mais peut-être, et c’est là où le propos d’Aurélien Berlan retrouve toute sa force, peut-être cette perspective émancipatoire mondiale reste-t-elle trop prise dans le seul registre de la délivrance. Garantir « l’accès aux droits pour tous », oui, mais cela ne peut se faire de manière effective qu’en rendant également chacun conscient de l’impératif de prendre en charge la survie physique et morale du monde.

Peut-être est-ce dans cette direction, celle d’un rééquilibrage structurel des droits et des devoirs – ou, si l’on préfère, des responsabilités – qu’il faut chercher la réponse à cette tension entre la légitime revendication de droits pour tous et le danger de leur prolifération indéfinie. Tension qui est au cœur de la réflexion de Jean-Claude Michéa, pour qui « le recentrage de la gauche moderne, depuis maintenant plus de trente ans, sur la seule rhétorique des “droits de l’homme” (ou de ce qu’on appelle aussi parfois – en oubliant d’ailleurs, au passage, que cette thématique avait été introduite dans les années 1950 par l’économiste néolibéral Gary Becker, puis systématisée, au début des années 1970, par Friedrich Hayek – la “lutte contre toutes les discriminations”) a rendu progressivement inévitable la conversion de cette gauche moderne aux dogmes du libéralisme économique (et notamment à la mystique de la “croissance” et de la “compétitivité”). » La réduction du politique et de toutes les valeurs héritées aux seules normes des droits individuels aboutit en définitive à « une nouvelle guerre de tous contre tous par avocats interposés » (et dont l’Amérique libérale a naturellement été le berceau originel) ». Il ne s’agit pourtant pas « de dénoncer comme purement “formelles”, “illusoires” ou “mensongères” ces libertés fondamentales dont l’idéologie des “droits de l’homme” prétend monopoliser aujourd’hui la défense ». Il nous faut plutôt affronter résolument le paradoxe d’« une société dont les libertés individuelles ne cessent apparemment de s’étendre alors même que l’autonomie réelle de chacun se réduit chaque jour un peu plus ». « Le problème, conclut Jean-Claude Michéa, est donc le suivant – et c’est celui sur lequel réfléchissent aujourd’hui un nombre grandissant de mouvements révolutionnaires dans les pays du Sud (notamment en Amérique latine) : dans quel nouveau langage philosophique et politique – capable de prendre enfin en compte l’instance de la vie commune et de distinguer ainsi les libertés qui renforcent notre autonomie de celles qui accroissent notre atomisation – pourrait-on retraduire la défense des libertés civiques fondamentales ? » Avouons que nous serions tentés de répondre que ce ne peut être que celui du paradigme du don et du convivialisme (voir infra).

Reste cependant que ni le paradigme du don ni le convivialisme n’offrent de réponse a priori à la question de savoir à quelle échelle il convient de rechercher l’« instance de la vie commune » capable de contrebalancer l’atomisation et la lutte de tous contre tous induites par la logique monodimensionnelle des droits individuels. Tout l’intérêt de l’excellente lecture critique consacrée par Thomas Coutrot à Imperium, de Frédéric Lordon – et qui porte également sur le Commun, de Pierre Dardot et Christian Laval –, est de faire clairement apparaître cette indétermination. À quel niveau faut-il se proposer d’exercer une liberté collective qui serait enfin retrouvée ? Celui de la commune rurale, celui de communs indéfiniment auto-institués, celui de la nation – mais quelle nation ? héritée ? à construire ? –, celui de la mondialité ? Aussi longtemps qu’il ne sera pas répondu à cette question, l’idéal émancipatoire restera lui aussi indéterminé [8].

En parachevant cette première partie du dossier, plutôt théorique, le sociologue Federico Tarragoni interroge le concept d’émancipation en en montrant la centralité dans le paradigme sociologique naissant. Les pensées de Durkheim, Weber et Simmel sont passées en revue à la lumière de ce concept : celui-ci y est défini à la fois comme l’horizon (utopique) d’une société débarrassée de ses dysfonctionnements, de l’inertie de ses structures de domination, de l’injustice de ses relations de tutelle, à la fois comme un synonyme d’action politique. Dans les différentes traditions intellectuelles de la sociologie naissante, une même problématisation pour l’émancipation semble ainsi voir le jour. D’un côté, celle-ci désigne un changement significatif des rapports que les individus entretiennent vis-à-vis d’eux-mêmes ; de l’autre, un changement radical de l’organisation sociale. Joindre ces deux « bouts » de l’émancipation a été pour les premiers sociologues un travail d’équilibriste, mais également une manière de faire de la « bonne sociologie ». Une sociologie, en d’autres termes, qui ne sacrifie à l’intelligence du social (et de sa capacité à déterminer les conduites) rien de la compréhension des dynamiques individuelles (et de leur capacité à faire valoir une liberté). Une sociologie qui, consciente des pesanteurs, des inerties et des rigidités de la vie sociale, ne se rende pas pour autant aveugle face aux forces de changements qui ne cessent de la parcourir.

