Marxisme, question coloniale et postcolonialisme.
Dialogue avec Domenico Losurdo
Domenico Losurdo (1941-2018), professeur émérite d’histoire de la philosophie à l’université d’Urbino, depuis 1988 a été le président de la Société hégélienne, fondée en 1981 par M. Buhr et H. H. Holz à la suite d’une scission de l’Internationale Hegel-Gesellschaft, d’où est née l’Internationale Gesellschaft Hegel-Marx für dialektisches Denken. Il a été codirecteur de la revue « Topos. Internationale Beiträge zur dialektischen Philosophie », membre des revues « Archives de Philosophie » et « Dialektik » et codirecteur de la collection « Socrates », publiée par l’Institut Italien des Études Philosophiques. Beaucoup de ses livres ont été traduits en France : Hegel et les liberaux (PUF, Paris 1992), Hegel et la catastrophe allemande (Albin Michel, Paris 1994), Gramsci. Du libéralisme au communisme critique (Syllepse, Paris 2006), Contre-histoire du libéralisme (La Découverte, 2013), Fuir l’Histoire (Éditions Delga et Les Temps des cerises, 2007).
1. La Grande Division du marxisme historique
En raison de son importance, je voudrais discuter du dernier livre de Domenico Losurdo, Le marxisme occidental. Comment il est né, comment il est mort et pourrait renaître [1] . Cet ouvrage est non seulement le point d’arrivée d’une recherche théorique et politique qui a caractérisé sans équivoque l’ensemble de sa biographie intellectuelle, mais aussi l’occasion de repenser le marxisme à travers une réflexion historique et critique sur son héritage dans la culture philosophique occidentale. Il ne s’agit pas seulement d’une relecture philologique, toujours utile pour ne pas dire nécessaire [2], mais avant tou d’un examen capable de nous suggérer quel type de relation nous pouvons établir avec elle dans la pratique philosophique actuelle et dans l’analyse de notre société et de notre monde.
Pour Losurdo l’histoire du marxisme semble être traversée par une Grande Division ou, comme on pourrait le dire, par le contraste entre deux paradigmes théoriques qui ont donné naissance à deux cultures économico-politiques mutuellement opposées et à deux formes de pratique émancipatrice tout aussi éloignée l’une de l’autre, voire incommensurable. La version du marxisme que Losurdo considère la plus efficace, notamment en termes d’effets historiques durables est celle qu’il définit comme ’orientale’, telle qu’elle s’est élaborée à partir de la révolution d’Octobre jusqu’à la centralité attribuée à la question coloniale. Lénine fut le premier à avoir compris que le marxisme devait devenir l’arme idéologique d’une révolution anticolonialiste mondiale, de façon à pousser les peuples soumis à l’impérialisme occidental à lutter pour leur émancipation et pour la construction du socialisme dans leurs pays respectifs. Toutes les révolutions qui ont suivi la Révolution d’Octobre – de la Chine (Mao Tse-Tung) au Vietnam (Ho Chi Minh), de Cuba (Fidel Castro) aux révolutions arabes comme les révolutions égyptiennes de Nasser et les mouvements anticoloniaux du tiers monde – font toutes référence à l’importance fondamentale de la question coloniale dans l’histoire politique et culturelle du XXe siècle. Le marxisme oriental est, pour Losurdo, profondément inspiré par un réalisme politique qui trouve ses racines, avant même la dialectique matérialiste de Marx, dans la pensée de Hegel pour qui “la philosophie est son propre temps appris par la pensée”. Il s’agit donc de ne pas perdre de vue les contradictions et les conflits propres au temps historique, alors qu’ils sont systématiquement effacés par les ’conceptualisations’ et les ’systèmes philosophiques’ dominants qui, en célébrant les ’fortunes magnifiques et progressives’ de la civilisation occidentale, éclipsent le caractère central du problème colonial [3].
Du point de vue du marxisme oriental Losurdo soulignent deux corollaires, étroitement liés, qui renforcent sa composante réaliste : 1) une idée d’émancipation sociale et politique qui coïncide avec l’émancipation nationale (c’est-à-dire avec la conquête de l’indépendance nationale et la construction d’un État-nation autonome) ; 2) une conception de la société communiste et du passage au socialisme comme résultat prévu d’un processus de développement accéléré des forces productives, essentiellement grâce aux progrès de la science et de la technologie. Ce deuxième postulat est très pertinent pour saisir le statut épistémologique du marxisme oriental. À cet égard, il s’agit en fait de s’approprier les points forts du développement capitaliste, de concurrencer les pays occidentaux dits avancés et éventuellement de les dépasser en radicalisant la logique de la croissance illimitée. Cette conception, fondée sur l’éloge des vertus modernisatrices du capitalisme de Marx et Engels dans le Manifeste du parti communiste, exprime le prométhéisme de l’homo faber qui, dans la modernité, se renversera en un véritable hubris, c’est-à-dire dans la marchandisation progressive de tous les domaines du monde vivant et dans l’anthropologie de l’homo oeconomicus.
Comme l’a fait remarquer Christian Laval, c’est le ’progressisme’ inhérent au programme scientifique de Marx, qui a fait basculer le marxisme entre deux tendances. La tendance ’développementiste’ a été prônée par ceux qui croyaient que la transition vers le socialisme et la construction d’une société post-capitaliste pouvaient être accomplies en poussant le développement du capitalisme jusqu’à sa limite historique (’accélérer le processus !’) et, par conséquent, en faisant des compromis avec lui afin de réaliser son ’travail révolutionnaire’ dès que possible [4]. Il ne fait aucun doute que les révolutions anticoloniales du XXe siècle, qui ont pris l’URSS comme modèle, s’inscrivent dans cette tendance, avec ses conséquences bien connues : d’une part, l’effondrement des régimes du ’socialisme réel’, dépassés par la concurrence avec les pays capitalistes dans le développement des forces productives et, d’autre part, l’entrée de la Chine dans une forme sans précédent de capitalisme monopoliste d’État ou d’un véritable super-capitalisme, que certains chercheurs continuent à qualifier de société socialiste ou de ’socialisme de marché ou avec marché’ [5]. Christian Laval appelle ’catastrophiste’ la deuxième tendance du marxisme, au senso ù elle voit dans la crise du capitalisme sa fin imminente, ce dernier ayant rempli sa fonction historique. Profitant d’une vaste littérature (de Benjamin à Castoriadis et Lefort de Socialisme ou barbarie, de Gorz à Derrida, et nous pourrions ajouter : de Latouche aux auteurs du Manifeste convivialiste, sans oublier Antonio Gramsci, qui, comme nous le verrons, revient aujourd’hui jouer un rôle stratégique dans la reconstruction d’une science sociale critique générale) [6], Laval dénonce à juste titre les composantes déterministes et téléologiques présentes dans la théorie de l’histoire de Marx.
