La Revue du MAUSS semestrielle, n°56, Second semestre 2020
Nous l’avons tant aimée … la sociologie Et maintenant ?
Je l’aime, moi non plus ? Nos amours sociologiques ne sont plus ce qu’elles étaient. Pour beaucoup, la sociologie aurait perdu bien de ses attraits et de sa force de séduction. Science des sciences, elle nous avait fait d’exaltantes promesses. Elle ne se proposait rien moins que d’expliquer comment se forment et s’organisent la multiplicité des rapports possibles entre les humains, comment naissent les croyances, les valeurs et les idées etc. N’allait-on pas enfin, en sa compagnie, répondre, à la fois empiriquement et conceptuellement, aux questions léguées par la philosophie, voire avant elle, par les religions ?
Que de beaux textes, que de percées apparemment décisives cette sociologie nous a laissés ! Pourtant, plus le temps passe et plus on a le sentiment que le but qu’elle s’était fixé s’éloigne et l’espoir de réponses enfin assurées aux questions de départ semble toujours plus improbable.
Détournant le titre d’un livre bien connu de Dany Cohn-Bendit – Nous l’avons tant aimée, la révolution –, ce numéro se propose de sonder les cœurs et les raisons d’une telle mélancolie sociologique. Mais il invite aussi et surtout à ne pas désespérer de cette discipline que nous avons en effet tant aimée. Vaudrait-elle une heure de peine si elle n’était pas capable, aujourd’hui comme il y a 150 ans, d’offrir une image raisonnée de la vie sociale appropriable par les acteurs, y compris dans leurs affrontements ?
Avec les textes de : A. Caillé, Ph. Chanial, J. Dewitte, F. Dubet, J.-L. Fabiani, F. Gauthier, S. Hanafi, N. Heinich, E. Jourdain, F. Khosrokovar, E. Morin, G. Pleyers, M. Savage, L. Thévenot, F. Vandenberghe.
Et en @ : P. Cary, G. Delanty, F. Callegaro, J. Giry, E. Mahieddine, G. Massiah, M. Mauss, J. Rodriguez, Ph. Steiner, F. Vatin.
Date de parution
10/12/2020
Editeur
La Découverte
276 pages
26 €
Abonnement (version livre + version numérique et accès aux anciens numéros de la revue) :
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Commande de la version numérique (15 €) : http://www.payloadz.com/go/sip?id=3364620
SOMMAIRE
Présentation
Par Alain Caillé, Philippe Chanial, François Gauthier & Frédéric Vandenberghe
Alain Caillé, Hommage à David Graeber
1. Préliminaires : je l’aime, moi non plus
Alain Caillé, Ma traversée de la sociologie
Nathalie Heinich, Et moi je l’aime toujours… la sociologie
2. Une sociologie qui aime (encore) la société ?
François Dubet, Le retour de la société
Laurent Thévenot, La grande décentration
(version intégrale sur le site du Mauss, rubrique Supplément du MAUSS
http://www.journaldumauss.net/?Complement-du-no56-La-grande-decentration)
Alain Caillé Une critique de la critique de la sociologie critique.
À propos de Après la société. Manuel de sociologie augmentée, par Eric Macé
@ Johan Giry & Francesco Callegaro, Le motif refoulé. Plaidoyer pour une corporation réflexive
# Vincent de Gaulejac, Réenchanter la sociologie ?
(publié sur le site du Mauss : http://www.journaldumauss.net/?Complement-du-no56-Reenchanter-la-sociologie)
Edgar Morin, Quelques mots sur ma vision de la sociologie
@ Edgar Morin, Qu’est-ce que la société ?
@ Gerard Delanty, La sociologie aujourd’hui et l’héritage classique
@ Marcel Mauss, Division concrète de la sociologie
@ Paul Cary & Jacques Rodriguez, La seconde nature de la sociologie. Plaidoyer pour la conservation du monde
3. Une sociologie (toujours) fidèle à son histoire ?
Frédéric Vandenberghe, La sociologie comme ontologie du présent
Jean-Louis Fabiani, Aimer la sociologie reste un sport de combat
Mike Savage, La Sociologie est morte, vive la sociologie !
@ François Vatin, La sociologie : un royaume sans domaine
@ Philippe Steiner, Une science toujours jeune
4. Aller (aussi) voir ailleurs ?
Philippe Chanial, La Theory of Justice d’Emile Durkheim selon Anne Rawls.