Grandeur des émancipations particulières

Émancipation rime donc avec changement social. Et ce sont des mouvements particuliers, engagés dans des luttes pour la reconnaissance, la visibilité, l’élargissement des droits et des capacités des « non-ayants droit », qui composent ces forces de changement social. Ce sont donc bien des émancipations particulières que les articles réunis dans cette section livrent au lecteur ; autrement dit, des émancipations pensées et mises en pratique, avec leur lot de tensions, par des groupes sociaux particuliers ou des configurations spécifiques d’acteurs. Des émancipations qui, dans leur « particularité » ou leur caractère plus ou moins localisé, nous donnent à réfléchir autrement sur l’idée d’émancipation en général, afin de la conserver, de l’amender et de l’enrichir. Voilà en quoi ces émancipations particulières sont porteuses d’une certaine forme de « grandeur » (au-delà du fait qu’elles permettent à leurs protagonistes de se grandir ou de récupérer des qualités humaines niées).

L’émancipation des travailleurs, du travail ou par le travail

Le premier exemple nous est fourni par le politiste Samuel Hayat, qui se penche sur les pratiques politiques ouvrières en 1848. Car s’il y a un moment où le « combat pour l’émancipation » fait surgir de nouveaux rapports à soi, de nouvelles classes d’individus et des modalités inédites d’organisation sociale, c’est bien lors de la République démocratique et sociale de 1848. « L’histoire du concept d’émancipation au xixe siècle, c’est-à-dire l’histoire de la pensée de l’émancipation des travailleurs, est indissociablement l’histoire d’un mouvement qui a tenté de réaliser cette émancipation. » Afin de le démontrer, Samuel Hayat plonge dans trois idéologies qui ont été fédérées, entre 1830 et 1848, par la diffusion progressive de l’idée de l’« émancipation des travailleurs » : le républicanisme et son idée de l’« émancipation des peuples » ; le socialisme saint-simonien et son idée de l’« émancipation par la science sociale » (ayant eu une influence décisive sur le paradigme sociologique) ; l’associationnisme ouvrier, qui se saisit pleinement de l’idée de l’« émancipation des travailleurs ». Les partisans de la « République démocratique et sociale » reprennent le legs de ce combat émancipateur pour les droits, les capacités et la visibilité des travailleurs, avant qu’il ne soit transmis aux Communards. Le travail d’historicisation que propose Samuel Hayat est précieux : en situant les coordonnées idéologiques et temporelles dans lesquelles l’émancipation a acquis une de ses significations centrales, il nous montre également que le concept n’a pas évolué dans les « hautes sphères de la pensée ». Son évolution a été le fruit de luttes, de rapports de force, entre des classes et des groupes ayant des intérêts, des mobiles et des projets politiques différents.

Et c’est également d’émancipation des travailleurs que nous parle le philosophe Emmanuel Renault, en reprenant les principaux débats marxistes autour de la « libération du travail ». Renault part du même constat qu’Hayat, mais en le confrontant à la sédimentation, longue d’un siècle et demi de débats, de la pensée marxiste. L’émancipation des travailleurs, c’est bien la capacité des travailleurs de s’épanouir à travers leur rapport au travail, de participer à la définition des critères à travers lesquels le travail est pensé, organisé et évalué, de contribuer à la production d’une société plus juste et égalitaire. Et pourtant, l’idée de l’« émancipation du travail », ainsi comprise, a littéralement disparu de la critique sociale contemporaine. Comment l’expliquer ? L’utopie, affirme Renault, « se construit aujourd’hui le plus souvent contre le travail (utopie d’un monde sans travail), où à côté du travail (en visant des transformations sociales qui ne concernent pas directement le travail) ». Contre le travail : l’auteur montre les impensés et l’irréalisme de la thèse du « droit à la paresse » et de la réduction constante des temps de travail ; à côté du travail : il est ici question du revenu garanti, apparenté à une solution de fuite hors du salariat. Repenser l’émancipation du travail suppose, in fine, d’abandonner ces chimères afin de plonger au cœur de la pratique du travail elle-même.