Dans ce différend, Laval partage avec Losurdo la nécessité de tourner le dos à la ’figure de la force-messie’ [7], d’une force, comme la classe ouvrière, prédestinée par une ’loi de l’histoire’ à ’enterrer’ la société capitaliste. Losurdo croit aussi que le messianisme de la tradition judéo-chrétienne doit être abandonné, parce qu’il constitue selon lui la caractéristique saillante du ’marxisme occidental’, pour lequel le communisme est une sorte de fin ultime (eschaton) de nature crypto-théologique. Tout le marxisme occidental - de Lukàcs à Benjamin et Bloch, d’Horkheimer et Adorno à Habermas, de Sartre à Merleau-Ponty, de Marcuse à Agamben, de Hardt/Negri à Badiou et Zizek - lui semble ensorcelé par un utopisme stérile et ’fasciné par la beauté du futur lointain qu’il évoque, et dont l’avènement semble indépendant de tout conditionnement matériel (que ce soit la situation géopolitique ou le développement des forces productives), et déterminé exclusivement ou de manière absolument prioritaire par la volonté politique révolutionnaire’ [8]. Mais contrairement à Laval, Losurdo n’entend pas ’se débarrasser du marxisme’ en général, mais seulement de sa version occidentale, devenue hégémonique au cours du XXe siècle qui, enfermée dans sa ’myopie et sa vanité eurocentrique (une allusion à la « vanité [boria] des nations » de G. Vico)’ [9], aurait oublié la leçon hégélo-marxienne.
2. Question coloniale et postcolonialisme
Le fait que le marxisme occidental n’ait pas répondu à la question coloniale constitue un point fort de la position de Losurdo. En fait, les études culturelles (cultural studies), les études subalternes (subaltern studies) et les études postcoloniales (postcolonial studies) ont pris leur essor à partir de la question coloniale et à travers la remise en cause de l’eurocentrisme de la rationalité occidentale dès la seconde moitié du XXe siècle. Ces différentes studies constituent une constellation intellectuelle, très variée en raison de la diversité des traditions de recherche et des méthodologies de ses représentants. Cette constellation a profondément renouvelé l’approche critique du colonialisme. Sa figure la plus importante est Eduard W. Said, auteur de L’Orientalisme, un texte publié en 1978 et devenu un classique [10]. Comme Losurdo, ces chercheurs reconnaissent la centralité de la question coloniale, mais remettent en question le ’progressisme’ du programme scientifique de Marx qu’ils tiennent pour responsable de la catastrophe des régimes du ’socialisme réel’ comme de l’échec des processus de décolonisation après la deuxième guerre mondiale.
Sans aucun doute, si Losurdo et les postcolonialistes avaient pu se rencontrer, les deux parties auraient tiré un bénéfice mutuel de leurs perspectives de recherche. Comme nous l’avons indiqué, pour Losurdo la question coloniale va de pair avec la question de l’identité nationale, et la question nationale avec la conquête de l’indépendance politique, économique et technologique. Dans ce contexte, on comprend combien le développement des forces productives constitue le moteur de la construction de la société socialiste. Losurdo souligne que c’est à Mao que revient le mérite d’avoir promu la ’signification du marxisme’, ’en donnant un nouvel élan à la lutte pour la libération de la domination coloniale, pour le développement des forces productives de manière à rendre possible la réalisation de l’indépendance à la fois sur le plan économique et technologique, et pour le « rajeunissement » d’une nation de civilisation millénaire, soumise par le colonialisme et l’impérialisme au « siècle des humiliations » commencé avec les guerres de l’opium’ [11]. Un dialogue avec les études post-coloniales aurait été précieux pour une redéfinition adéquate de la complexité de la question nationale à l’ère de la globalisation dans laquelle nous vivons.
Il est devenu de plus en plus clair que la question nationale ne peut plus être réduite à une identité dogmatiquement fermée sur elle-même, indépendamment de l’altérité et de la différence. L’entrée dans l’ère de la globalisation a entraîné la déstabilisation des identités figées et a amorcé un ’processus de diasporisation culturelle’ [12], dont il est difficile de se détourner, malgré les stratégies réactives de recherche d’une ’essence’ originale non contaminée, qui s’avèrent être des constructions mythopoïétiques fallacieuses. Toutes les identités sont aujourd’hui des identités diasporiques, au point que l’on peut affirmer que la particularité du temps présent est la dialectique entre le Même et l’Autre, avec toutes ses conséquences concernant la constitution de la subjectivité (individuelle ou collective). Les identités culturelles, y compris les identités nationales avec leurs États de référence respectifs, sont par définition ’ im-pures ’, c’est-à-dire immergées dans un processus irréversible d’hybridation interculturelle, dans un mouvement historique de métamorphoses incessantes, même lorsqu’elles se font l’illusion d’éviter ce destin en dressant des barrières symboliques artificielles, ou même en inventant des ’ boucs émissaires ’. C’est un véritable Cultural Turn, dont nous n’avons pas encore pris pleinement conscience [13]. Comme le fait remarquer Stuart Hall, les identités culturelles, comme jamais auparavant, sont aujourd’hui ’soumises au « jeu » continu de l’histoire, de la culture et du pouvoir’ et, loin d’être fondées sur un passé qui attend d’être ’récupéré’ une fois pour toutes, elles ne sont que des ’noms que nous donnons aux différentes manières dont nous nous situons et dont nous sommes placés par les récits du passé’ [14].
La propagation de la panique face au phénomène migratoire actuel, enregistrée dans les sociétés occidentales, même dans celles qui ont une démocratie libérale de longue date, traduit une ’angoisse d’anéantissement’, comme l’appelle Achille Mbembe, peur de perdre son identité face à une prétendue ’invasion’ par l’autre. ’Ils croient qu’il n’y a plus de monde extérieur et que pour se protéger de la menace et du danger, il faut multiplier les barrières’ [15]. Par une sorte d’ironie de l’histoire, les sociétés occidentales, traversées par ’l’angoisse de l’anéantissement’, se retrouvent dans une situation analogue à celle des sociétés non occidentales, soumises à la domination colonialiste et impérialiste des puissances européennes. Paradoxalement, dans les sociétés occidentales fait irruption l’Autre, non seulement au sens ’orientaliste’ de Saïd par rapport aux catégories du savoir occidental, c’est-à-dire l’étranger et le différent [16], mais aussi dans le sens régressif d’un nationalisme atavique et d’un racisme qui vont jusqu’à justifier la guerre comme hygiène sociale et comme instrument de résolution des conflits. Ici la leçon de Michel Foucault est précieuse : tout régime discursif est fondé sur le binôme savoir/pouvoir, c’est-à-dire qu’il codifie et reproduit des relations de domination et des hiérarchie sociales historiquement déterminées. A partir du moment où la présence de l’Autre dans les sociétés occidentales devient un problème menaçant l’ordre social existant, surgit la tentation de la violence purificatrice du ’bouc émissaire’, décrite par René Girard [17] et, par conséquent, le régime de sa représentation change complètement. Cela implique une extension potentielle de la relation coloniale à l’échelle planétaire et pousse nos sociétés à ’devenir des sociétés d’inimitié, comme cela s’est produit dans la colonisation’ [18].