Sur quelques bonnes raisons ne pas désespérer de la sociologie
Sari Hanafi, Renouer les fils rompus entre la sociologie et la philosophie morale dans un cadre post-séculier
François Gauthier, La sociologie et la religion : au cœur, en marge… et après ?
@ Emir Mahieddine, Stephen Tyler l’inquiétant. Retour sur un héraut du postmodernisme en anthropologie
# Stephen Tyler, L’ethnographie post-moderne : du document de l’occulte au document occulte
(publié sur le site du Mauss : http://www.journaldumauss.net/?Complement-no56-L-ethnographie-post-moderne)
Farhad Khosrokovar, La crise de la sociologie et la sociologie de la crise
Varia
Jacques Dewitte, Une folle exubérance. Hommage critique à Georges Bataille
Edouard Jourdain, Qu’est-ce qu’une Cité décente ? Péguy avec Orwell 42 000
@ Gustave Massiah, Le rôle des pandémies et du climat dans la crise de civilisation
Geoffrey Pleyers, L’entraide et la solidarité comme réponses des mouvements sociaux à la pandémie
# Luis Felipe R. Murillo, Magie et/comme hacking
(publié sur le site du Mauss : http://www.journaldumauss.net/?Complement-du-no56-Magie-et-comme-hacking)
Avertissement
Bibliothèque
Présentation
Par Alain Caillé, Philippe Chanial, François Gauthier et Frédéric Vandenberghe
L’inventeur du nom « sociologie », Auguste Comte, voyait en elle, on s’en souvient, la dernière venue, mais aussi la plus importante des sciences, celle qui allait pouvoir rendre compte de toutes les autres, de leurs conditions d’émergence, de leur sens et de leur importance relative. Elle devait être une méta-science, une science des sciences. Propos excessif, sans nul doute. Mais il faut bien reconnaître que l’ambition de la sociologie naissante, celle des classiques, des Marx, Weber, Durkheim, Simmel, Elias, Mauss, etc. a été légitimement considérable et, pour tout dire, assez exaltante. Elle ne se proposait rien moins que d’expliquer comment se forment et s’organisent la multiplicité des rapports possibles entre les humains, comment naissent les croyances, les valeurs et les idées, qui y adhère et pourquoi, avec quels effets, etc. On allait enfin pouvoir répondre, à la fois empiriquement et de manière conceptuellement bien construite, aux questions léguées par la philosophie. Ou, avant elle, par les religions. Et que de beaux textes, que de percées apparemment décisives cette sociologie nous a laissés ! Pourtant, plus le temps passe et plus on a le sentiment que le but qu’elle s’était fixé s’éloigne, que tout se révèle infiniment plus complexe qu’on n’avait pu l’imaginer et l’espoir de réponses enfin assurées aux questions de départ semble toujours plus improbable.
Pourquoi ? Quel rôle la sociologie peut-elle encore s’assigner aujourd’hui ?
Qu’est-ce qui n’a pas bien marché ? Pourquoi la sociologie ne s’est-elle au bout du compte pas montrée à la hauteur de ses ambitions constitutives ? Plusieurs réponses non incompatibles sont possibles :
1. L’histoire s’est tellement accélérée, les techniques ont changé si rapidement, les repères spatiaux et temporels des sociétés se déforment à une vitesse si accélérée, les questions nouvelles émergent à un tel rythme qu’il devient impossible de suivre. Et qu’on est toujours en retard.
2. Les ambitions de la sociologie se sont heurtées très vite à celles des autres disciplines des sciences sociales – Histoire, philosophie, géographique, science économique –, plus efficaces qu’elle dans la guerre pour conquérir la légitimité académique, pour des raisons qui resteraient à expliquer.
3. Aux questions qu’elle pose, face à leur ampleur, la sociologie n’a jamais su apporter que des fragments ou des ébauches de réponse, passablement disparates. D’autant plus disparates que, à la différence de la science économique, elle est toujours restée éclatée entre de nombreuses Écoles ou chapelles – en guerre les unes contre les autres – et n’est pas parvenue au degré minimum d’unification paradigmatique qui lui permettrait d’accéder à une certaine forme de cumulativité et même de partage des connaissances.