Dans la tradition socialiste et marxiste, c’est la subordination salariale qui constitue l’aliénation par excellence, celle dont procèdent toutes les autres. Mais, malgré des réussites partielles ou temporaires, on ne peut pas dire que les tentatives de changer la nature de l’entreprise, que ce soit sous la forme de l’autogestion ou de l’étatisation, aient conduit à une pleine émancipation des travailleurs par les travailleurs. D’où l’intérêt des trois propositions formulées par Armand Hatchuel, longtemps directeur du Laboratoire de gestion de l’École des Mines, et Blanche Segrestin, qui y est professeure : 1) Reconnaître l’entreprise comme un projet de création collective qui ne se confond pas avec la société de capitaux ; 2) Créer une nouvelle société à « objet social étendu » ; 3) Définir le dirigeant de grande entreprise comme autorité habilitée à gérer au nom du bien commun et responsable de la solidarité équitable entre les parties de l’entreprise.

D’autres émancipations

Mais les rapports sociaux de production ne sont pas les seuls lieux où l’exploitation et la (possible) émancipation puissent émerger. L’émancipation est devenue, avec l’émergence progressive du « social » comme champ de convergence du militantisme et du travail social, un mot-clé des politiques publiques locales. Le réseau des Centres sociaux de France, analysé par Catherine Neveu, en témoigne parfaitement. Avec la diffusion croissante d’une philosophie d’action publique inspirée de l’empowerment et de la capacité d’action des habitants, les centres sociaux affichent de plus en plus des ambitions « transformatrices » sur la réalité sociale. En plongeant, à l’aide d’une méthode rigoureusement ethnographique, dans un centre social de la région de Tours, l’anthropologue montre que l’ambition d’amener les habitants à critiquer les formes de domination dont ils sont les victimes se heurte à un ensemble de tensions et de contradictions. Davantage qu’à une posture émancipatrice, on est confronté à des formes de disciplinarisation des publics socialement défavorisés, posture qui engendre des réticences et des incompréhensions de la part des publics eux-mêmes. C’est l’occasion de montrer, de manière rigoureusement inductive, qu’imposer ex catedra la « sortie des tutelles » est une opération qui, conceptuellement aporétique, n’est pas moins génératrice de tensions dans la pratique.

S’il est un lieu où la personne humaine se retrouve aliénée, dans l’attente à chaque instant de son émancipation, que ce soit sous la forme de la libération ou d’une éventuelle évasion, c’est bien évidemment la prison. En théorie, l’institution pénitentiaire française a une double mission : une mission d’exécution de la peine et une mission de préparation de l’insertion postpénale. Dans la pratique, montre parfaitement Anne-Marie Fixot, elle n’accomplit pour l’essentiel que la première. Focalisée sur sa fonction répressive, elle ne voit que le condamné et non la personne. Et, moins encore, la « personne totale », être à la fois biologique, psychologique et sociologique ». Les détenus subissent ainsi une double aliénation. Celle de la privation de liberté, bien sûr, mais aussi celle de la négation de leur personnalité. Or cette image réductrice, note Anne-Marie Fixot, affecte aussi malheureusement les surveillants qui sont trop souvent des « personnes réduites “à” et “par” leur fonction » sous l’appellation de « matons ». Que la prison devienne une machinerie à renforcer l’aliénation n’est pas une fatalité. De nombreuses expériences attestent qu’il est possible d’en faire une école d’émancipation, au moins pour de nombreux détenus, et d’éviter ainsi les taux de récidive particulièrement élevés que connaît la France. Sans compter, aujourd’hui, la fabrication en série de radicalisés [9].