Dans ce nouvel horizon, si on veut prendre au sérieux les analyses des postcolonialistes comme Mbembe et Hall, la question nationale ne peut plus être considérée comme le vecteur primaire de l’indépendance économico-politique et de l’émancipation sociale, comme cela a été le cas avec les révolutions anticoloniales du XXe siècle. Elle doit être repensée à la lumière des grandes transformations que la globalisation a introduites, nous projetant dans un scénario tout à fait nouveau qui, à l’instar d’un kaléidoscope, continue à changer sous nos yeux. Il suffit de reconnaître que nous n’avons pas encore un paradigme théorique capable de déchiffrer l’ensemble des phénomènes nouveaux qui caractérisent le présent et de nous orienter dans l’action quotidienne. Sous cet angle, Losurdo, avec son obstination à réfléchir sur les révolutions anticoloniales du XXe siècle, nous invite non seulement à ne pas ’se débarrasser ’ hâtivement du marxisme, mais à garder son héritage et à en faire bon usage. Et c’est une telle opération intellectuelle que les chercheurs postcolonialistes contemporains ont tenté, dans un registre très différent. Sans aucun doute, c’est un ’héritage qui n’est précédé d’aucun testament’, pour reprendre une expression du poète français René Char, combattant de la Résistance antinazie, qu’Hannah Arendt avait l’habitude de citer pour indiquer la situation singulière dans laquelle se trouvait l’homme moderne au XXe siècle lorsqu’il a dû prendre conscience de l’effondrement de toutes les certitudes de la métaphysique occidentale et du fait que nous vivons “dans le temps qui est entièrement déterminé par des choses qui ne sont plus et par des choses qui ne sont pas encore ’ [19]. Et c’est précisément sur le thème de l’héritage du marxisme que je voudrais consacrer les dernières parties de ce texte, suivies de quelques considérations finales qui proposent, en termes généraux, une valorisation épistémologique de ct héritage pour ceux qui ont aujourd’hui l’intention de travailler, en philosophie et en sciences sociales, à la construction d’une nouvelle science sociale critique générale.
3. Le libéralisme entre colonialisme et impérialisme
Considérée sous l’angle des postcolonial studies, la question coloniale gagne une profondeur qui dépasse la dichotomie entre le marxisme oriental et le marxisme occidental. Elle devient une grille épistémologique totalement nouvelle à travers laquelle il est possible de relire l’histoire entière de la culture occidentale moderne et, ainsi, de saisir les limites du marxisme comme paradigme scientifique et comme guide pour l’action politique. Comme nous l’avons vu, il existe un terrain d’entente très important entre les positions de Losurdo et celles des postcolonialistes : c’est la centralité de la question coloniale comme clé pour interpréter la modernité et reconstruire son histoire. Pour chacun d’eux, la modernité occidentale ne peut être comprise adéquatement si nous ne prenons pas en compte ce que le colonialisme et l’impérialisme ont signifié pour l’affirmation du mode de production capitaliste dans les métropoles européennes et pour la construction des États-nations.
Ce trait constitutif de la modernité occidentale a souvent été négligé dans la littérature marxiste. Au contraire, Hannah Arendt l’a fortement remarqué dans Les origines du totalitarisme, en mettant l’accent sur le lien entre l’impérialisme et l’État-nation et sur l’’expansion’ comme ’la fin suprême et permanente’ du mode capitaliste de production [20]. Cependant, contrairement à Arendt qui néglige la relation cruciale des métropoles capitalistes avec les périphéries habitées par ce qu’elle appelle ’la multiplicité des peuples organisés en systèmes politiques très différents’, Losurdo, notamment dans Contre-histoire du libéralisme (2005), et les post-colonialistes concentrent leur attention sur le rôle que la question coloniale a joué dans la naissance de la conscience moderne et dans la constitution des formes de la subjectivité moderne : non seulement de l’individu-propriétaire bourgeois et de l’homo oeconomicus, célébré par le libéralisme, mais aussi des sujets collectifs comme le peuple, la nation, la citoyenneté, la race, l’État, etc.
En regardant de plus près, cette convergence sur la question coloniale manifeste une intégration entre deux approches théoriques différentes, mais complémentaires. Losurdo démystifie, depuis la découverte du Nouveau Monde, les idéologies qui, dans l’histoire de la philosophie et de la culture occidentale, ont légitimé la conquête, tandis que les postcolonialistes montrent comment le projet de colonisation a été une forme de rationalité qui a exproprié les peuples colonisés de leur langue, comprise au sens de Wittgenstein d’une pratique sociale intégrant des formes particulières de vie, et comment cela a conduit à un véritable ’épistémicide’ [21]. Dans cette perspective herméneutique, Anibal Quijano, se référant à l’Amérique latine, suggère de parler, plus que de capitalisme en général, de ’capitalisme colonial/moderne et eurocentrique’ [22]. De même, la philosophe américaine d’origine indienne Gayatry C. Spivak se réfère à la raison occidentale comme à une raison intrinsèquement caractérisée par une ’épistémologie coloniale’ et exprimant une relation à l’Autre (peuples subordonnés, femmes, minorités ethniques) façonnée par quelque chose de plus qu’une volonté de puissance, à savoir par une ’violence épistémique’ visant à effacer toute trace d’altérité et à imposer la logique du Même. D’où la question à première vue paradoxale de Spivak : ’Le subalterne peut-il parler ?’ [23]
Or, ce qui fait la différence entre Losurdo et les postcolonialistes, en particulier les auteurs de formation anglo-américaine et francophone (G. C. Spivak, H. Bhabha, P. Gilroy, S. Hall, D. Chakrabarty, A. Mbembe, etc.) est le cadre théorique dans lequel le projet moderne de colonisation est interprété. Losurdo démasque l’universalisme de la culture occidentale moderne, dénonçant ses contradictions irrémédiables entre les prémisses philosophiques, visant à célébrer l’égalité des individus et des cultures contre toute forme de tyrannie et d’absolutisme politique, et les conclusions pratiques et politiques légitimant la discrimination raciale, sexuelle et culturelle, au point de justifier comme naturelle l’esclavage des peuples conquis et considérant leur civilisation comme inférieure. Losurdo dessine une fresque rare et très riche des principales figures intellectuelles de la conscience de soi moderne, mettant en lumière les apories et les angles morts du libéralisme. Il convient de retracer, bien qu’en résumé, quelques passages clés de cette reconstruction d’histoire de la philosophie pour mieux mettre en évidence ce qui distingue l’approche postcolonialiste de celle de Losurdo sur le thème commun de la critique de l’universalisme. De Grotius qui condamne le culte superstitieux et idolâtre des peuples d’Amérique et d’Afrique, contre lesquels, étant ’des bêtes sauvages plutôt que des hommes’, il invoque la doctrine de la ’guerre juste’, à Locke qui, s’il est, d’un côté, avec le Traité du gouvernement civil (1689), un des héros éponymes de l’Angleterre libérale, de l’autre, il est le philosophe qui légitime ouvertement l’esclavage dans les colonies (des déportés noirs d’Afrique et des Indiens) [24], à Alexis de Tocqueville qui, tout en distinguant la démocratie américaine de la ’société aristocratique’ anglaise, défend un libéralisme oligarchique qui voit dans la liberté un privilège réservé à peu d’individus [25]. De même, Sieyès, l’auteur du pamphlet révolutionnaire, Qu’est-ce que le Tiers-État ? (1789), invoque, comme Locke, la catégorie fondamentale du libéralisme, le contrat, pour défendre l’indentured servant, le serviteur sous contrat contre les mauvais traitements du maître, ’une sorte de code pour la régulation de ce demi-esclave blanc sur le modèle du Code noir, auquel, en théorie, les maîtres des esclaves noirs devaient adhérer’ [26]. Non seulement Sieyès, mais aussi des auteurs considérés comme protolibéraux ou même théoriciens du libéralisme (Locke, Mandeville, A. Smith, Burke, Destutt de Tracy, Bentham, B. Constant, jusqu’aux contemporains I. Berlin ou J. Schumpeter) partagent ce que l’on pourrait appeler une clause sacrificielle consistant dans le postulat que pour le ’bien de la nation’, pour le ’bonheur du plus grand nombre’ ou pour sauvegarder l’’intérêt public’ il faut sacrifier ’la plus grande partie de la population’, c’est-à-dire les couches sociales les plus faibles : vagabonds, pauvres, indigents, etc. Ces derniers sont considérés comme des êtres inférieurs et, par conséquent, ne font partie ni du démos ni de la communauté politique. C’est une véritable idéologie de déshumanisation allant jusqu’à théoriser une ’démocratie pour le peuple des seigneurs’ fondée sur l’esclavage [27]. L’affranchissement de la clause sacrificielle du libéralisme moderne n’a été un processus ni linéaire ni pacifique, car il s’est déployé sous la pression des luttes populaires et des révolutions sociales, à commencer par la révolution haïtienne menée par Toussaint Louverture (1791) jusqu’à la révolution d’Octobre et les révolutions anticoloniales du XXe siècle. Cependant, pour Losurdo, la dialectique entre l’émancipation et la désémancipation est destinée à ne jamais se fermer. Il suffit de penser aux États-Unis, où la conquête de l’égalité politique s’est déroulée parallèlement à l’expropriation et à la déportation des Amérindiens et à l’asservissement des Noirs. De même, en Europe, l’élargissement du suffrage a eu lieu en même temps que l’expansion coloniale et l’imposition du travail forcé aux peuples colonisés [28]. Losurdo rappelle qu’encore en 1922 Ludwig von Mises, l’un des maîtres-à-penser du néolibéralisme et l’un des représentants les plus influents de l’École autrichienne d’économie, célébrait aveuglément le colonialisme en déclarant que l’Occident et l’Angleterre, même quand ils déclenchaient la guerre de l’opium, ne faisaient que réaliser leur ’vocation à inclure les peuples arriérés dans le cadre de la civilisation’ [29].