4. Cet éclatement de la sociologie est d’autant plus grand que le champ des questions qu’elle a à affronter se dilate chaque jour davantage. La sociologie classique s’organisait principalement autour de deux questions centrales : comment penser le rapport entre sociétés traditionnelles, hétéro-normées, et entre sociétés modernes en quête d’autonomie et d’émancipation individuelle ? Comment analyser le rapport entre la nouvelle classe dominante, bourgeoise, et la nouvelle classe dominée, le prolétariat ou le salariat ? Or, à ces questions classiques sont venues s’en ajouter toute une série d’autres qui ne se calent en aucune manière dans les premières : quel rapport entre les sociétés et leurs « natures » ? Entre hommes et femmes ? Entre anciens colonisateurs et anciens colonisés ? Entre sexualités différentes ? Entre cultures et religions divergentes ? La multiplication de ces questions donne naissance à autant de sociologies en conflit qu’il y a d’intérêts divers en la matière.
5. Du coup, la sociologie se trouve doublement en situation d’infériorité par rapport à la science économique, largement organisée autour de la théorie des choix rationnels, et qui semble d’autant plus en prise sur le monde contemporain qu’elle a contribué et contribue encore fortement à le modeler.
6. Enfin l’apparition récente des Big Data et de la capacité de les traiter informatiquement peut sembler rendre caduques toutes les recherches d’explication causale des faits sociaux. À quoi bon se quereller pour savoir si telle pratique sociale résulte des choix plus ou moins rationnels des individus ou de la structure sociale puisqu’il suffit de laisser la machine calculer les corrélations entre tout un ensemble de variables ? Non disputemus, calculemus. Cessons de nous disputer, laissons faire la machine quitte à ajouter quelques commentaires en prime.
Dès lors, quel peut être l’avenir de la sociologie ? Plusieurs possibilités se dessinent :
1. Continuer comme maintenant, autrement dit laisser cohabiter, sous un même pavillon, trop vaste et incertain, des études empiriques de faits particuliers – mêlant au petit bonheur un peu d’ethnologie, d’histoire, de statistiques, d’observation participante et de philosophie déconstructionniste – et des restes ou des lambeaux de grande théorie. Dans cette situation, les choses sérieuses se jouent ailleurs, en philosophie, en économie, en histoire ou dans la Data.
2. Le résultat le plus probable d’un tel statu quo, dispensant la sociologie de tout travail réflexif sur elle-même, est le risque de sa disparition comme discipline particulière, risque de plus en plus pris au sérieux désormais par nombre de ses représentants. Il suffit d’ailleurs de voir comment les rayons « sociologie » se réduisent en peau de chagrin chez les libraires pour constater l’étendue des dégâts. La sociologie pèse désormais moins que ses rejetons putatifs, cultural, gender, feminist post-colonial, subaltern, studies, etc.
3. Les sociologues se décident enfin à faire l’inventaire de leur héritage, à reconnaître son extraordinaire richesse à la fois théorique, épistémologique et empirique. Concluant que ce qui les unit est plus fort que ce qui les divise, ils parviennent à se mettre d’accord sur la part de vérité relative portée par chacune des Écoles de la discipline, sur certaines thèses ou concepts fondamentaux et sur l’essentiel de ce qui doit être enseigné sous l’égide de la sociologie. Une telle hypothèse, aussi souhaitable soit-elle, est à vrai dire peu probable.
4. Elle gagnerait en vraisemblance si la sociologie actuelle se pensait, comme elle l’a fait à ses débuts comme une des composantes d’une science sociale généraliste qui est autant le fait des philosophes, des historiens, des anthropologues, des démographes, des économistes, etc., que des sociologues. L’enjeu central serait alors d’opérer un dépassement effectif de la science sociale aujourd’hui encore dominante, celle qui gravite autour de la théorie des choix rationnels et donc d’un modèle économique généralisé [1].
5. Le paradigme du don – mis en lien explicite avec les théories de la lutte pour la reconnaissance, du care ou de la résonance, avec le pragmatisme ou avec les philosophes de la donation – est-il suffisamment puissant pour contribuer à définir les bases d’une telle science sociale généraliste non utilitariste [2] ?
Telles sont les questions que ce numéro a posées aux sociologues et à d’autres. Pour y répondre, il faudrait sans doute développer une sociologie de la sociologie – de son émergence, de son institutionnalisation, de son déclin et de sa possible disparition. Les textes que nous avons reçus, émanant de spécialistes reconnus, légitimes et pertinents, sont des fragments d’une telle sociologie réflexive qui reste à constituer. Ensemble, réunis dans un seul volume qui, croyons-nous, fera date, ils dressent un bilan de l’histoire, du présent et l’avenir possible de la discipline sans guère d’équivalent ailleurs.