Le dernier article de cette section, celui de Christian Ruby, porte sur les effets émancipateurs de l’œuvre d’art et de la pratique artistique. Le sujet de cette émancipation est bel et bien la figure du spectateur, dont Christian Ruby retrace l’histoire et met en lumière le potentiel proprement politique. En s’inspirant de la philosophie de Rancière, l’auteur montre que l’invention du spectateur au xviiie siècle coïncide avec l’invention d’une nouvelle manière d’être, où l’on peut, par l’entremise du rapport à une œuvre, se penser différemment et penser autrement son rapport à autrui. En ce sens, la figure du spectateur, malgré les dérives d’une interprétation normative visant à faire état d’une « bonne » ou d’une « mauvaise » manière de recevoir les œuvres, demeure centrale pour penser l’émancipation aujourd’hui, dans et au-delà de l’art.

L’Émancipation comme horizon

Arrivés au bout de ce dossier sur l’émancipation, nous retrouvons, enrichi espérons-le, le propos par lequel nous avions commencé. Autant il y a des émancipations particulières évidentes à conquérir, que ce soit dans le champ du travail, de l’entreprise, de la prison, par exemple, autant la perspective d’une Émancipation générale se dérobe dès qu’on essaie de la fixer. Trop de dimensions souvent contradictoires entrent alors en jeu. Elles ne peuvent s’ajointer et se compléter que prises toutes ensemble dans une idéologie politique générale, englobante. Que dans le cadre, jusqu’à il y a peu, d’une interprétation socialiste, libérale, communiste ou anarchiste de l’émancipation. Mais ces quatre grands discours politiques de la modernité voient leur puissance et leur fécondité symbolique se tarir un peu plus chaque jour. Voilà qui laisse présager un avenir assez sombre, tant les luttes sociales risquent d’avoir du mal à trouver une boussole. Voilà aussi ce qui confère une mission enthousiasmante aux sciences sociales, tant elles devront contribuer à l’avenir, par leur puissance d’observation et d’analyse, à l’émergence de nouvelles grammaires émancipatrices.

Le politiste Audric Vitiello s’y essaie dans le champ de l’éducation. Relever le pari de l’émancipation veut dire, selon lui, repenser en profondeur la place du maître et celle de l’élève, ainsi que la logique de la relation pédagogique. L’émancipation, dit-il, ne doit pas être réduite à la libération (c’est-à-dire « à un basculement entre deux états, deux statuts mutuellement exclusifs, deux situations radicalement différentes : entre domination et liberté, entre invasion et indépendance, entre sujétion et autonomie »), ni à la réalisation de ce que l’individu est déjà (car elle suppose toujours une transformation). Ce cadrage lui permet de penser les conditions sous lesquelles une pratique éducative devient émancipatrice : elle le devient à la condition de faire émerger chez ses acteurs un ethos critique, c’est-à-dire un penchant pour la déconstruction et la critique des normes communément admises. « Contrer les tendances normalisatrices » et acquérir « un ethos d’autonomie » ne sont pas des dispositions que l’on peut acquérir et structurer en deçà de l’école ; le développement de cet ethos suppose une intervention extérieure (celle du maître), c’est-à-dire « un autre pouvoir exercé sur le sujet, afin de le déranger, de le décentrer vis-à-vis de ses repères habituels et de l’amener à adopter une posture nouvelle, active et réflexive, vis-à-vis de lui-même et du monde ». Voici à quelles conditions l’éducation devient émancipatrice.

À quoi pourrait ressembler 2050, se demande Alain Caillé ? Il y a selon lui trois grandes possibilités (sans compter leurs combinaisons) : 1) la radicalisation du néolibéralisme – qu’on peut analyser comme un totalitarisme à l’envers –, et une explosion vertigineuse des inégalités ; 2) le retour des formes totalitaires du xxe siècle, juste customisées (comme avec Daech) ; ces deux scénarios sont catastrophiques, moralement, socialement, politiquement, économiquement et écologiquement ; 3) le seul scénario qui évite la catastrophe est celui du convivialisme, i. e. de la lutte planétaire contre l’hubris. On n’est pas obligé de le suivre jusque-là, mais on lui accordera peut-être que ce qui est prioritaire, aujourd’hui, c’est de s’émanciper du totalitarisme à l’envers néolibéral, et du retour du totalitarisme classique, que ce soit sous sa forme islamiste ou nationaliste.

@ Ce propos est conforté par l’analyse de Francesco Fistetti qui montre comment la perspective convivialiste est porteuse en puissance d’un nouveau « contre-mouvement », pour reprendre le vocabulaire de Karl Polanyi, non plus d’un mouvement de réencastrement dans le social de l’économique qui s’était autonomisé (émancipé serait-on tenté de dire) sous la forme du marché autorégulé, comme au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, mais d’un mouvement de réappropriation de la société par elle-même face au capitalisme rentier et spéculatif.