4.L’ambivalence philosophique et politique des studies et l’explosion des demandes de reconnaissance
A la fin de ce texte, nous reviendrons sur la question de l’héritage du marxisme, mais il convient de rappeler au moins les raisons fondamentales qui ont empêché la rencontre entre Losurdo et les postcolonialistes. Les postcolonial studies et, plus généralement, les ramifications des studies ne peuvent être comprises en dehors de la relation avec le marxisme, dont elles sont un héritage théorique. Leur matrice historico-politique remonte d’une part à la question coloniale avec l’échec des processus de décolonisation après la deuxième guerre mondiale, et d’autre part au changement de paradigme que le concept d’émancipation a enregistré depuis les années 1980 et 1990 : un changement de paradigme qui peut se résumer dans le passage des politiques de la redistribution à celles de la reconnaissance [30]. En effet, les mouvements sociaux nés depuis 1968 - du féminisme aux cultures gay et lesbienne, des mouvements de défense de l’environnement aux minorités culturelles - soulevaient des exigences normatives liées moins à la redistribution des ressources, qu’à la reconnaissance de leurs particularités culturelles. Bref, ils revendiquaient le respect de leur identité, jusqu’alors humiliée, réprimée et ignorée dans l’espace public. Ces ’luttes pour la reconnaissance’ ont eu un impact perturbateur sur le marxisme dans toutes ses versions. La classe ouvrière du capitalisme fordiste en tant que sujet collectif d’émancipation sociale a été remplacée par les nouveaux sujets aliénés et exploités : les Noirs, les femmes, la sexualité refoulée des LGBT, les femmes travailleuses selon la théorie du care, etc. : un phénomène de fragmentation progressive et d’explosion de toutes les subjectivités unitaires et monolithiques, célébré sous des formes apologétiques par le postmodernisme [31].
Dans cette perspective, le concept d’émancipation, auparavant associé à la classe ouvrière en tant que classe universelle capable d’unifier sous son hégémonie toutes les autres classes opprimées, est reformulé en une grammaire progressive des droits subjectifs. S’opère ainsi un changement sémantique dans le concept d’émancipation : de la théorie de la révolution sociale à une théorie de la révolution des droits subjectifs, en constante évolution, puisque la dynamique des droits réellement justiciables à un moment historique donné est par définition modifiable et, par conséquent, toujours ouverte à de nouveaux enrichissements. Il est facile de comprendre que de cette explosion des demandes de reconnaissance par les nouveaux sujets ne pouvait que conduire à une crise du marxisme, tant dans sa version traditionnelle orthodoxe incorporée dans les régimes dits socialistes (avant et après 1989), que dans ses multiples interprétations continentales (avec ses nombreuses variantes représentées par les combinaisons avec la phénoménologie, l’existentialisme, le freudisme, le néo-positivisme, le structuralisme etc.). La multiplication des studies (des gender studies aux queer studies et aux women studies, etc.) - qui a accompagné la prise de conscience idéologique de ce processus de libération des sociétés libéral-démocratiques des hypothèques traditionalistes, surtout celles à caractère religieux - s’est soudée, à un certain point, avec les cultural studies, les subaltern studies et les postcolonial studies. Mais, comme nous le verrons plus loin, ce serait une grave erreur de ne pas garder séparées ces deux orientations intellectuelles, ne serait-ce que parce qu’elles sont inscrites dans des aires géographiques différentes : dans les métropoles européennes et nord-atlantiques la première ; dans les anciens pays coloniaux comme l’Inde ou l’Amérique latine la deuxième, même si elle trouve un accueil bienveillant dans les départements anglo-saxons.
Dans les deux cas cependant il s’agit d’approches théoriques qui ont radicalisé la critique de Marx dans un sens anti-essentialiste et anti-historiciste. Les studies marquant la révolution des droits subjectifs à l’ère de la globalisation libérale, à la suite de l’épuisement du cycle fordiste, mettent à profit toute une série d’auteurs qui ont connu un succès exceptionnel, surtout dans les trente dernières années du XXe siècle : Foucault et la microphysique du pouvoir, Lyotard et la condition postmoderne, Derrida et la déconstruction de la métaphysique sous toutes ses formes, non seulement sur le plan onto-théo-logique mais aussi éthico-politique, Barthes et la pratique de l’écriture qui dépasse le sens littéral ou la pratique dominante du sens, Deleuze et Guattari de L’Anti-Œdipe avec la déstructuration de la conscience rationnelle dans les flux rhizomatiques du désir, Lacan et la redéfinition d’un sujet barré, habité constitutivement par un manque original, Butler et sa critique des conceptions restrictives mainstream du genre et de la sexualité. Comme l’observe Frédéric Vandenberghe, ces auteurs radicalisent la critique marxiste de l’idéologie au point de renverser l’herméneutique du soupçon (Marx, Nietzsche, Freud) en une hypercritique aux résultats totalement nihilistes [32]. Mais la thèse de Vandenberghe, formulée en ces termes, est incomplète et risque de ne pas leur rendre justice. Car ce qui fait d’eux, au-delà de leurs intentions, la voix philosophique de la révolution des droits subjectifs, c’est le fait singulier que tous, et chacun avec son timbre propre, contribuent à dessiner une constellation intellectuelle post-métaphysique, et souvent programmatiquement anti-métaphysique, axée sur la critique de la raison platonico-chrétienne fondée sur le dualisme monde sensible/monde intelligible, matière/esprit, âme/corps, intellect/passion, etc., qui dans le tournant cartésien du cogito et dans l’écart entre res cogitans et res extensa marque un passage stratégique fondamental.