La richesse des réponses est telle que, dérogeant à nos habitudes, nous ne tenterons pas d’entrer dans le détail de chacune d’entre elles. Toutes en effet abordent plus ou moins les mêmes thèmes, mais selon une tonalité ou un style différents qui ne s’éprouvent bien qu’à la lecture de chaque article et auxquels un résumé sec ne rendrait pas assez justice. Bornons-nous donc à expliquer pourquoi nous avons placé toutes ces contributions dans cet ordre-ci plutôt que dans d’autres qui auraient pu également se justifier. Si nous avons détourné le titre d’un livre fameux de Dany Cohn-Bendit – Nous l’avons tant aimée, la révolution [1992] –, c’est peut-être parce qu’ayant entre-temps perdu la croyance en un avenir radieux, il nous a semblé que seul le langage de l’amour pouvait permettre d’exprimer et de formuler tout à la fois notre mélancolie et nos espoirs pour cette discipline que nous avons en effet tant aimée.
Préliminaires : je l’aime, moi non plus...
Chaque contribution, inévitablement, tourne autour de la question centrale évoquée par notre argumentaire : la sociologie doit-elle se penser comme une discipline (scientifique, si possible…) parmi d’autres, ou vaut-elle au premier chef par son ouverture aux autres et par sa nature dialogique ? Si nous avons placé en ouverture les articles de Nathalie Heinich et Alain Caillé, c’est parce qu’ils défendent sur ce point les positions les plus diamétralement opposées, N. Heinich aimant, nous dit-elle, chaque jour un peu plus la discipline sociologique – qu’elle voit comme une science qu’il faut absolument défendre contre tout risque de confusion avec la philosophie morale et politique (et, a fortiori, contre toutes les idéologies) –, A. Caillé, au contraire – qui retrace ici brièvement son parcours en sociologie –, estimant qu’elle ne trouvera son salut (sans renoncer à ses exigences disciplinaires propres) que dans sa contribution à l’édification et à l’institutionnalisation d’une science sociale généraliste [3].
Une sociologie qui aime (encore) la société ?
L’autre question centrale, qui revient dans toutes les contributions, est celle de savoir si l’objet spécifique de la sociologie est la société. Est-elle, doit-elle, être la science de la société, voire des sociétés – comme son nom le laisse entendre – ou de tout autre chose, et alors de quoi ? La notion de société ne va plus de soi. Elle est contestée par les individualistes, les interactionnistes, les écologistes et les globalistes. On le sait, l’esprit du temps, comme sa réalité, est à la déconstruction. There is no such thing as society, disait déjà Margaret Thatcher (qui ajoutait : il n’y a que des individus et des familles), curieusement rejointe sur ce point par une bonne partie de l’intelligentsia contemporaine en quête d’émancipation radicale. S’émanciper, cela voudrait dire s’émanciper de la société ou, à tout le moins, pour commencer, de son concept. En centrant l’analyse sur les situations d’action et d’interaction, la micro-sociologie rejoint l’individualisme et dissout la société dans des processus, des relations, des réseaux et des associations. Le succès mondial de la sociologie d’un Bruno Latour vient précisément du fait qu’elle élimine les structures, les systèmes et les champs pour ne maintenir que des collectifs émergents à géométrie variable. En incluant des non-humains dans ces associations, Latour dépasse l’anthropocentrisme et s’ouvre à l’écologie, mais au prix d’un éloignement de la sociologie. En outre, avec la globalisation, il a semblé à beaucoup que lorsque les sociologues parlent de la société, ils l’identifient le plus souvent avec l’État-nation. Comme si l’universalisme auquel prétendait la sociologie n’était autre qu’un particularisme, voire un provincialisme qui s’ignorent en dissimulant leurs relations constitutives avec le colonialisme. Et pourtant, le concept de société n’a-t-il pas été, notamment chez les durkheimiens, forgé à partir de l’exemple des « sociétés archaïques » ?