Sans prétendre conclure sur ces perspectives ouvertes d’émancipations plurielles, et pour conforter le scénario convivialiste, Philippe Chanial suggère que l’émergence de nouvelles grammaires de l’émancipation invite à un retour critique sur le travail critique des sciences sociales pour appeler, en partie du moins, à nous émanciper des grammaires classiques de la dénonciation et de l’aliénation. Et si, se demande-t-il, ce travail critique bien compris consistait moins à « rendre la réalité inacceptable », pour mieux (prétendre) nous en libérer et nous en arracher, qu’à « rendre justice à ce qui est », à faire droit au trésor des possibles déposés au cœur des relations interhumaines, dans le « flanc » même de la société ? C’est dans cet esprit qu’il propose d’esquisser un plaidoyer pour un socialisme pratique et expérimental (et convivialiste) qui, en compagnie notamment de Gerald A. Cohen, John Dewey et Mauss, inviterait à un « idéalisme de l’action », indissociable d’une foi dans l’expérience ordinaire et la créativité de l’agir. Dans cette perspective, paradoxale, la question de l’émancipation consisterait alors moins à définir, d’abord, de quoi nous devons nous émanciper mais, en premier lieu, ce que nous visons à émanciper. Bref, qu’est-ce qui, dans ce que nous sommes, dans ce que nous faisons déjà, mérite d’être valorisé et libéré de ses entraves afin qu’il lui soit donné libre cours ? Le cycle du donner-recevoir-rendre, sans doute. Ou, plutôt, les multiples cycles de don qui tissent la trame de la vie en société.

En ce sens, ne s’agit-il pas avant tout d’émanciper ces capacités à donner à notre commune humanité et à notre commune socialité, laissées en friche ou réprimées, afin d’ouvrir le cercle de la réciprocité humaine pour que celles et ceux qui s’en trouvent exclus puissent apporter leur contribution singulière ? Dès lors, une nouvelle grammaire de l’émancipation, du moins si l’on tente de la reformuler en clé de don, reposerait moins sur la rhétorique de l’autonomie des sujets – et son image des chaînes brisées et sa revendication interminable des droits individuels – que sur l’exigence d’une certaine qualité réciprocitaire (et égalitaire) des relations interhumaines et des formes d’interdépendance qui nous lient.

Libre Revue

Hors dossier, mais prolongeant parfaitement les interrogations qui précédent sur le statut de l’appel à l’émancipation on lira tout d’abord ce triptyque inédit de notre ami Henri Raynal, où se manifestent une nouvelle fois toute la richesse et la générosité de sa Cosmophilie [10], tant dans sa critique du malentendu du désenchantement que dans son éloge de l’émerveillement. S’y dessine un chemin d’émancipation inédit, attaché, comme dans la contribution précédente, à rendre justice à l’inventivité à l’œuvre dans la Nature et dans les relations interhumaines.

Christian Laval propose quant à lui une remarquable mise au point, historique et analytique, sur la notion d’institution. Elle met en évidence un paradoxe apparent. Alors que la sociologie a longtemps pu être pensée comme la science des institutions, notamment dans la tradition durkheimo-maussienne, l’humeur dominante chez les sociologues est devenue peu à peu de plus en plus anti-institutionnelle et anti-institutionnaliste. L’institution, c’est ce dont il faut s’émanciper. Chez les économistes critiques et hétérodoxes, au contraire, c’est la référence au cadrage institutionnel de l’économie qui permet d’amorcer la critique du modèle économique standard. Tous se considèrent peu ou prou institutionnalistes. L’évocation de l’institution, c’est ce qui permet de s’émanciper de l’économisme.

@ Mais qu’est-ce que cela veut dire, en définitive, en dernière instance, sortir de l’économisme, critiquer l’économie politique ? C’est la question que pose avec une nécessaire insistance Richard Sobel dans son commentaire des Spectres de Marx, de Jacques Derrida, ce livre qui, prenant appui notamment sur le célèbre chapitre du Capital consacré au fétichisme de la marchandise, voit des indéterminations, des traces, des disséminations, en un mot des spectres partout derrière les concepts apparemment anodins de marchandise, de valeur d’usage, et, bien plus encore, de valeur d’échange. Jusqu’à proposer de fonder non pas une ontologie mais une hantologie des catégories économiques. Ainsi, explique Richard Sobel, « Derrida revisite le projet de Marx en le poussant à la limite, là même où se joue selon nous tout le basculement d’une “économie politique critique” à une “critique de l’économie politique” entendue comme expérience des limites ».