En un mot, c’est la constellation philosophique qui va de la Généalogie de la morale de Nietzsche - en passant par une histoire complexe comprenant des auteurs aussi divers que Mach, Bergson, W. James, Wittgenstein, pour ne citer que quelques noms - à Heidegger et à l’heideggérisme de la deuxième moitié du XXe siècle. Il suffit ici de rappeler le caractère paradigmatique la déconstruction de Derrida, qui, renouant avec la Lettre sur l’Humanisme de Heidegger (1947), démantèle la notion d’humanitas héritée du logocentrisme occidental [33]. L’histoire de la métaphysique n’est alors rien de plus que l’histoire de la ’pensée de la vérité de l’homme’, dans laquelle la téléologie (le telos de l’homme) et l’eschatologie (l’eschaton de l’histoire humaine), la théologie et l’ontologie sont étroitement liées [34]. En effet, Derrida, avec Foucault et Lacan, est l’un des auteurs éponymes de cette koiné intellectuelle qui, dans les années 1980/1990, prend une déclinaison particulière aux États-Unis, connue sous le nom de French Theory : un mélange de poststructuralisme et de postmodernisme, qui s’imposa dans les départements humanistes des principales universités américaines [35]. Le dénominateur commun de cette constellation post-métaphysique, surtout dans ses derniers débouchés de la French Theory, est la dissolution de toute détermination substantive du sujet. Pour reprendre le lexique de Derrida, le ’propre’ de l’homme c’est l’”impropriété” ou un défaut de ’ propriété ’, n’ayant ni une ’essence’ ni une ’origine’ préalablement établies.
Or, par une sorte d’ironie de l’histoire, cette constellation post-métaphysique a alimenté un processus de sécularisation - ou de ’désenchantement du monde’ (dans le sens de Max Weber) - d’où est née la figure de ce qu’avec Claude Lefort nous pourrions définir un ’homme sans détermination’, c’est-à-dire sans qualité historique particulière : un homme ’abstrait’, dont les droits acquis ’sont nécessairement appelés à supporter de nouveaux droits’ [36]. La figure de l’homme ’abstrait’, que sous-tend la révolution des droits subjectifs, est l’équivalent de la destruction des hypostases métaphysiques à laquelle on peut rattacher l’aventure de la raison moderne jusqu’à ses aboutissements postmodernes, caractérisés par une panoplie de voix et de registres. Le paradoxe de ce court-circuit, à la fois philosophique et politique, est dans une sorte d’inversion ironique du concept d’émancipation. Le passage des politiques de redistribution aux politiques de reconnaissance, qui se sont imposées en même temps que l’émergence d’un capitalisme financier de plus en plus globalisé, au lieu de promouvoir - comme ses protagonistes le voulaient - le renforcement de l’autodétermination du sujet dans sa capacité à décider et à agir, a donné un élan nouveau et puissant à l’organisation capitaliste de l’économie et de la société. Ce qui a conduit à éclipser tout idéal d’émancipation, entendu comme un ”espace moral’ historiquement déterminé dans lequel, comme le souligne Charles Taylor, les sujets, individuels ou collectifs, en tant qu’’ évaluateurs forts ’, structurent leur identité dans leurs relations avec les autres et avec le monde [37]. Au contraire, l’homme ’abstrait’ ou ’sans détermination’, né de la révolution des droits, une fois vidé de toute historicité concrète, devient l’autre face de l’homo oeconomicus, pas seulement un simple partenaire de l’échange entre capital et force de travail, mais un véritable entrepreneur de lui-même [38]. Ce qui vient confirmer la toute-puissance de la logique abstraite du capital, sur laquelle Marx avait attiré l’attention dans Das Kapital [39].
Honneth lui-même a fait remarquer que les instances d’autoréalisation individuelle, promues par la révolution des droits après la vague de 1968, étaient progressivement appropriées par l’organisation de la société capitaliste afin d’accroître son efficacité et renforcer sa base de légitimation. Il en a résulté une reconfiguration capitaliste de la subjectivité, qui a alimenté un individualisme narcissique, une intensification du principe de performance et une propension paroxystique à consommer. ’Avec les transformations institutionnelles - écrit-il - qui ont affecté le capitalisme occidental au cours des vingt dernières années, l’aspiration pratique et vitale à un idéal de réalisation de soi s’est transformée en idéologie et en force productive d’un système économique dérégulé : les besoins que les sujets avaient formés auparavant, commençant à interpréter leur vie comme un processus expérimental de découverte de soi, touchent maintenant ces mêmes sujets de manière générale comme revendications extérieures, afin qu’ils soient, explicitement ou secrètement, invités à garder toujours ouverts leurs objectifs et leurs décisions biographiques’ [40]. Pour sa part, Nancy Fraser utilise elle aussi la catégorie hégélienne de la ’ruse de la raison’ pour décrire les ’liaisons dangereuses’ que le féminisme a tissé avec le néolibéralisme, lorsque le ’nouvel esprit du capitalisme’ a transformé les conquêtes sociales gagnées par la révolution des droits subjectifs (avortement, égalité entre hommes et femmes, identité sexuelle, etc.) en facteurs constitutifs d’une force de travail flexible et polyvalente, attentive aux aspects esthétiques de la vie individuelle et collective [41]. Ce n’est pas un hasard si, depuis la fin des années 1990, Fraser a mis l’accent sur l’urgence d’élaborer une idée élargie de la libération en mesure d’intégrer dans une théorie critique et normative renouvelée les instances de déconstruction (avec les aspects émancipatoires de la révolution des droits subjectifs), dans le but de redéfinir la ’ justice sociale ’ comme quelque chose qui doit avoir à faire non seulement avec la ’ redistribution ’, mais aussi avec la ’reconnaissance’ de situations de domination et d’exclusion [42]. De même, Judith Butler a souligné que la catégorie hégélienne de la reconnaissance - par l’expérience de laquelle un être humain est constitué comme ’socialement possible’ - ne tient pas compte du fait que les termes par lesquels certains sujets sont considérés comme humains sont les mêmes qui empêchent les autres d’atteindre ce statut, ce qui consacre la discrimination entre l’humain et le non-humain (ou le moins qu’humain)’ [43].
5. Critique de l’universalisme abstrait de la raison occidentale
Losurdo ne saisit pas la portée déconstructive de la constellation post-métaphysique ou anti-métaphysique de la culture philosophique du XXe siècle, dont nous avons en grande partie évoquée son statut ambivalent : d’un côté, la critique normative de toutes les hypostases substantialistes et réifiantes de la raison occidentale, de l’autre sa dimension idéologique ’pratiquement vraie’, comme l’aurait dit Marx, pour le rôle joué dans la constitution des formes de conscience et des modes de vie des nouveaux sujets nés après l’épuisement du capitalisme fordiste et après la fin du Welfare State. Or, l’entrée dans la phase d’un capitalisme financier globalisé, visant à étendre la logique abstraite du marché à toutes les sphères de la vie, a eu deux effets marquants. En premier lieu, elle a décrété la crise du paradigme social-démocrate, avec son projet de redistribution et de régulation du marché visant à satisfaire les besoins sociaux des classes populaires et à les intégrer dans les institutions politiques, créant ainsi de profondes inégalités sociales. Le pilier sur lequel reposait le paradigme social-démocrate était, comme nous l’avons vu, le ’progressisme’ inhérent à la théorie du développement illimité des forces productives, partagé aussi par Losurdo dans sa reconstruction du marxisme oriental avec la place centrale qu’il attribuait à la question coloniale dans les révolutions socialistes du XXe siècle. Deuxièmement, le capitalisme financier et spéculatif globalisé a fait resurgir les dangers du racisme, du nationalisme et de l’impérialisme comme partie intégrante du système sociale capitaliste, mais en des termes complètement nouveaux par rapport au passé. Comme l’ont expliqué Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya et Nancy Fraser, le capitalisme néolibéral a intensifié, plus que jamais, ’l’expropriation racialisée des personnes subordonnées’ [44].