François Dubet, Laurent Thévenot, Gerard Delanty et Alain Caillé n’ignorent rien de toutes les raisons qu’il y a de tenir le concept de société pour suspect ou problématique, et les rappellent. Dans un texte qui fera date, François Dubet analyse la décomposition sociale et historique de la société, ainsi que sa décomposition sociologique par les différents courants de pensée pour défendre la sociologie comme projet normatif et politique qui vise à reconstruire la société [4]. Laurent Thévenot partage de toute évidence le projet normatif et politique de Dubet. Dans la version longue de son article [5], il prend acte de la « décentration » de la société et remplace celle-ci par une multiplicité de communautés qui révèlent et mettent sous tension les présupposés libéraux de la sociologie. Il propose ainsi une nouvelle perspective qui prend en compte les leçons des Studies et analyse la mise en commun à partir de la différence (culturelle, politique, coloniale) que l’étranger (l’immigrant, le réfugié, le colonisé) introduit dans la cité.
C’est dans le même esprit qu’Alain Caillé croit déceler une faille dans l’argumentation qu’un de nos meilleurs sociologues français contemporains, Éric Macé, développe dans son par ailleurs excellent Après la société. Manuel de sociologie augmentée [Le Bord de l’eau, 2020] qui a le mérite d’expliquer comment intégrer les apports des studies (cultural, gender, feminist, gay and lesbian, subaltern, postcolonial, decolonial, etc.) dans la sociologie. Pour cela, il faudrait selon E. Macé se débarrasser des concepts de société et de domination. Enfin, pas totalement : il convient de faire droit, en effet, nous dit-il, au fait que les acteurs croient à l’existence de la société (de such a thing as society) et de la domination. Mais si cette « croyance » subjective est largement partagée, ne constitue-t-elle pas un fait objectif ? Pourquoi, alors, vouloir en finir avec la société (et avec la domination) ?
@ Reste, bien sûr, à se mettre d’accord sur un concept de société pertinent. Edgar Morin en propose un, inspiré de la théorie des systèmes. Il nous donne par ailleurs quelques indications sur sa vision de la sociologie en rappelant son propre parcours au sein de cette discipline. Gérard Delanty quant à lui invite à maintenir le concept de société et souligne la nécessité de reformuler la théorie de la société pour que la sociologie puisse continuer à expliquer le changement social.
@ Au bout du compte, il est permis de se demander, si nous avons beaucoup avancé depuis la formulation de la tâche de la sociologie que donnait Marcel Mauss dans un texte peu connu, « Divisions et proportions des divisions de la sociologie » [1927, Année sociologique, nouvelle série, 2] que certains jugent aussi important que l’Essai sur le don, et dont François Gauthier et Frédéric Vandenberghe nous présentent ici des extraits. En un mot, la sociologie doit être pour lui la science du tout, ou plutôt, et plus précisément, celle qui replace chaque phénomène ou chaque réalité particulière dans le cadre d’une totalité plus générale. Pour Mauss, donc, la sociologie est la science qui systématiquement recontextualise ce que les disciplines particulières ont séparé et isolé [6]. À ce titre, la sociologie ne saurait être séparée de l’anthropologie, sans quoi elle se particulariserait en faisant des sociétés modernes (et occidentales…) des entités collectives sans égal dans l’histoire de l’humanité. La constitution d’une science sociale générale peut-elle se réaliser autrement qu’en prenant pour base l’idée de l’unité du genre humain ? L’anthropologie, qui partage avec la sociologie l’idée indépassable de la constitution sociale des faits humains, mais que la majorité des sociologues rassemblés ici ne mentionnent pourtant guère, ne pourrait-elle pas jouer un rôle important dans le « décentrement » de la sociologie ?
@ N’est-ce pas également cette ambition de totalisation qu’il faut aujourd’hui défendre face au renouveau du naturalisme social ? Comme le soulignent Francesco Callegaro et Johan Giry, notre « maladie d’amour » ne provient-elle pas de notre incapacité à faire droit au conflit, irréductible parce que constitutif de la sociologie, entre les deux réponses à l’énigme du social : celle de la « nécessité naturelle » et celle de ce qu’ils nomment la « nécessité grammaticale [7] » ?