@ Pousser à la limite, pourquoi pas ? Mais jusqu’où et quelle est-elle ? L’au-delà – ou l’en deçà – de l’économie, n’est-ce pas le don ? Non pas le don derridien, ineffable et introuvable, spectral, mais le don maussien, tout chargé de chair et d’ambivalences. Ce don qui fonctionne comme un opérateur de reconnaissance. C’est en ce sens, en tout cas, que s’en emparent Alain Caillé et Thomas Lindemann pour finir d’analyser – en se focalisant ici sur la lutte pour la reconnaissance entre États – la lutte pour la reconnaissance entre acteurs collectifs.

@ Dans une optique qui rejoint celle de Ricœur dans l’anti-utilitarisme. Un anti-utilitarisme jamais dit comme tel par le philosophe français mais qui, comme le montre parfaitement Pierre-Olivier Monteil, est en réalité une constante de son œuvre. Voilà qui méritait d’être explicité.

// Article publié le 17 décembre 2016 Pour citer cet article : , « S’émanciper, oui, mais de quoi ? , Revue du MAUSS semestrielle n° 48 », Revue du MAUSS permanente, 17 décembre 2016 [en ligne].
https://journaldumauss.net/./?S-emanciper-oui-mais-de-quoi
Notes

[1Après le n° 38, du 2e semestre 2011, davantage tourné vers la psychanalyse, Émancipation, individuation, subjectivation. La décision d’opérer ce retour a été déclenchée par le contact avec les travaux du séminaire sur l’émancipation animé depuis trois ans par Federico Tarragoni à l’Université Paris-Diderot. Nombre des textes rassemblés ici sont issus de ce séminaire.

[2Cité in Serge Latouche, Jean Baudrillard, ou la subversion par l’ironie, Le passager clandestin, « Les précurseurs de la décroissance », 2016, Paris, p. 84.

[3Infiniment plus modérée, situant bien la nature du problème, cette affirmation de Marcel Gauchet dans un débat avec Michèle Riot-Sarcey : « Voilà l’événement central des trente dernières années : l’écroulement de l’idée de l’histoire comme porteuse d’une nécessité intrinsèque qui conduit vers l’émancipation. »

[4Dans L’Idée de justice, Flammarion, Paris, 2010.

[5Ce qui ne veut pas dire qu’elles ne soient pas comparables sur le plan de l’analyse, appartenant à la même classe de phénomènes sociaux. Si les émancipations sont plurielles et s’inscrivent dans des situations structurellement différentes, elles déploient une même grammaire politique, c’est-à-dire que les sujets ou les collectifs qui la pratiquent font tous appel à des droits ou des capacités niés par l’organisation sociale, revendiquent l’application d’une logique égalitaire là où des inégalités illégitimes subsistent, font valoir un principe de justice face à des situations qui peuvent être construites, par un ensemble de démarches spécifiques, comme injustes. Voir Federico Tarragoni, « Du rapport de la subjectivation politique au monde social. Les raisons d’une mésentente entre sociologie et philosophie politique », Raisons politiques, n° 62 (2), 2016, p. 115-130.

[6Programme en ligne : <http://calenda.org/309353>.

[7Pierre Rosanvallon, La Démocratie inachevée, Gallimard, Paris, 2000.

[8De toute évidence, c’est dans la logique d’une hiérarchie de niveaux enchevêtrés qu’il convient de réfléchir, en se rappelant que les sujets humains sont à la fois des individus, des personnes, des citoyens/croyants et des êtres humains génériques et qu’il leur faut se réaliser sur ces quatre plans. Voir, par exemple, Alain Caillé, Anti-utilitarisme et paradigme du don, pour quoi ?, Le Bord de l’eau, Lormont, 2014, p. 63-64.

[9Sur la prison, on lira le n° 40 de la Revue du MAUSS semestrielle (coordonné par Anne-Marie Fixot), « Sortir de la prison », 2e sem. 2012.

[10Le Bord de l’eau, Lormont, 2016.

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