En fait, la nouvelle phase du capitalisme néolibéral fait ressortir au premier plan l’importance de ce que ces auteurs appellent la reproduction sociale, et que j’appellerais avec Marx la reproduction sociale élargie. Dans la société capitaliste, elle ’repose sur le genre”, “fait confiance aux rôles de genre et enracine l’oppression du genre’ [45]. Par conséquent, la question féministe ’est continuellement traversée par les lignes de fracture de la classe et de la « race », de la sexualité et de la nation’ [46]. L’analyse des particularités du capitalisme mondial d’aujourd’hui fait ressortir les limites de la conception de l’histoire et de la politique que le marxisme oriental de Losurdo et la social-démocratie du XXe siècle sous-tendent : l’idée d’une histoire orientée par une philosophie du progrès vers le mieux et marquée par un développement unilinéaire des forces productives et par une confiance aveugle dans la valeur salvatrice de la science et de la technique. Les tenants des études postcoloniales ont concentré le feu de leurs critiques sur ces limites, montrant comment les questions de la classe, de la race et de la nation, comme celle du genre, ne peuvent plus être abordées par les catégories du marxisme traditionnel, ni par l’identification de la question coloniale avec la question nationale et encore moins par le prométhéisme ”développementaliste” inhérent à la philosophie du progrès. A cet égard, nous avons évoqué plus haut le fait qu’après l’échec de la décolonisation se répand l’idée (Stuart Hall) d’une ’diasporisation’ des identités culturelles (c’est-à-dire une conception de l’identité culturelle qui vit ’avec’ et ’à travers’ la différence, et qui se transforme sans cesse au contact de l’autre). Dans ce nouveau cadre, comme N. Fraser, C. Arruzza et T. Bhattacharya l’ont suggéré, les concepts de classe, de race et de sexe acquièrent une nouvelle signification. ’La working class globale - disent-elles – n’est pas limitée à un groupe d’hommes blancs, comme le veut un imaginaire stéréotypé ; elle est composée principalement de migrants, de personnes racialisées, de femmes - à la fois cisgenre et trans - et de personnes ayant des capacités différentes, toutes ayant des besoins et des désirs niés ou déformés par le capitalisme’ [47].
Ce n’est pas un hasard si un auteur récurrent dans tous les tenants des postcolonial studies est Walter Benjamin, critique du mythe du progrès - le mythe qui avait ensorcelé la social-démocratie allemande : un progrès considéré comme ’illimité (correspondant au caractère infiniment perfectible de l’humanité)’ [48]. Au temps ’homogène et vide’ de la conception de l’histoire de la social-démocratie, Benjamin oppose l’idée de ’temps actuel (ou temps d’à-présent) ’ (Jetztzeit), qui fait exploser le continuum temporel postulé par un historicisme vulgaire, qui procède par ’addition’ d’une série de faits alignés côte à côte [49]. La critique de Benjamin de l’historicisme vulgaire est empruntée par les post-colonialistes dans une conception de l’histoire visant à dépasser l’universalisme abstrait de la pensée européenne moderne, qui, des Lumières jusqu’à Marx, a eu la prétention de construire une ’science sociale analytique’ intrinsèquement eurocentrique, qui, selon Dipesh Chakrabarty, a effacé les ’lieux et les formes de vie’ [50] traditionnelles. L’universalisme abstrait de la pensée européenne moderne - tant dans le domaine philosophique que dans celui des sciences sociales - a été fondé sur une double prémisse : premièrement, la croyance ’que l’existence de l’humanité se déroule dans un temps historique unique et séculaire où tous les autres temps sont inclus’ ; deuxièmement, l’idée ’que l’humanité est ontologiquement unique, que les divinités et les esprits sont, en définitive, « faits sociaux », qu’en quelque manière le social existe avant eux” [51]. Ce qu’il est important d’indiquer ici, c’est que Chakrabarty juge essentiel l’héritage du marxisme en particulier la catégorie marxiste du ’capital ’, qui ’nous permet de penser l’histoire et l’image séculière de l’humanité à l’échelle mondiale, tout en faisant de l’histoire un outil critique utile pour comprendre le monde global créé par le capitalisme’ [52]. Mais l’universalisme abstrait de la pensée européenne moderne, fils de l’Aufklärung, partagé par Marx lui-même, a engendré la ’figure de l’être humain abstrait’ (par exemple, la catégorie politique du citoyen libre et égal) qui, tout en ayant une ’importance fondamentale’ dans les luttes d’émancipation, ’cache les questions de l’appartenance et de la différence’ [53]. Ce besoin d’élaborer un concept polyphonique d’histoire et de politique, composé d’une pluralité de formes de vie et étranger à tout téléologisme nécessitariste, conduit Chakrabarty à conjuguer le concept Benjamin du ’temps actuel’ avec la conception de la “possibilité“ formulée par Heidegger dans Être et Temps, où ’c’est dans le sens radical de n’être jamais une totalité que le « présent » est « constamment fragmenté » et non-un’. [54] Les caractères d’ouverture et d’inachèvement qui, selon Benjamin et Heidegger, caractérisent le présent historique (le ’temps d’à présent ’, le Jetztzeit), nous permettent de regarder au passé et au futur avec de nouveaux yeux. Si l’orientation vers le futur marque intimement l’existence, et si cette dernière est à son tour ’son avoir-été”, alors ’tous nos passés sont orientés vers le futur’ [55].
La conséquence épistémologique la plus pertinente de cette utilisation déconstructive de Heidegger, inscrite dans la constellation post-métaphysique du XXe siècle, est la prise en compte qu’il n’y a pas un seul futur, mais une pluralité de futurs, ’qui ne renvoient à aucune conception de la totalité ou de l’unité’ [56]. S’il y a de multiples façons d’être-au-monde, cela signifie que nous ne pouvons pas considérer comme anachroniques ou comme résiduelles les formes de vie du passé qui ne sont pas compatibles avec le mode de production capitaliste. Par conséquent, la prétention d’imposer comme exclusif le mode d’être ’objectivant’, aujourd’hui hégémonique, c’est-à-dire la manière d’être-au-monde produite par la logique abstraite du capitalisme, ne peut effacer le caractère pluriel et inachevé (ou ’fragmentaire’) du présent. Les deux tendances coexistent et s’opposent mutuellement : la première est celle de la globalisation du capital, qui tente de donner corps dans toutes les sphères de la vie à l’universalisme de sa logique abstraite sans jamais réussir complètement ; la seconde est la ligne de résistance, représentée par les nombreuses histoires locales, qui ’interrompt et diffère l’auto-réalisation du capital (interrupts and defers capital’s self-realization )’ [57].