Mauss, on l’a vu, appelait à replacer chaque fait social particulier dans le cadre d’une totalité plus englobante, la société. Encore, il est vrai, faut-il se mettre d’accord sur la totalité dont il s’agit. Si l’on voulait faire une sociologie du présent via une histoire de la sociologie il faudrait insister sur le fait que pour des auteurs comme Durkheim, et encore Mauss, mais aussi, plus tard, un Talcott Parsons, voire un Bourdieu, et même à leur manière un Habermas, un Freitag ou un Luhmann, l’idée qu’il existe une société ou une totalité [8] va tellement de soi qu’il n’est même pas utile d’en préciser l’extension et la compréhension. Or, nous vivons à l’ère des totalités, et donc des sociétés, fragmentées et multiples. Donc, oui, gardons l’idée de société, mais en la complexifiant et en la pluralisant.
@ Et en cessant de croire, comme nous y exhortent Paul Cary et Jacques Rodriguez, qu’elle pourrait se limiter à subsumer l’ensemble des relations entre humains, entre certains humains plutôt, sans spécifier leurs rapports à la nature. Une nature dont le concept, comme celui de société, doit être préservé contre tout un ensemble de déconstructions (Ulrich Beck, Bruno Latour) qui ne nous font pas nécessairement avancer.
Une sociologie (toujours) fidèle à son histoire ?
Ce que les textes réunis dans cette section ont en commun c’est que tous, pour arriver à un diagnostic sur son état actuel, nous présentent un historique très circonstancié de l’histoire de la discipline. Un historique sur longue période avec Frédéric Vandenberghe, dont on pourrait conseiller la lecture de son article à tout étudiant ou personne de bonne volonté qui voudrait se faire rapidement une idée des grandes étapes qu’a traversées la sociologie, mais aussi mesurer ses enjeux contemporains : cette urgence de penser l’actualité dans la perspective d’une « ontologie du présent », qui suppose de développer une philosophie de l’histoire résolument interdisciplinaire. Celui de Jean-Louis Fabiani est plus centré sur l’histoire et les évolutions récentes. Il retrace la trajectoire de la sociologie française depuis son institutionnalisation dans l’après-guerre en passant par Bourdieu et Passeron pour terminer avec les Studies qui fragmentent les sciences sociales tout en les politisant. Mike Savage, pour sa part, s’interroge plus particulièrement sur la perte de sens aujourd’hui des grandes théories sociologiques et sur les raisons de l’échec de la discipline à se professionnaliser. Il nous exhorte à abandonner une fois pour toutes l’espoir d’un retour à la Sociologie, avec un grand S, tout en s’ouvrant aux autres disciplines avec un souci de rigueur méthodologique accru. F. Vandenberghe et J-L. Fabiani, en revanche, jugent que nous avons besoin d’une unification paradigmatique minimale et d’un recentrement des sciences sociales vers de questions plus politiques [9]. Nous y reviendrons.
@ C’est une position radicale, fort proche de celle de M. Savage, semble-t-il, que défend François Vatin en quatre thèses : « 1. Non seulement la sociologie n’a pas de domaine défini mais il n’est pas souhaitable qu’elle cherche à s’en donner un ; 2. conséquemment, c’est une discipline par nature impérialiste et pourtant intrinsèquement faible ; 3. il est vain de chercher à contrecarrer cette faiblesse congénitale, il faut au contraire en user pour gagner en liberté ; 4. réciproquement, les efforts, si méritants soient-ils, faits pour renforcer institutionnellement la sociologie, l’affaiblissent en fait. » Et Philippe Steiner est à peu près dans la même veine lorsqu’il nous montre comment des emprunts faits aux économistes permettent d’apporter des réponses à certaines des questions issues du champ de la sociologie. En introduisant les organisations et les logarithmes dans l’Essai sur le don, il actualise et dynamise la vieille sociologie.
Aller voir (aussi) ailleurs ?
Mais pourquoi se limiter à l’économie ? C’est à toutes les disciplines que la sociologie peut et doit s’abreuver, en espérant pouvoir leur apporter quelque chose en retour. Et cela est peut-être plus particulièrement vrai de la philosophie morale et politique dont il est bien tentant de penser que la sociologie a repris le projet par d’autres moyens, à commencer par un fort souci d’empiricité et de factualité. Particulièrement spectaculaire et instructif quant aux résultats possibles d’un chassé-croisé entre philosophie et sociologie est l’analyse que nous donne Philippe Chanial des effets produits par la redécouverte opérée par Anne Rawls (un des grands noms de l’ethnométhodologie) d’une dizaine de pages manquantes dans les rééditions de l’introduction donnée par Émile Durkheim à sa Division du travail social. En invitant à lire autrement ce classique fondateur du projet sociologique moderne, comme une théorie (micro) sociologique de la justice, elle apporte réponse aux questions que posera bien plus tard John Rawls (le père d’Anne…) et est éclairé par elles [10].