6. L’héritage du marxisme entre Gramsci et Mauss
Après ce long détour, je voudrais revenir, brièvement, sur le thème de l’héritage du marxisme. Il s’agit pour Losurdo d’une tâche urgente à laquelle doivent faire face ceux qui se proposent de travailler à la construction d’une science critique générale de la société. Je me limiterai à deux ordres de considérations, utiles pour esquisser les lignes générales d’un programme de recherche dans ce sens, sachant bien qu’il s’agit là d’indications sommaires, nécessitant un vaste travail à la fois individuel et collectif.
Tout d’abord, s’il y a une leçon à tirer de la recherche multiforme des post-colonialistes, c’est que, pour redonner vie à la philosophie de Marx, il faut se distancier du ’marxisme historique’ et, comme le suggère Etienne Balibar, ’surmonter les obstacles accumulés par un siècle d’usage idéologique […], apprendre sa propre histoire et se transformer au cours de la traversée)’ [58]. Parmi ces ’obstacles’, Balibar relève le fait que le marxisme a fonctionné comme une machine de légitimation d’États, de partis et de mouvements sociaux au point de devenir une sorte de ’religion séculière’ [59]. Mais la confrontation avec Losurdo nous montre qu’avant de remonter aux racines du processus de renversement du marxisme dans un savoir de légitimation idéologique, nous sommes piégés dans la Grande Division entre le marxisme occidental et le marxisme oriental. En cela, l’apport philosophique des postcolonial studies s’avère à nouveau précieux, car il nous aide à démystifier la philosophie du progrès commune aux deux versions du marxisme, notamment par rapport au concept de développement illimité des forces productives et, comme l’a montré Chakrabarty, par rapport à l’universalité abstraite et monologique des catégories de la modernité. En fait, l’interprétation des sociétés issues des révolutions anticoloniales, comme la Chine de Mao, en tant que sociétés de transition vers le socialisme, a été la conséquence d’une lecture évolutionniste et ”développementiste” de Marx, qui a longtemps occupé le devant de la scène dans l’histoire du mouvement ouvrier. Dans cette perspective, le socialisme ne ferait qu’achever le ’travail révolutionnaire’ du capitalisme, célébré par le Manifeste du parti communiste, en accélérant autant que possible - et en compétition avec les métropoles capitalistes - l’expansion des forces productives. La constellation post-métaphysique dans laquelle s’inscrivent les études postcoloniales est donc une étape stratégique fondamentale pour identifier les limites du marxisme historique (dans toutes ses variantes), même si, comme nous le verrons immédiatement, il reste confiné à une critique négative.
Sans aucun doute, on ne peut pas partager la tournure textualiste que les studies ont imprimée au ’tournant linguistique’ (linguistic turn) du XXe siècle, qui, comme on le sait, a fait ressortir l’importance du langage dans la constitution des formes contemporaines de savoir et de pouvoir, ainsi que dans les formes de conscience elles-mêmes. Mais la textualisation de la réalité ou la réduction de la réalité au discours - il n’y a rien en dehors du texte – manifeste davantage la dérive d’un certain postmodernisme esthétisant que le noyau philosophique authentique du déconstructionnisme de Derrida ou de l’archéologie/généalogie de Foucault [60]. A cet égard, Vandenberghe a raison lorsqu’il observe que les studies ont ’quelque chose d’important à offrir à la théorie sociale’, mais pas, comme il le dit, ’malgré leur position antiphilosophique et leur attaque globale contre le logocentrisme occidental’ [61], mais au contraire pour cette raison même comme nous avons pu le voir avec des auteurs tels que Hall, Mbembe, Spivak, Chakrabarty. En ce sens, les studies, amendées de leurs scories d’idéalisme linguistique, ’pouvaient légitimement prétendre poursuivre la noble tradition de la théorie critique - avec la sophistication philosophique de la première génération de l’école de Francfort [M. Horkheimer et T. Adorno], la responsabilité morale de la seconde [J. Habermas], l’engagement dans l’analyse sociologique de la troisième [A. Honneth] et la sensibilité convivialiste de la quatrième’ [62].
Mon deuxième ordre de considérations part de la nécessité d’articuler les studies dans le champs de la théorie critique, qui, à mon avis, est aussi un moyen indispensable pour sauver l’héritage durable de la philosophie de Marx. Cependant, poursuivre la ’noble tradition de la théorie critique’, comme l’espère Vandenberghe, n’équivaut pas encore à produire une innovation paradigmatique en mesure de saisir notre temps par la pensée (dans le sens du ” temps actuel ” de Benjamin). C’est le défi auquel on doit répondre, si on prend au sérieux la critique de l’universalisme abstrait de la pensée philosophique et sociale moderne, telle qu’elle est exposée par Chakrabarty et, sur différents registres, par tous les représentants des postcolonial studies. Il s’agit d’un défi constructif ou, comme on pourrait le dire, d’un défi re-constructif, dans le sens d’une entreprise capable d’aller au-delà de la posture purement négative de la critique de l’idéologie dominante dans les studies, qui, sans aucune vision positive du ’bien vivre’, risque d’aboutir continuellement au nihilisme et donc de renoncer à toute utopie concrète. D’autre part, l’absence d’une dimension reconstructive génère chez certains auteurs le paradoxe de restaurer une image ironiquement apologétique et triomphaliste du capitalisme globalisé, qui, au-delà des intentions affichées, décalque tacitement l’idéologie du développement illimité des forces productives : la biopolitique ’joyeuse’ de A. Negri, la théorie de ’l’état d’exception’ de G.Agamben, l’éloge de la négation comme trait distinctif de notre époque de R. Esposito sont des exemples éloquents de l’approche nihiliste à laquelle la posture purement négativiste de la pratique philosophique et la critique de l’idéologie peuvent conduire, sans toutefois la démystification des limites de la raison occidentale produite par les studies.
Par conséquent, pour entamer un changement de paradigme, il est nécessaire de : 1) reconnaître que la question coloniale, ainsi que les questions de la race et de la nation, dont l’importance au cours de l’ère moderne et dans les révolutions du XXe siècle, comme Losurdo le souligne avec raison, ont aujourd’hui pris une configuration très différente dans le capitalisme globalisé ; 2) aller au-delà des colonnes d’Hercule de la pensée négative pour prendre la direction de l’élaboration, en tant que work in progress, d’un paradigme proche de ce que Gramsci a appelé la ”philosophie de la praxis”. Seule une telle entreprise marquerait un tournant dans la ’noble tradition de la théorie critique’, car elle relierait la pratique philosophique (ainsi que les sciences sociales) et l’action politique, le moment scientifique et le moment normatif. Il suffit ici d’évoquer brièvement ce programme de recherche, qui est plus qu’une hypothèse de travail scientifique, dont le but est de résonner avec les luttes sociales qui s’inscrivent dans le ’contre-mouvement’ de résistance créé, comme le savait Karl Polanyi [63], par le processus de reproduction élargie de la logique abstraite du capital. Comme nous l’avons vu avec Nancy Fraser, la working class du capitalisme globalisé ne peut plus être identifiée au prolétariat industriel traditionnel, mais englobe tous les emplois, les savoirs et les travaux précaires liés à la reproduction sociale au sens large.
Vouloir construire une philosophie de la praxis capable de se comprendre comme une théorie critique de ce qu’est pour les postcolonialistes l’universalisme abstrait de la raison occidentale (qui, comme nous l’avons appris, est un autre nom pour désigner la logique de la globalisation) revient donc à élaborer un paradigme ’encyclopédique’ d’une science sociale unifiée, dont l’objet est le présent pluriel et contradictoire de la reproduction élargie du capitalisme globalisé. Il est clair qu’il s’agit d’un projet scientifique et normatif visant à construire une Global Social Theory , dont l’enjeu est de démystifier l’aporie du rationalisme occidental et en même temps de rendre hégémonique une conception pluri-versaliste et anti-économiciste de la coexistence humaine. Pluri-versaliste, dans la mesure où elle repose sur des valeurs universelles partagées, qu’il ne s’agit pas d’annuler/homogénéiser, mais au contraire de valoriser au regard de la diversité et la pluralité des cultures et des civilisations. Anti-économiciste, car elle vise à affirmer des formes de ’vie bonne’ qui ne peuvent être ramenées à l’idéologie moderne de l’homo oeconomicus et de l’homo consumens. Il est facile de comprendre qu’un projet d’une telle envergure doit être ’encyclopédique’, c’est-à-dire qu’il doit interpeller et traverser toutes les sciences humaines existantes qui étudient les aspects multiples et différenciés du monde global. Mais, en même temps, il doit comporter une nouvelle Weltanschauung ou, tout au moins, le prélude d’une nouvelle conception du monde en mesure d’encourager la construction de formes de ’vie bonne’ alternatives par rapport à l’utilitarisme généralisé.
A mon avis, ce projet met en jeu, avec Gramsci, un autre géant de la pensée philosophique et sociale européenne moderne qui a exploré, de l’intérieur de l’anthropologie culturelle, la possibilité d’une science critique générale de la société : Marcel Mauss de l’Essai sur le don (1925). Il est évident que Gramsci et Mauss doivent être relus après le moment post-structuraliste des studies, et c’est encore plus vrai pour Gramsci, qui a été un point de référence central pour beaucoup de ces auteurs, surtout pour R. Guha, le fondateur des subaltern studies. Quant à Mauss, il suffira ici de faire allusion au ’principe heuristique’ qu’il définit à travers le concept de’faits sociaux totaux’, de faits ’à la fois juridiques, économiques, religieux et même esthétiques, morphologiques, etc.” [64] C’est un impératif méthodologique qui vise à décrire les institutions sociales non comme des entités ’statiques” ou “cadavériques’, mais en tant que ’des systèmes sociaux totaux” et ’en mouvement’. C’est seulement dans cette perspective qu’il est possible de saisir ’le moment fugitif où la société prend, où les hommes prennent conscience sentimentale d’eux-mêmes et de leur situation vis-à-vis d’autrui’ [65]. La notion de ’faits sociaux totaux’ nous rend sensibles à la fois la complexité différenciée et à l’unité ’essentielle’ dans l’investigation de la réalité et nécessite, donc, la pleine utilisation de l’encyclopédie des sciences humaines : ethnologie, sociologie, économie, psychologie, esthétique, etc. [66] De même, Gramsci recourt au principe herméneutique de ’traductibilité des langages scientifiques et philosophiques’ pour indiquer le lien indissociable entre la catégorie de l’unité et celle de la différence dans l’étude des institutions [67].
Les deux perspectives épistémologiques posent comme incontournable le problème de l’existence de différentes histoires de la civilisation qui, bien qu’elles ne puissent être placées dans un temps homogène et vide comme s’il s’agissait d’étapes évolutives d’une seule série temporelle, sont néanmoins mutuellement comparables en ce qu’elles sont l’expression d’un présent historique commun, à la fois pluriel et stratifié. Gramsci se réfère aux cultures nationales de la modernité, en particulier celles de la France et de l’Allemagne, qui, tout en employant ’des langues de traditions différentes, formées sur des activités caractéristiques et propres à chacune d’elles : langue politico-juridique en France, philosophique, doctrinaire, théorique en Allemagne’, sont après tout ’des expressions des civilisations fondamentalement similaires” [68]. Et il ne manque pas d’énoncer ce qu’il considère comme le principe politique sous-jacent à l’interdépendance et à la traductibilité des cultures, surtout à l’époque moderne, c’est-à-dire le fait incontestable que ’ le progrès réel de la civilisation passe par la collaboration de tous les peuples, par des « impulsions » nationales, mais ces impulsions concernent presque toujours certaines activités culturelles ou groupes de problèmes’ [69]. C’est exactement le même critère du ’progrès’ incorporé dans le paradigme maussien du don : la ’sagesse’ des peuples, des nations et des groupes de l’histoire a consisté à avoir donné vie au cycle du don - donner/recevoir/rendre - chaque fois qu’ils ont inventé de formes de vie en commun. C’est ainsi que Mauss résume l’essence éthico-politique de ses recherches : ’Les sociétés ont progressé dans la mesure où elles-mêmes, leurs sous-groupes et enfin leurs individus, ont su stabiliser leurs rapports, donner, recevoir, et enfin, rendre. Pour commercer, il fallut d’abord savoir poser les lances. C’est alors qu’on a réussi à échanger les biens et les personnes, non plus seulement de clans à clans, mais aussi de tribus à tribus et de nations à nations et - surtout - d’individus à individus. C’est seulement ensuite que les gens ont su se créer, se satisfaire mutuellement des intérêts, et enfin, les défendre sans avoir à recourir aux armes. C’est ainsi que le clan, la tribu, les peuples ont su réussi - et c’est ainsi que demain, dans notre monde dit civilisé, les classes et les nations et aussi les individus, doivent savoir - s’opposer sans se massacrer et « se donner » sans se sacrifier les uns aux autres. C’est là un des secrets permanents de leur sagesse et de leur solidarité” [70].
Comme on peut le voir , la formulation du principe du don en tant que principe universel (à la fois scientifique et éthico-politique) est claire : le don est le ’roc’ sur lequel toutes les sociétés, à partir des sociétés dites primitives, sont bâties et, en activant le cycle donner/recevoir/rendre, les peuples et les nations ont dépassé les conflits destructeurs et ont ’progressé’ en ’solidarité’ et ’collaboration’. Le don est donc l’opérateur politique qui a rendu possible - et peut encore rendre possible - la coexistence humaine, puisque la réouverture du cycle donner/recevoir/rendre encourage l’alliance entre les peuples et la reconnaissance des autres cultures, en favorisant leur ’traduction’ comme un processus de compréhension d’eux-mêmes en tant que parties différenciées d’une civilisation et d’un monde communs [71]. ’S’opposer sans se massacrer’ est le grand défi auquel l’humanité globalisée est appelée à répondre, non sans ajouter, en conclusion, que, puisque nous vivons à l’époque de l’Anthropocène, l’impératif de ne pas se massacrer implique la responsabilité de sauvegarder l’habitabilité de la Terre comme oikos, comme notre habitation commune [72]. Pour contrecarrer la logique ”totalitaire” de la globalisation, nourrie d’un universalisme abstrait et uniformisant, ces deux principes du don et de la traductibilité des langages scientifiques et philosophiques, parfaitement complémentaires, s’avèrent des outils indispensables pour récupérer l’héritage le plus précieux du marxisme et pour commencer à construire une science critique générale de la société. Peut-être le temps est-il venu de commencer une lecture croisée de Mauss par Gramsci et de Gramsci par Mauss.