C’est un questionnement presque tabou que soulève pour sa part Sari Hanafi [11]. Persuadé comme les coordinateurs de ce numéro que la sociologie ne peut pas se dispenser d’une interrogation éthique en lien avec la philosophie, il estime que cela ne peut se réaliser sans prendre au sérieux le discours religieux, et pas seulement comme objet d’analyse. Constatons une bonne fois, sans renoncer aux exigences d’universalité et de laïcité post-séculière, que la modernité n’implique nullement la disparition des religions [12]. Mais l’attention que la sociologie doit à nouveau porter au fait religieux, dès lors qu’elle opère le constat que décidément, non, les sociétés modernes n’avancent pas inexorablement vers la disparition des religions, suppose de tirer les leçons de l’incapacité de la grande sociologie classique à le penser de manière concluante (qu’on pense, notamment à Durkheim et à Max Weber). Il n’est pas interdit de supposer que la raison première de l’échec de la sociologie à tenir son rang et à faire pièce au discours des économistes tient à sa difficulté d’analyser le fait religieux. C’est la leçon de cet échec que François Gauthier nous invite à tirer, en proposant une autre approche que celles qui ont dominé jusqu’ici, une approche inspirée de la souplesse à la fois théorique et empirique de Mauss et du rapprochement entre sociologie et anthropologie [13].
@ Mais où en est l’anthropologie ? N’a-t-elle pas, à la suite de son tournant postmoderne, renoncé à toute ambition de totalisation ? Emir Mahieddine dresse ici un bilan de ce tournant en questionnant l’œuvre et l’héritage du héraut de l’anthropologie postmoderne, l’« inquiétant » Stephen Tyler [14]. Préférant l’anarchie des singularités et des immanences à l’ordre unique de la transcendance, le fragment à la synthèse totalisante, l’évocation à la représentation, l’abduction à l’induction ou la déduction, Tyler apparaît comme un déconstructionniste radical. Pour autant, dans sa volonté de dépasser les apories du travail ethnographique, ne nous invite-t-il pas aussi à lui restituer toute sa complexité et sa sensibilité et à faire droit à sa dimension poétique et éthique ?
Pour conclure
Le texte de Farhad Khorsrokhavar [15] peut nous permettre d’amorcer quelques mots de conclusion provisoire. Dans une optique très proche de celle que nous avons défendue [16] il repère « cinq types de théorie ayant des affinités électives qui permettent de circuler entre elles sans antinomies et sans problème de cohérences majeures entre leurs problématiques respectives, les théories du don, de la subjectivité et de la subjectivation, de la reconnaissance, du bouc émissaire dans une version renouvelée et, enfin, celle de la société civile [17]. »
Mais au-delà de cette motion de synthèse, que retenir du parcours que ce numéro nous permet d’effectuer en compagnie de certains des sociologues majeurs de notre temps sur le statut actuel et l’avenir possible de la discipline ? Rien de très clair encore. Pour avancer, peut-être faudrait-il mieux distinguer des questions qui se recoupent mais ne se confondent pas. Devons-nous nous soucier de l’avenir de la sociologie entendue comme une discipline parmi d’autres au sein des sciences sociales (la sociologie avec un petit « s », selon M. Savage), ou de la sociologie vue comme le moment généraliste des sciences sociales, leur espace dialogique, comme le concevaient les classiques, Durkheim, Weber, Simmel, Mauss, et Bourdieu encore récemment (la Sociologie avec un grand « S ») ? Et dans chacun de ces cas y a-t-il un sens à rechercher un paradigme unificateur, un champ de questionnement commun et un style de réponse partagé ? La réponse à cette seconde question semble a priori négative pour la grande majorité des sociologues actuels. Or, si tel est le cas, il faut qu’ils se résignent à subir l’hégémonie de la science économique (qui est organisée, elle, à partir d’un tel consensus paradigmatique minimal et des réseaux bien solidement intégrés), et des philosophes qui parlent souvent mieux qu’eux des enjeux contemporains parce qu’ils assument clairement leurs enjeux éthiques, politiques et existentiels au lieu de se réfugier dans une neutralité axiologique mal comprise.
Mais ce n’est pas nécessairement le cas, nous ne sommes pas inexorablement condamnés à l’impuissance paradigmatique, comme le montre la proposition de F. Khosrokhavar, qui recoupe très largement celle que le MAUSS défend depuis des années [18]. On voit se profiler là, au sein de la discipline, la possibilité d’une sorte de consensus par recoupements. Il ne naîtra pas et ne sera pas rendu visible par des manifestes ou de grandes proclamations, ni par une réforme institutionnelle venue d’en haut, mais il pourrait émerger de tout un ensemble d’accords à la base entre enseignants sur ce qui doit absolument être enseigné aux étudiants de sociologie, sur ce dont il faut à tout le moins qu’ils aient entendu parler [19]. Si on ajoute à cette présentation des paradigmes contemporains [20] et à la connaissance, indispensable, de l’histoire de la discipline, les nécessaires enseignements de méthode qui donnent à la discipline sa dimension de scientificité spécifique [21], on aura là le noyau d’une approche sociologique renouvelée qui permettra enfin à tous les sociologues de savoir à peu près ce dont ils parlent quand ils se réfèrent à la sociologie. La situation, du coup, ne serait pas aussi éloignée qu’on pourrait le croire de ce qui se fait déjà (mais qu’il faut davantage expliciter). Elle irait, en apparence, en direction de ce que préconisent, par exemple, M. Savage, G. Delanty et F. Vatin : renoncer aux espoirs de la Grande Théorie et même à ceux d’une discipline auto-consistante. Mais, curieusement, il serait renoué ainsi avec les ambitions qui animaient la sociologie classique. Et permis à la sociologie de regagner le cœur de la Sociologie – et réciproquement. Comme dans ces bonnes vieilles comédies de « remariage » du cinéma hollywoodien…
VARIA
En dépit de la masse (et de la richesse) des textes consacrés au thème de ce numéro, nous avons voulu donner place à de précieuses contributions, d’une part à la pensée anti-utilitariste, d’autre part, à l’analyse du nouveau monde pandémique qui est le nôtre, à la suite de la propagation mondiale du coronavirus [22].
Jacques Dewitte propose de rendre hommage à l’œuvre de Georges Bataille mais un hommage critique, montrant combien son « énergétique » nietzschéenne de la « dépense pour la dépense » mériterait de s’ouvrir à une esthétique de l’apparaître qui, tout autrement, ferait droit à cette exubérance de la vie qui excède toute utilité. De son côté, Édouard Jourdain nous invite à penser le « voisinage de pensée » entre Charles Péguy et George Orwell, tant l’un comme l’autre considèrent la morale ordinaire (notamment sous la forme du don maussien) et la qualité du rapport à autrui comme une « nécessité politique », soubassement et condition préalable à la constitution d’une cité décente.
Les deux textes suivants invitent, à rebours des discours dominants court-termistes et hypocondriaques sur la pandémie de la Covid-19, à tirer quelques enseignements de cette « crise sanitaire ».
@ Gustave Massiah [23] montre, à travers les exemples de la chute de l’Empire romain hier, et de l’Empire américain aujourd’hui, en quoi les périodes de pandémies et de changements climatiques ont été et sont tout à la fois des moments d’effondrement mais aussi de transition entre civilisations, voire d’émergence de nouveaux mondes possibles. Geoffrey Pleyers, quant à lui, souligne combien les mouvements sociaux ont été, dans le monde entier, particulièrement actifs pendant la période de confinement et au-delà, comment ils ont su porter des initiatives d’entraide et de solidarité, développer des réseaux alternatifs d’information, germes de transformations profondes sur le plan social et politique dans la perspective d’une société convivialiste dont la pandémie a rappelé l’urgence.
Deux textes qui entrent en résonance immédiate avec l’actualité. Actualité à laquelle La Revue du MAUSS a décidé de prêter plus systématiquement attention à l’avenir, devenant ainsi encore plus généraliste qu’elle ne l’est déjà. Cette légère réorientation s’effectuera à l’occasion d’un changement d’éditeur sur lequel nous nous expliquons dans l’avertissement qui clôt cette livraison. Dès le prochain numéro, La Revue du MAUSS ne sera plus publiée par La Découverte mais par les éditions Le Bord de l’Eau où sont déjà parus une vingtaine des derniers titres de la Bibliothèque du MAUSS.